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Les violences à enfant sont aussi psychologiques

Extrait du documentaire « Enfants maltraités, un silence à briser ». Bonne compagnie/France 5

Ce soir sur France 5, l’émission « Le monde en face » aborde un thème manifestement toujours tabou dans notre société : la violence à enfant. Le reportage « Enfants maltraités : un silence à briser » cherche à alerter les professionnels comme le grand public, sur la réalité des mauvais traitements régulièrement infligés aux plus jeunes. En France, ils peuvent conduire, encore aujourd’hui, à la mort : chaque jour, deux enfants décéderaient de maltraitance, le plus souvent du fait de leurs parents.

La diffusion de cette émission à 20h45, heure de grande écoute, est un choix courageux, car le sujet « n’est pas vendeur », « il plombe l’ambiance », comme le souligne l’un des intervenants. Le reportage (visible en replay pendant une semaine) présente le quotidien de l’Unité Médico-Judiciaire (UMJ) de Paris, qui reçoit les enfants victimes de sévices, pour leur évaluation en vue d’éventuelles poursuites judiciaires. Ces sévices vont de coups de torchon cinglants infligés par un chef cuisinier à son apprenti, aux violences incestueuses au sein des familles, en passant par les bébés secoués, les enfants roués de coups par leurs parents, ou encore les agressions sexuelles perpétrées par des tiers.

Le film ose aborder des aspects de ces violences rarement mis en lumière, par exemple celles exercées par des femmes, ou dans les beaux quartiers. Dans l’histoire de l’adolescent maltraité par sa mère au point d’avoir dû être suturé, la famille habite un appartement de 200 m2 dans le très chic XVIe arrondissement de Paris. Le père aussi est victime de sa femme – c’est d’ailleurs par ce biais que la situation de l’enfant est repérée. Ce cas montre que la violence familiale touche tous les milieux, qu’elle ne se limite pas aux classes sociales les plus défavorisées comme il est souvent confortable de le croire. Il rappelle aussi que la maltraitance n’est pas l’apanage des hommes, que les mères peuvent s’y livrer sur leurs propres enfants, ainsi que sur leurs conjoints, idées souvent très difficiles à admettre.

La violence psychique laisse plus de traces

Ce qui est cependant surprenant dans ce reportage, c’est l’absence de mention de la violence psychologique que peuvent subir les enfants. Ne sont abordés que des exemples de mauvais traitements physiques, même lorsqu’il s’agit d’humiliations infligées par les parents, illustrées ici par l’évocation d’enfants enfermés dans des placards, laissés sur le paillasson, etc. Pourtant, toutes les études sur la violence à enfant menées par la recherche scientifique internationale ont montré que la violence physique seule est rarissime. Elle est toujours accompagnée de violence psychique, et c’est cette dernière qui laisse le plus de traces à moyen et à long terme.

En 1983 s’est tenue aux États-Unis la première conférence internationale sur ce thème (International Conference on Psychological Abuse of the Child). Elle a conduit à l’élaboration d’une définition précise de la violence psychologique à enfant et de ses différentes catégories, ayant permis depuis des milliers de recherches scientifiques internationales sur le sujet. On peut les retrouver dans les imposants ouvrages de synthèse régulièrement mis à jour par l’association américaine des professionnels de la maltraitance à enfant (American Professional Society on the Abuse of Children (APSAC)), le dernier paru en 2010. Ces éléments figurent aussi dans l’ouvrage de Pierre Coslin et Brigitte Tison Les professionnels face à l’enfance en danger : lorsque la méconnaissance fait mal (Masson, 2010).

Une loi sur la violence psychologique dans le couple

Ces recherches s’appuient essentiellement sur la théorie de l’attachement, développée par le psychiatre britannique, John Bowlby, dès les années 1950. Il a montré à quel point la violence psychologique à enfant est à l’origine de troubles ultérieurs chez l’adulte. Il en a détaillé précisément les modalités, notamment dans des conférences publiées en français en 2011 telles que Violences dans la famille et Savoir ce que l’on n’est pas censé savoir et ressentir ce que l’on n’est pas censé ressentir. L’impasse du reportage de France 5 sur la violence psychologique en tant que maltraitance à enfant est d’autant plus étonnante que son impact délétère a été reconnu en France chez l’adulte, donnant lieu en 2010 à une loi la condamnant au sein du couple.

Dans ce reportage, on nous présente encore l’histoire d’une adolescente, agressée sexuellement pendant trois ans par un adulte d’un centre de vacances où elle séjournait en famille. Elle n’a rien dit à ses proches – trop difficile, trop douloureux, dit-elle. Suit un commentaire de l’infirmière de l’Unité assurant que si un enfant n’arrive pas à parler de ce qui lui arrive à ses parents, cela ne signifie pas qu’ils ne sont pas à l’écoute. Pourtant, la jeune fille est par ailleurs suivie en thérapie individuelle et familiale et c’est là que, questionnée par sa thérapeute, elle a fini par livrer des bribes de l’affaire.

Les principes de l’attachement montrent que si un enfant ne peut pas parler de ce qui le touche, de ce qui le perturbe émotionnellement, c’est parce qu’il n’est pas assuré de l’écoute et de la compréhension de ses parents. Il a appris à ne pas leur faire confiance sur ce point : il a subi des violences psychologiques le contraignant à taire son vécu le plus intime. Et c’est typiquement ce genre de perturbation relationnelle qui est traité en thérapie familiale.

Un cas de résilience, vraiment ?

En clôture du reportage, trois frères de huit à treize ans sont reçus par la psychologue chargée du suivi des victimes. Leur père est violent. Il s’en prend à eux et à leur mère, qu’il a bien failli tuer. L’aîné se sent mal, il pleure et fait des cauchemars. Le petit ne comprend pas ces réactions. Lui, il dort très, très bien, dit-il. Il ne pleure pas non plus apparemment. La relation avec son père est anormale, mais avec sa mère tout va bien, ajoute-t-il.

La psychologue est heureuse de présenter des cas de résilience, d’enfants qui s’en sortent bien malgré les circonstances. Mais comment peut-elle en juger à si court terme ? Et de qui parle-t-elle, du petit garçon qui ne manifeste aucun symptôme de mal-être ou de celui qui pleure et n’arrive pas à dormir ? Et quid du troisième que l’on entend à peine ? Elle évoque les mécanismes de défense qu’elle voit avec intérêt se déployer sous ses yeux : pleurer et avoir peur peut-il être considéré comme défensif en ces circonstances ? N’est-ce pas une juste réponse, parfaitement authentique et adaptée, au drame vécu par ces enfants ?

Par contre, le petit bonhomme qui semble aller si bien est lui en train de bloquer ses émotions légitimes, mécanisme délétère à moyen et long terme, tant pour sa santé psychique que physique. C’est ce que montrent clairement les recherches sur les conséquences de la violence familiale, comme les études ACE (Adverse Childhood Experience), relayées par une haute autorité américaine de santé, le CDC (Center for Disease Control). Par ailleurs, sa relation avec sa mère est-elle si positive, qui le maintient dans un climat de violence extrême, en étant apparemment incapable de quitter son conjoint violent ? John Bowlby insiste sur cet aspect dans ses divers textes, il souligne l’importance pour l’enfant de reconnaître sa colère envers le parent ouvertement maltraitant, mais aussi envers l’autre, défaillant dans son devoir de protection.

Convaincue de mensonge

Pour conclure sur cette occultation de la violence psychologique à enfant : dans le reportage, une petite fille de sept ans accuse son frère de quinze ans d’attouchements sexuels. Elle est convaincue de mensonge par la police, sa mère a démontré que les faits ne peuvent s’être produits à la date indiquée par l’enfant. La fillette est jugée comme étant en manque de repères, livrée à elle-même. Conclusion des autorités : il n’y a pas maltraitance.

Or, il est indiqué que son grand frère lui fait régulièrement visionner des films porno. Selon les catégories de l’APSAC, cette petite fille est victime d’au moins deux types de violence à enfant : la négligence (elle est livrée à elle-même) et ce qu’ils nomment la « corruption », par la pornographie à laquelle elle est exposée, inappropriée à son stade de développement.

Que dire aussi de cette accusation de mensonge pour une question de date sur laquelle l’enfant a pu s’être trompée ? Que peut-on imaginer des relations réelles entre cette fillette et son grand frère, manifestement pas très protecteur, amateur de porno et partageant sa chambre ? Plus grave encore : pour avoir, en apparence, menti sur les agissements de son frère, cette petite fille a désormais un dossier judiciaire qui la suit, rendant sa parole plus que douteuse à l’avenir.

Dans le reportage, un intervenant-formateur insiste auprès des professionnels de l’enfance pour qu’ils n’aient pas peur de dénoncer les actes de maltraitance car ils ne seront pas poursuivis si leurs accusations sont non fondées. Or, dans des circonstances similaires, la victime se retrouve ici attaquée ou du moins « fichée ». Si des enfants ou des adolescents maltraités regardent l’émission, comment vont-ils recevoir ce message ? Un tel exemple ne risque-t-il pas de les terrifier davantage et de les murer à jamais dans le silence par rapport aux violences qu’ils subissent ?

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