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Les quatre conditions d’une philanthropie climatique efficace

Marche pour le climat du 8 décembre 2018 à Paris. Jules Xénard / Wikimédia

Qu’il s’agisse de la volonté affichée de la Hewlett Foundation, une des plus grandes fondations actives dans le domaine du climat, de mobiliser le secteur, ou de la promesse récente de Jeff Bezos, PDG de Amazon, de 10 milliards d’euros en faveur du climat, la cause climatique est montée en puissance chez les donateurs, et le secteur philanthropique se met en ordre de marche pour être à la hauteur du défi.

Si elle veut mobiliser efficacement au-delà des spécialistes et des convaincus, la philanthropie va devoir aborder trois chantiers majeurs : la recherche systématique de retombées positives sur le climat – on parle de « cobénéfices climat » – dans les projets financés, l’exemplarité de ses opérations et de ses investissements et l’entraînement des différentes parties prenantes dans une dynamique de mobilisation et de changement politique.

Reconnaître le climat comme un enjeu transversal

Le climat est souvent traité par les fondations comme une thématique isolée. Cette approche « en silo » a deux défauts : réduire le champ des donateurs potentiels et dissuader les programmes qui relient le climat à d’autres causes.

Or, dans l’univers des institutions publiques de l’aide au développement comme l’Agence française de développement (AFD), le climat a été traité comme une cause transversale dès les années 2000. Il est désormais systématiquement inclus dans l’analyse et le financement des projets, quel que soit le secteur – urbanisme, énergie, infrastructures, assainissement, éducation, santé…

Sur la période 2017-2022, l’AFD s’est ainsi fixé un triple objectif de mesurer systématiquement l’empreinte carbone des opérations financées, de « consacrer 50 % de ses financements à des projets à cobénéfices climat » et de devenir « la première banque bilatérale de développement avec un mandat explicite de mise en œuvre de l’Accord de Paris sur le climat ».

Même lorsqu’elles ne sont pas spécialisées sur le climat, les fondations peuvent ainsi toutes contribuer à intégrer cette dimension dans leur secteur d’activité en recherchant systématiquement un impact positif ou a minima neutre sur le climat dans leurs programmes.

Un lien somme toute logique quand on pense à la magnitude des effets à venir : « Tout ce que les fondations soutiennent aujourd’hui sera affecté par le changement climatique », selon Sasha Spector, directeur du programme environnement à la Doris Duke Charitable Foundation, un fonds américain spécialisé dans la protection de la biodiversité, dont les projets de reforestation servent aussi des objectifs de compensation carbone.

Le changement climatique aura certainement un impact disproportionné sur les populations les plus vulnérables, qui constituent une grande partie des bénéficiaires des fondations. En 2005, le cyclone Katrina avait ainsi marqué les esprits par son impact dévastateur sur les communautés démunies de La Nouvelle-Orléans et donné de la voix au mouvement pour la « justice climatique ».

Pour Vidya Shah, PDG de la EdelGive Foundation et membre de l’Indian Climate Collaborative, un collectif récent destiné à fédérer les acteurs majeurs de philanthropie indienne autour du climat, « les fondations en Inde ne sont généralement pas axées sur le climat, mais elles ont souvent des activités impactées par le changement climatique, comme la résilience dans les communautés rurales, face aux cyclones, par exemple ».

Les fondations actives dans l’éducation, les médias ou la culture ne sont pas en reste dans le combat contre le changement climatique. Depuis le succès historique du film « Une vérité qui dérange », financé notamment par le philanthrope canadien Jeff Skoll, elles savent qu’elles jouent un rôle majeur dans les changements de perception et de mentalités.

Être irréprochable pour être crédible

Fondations et associations ne sont pas uniquement des acteurs engagés au service de la cause climatique. Elles sont aussi des organisations émettrices de gaz à effet de serre, et en tant que telles, leur responsabilité du point de vue climatique est d’examiner et de réduire les émissions engendrées par leurs activités.

Contrairement aux grandes entreprises, les fondations possèdent peu d’« immobilisations corporelles » – bâtiments ou machines par exemple – et leur empreinte carbone est à ce titre négligeable. Il en va tout autrement des actifs financiers et immatériels. Leurs dotations en capital, investies principalement sur les marchés financiers, sous forme d’actions ou d’obligations, sont loin d’être anecdotiques.

En Europe, leurs actifs cumulés représentent 511 milliards d’euros, d’après le Centre européen des fondations. Elles pourraient ainsi s’engager avec plus d’audace dans des stratégies de « décarbonation » de portefeuilles, prônées par exemple par le mouvement « Divest – Invest ».

Deux raisons justifient cette démarche : d’une part, la nécessité d’être cohérent et de joindre le geste à la parole. Quel crédit accorder à une fondation qui prétend protéger l’environnement tout en investissant massivement dans les énergies fossiles ?

D’autre part, le montant des dons annuels ne représente qu’une petite partie de la capacité d’agir d’une fondation. Dans le schéma classique des fondations capitalisées, le capital de la fondation est placé, notamment sur les marchés financiers, dans le but d’en assurer la pérennité et donc de donner plus longtemps.

Il en résulte que le budget disponible pour les dons correspond non pas au capital lui-même mais aux intérêts annuels moyens des placements, qui représentent généralement 5 % du capital de la fondation. Pour engager entièrement le secteur philanthropique dans une démarche de résilience climatique, il faudrait donc aussi mobiliser les 95 % non dépensés. En s’assurant qu’ils sont investis sur des actifs moteurs de la transition énergétique, ou témoignant d’un engagement sincère de réduire l’empreinte carbone des portefeuilles d’actifs.

Investir de manière responsable

Par leurs stratégies d’investissement bas carbone, les fondations peuvent-elles affaiblir les industries les plus émettrices ? Sans doute pas directement, ni à court terme car les investissements des fondations ne représentent qu’une infime partie des flux financiers, et les investisseurs attirés par les profits immédiats des hydrocarbures sont encore bien présents. Les industries polluantes n’auront donc aucun mal à continuer à se financer sur les marchés, même sans le soutien des fondations.

La majorité des fondations vise à préserver la valeur de leur dotation dans le temps et recherche donc à investir dans des actifs au risque financier faible. Ceci limite leur appétence pour les jeunes pousses de la transition écologique. Bien qu’ayant un fort potentiel de croissance, celles-ci présentent un profil risqué, auxquels s’ajoute l’incertitude liée à des contextes technologiques et politiques en constante évolution sur les questions de climat et d’énergie.

La transition vers une économie bas carbone représentant un défi pour l’ensemble de la finance, les fondations sont toutefois bien placées pour ouvrir la voie à des stratégies d’investissement plus responsables. Aux côtés des établissements publics qui s’y sont déjà engagés dans le cadre de la Stratégie nationale bas carbone, quelle autre catégorie d’acteurs serait mieux placée pour montrer l’exemple ?

Rechercher un cobénéfice climat dans une majorité de projets financés, réorienter leurs investissements vers des actifs bas carbone : voici deux impératifs pour que le secteur philanthropique joue pleinement son rôle et reste cohérent avec ses valeurs. Les fondations sont malheureusement très loin de pouvoir changer la donne à elles seules. Mettre en place les politiques requises et affecter les milliards nécessaires à la transition climatique nécessite de mobiliser la société tout entière : citoyens, investisseurs institutionnels, décideurs politiques, entreprises…

Mobiliser la société pour influencer les décideurs

À cet égard, les fondations ont justement la capacité de jouer un rôle de catalyseur, de rassembler différentes parties prenantes et de créer une dynamique collective vertueuse. Grâce à ses capacités d’adaptation et ses marges de manœuvre plus grandes – contrairement à l’action publique, elle n’est pas limitée par des contraintes électorales – la philanthropie peut placer un sujet au cœur de l’agenda public par des actions de plaidoyer, de soutien de réseaux d’acteurs et de chercheurs ou des initiatives locales innovantes.

Marie-Stéphane Maradeix, directrice générale de la Fondation Carasso qui promeut l’alimentation durable, est l’une des chefs de file de l’intégration du climat dans les stratégies des fondations françaises. Selon elle, même avec des moyens limités, une fondation peut avoir un effet de levier important. Elle peut soutenir les mouvements sociaux dans leurs dynamiques de structuration, financer des laboratoires d’idées dont les conclusions nourriront l’action publique, et même accompagner les décideurs dans leurs politiques de transition.

C’est le cas du Kigali Cooling Efficiency Program, un programme réunissant 17 fondations et 51 millions de dollars pour soutenir les pays en développement dans leur politique de réduction des hydrofluorocarbones, des gaz utilisés dans la réfrigération et les aérosols, et créant un effet de serre jusqu’à 14 000 fois plus puissant que le CO₂.

Malgré des moyens insuffisants pour affronter l’ampleur de la crise climatique, la philanthropie a donc plusieurs cartes utiles à jouer : intégrer le climat dans l’ensemble des programmes et des causes, investir et agir dans une logique bas carbone, et faire levier sur les décideurs publics en réunissant une pluralité d’acteurs autour de la table.

Plusieurs initiatives récentes en témoignent : au Royaume-Uni, le Funder Commitment on Climate Change regroupe une quarantaine de fondations qui ont pris des engagements concrets en faveur du climat (notamment sur la formation, l’intégration aux programmes existants, le déblocage de moyens, l’investissement de leur dotation, et la réduction de leur empreinte carbone) et promettent d’évaluer leurs progrès en la matière.

En France, le groupe « Fondations et Climat » regroupe 10 fondations dont les 3 axes de travail reprennent précisément les trois stratégies évoquées ci-dessus : adapter les programmes de toutes les fondations aux enjeux climatiques, diminuer l’empreinte environnementale des fondations et consolider des réseaux internationaux en la matière.

Reste à savoir si ces initiatives pionnières seront plus largement suivies et sauront susciter un effet catalyseur à même d’entraîner toute la société.

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