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Les vélos en libre-service, une double « tragédie des communs »

Vélos pas si free floating. 螺钉 /Wikipedia, CC BY-SA

L’entreprise hongkongaise Gobee a annoncé, il y a quelques jours, l’arrêt de son service de vélos en free-floating à Paris, après avoir déjà renoncé à Lille et à Reims. En clair : elle cesse ses activités en France, invoquant un taux trop élevé de dégradations et de vols pour un modèle économiquement soutenable. Plusieurs commentateurs ont invoqué à ce propos un problème de « civisme » des utilisateurs français. Mais le problème ne semble pas uniquement hexagonal, puisque Gobee a déjà déserté la Belgique et l’Italie, tandis que les sociétés concurrentes comme Ofo ou Obike subissent aussi des pertes importantes du fait de détériorations dans la plupart des pays où elles sont implantées.

Plutôt que de chercher à expliquer ces phénomènes par un déficit de sens civique, il paraît plus intéressant de se tourner vers le concept de « tragédie des communs ». Ce qui est arrivé à la société Gobee pourrait révéler la difficulté à faire émerger des biens communs dans les espaces urbains tels qu’ils sont aujourd’hui gérés par la puissance publique ou investis par le marché.

Garret Hardin et la « tragédie des communs »

Dans un célèbre article intitulé « La Tragédie des Communs » paru en 1968, le chercheur Garrett Hardin s’efforce de démontrer que les ressources gérées en partage tendent fatalement à subir une surexploitation menaçant à terme leur existence. Il imagine pour cela un pâturage sur lequel des éleveurs de moutons pourraient amener des animaux sans restriction. Chaque éleveur ayant toujours intérêt individuellement à rajouter un mouton afin d’en tirer plus de bénéfices, Hardin estime que le champ finira nécessairement par recevoir un nombre trop important de bêtes, jusqu’à ce que la ressource finisse par être détruite.

Combien de moutons ? Maxpixel

Pour conjurer ce risque de ruine, Hardin estime qu’il est nécessaire d’appliquer systématiquement des droits de propriété, avec deux modalités : soit la « privatisation » des ressources par l’application de droits de propriété privée pour que le marché les prenne en charge ; soit leur nationalisation par le biais de droits de propriété publique, afin que l’État puisse appliquer une réglementation. Ce cadre d’analyse peut être appliqué au modèle des vélos en free floating.

Une première tragédie subie par les vélos

A la différence des Vélib’ parisiens, les vélos en free floating n’ont pas à être raccrochés à une station fixe et leurs utilisateurs sont libres de les laisser où ils le souhaitent une fois leur trajet terminé. Cette souplesse dans l’utilisation constitue a priori un avantage, mais elle comporte aussi des aspects négatifs.

Bien que soumis à des droits de propriété privée détenus par des entreprises comme Gobee, les vélos en libre-service se rapprochent sensiblement de ressources en libre accès, telles que les décrivait Garrett Hardin dans son article. Dès lors les individus sont fortement incités, par le modèle même de mise à disposition, à maximiser leurs bénéfices immédiats en extériorisant les coûts, avec à la clé des dégradations, comme l’explique Frédéric Héran dans une tribune récente :

« Si les opérateurs de vélos en free floating ne respectent pas eux-mêmes l’espace public en considérant que leurs vélos peuvent être laissés n’importe où, comment expliquer ensuite à la population qu’elle doit traiter tous ces vélos avec égard ?

Les non-utilisateurs excédés écartent sans ménagement les vélos gênants. Les utilisateurs croient qu’un vélo est disponible, alors qu’il est en panne, et s’énervent. Toutes ces bicyclettes sont bientôt considérées par tout le monde comme des épaves et traitées comme telles. Elles s’entassent dans les rues avant d’être évacuées. En France comme ailleurs, les vélos en free floating, qui ont inondés les grandes villes, sont pour la plupart dégradés et inutilisables ».

Vélos. Héctor Martínez /Unsplash

Une seconde tragédie qui frappe l’espace public

Un système avec stations fixes comme celui des Vélib’ oblige les individus à considérer l’espace public comme une ressource rare et « rivale » (une borne de stationnement occupée par un Vélib’ ne peut l’être par un autre). Les vélos en free floating modifient cette perception en faisant de l’espace une ressource en apparence « abondante », puisque n’importe quel coin de trottoir devient un point de stationnement potentiel.

Les villes qui ont expérimenté les vélos en free floating connaissent généralement des désordres semblant donner raison à Hardin. Ici, ce n’est pas un champ qui peut faire l’objet d’une appropriation par des agriculteurs, mais des parcelles d’espace public que les utilisateurs de vélos vont occuper à leur guise en y laissant les engins après les avoir utilisés. L’individu est placé dans une situation où peu de contraintes lui sont imposées, ce qui l’incite à se comporter comme un « passager clandestin » vis-à-vis de la ressource.

C’est en partie ce qui explique que les vélos en libre-service finissent souvent par encombrer les trottoirs ou les voies de circulation après avoir servi, au point de donner lieu dans certaines villes où ils sont présents en grand nombre, comme en Chine, à de véritables scènes de chaos.

Retour à la propriété publique ?

Hardin estimait qu’on pouvait conjurer la tragédie des communs en appliquant des droits de propriété sur les ressources. C’est ce qui pourrait se passer à propos des vélos en free floating, puisque la Mairie de Paris a annoncé qu’elle envisageait de soumettre les entreprises concernées à une taxe pour « occupation temporaire du domaine public ». Les voies publiques constituent en effet des propriétés publiques et les personnes qui en ont la charge doivent s’assurer qu’elles restent bien « affectées à l’usage de tous ».

Face aux désordres occasionnés par ce modèle, certains demandent à la puissance publique d’aller plus loin et d’interdire le free floating pour revenir à des systèmes plus contrôlés de vélos attachés à des stations, type Vélib’. Mais est-on bien certain que cette alternative serait à même d’éviter la tragédie des vélos partagés ? Les Vélib’ subissent en réalité des taux de dégradation et de vols assez similaires et ce modèle ne parvient à perdurer que parce qu’il est largement subventionné par la collectivité, dans le cadre de partenariats public-privé.

Dans un article du Dictionnaire des biens communs, paru aux PUF en 2017, la juriste Aurore Chaigneau examine les liens entre les Communs et les services de vélos en libre-service, tels que les Vélib’, en exprimant des réserves sur leur compatibilité :

« En définitive, si le vélo en libre-service a offert a offert un nouveau mode de déplacement, les usagers ne sont pas associés aux débats sur les termes du marché, qui au prétexte de technicité leur échappent largement alors qu’ils sont en cours de renégociation ».

Le cœur du problème résiderait donc plutôt dans la non-association des utilisateurs à la gestion des services de vélos partagés. Or cette question de l’ouverture de la gouvernance est justement au cœur des réflexions qui renouvellent aujourd’hui l’approche des Communs.

Une question de gouvernance

La vision de Garret Hardin fait en effet l’objet depuis plus d’une quinzaine d’années de profondes remises en question, notamment à la suite des travaux d’Elinor Ostrom, lauréate du prix Nobel d’économie en 2009. Cette économiste et politologue a mis en lumière que la tragédie des communs n’était nullement une fatalité et que des pistes alternatives à la gestion publique ou privée pouvaient s’avérer efficaces. Elle a notamment montré que des ressources fragiles pouvaient être directement gérées par des communautés d’utilisateurs, à condition que ceux-ci puissent s’organiser collectivement pour les prendre en charge.

Hardin envisageait des ressources en libre accès, là où Ostrom a montré que le succès de la gestion en commun était avant tout une question de gouvernance. Or c’est sans doute l’absence d’un cadre de discussion collective sur les usages des espaces urbains qui provoquent en réalité les phénomènes de tragédie à propos des vélos en libre accès.

Mobilité train-vélo. geograph by Hugh Venables, CC BY

Repenser des mobilités en commun

Depuis quelques années, un certain nombre de collectivités et de communautés d’habitants se sont emparées de cette question des communs, pour imaginer de nouveaux modes de gestion des ressources dans l’espace urbain. C’est le cas notamment en Italie, où des villes comme Naples ou Bologne ont mis en place des Chartes des « communs urbains » ou bien encore à Gand en Belgique qui vient d’adopter un « plan de transition vers les communs » destiné à orienter ses politiques publiques, y compris dans le secteur de la mobilité. En France également, ces approches commencent à prendre forme, avec une « Fabrique des mobilités » mise en place par l’ADEME qui mobilise explicitement sur la notion de communs.

Alors que l’on annonce l’examen d’une loi sur les mobilités, l’exemple des vélos en free floating est intéressant, car il montre « en creux » que c’est avant tout en remodelant les politiques publiques dans un sens plus démocratique que l’on parviendra à éviter que des logiques exclusivement marchandes provoquent des tragédies des communs dans l’espace public.

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