On connait déjà, depuis le début de l’histoire, le nom des victimes et celui des coupables. Pourtant, comme dans le roman de Gabriel Garcia Márquez, personne ne semble s’en préoccuper…
Entre Covid-19, nouvelle loi sur la sécurité nationale et répression policière des mouvements prodémocratiques, les universités de Hongkong multiplient en ce moment les offres destinées à retenir les jeunes hongkongais qui se désisteraient de leur admission dans une université étrangère pour de raisons sanitaires, de visa, ou simplement pour l’incertitude liée au contexte international. Bourses, aides financières et autres mesures incitatives sont également proposées aux étudiants étrangers qui souhaiteraient changer de destination et se replier sur Hongkong en raison de sa relative sécurité sanitaire et de sa maîtrise de l’épidémie.
L’efficace et admirable communication d’universités telles que Hongkong University, Chinese University of Hongkong ou Baptist University cache en réalité une crise structurelle et profonde.
Contexte politique
Avec son statut de région administrative spéciale, Hongkong est un territoire chinois bénéficiant d’une semi-autonomie. Lors de sa rétrocession à la République populaire de Chine en 1997, cette ancienne colonie britannique avait obtenu du Parti communiste chinois l’engagement de garantir pendant 50 ans le maintien pour ses citoyens du style de vie, du régime politique et des libertés fondamentales (expression, presse, association, etc.) dont ils avaient joui jusque-là.
L’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2012 comme secrétaire du parti, puis en 2013 comme président de la République populaire de Chine, a changé la donne. Pékin parait pressé de mettre les Hongkongais aux standards de la Chine continentale, sans attendre 2047. Le principe « Un pays, deux systèmes » semble sérieusement compromis.
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Le premier signal fort de ce changement de tempo a été en 2012 la proposition de réforme du cursus scolaire, visant l’introduction du programme national (notamment l’enseignement du socialisme chinois, de la morale et du « patriotisme ») dans les écoles de Hongkong. C’est cette mesure qui avait déclenché les premières manifestations étudiantes ayant initialement obtenu, sous le leadership du très jeune Joshua Wong, un retrait de la réforme.
Les manifestations reprennent en 2014, en réponse à une loi électorale qui réduit considérablement l’exercice du droit de vote, en limitant son expression aux candidats adoubés par Pékin. Le mouvement se poursuit et se renforce jusqu’en 2017, époque connue sous le nom de « Révolution des parapluies », portée essentiellement par les étudiants déterminés à maintenir la démocratie à Hongkong. Depuis, malgré la violence de la répression, malgré l’arrestation et la condamnation de la plupart des leaders du mouvement, malgré la censure vis-à-vis de la presse locale, la jeunesse hongkongaise, soutenue par une grande partie du monde académique et des médias, reste fortement mobilisée.
Au cours de l’été 2020, la situation n’a cessé de se détériorer avec l’adoption le 30 juin de la Loi sur la sécurité nationale qui permet désormais aux autorités de réprimer sévèrement « la subversion, le séparatisme, le terrorisme et la collusion avec des forces extérieures ». De nombreux militants viennent d’être arrêtés pour « incitation à la sécession », risquant la prison à perpétuité. La population poursuit la résistance comme elle le peut, par exemple en achetant des millions d’exemplaires des titres du groupe de presse Next Digital, ouvertement critique du régime chinois.
D’autres préfèrent quitter le bateau avant que cela ne soit trop tard. Pris dans le dilemme entre révolution ou émigration, les cinq personnages du documentaire du britannique Matthew Torne « Last Exit To Kai Tak » (2018), déçus par l’échec des manifestations pour la démocratie de 2014, représentent bien le malaise de la jeunesse étudiante hongkongaise.
Atouts universitaires
Depuis la fin des années 1990, les chiffres de la mobilité étudiante sortante sont en augmentation. D’après l’Unesco, les jeunes hongkongais à l’étranger pour leurs études sont cette année au nombre de 36442, soit un peu plus de 12 % du nombre total. Ils étaient 3875 en 1962. Pour d’évidentes raisons linguistiques et historiques, ils sont surtout au Royaume-Uni, mais aussi en Australie, aux États-Unis et au Canada. Très peu se rendent en Chine continentale, voire dans le reste de l’Asie. Les tensions politiques actuelles ne sont pas seules en cause dans cette désaffection croissante des étudiants hongkongais pour leurs universités, pourtant si prestigieuses.
En quelques décennies, Hongkong a certes réussi à constituer avec ses huit universités publiques un pôle d’excellence académique international pour les étudiants et les chercheurs d’Asie, d’Europe et d’Amérique du Nord mais cela a pu se faire grâce à la singularité de son statut. L’utilisation de l’anglais comme langue d’enseignement, l’intégration de ses campus en tant qu’espaces ouverts au cœur de la cité, la vitalité et la liberté de ses médias et de son industrie de l’édition ont été des atouts considérables.
Surtout, la proximité de la République populaire de Chine a fait de ce territoire sui generis un lieu d’observation et d’analyse sans équivalent pour les sinologues du monde entier. Ses universités, héritières de la tradition du système éducatif britannique, ont su recruter et retenir un corps professoral de rang international et se hisser ainsi aux premières places dans tous les grands classements internationaux.
À titre d’exemple, la plus que centenaire Hongkong University était en 2020 au trente-cinquième rang du Times Higher Education et au vingt-deuxième rang du classement QS à l’échelle mondiale. Pour encourager la nouvelle génération de chercheurs étrangers à venir s’établir à Hongkong, le Research Grants Council a lancé en 2009 le Hongkong PhD Fellowship Scheme, un programme de plus de 150 bourses doctorales annuelles, destiné à renforcer l’attractivité de la région à un moment où la concurrence mondiale commençait à s’intensifier pour les talents scientifiques.
Attractivité internationale en déclin
Pourtant, cette reconnaissance internationale n’a pas fait de Hongkong un véritable « hub » mondial. Si la mobilité entrante est d’environ 37000 étudiants internationaux, il s’agit essentiellement de jeunes venus de Chine continentale (31113), suivis de très loin par les étudiants coréens (1273) et indiens (617). En 2016, moins de 1 % d’étudiants étrangers étaient non asiatiques et 3 % étudiants asiatiques non chinois. Selon l’ambassade de France en Chine, « la population d’étudiants chinois a été multipliée par 16 en 20 ans ». Quant aux jeunes Européens et Américains, ils visent aujourd’hui directement les grandes universités de Pékin ou de Shanghai, dont la réputation est bien établie, se passant ainsi du détour hongkongais.
Avec la rétrocession, Hongkong a transformé sa stratégie internationale pour devenir progressivement la plate-forme de préparation de milliers de bacheliers chinois de « Mainland » aux études de deuxième ou troisième cycle dans les pays anglophones de l’Occident.
Fuyant le système excessivement sélectif du « gaokao » (concours classant d’entrée à l’enseignement supérieur chinois) ou doutant de la qualité et de l’intégrité des universités locales, les familles de Chine populaire qui en ont la possibilité – les nouvelles classes moyennes qui ont émergé à la faveur du développement économique des 30 dernières années – préfèrent financer une prestigieuse université hongkongaise pour les études de premier cycle avant d’envisager un départ pour l’Amérique du Nord, l’Europe ou l’Australie.
L’arrivée massive des étudiants chinois et la restriction annoncée de la liberté académique et des autres libertés fondamentales modifiera durablement les équilibres sur les campus universitaires. Un sondage publié en mai dernier par la Chinese University of Hongkong révèle que plus de la moitié des Hongkongais âgés entre 15 et 24 ans envisage l’émigration. HKU et Baptist University commencent à licencier les professeurs qui militent ouvertement dans les mouvements pour la démocratie. En raison de la crise sanitaire, la plupart des campus sont fermés au public sine die.
Si en 2012, en 2014, en 2017 et encore en 2020 les jeunes hongkongais, tels des David face à Goliath, ont été capables de défier le pouvoir communiste chinois, c’est en partie du fait du système éducatif dans lequel ils ont grandi. La fin de sa singularité fera peut-être de Hongkong « une ville chinoise comme une autre », pour reprendre les mots de Martin Lee, mais elle risque de faire de ses universités des établissements moins compétitifs que les autres, désertés par ses meilleurs étudiants et chercheurs.