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Expliquer pour mieux agir

Les trois chantiers d’Emmanuel Macron

Devant la pyramide du Louvre. Eric Feferberg/AFP

Le spasme politique a duré des mois, et ne s’achèvera vraiment qu’à l’issue des législatives. La France en sort non pas convalescente, comme après une longue maladie, mais plus consciente que jamais de ses lignes de faille et de leur profondeur. Notre nouveau Président ne peut pas ne pas avoir perçu la gravité du mal, la haine, la violence qui suintent un peu partout, les nombreuses fractures et l’incapacité de dialoguer dont la condensation dessine l’image peu nuancée de deux France.

Les vaincus, un ensemble massif

Le score des deux candidats appelle pour chacun d’eux deux lectures complémentaires. Pour Emmanuel Macron, la victoire est nette, mais elle est amère, car loin de lui assurer une majorité au sein de l’opinion : plus d’un tiers de l’électorat lui a dit non, et la moitié peut-être des voix qui se sont portées sur lui ne valaient nullement adhésion à ses orientations, sans parler de l’abstention et des votes blancs ou nuls.

Symétriquement le score de Marine Le Pen est pour elle un échec, une déception par rapport à ce que lui promettaient les sondages il y a encore quelques semaines – mais il est aussi un succès. Elle double celui de son père il y a quinze ans, et elle a installé sa personne et son parti dans la vie politique légitime et dans les médias, et incarné l’opposition au futur Président.

Deux visions apparemment inconciliables viennent de s’affronter, et en dehors de ce qui subsiste du PS et des Républicains, les vaincus forment un ensemble massif autour de deux noyaux durs, l’un fait des électeurs convaincus de Marine Le Pen, l’autre de ceux de Jean‑Luc Mélenchon. C’est à partir de ce terrible constat que doivent être envisagés mais aussi distingués trois niveaux d’action incontournables pour l’équipe présidentielle qui se met en place.

De la politique, beaucoup de politique

À un premier niveau, des réformes sont nécessaires, en particulier pour relancer l’économie et réaliser l’inversion de la courbe du chômage, vaine promesse de François Hollande. Mais ne croyons pas qu’une meilleure situation économique apaisera les tensions : Tocqueville, dans L’Ancien régime et la Révolution, expliquait déjà que les ardeurs révolutionnaires ont été plus vives dans les parties de la France qui allaient le mieux économiquement.

Cette remarque a été théorisée par les politologues tenants de la « frustration relative », selon lesquels la contestation est plus forte au moment où la distance se creuse ou menace de se creuser entre les ressources et les richesses, et la possibilité d’y accéder, et non quand elle est déjà considérable. De même, un leader de Force ouvrière (FO), André Bergeron, aimait à dire que l’action collective, syndicale en l’occurrence, a besoin de « grain à moudre ». Disons, de façon générale, que l’espace de l’action s’élargit quand on s’éloigne de la pauvreté ou de l’exclusion : des réformes réussies peuvent susciter du mouvement et de la revendication.

À un deuxième niveau, Emmanuel Macron va devoir faire de la politique, beaucoup de politique. Car l’enjeu politique, s’il s’agit de redonner l’espoir et la confiance à ceux qui les ont perdus, et pas seulement de gouverner tant bien que mal, ne peut pas être uniquement de former une force politique à elle seule majoritaire, ou capable de négocier au Parlement des alliances de circonstances. Certes, à court terme, le Président voudra faire passer ses réformes, même en force. Mais l’enjeu, une fois les principaux chantiers de réforme lancés, devrait être de créer les conditions pour que des ruines actuelles que sont devenus nos grands partis d’hier, ou d’ailleurs, se dégage un système politique digne de ce nom, où des acteurs débattent, échangent, négocient et institutionnalisent leurs différends. Un système reposant sur un socle de valeurs partagées, et non pas totalement divergentes.

Réformes et reconstruction

Nous n’avons pas besoin, pour l’avenir, d’un centre boursouflé et incohérent, mais d’une représentation politique légitime et efficace, avec un Parlement où se joue l’institutionnalisation des grands conflits. Un tel renouveau ne peut être le résultat de réformes, ou pas seulement, il exige que des idées nouvelles ou renouvelées se condensent. D’où l’importance des intellectuels, et que des figures nouvelles, ou plus anciennes mais respectées incarnent l’action politique. Le plus difficile sera ici certainement, pour le Président, de veiller au passage d’une ébauche de parti majoritaire, nécessaire pour la phase des réformes, à un système plus diversifié et bien transformé par rapport à ce qui pourrait subsister des partis de la droite et de la gauche classiques.

Réformes et reconstruction d’un système politique sont des objectifs qui pourraient se révéler hautement contradictoires, ce qui ne facilite pas la tâche. Et elles ne suffiront pas. Car le Président va devoir affronter sur le fond la béance sociale et culturelle que la campagne a révélée dans toute son ampleur. Comment intégrer ou réintégrer dans la société ceux qui, pour différentes raisons, de différentes façons, s’en sentent exclus ?

Dimanche 7 mai 2017, 20 heures, l’heure des résultats à la télévision. Damien Meyer/AFP

Les discours incantatoires, du type de celui qui nous est servi sur la République depuis trente ans, ne fonctionnent pas, sauf à être contre-productifs. Les appels à la solidarité, l’idée de refonder du lien social risquent d’être mythiques : comment donner envie à des individus et des groupes qui au mieux s’ignorent et plutôt se rejettent mutuellement de vivre ensemble, sinon de façon imaginaire, en gommant les problèmes ? La référence à la Nation tourne vite au discours identitaire, elle clive, il faut trouver autre chose !

Institutionnaliser le conflit et réintégrer

Un exemple historique peut nous aider ici à réfléchir. Il y a un peu plus d’un siècle, la « guerre des deux France » a opposé de façon apparemment irréductible catholiques nationalistes antisémites et dreyfusards républicains. En 1905, après de longs débats, la loi de séparation des Églises et de l’État a été votée, et l’on peut dire avec le recul du temps qu’elle a apporté un règlement institutionnel au conflit. Il ne s’agissait pas d’une simple réforme, ni de la recomposition du système politique, mais de la capacité de notre pays à transformer la crise et parfois même les logiques de rupture et de violence en débats et en institutionnalisation du conflit, en des termes qui ne rejettent pas dans le non-sens un camp au profit exclusif de l’autre.

De même, on ne réintégrera pas au sein du « système » ceux qui s’en sentent extérieurs sans leur laisser la possibilité d’exister, de poser des questions, de suggérer des réponses et de faire en sorte que celles-ci soient prises sérieusement en considération ; sans leur donner la conviction qu’ils ont leur place, qu’ils apportent quelque chose à la société, et que cet apport est reconnu. Des projets trop simplement ou directement institutionnels, comme la transformation du Conseil économique, social et environnemental et son ouverture à des nouveaux venus, associations et ONGs notamment, ne sont pas à la hauteur de l’enjeu, et laissent les acteurs de la société civile à un niveau intermédiaire. De même, il est grand temps que le syndicalisme soit pleinement entendu, et non pas minimisé, et il faudra beaucoup plus qu’une vague compréhension, déjà très insuffisante, de la part du pouvoir vis-à-vis de la CFDT.

Pour envisager une réintégration par le biais du conflit et de son institutionnalisation, il faut des acteurs, des mouvements, il y faut aussi de la volonté et de la sensibilité de la part du pouvoir, dont on peut noter qu’il s’organise pour l’instant de façon technocratique et gestionnaire, top down – ce que suggère la composition de l’équipe actuelle d’Emmanuel Macron.

Toujours est-il qu’il n’y aura pas de réponse aux logiques actuelles de rupture et de fracture sans que les conditions soient créées pour réintégrer pleinement dans la société et dans la culture, et pas seulement au niveau politique et institutionnel, tous ceux qui s’en sentent à l’écart, ou ailleurs.

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