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Les travailleurs indépendants sont-ils seuls et isolés? Ou autonomes et libérés? Une nouvelle étude suggère que ces personnes qu’on imagine libres se sentent plutôt seules et impuissantes. Shutterstock

Les travailleurs de l’économie des petits boulots se sentent seuls et impuissants

L’économie des petits boulots (ou « gig economy ») est en train de devenir un élément central de la vie professionnelle au Canada.

Les emplois ne se limitent pas à Uber et à Skip – du resto jusqu’à vous. Les épiceries, les blanchisseries et bien d’autres types d’entreprises misent sur une nouvelle main-d’œuvre qui accepte de travailler à la tâche.

Même le déneigement, une activité typiquement canadienne, commence à être intégré dans ce modèle de marché. Une jeune entreprise de Calgary permet désormais aux gens d’embaucher des déneigeurs à l’aide de leur téléphone intelligent.

En tant que sociologues, nous pensons à une main-d’œuvre décentralisée, dépourvue de contacts humains réguliers et de travail continu. Pourtant, cette perspective contraste avec les représentations optimistes qu’on peut avoir d’une économie flexible qui offre à ses participants les moyens d’être maîtres de leur vie.

Quel portrait – décentralisation et isolement ou connexion et autonomie – reflète le mieux ce que vivent ces employés indépendants au Canada ?

Il s’avère qu’il n’est pas facile de séparer l’effet d’engouement de la réalité en ce qui a trait à l’économie des petits boulots au Canada, étant donné le manque de données disponibles.

Un travailleur sur cinq fait partie de la « gig economy »

Nous avons réalisé des sondages auprès d’une tranche représentative de la population active canadienne – des salariés et des non-salariés – dans le cadre d’une Étude sur la qualité de vie professionnelle et économique au Canada en 2019. Nos constatations préliminaires, qui n’ont pas encore été publiées, sont le résultat d’entrevues menées auprès de 2 524 travailleurs canadiens.

Nous avons conduit notre enquête en ligne auprès d’un échantillon représentatif à l’échelle nationale et tenu à jour par la firme Angus Reid Global. Nous avons posé des questions sur les activités rémunérées à la pièce – aussi diverses que la livraison de nourriture, le travail à la pige, le transport en covoiturage ou l’exécution de tâches en ligne. Si un répondant disait avoir effectué l’une ou l’autre de ces activités au cours du dernier mois, on le considérait comme ayant travaillé dans l’économie des petits boulots.

Nos résultats ont montré que la participation à ce type d’économie est assez courante, avec près d’un travailleur sur cinq – un taux semblable aux autres estimations canadiennes et américaines.

Les travailleurs indépendants semblent souffrir davantage que les travailleurs plus conventionnels. Nous avons posé trois questions que les spécialistes des sciences sociales utilisent souvent pour évaluer la solitude. Les gens pouvaient indiquer s’ils manquaient de compagnie, se sentaient exclus ou isolés. Les travailleurs indépendants étaient presque deux fois plus nombreux à déclarer éprouver fréquemment de la solitude. Ils ont également obtenu un score plus élevé pour une mesure de la santé mentale qui rend compte d’expériences d’anxiété et de dépression.

Les travailleurs de l’économie des petits boulots souffrent de solitude. (Shutterstock)

Si les travailleurs indépendants sont plus seuls et ressentent davantage de détresse, sont-ils au moins plus autonomes ?

Cela ne semble même pas être le cas. Nous avons présenté à nos répondants une série de questions que les sociologues utilisent pour évaluer le sentiment d’impuissance. Cela permet de mesurer si les gens se sentent impuissants face à leurs problèmes ou s’ils ont l’impression d’avoir peu de contrôle sur leur vie.

Les indépendants étaient 50 pour cent plus nombreux à rapporter des sentiments d’impuissance et 40 pour cent plus nombreux à considérer avoir peu de contrôle. Les gens qui font partie de l’économie des petits boulots sont donc plus nombreux à déclarer un sentiment d’impuissance que les autres travailleurs.

Plus de solitude, moins de bonheur

S’il se sentent plus seuls, moins heureux et qu’ils ont peu l’impression d’avoir un contrôle sur leur vie, les travailleurs indépendants sont aussi très différents sur le plan démographique des salariés occupant des emplois classiques. Nos résultats ont montré qu’ils sont plus jeunes et moins susceptibles d’être mariés. Ils ont également tendance à travailler de plus longues heures et ont plus rarement fait des études supérieures.

Est-ce que nos résultats ont été influencés par le fait qu’il s’agit d’une population différente de celle des salariés ? Non. En fait, aucun de ces facteurs ne permettait d’expliquer les différences que nous avons observées.

On peut voir ces tendances se refléter dans les récits et les expériences des participants à l’économie des petits boulots. Les passagers Uber peuvent désormais choisir le « mode silencieux », transformant le conducteur en chauffeur discret. Des acheteurs en magasin parcourent les allées des épiceries en remplissant des commandes pour la livraison, sous le regard des employés qui ignorent en général ce qu’ils font.

Dans l’économie des petits boulots, le patron peut être un algorithme, et l’on est soumis aux caprices d’une demande fluctuante et d’un système d’étoiles qui évalue chaque interaction. Il en résulte une main-d’œuvre précaire, souvent isolée et impuissante.

Un avenir sombre

On pourrait penser que l’avenir du monde du travail sera constitué de solitude et d’incertitude pour de nombreuses personnes. Mais l’avenir de l’économie des petits boulots est lui-même incertain.

Une nouvelle loi californienne, qui obligera de nombreux employeurs de l’État à reclasser en salariés les gens qui travaillent par l’entremise d’applications mobiles, pourrait freiner la croissance du modèle de travail à la tâche ou le restructurer radicalement. Elle entrera en vigueur le 1er janvier 2020.

Au même moment, Uber – un pionnier du travail à la demande – semble vouloir étendre son rôle d’intermédiaire pour les indépendants par le biais d’une nouvelle application de recherche de contrats ponctuels, Uber Works, qui jumelle les travailleurs à des services dans d’autres domaines que l’autopartage.

Notre sondage montre que la « gig economy » est déjà au cœur de la vie de nombreux travailleurs canadiens. C’est aussi un moyen pour un nombre de plus en plus important de consommateurs d’obtenir des biens et des services.

Mais il y a un coût psychologique considérable pour les travailleurs de cette nouvelle économie. Les Canadiens devront bientôt se demander si la facilité et la souplesse offertes par l’économie des petits boulots en valent la peine.

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This article was originally published in English

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