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L’état d’urgence sanitaire : une innovation qui pose question

Le texte du projet de loi sur l'état d'urgence sanitaire est en examen jeudi 19 mars à l'Assemblée nationale France. Philippe LOPEZ / AFP

Les États-Unis, le Japon, l’Italie, mais aussi l’Espagne et la Suisse… Dans le contexte pandémique actuel, il ne se passe pas un jour sans que la déclaration d’un « état d’urgence » marque l’actualité. La France n’a pas échappé à cette tendance. Un projet de loi, actuellement en débat à l’Assemblée nationale en comité « restreint », vise à instaurer un nouvel état d’urgence spécifique aux crises sanitaires.

Si, en soi, la décision française de recourir à un état d’exception n’a pas de quoi surprendre, il en est autrement de la forme choisie. En instaurant un nouvel état d’urgence dans le droit français, distinct de celui prévu par la loi du 3 avril 1955 modifiéealors que rien ne s’opposait à la mise en œuvre du texte originale face à la propagation du coronavirus, le gouvernement opère un choix plus stratégique que juridique.

Un état d’exception

Jusqu’à aujourd’hui, la propagation du virus était combattue par des mesures de droit commun. Il y eut, d’une part, celles prises sur le fondement de l’article L. 3131-1 du code de la santé publique, notamment un arrêté du ministre de la Santé et un décret du Premier ministre et, d’autre part, le recours annoncé dans le discours présidentiel de lundi soir aux ordonnances de l’article 38 pour les mesures relatives à la gestion de cette crise.

Pour autant, ces solutions n’étaient pas pleinement satisfaisantes, en pêchant paradoxalement par une trop grande atteinte à l’État de droit – l’article L.3131-1 du code de la santé publique s’apparentant, sur sa forme, à une « clause générale » – et par son insuffisance pour prendre certaines mesures pouvant, à terme, s’avérer nécessaire, comme l’instauration de couvre-feux.


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Cela, l’exécutif l’avait à l’évidence bien compris. Les marqueurs sémantiques du discours présidentiel de lundi soir connotaient déjà l’état d’exception, en insistant sur le caractère exceptionnel des circonstances et des réponses qui devront être apportées, sur la nécessité de construire une unité nationale de crise et, cela a été très remarqué, en qualifiant la situation de « guerre » et en appelant à la mobilisation générale.

En outre, le président de la République reconnaissait à demi-mot que dans l’hypothèse – apparemment très plausible – d’une évolution négative de la situation sanitaire, notamment si, ne parvenant pas à ralentir la propagation avec les actuelles mesures de confinement, se produit le « pic » de malades tant redouté, il n’était pas exclu de mettre en place des mesures plus contraignantes. N’a-t-il pas lui-même soutenu qu’« à mesure que les jours suivront les jours […] il faudra s’adapter » ?

État d’urgence sanitaire, France 24, mercredi 18 mars.

Un nouvel état d’urgence plus spécifique

Avant d’aller plus loin, quelques clarifications sémantiques s’imposent. L’évocation par les médias de la déclaration d’« états d’urgence » à l’étranger était, le plus souvent, inexacte.

Au sens strict, un état d’urgence est un type déterminé d’état d’exception, d’intensité contenue. Il diffère de l’état de siège, qui donne temporairement le pouvoir aux autorités militaires, alors que l'état d'urgence n'opère qu'une une simple redistribution des compétences aux autorités civiles de l’État. Ou, à plus forte raison, de l’état de nécessité, forme extrême et autoritaire de l’état d’exception qui, à l’image de l’article 16 de la Constitution de 1958 instauré par le Général de Gaulle, étend sans limite les pouvoirs du président de la République.

En France, l’expression « état d’urgence » renvoie à un régime juridique précis : celui de la loi du 3 avril 1955, profondément remaniée à l’occasion de son utilisation très contestée contre le terrorisme islamiste.

Or, le gouvernement a préféré proposer au Parlement, dans le projet de loi discuté aujourd’hui, un nouvel état d’exception – ad hoc –, plutôt que de se tourner vers le texte de 1955 pour tenter d’endiguer un peu plus la propagation du coVid-19.

L’état d’urgence « historique » (appelons-le comme cela), qui jusqu’ici était une arme potentielle contre la prorogation du coronavirus, voit maintenant ses chances d’être utilisé dans la crise contemporaine très amoindries.

Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, lors d’une conférence aux policiers le 12 novembre 2005, après avoir invoqué l’état d’urgence face aux violences et émeutes dans certains quartiers de banlieues et cités franciliennes. Stephane de Sakutin/AFP

Elles ne sont pas pour autant nulles. En effet, s’il est explicitement interdit par le code de la défense de cumuler l’application de l’état de siège et de l’état d’urgence sur un même territoire, on ne sait pas encore s’il en sera de même pour l’état d’urgence sanitaire et l’état d’urgence. Il n’est donc pas (encore) à exclure que la France connaisse, dans les semaines à venir, un nouvel épisode d’application de la loi du 3 avril 1955.

Faire face aux épidémies

Le texte, présenté mercredi en Conseil des ministres, prévoit que l’état d’urgence sanitaire peut être déclaré sur le territoire national « en cas de catastrophe sanitaire, notamment d’épidémie mettant en jeu par sa nature et sa gravité, la santé de la population ».

On retrouve ici une formulation proche de celle de l’état d’urgence historique, qui peut être déclenché dans le cas « d’événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique ».

Rien n’empêchait, dès lors, de recourir à l’état d’urgence de la loi du 3 avril 1955 : les épidémies sont incluses dans la notion de « calamité publique », qui renvoie à toute catastrophe naturelle, du séisme à la maladie contagieuse. En outre, des dispositions étrangères comparables à la loi du 3 avril 1955, comme l’estado de alarma en Espagne (qui vient d’être mobilisé contre le coronavirus), prévoient explicitement dans leurs hypothèses de déclenchement l’hypothèse d’une crise sanitaire majeure.

La procédure de déclenchement de l’état d’urgence sanitaire ne porte, elle aussi, pas de réelle innovation, en prévoyant qu’il soit déclenché par un décret en Conseil des ministres et prorogé, dans un délai de douze jours, par une loi. Ces prévisions, identiques à celles de l’état d’urgence issu de la loi du 3 avril 1955, risquent de souffrir des mêmes travers : une déclaration, en pratique, à la seule initiative du président de la République et une prorogation parfois décidée directement par l’exécutif, parvenant à contourner le Parlement par des habilitations spéciales.

Des mesures contenues

L’innovation réside plutôt dans les mesures que ce nouvel état d’urgence permet. Il habilite le premier ministre à prendre par décret, après consultation du ministre chargé de la santé, des

« mesures générales limitant la liberté d’aller et venir, la liberté d’entreprendre et la liberté de réunion et permettant de procéder aux réquisitions de tout bien et services nécessaires afin de lutter contre la catastrophe sanitaire ».

Elles rappellent, pour certaines, les mesures de l’état d’urgence historique. Celles-ci auraient permis, face au virus, de prononcer des limitations de la liberté de circulation individuelle des malades (les emblématiques assignations à résidence) ou de l’ensemble des citoyens (couvre-feux), des interdictions de réunion (manifestations, évènements sportifs), des fermetures temporaires des lieux trop fréquentés et exigus ou de faire face aux éventuels vols et violences qui peuvent accompagner les calamités publiques. Si la récente ruée vers le papier toilette n’entre pas dans ce cadre, elle préfigure peut-être une réalité à laquelle il pourrait bientôt falloir être en mesure de répondre. En outre, elles auraient ouvert la possibilité de prendre des sanctions très dissuasives pour le non-respect des mesures édictées.

Il faut cependant leur reconnaître un réel intérêt, non pas par leur nature ou par leur intensité, mais parce que ces nouvelles mesures ont été spécialement pensées pour faire face aux épidémies, et seulement à cette fin. Répondant indirectement à l’indignation bien compréhensible d’un membre du Conseil de la République qui faisait par de sa surprise, lors de la séance du 3 avril 1955, de la possibilité d’utiliser le puissant arsenal de l’état d’urgence face à des évènements naturels comme des tremblements de terre ou des incendies de forêt, le nouveau régime limite les autorités administratives à l’exercice des seules mesures utiles en cas d’épidémie, et à aucune autre.

Un régime exceptionnel pour chaque crise ?

Juridiquement, la décision gouvernementale n’est cependant pas pleinement justifiée. Elle est même, sur certains points, problématique. D’une part, l’intérêt d’un état d’exception réside dans sa prévisibilité des mesures qu’il permet. Or, si les acteurs politiques peuvent construire un état d’exception devant chaque situation exceptionnelle à laquelle ils sont confrontés, ils deviennent les architectes de leur propre compétence, déterminant eux-mêmes les règles auxquelles ils prétendent se soumettre.

D’autre part, le choix de ne pas recourir à l’état d’urgence de la loi de 1955, alors même que ces conditions de déclenchement le permettaient, va à l’encontre de la logique même de ces textes : pouvoir être utilisés dans un éventail très large de situations, par des hypothèses de mise en œuvre volontairement mal définies dans le texte. Il était donc superflu de créer un nouveau régime.

Enfin, dans une moindre mesure, cet acte participe au phénomène préoccupant de la multiplication des exceptions dans la règle et, plus généralement, à l’inflation normative chronique du droit français.

S’il est difficile à justifier d’un point de vue juridique – sauf en ce qui concerne le champ plus restreint des mesures qu’il permet –, ce choix est cependant compréhensible d’un point de vue stratégique.

Un exercice de communication

Les gouvernants ont apprécié, au jour le jour et en opportunité, la situation. Ils ont cherché à estimer les retombées positives et négatives qu’aurait eu l’état d’urgence de la loi de 1955 sur la crise sanitaire, sur l’unité de la Nation face à la crise, sur le niveau d’anxiété des Français, ou encore sur leur perception de l’implication de leurs représentants dans la recherche d’une solution à cette crise.

Ils en ont conclu que si la solution optimale consistait bien à disposer, pour combattre le virus, des pouvoirs que confère un état d’exception, il était plus pertinent de construire un nouvel état d'urgence que de mobiliser celui ayant servi à la lutte contre le terrorisme.

Débordements et violences lors de la COP21, 2015, Paris.

L’état d’urgence – l’ancien – a en effet mauvaise presse. Il a été utilisé et maintenu en vigueur pendant près de deux ans, à la suite des attentats du 13 novembre 2015. Outre les renouvellements incessants de sa durée par des prorogations parlementaires complaisantes, les mesures qu’il permet ont parfois été appliquées avec zèle. Plus précisément, certaines ont fait l'objet d'un emploi abusif – les « quelques débordements » qu’évoquait déjà le rapporteur de l’Assemblée nationale le 16 février 2016 – quand d'autres constituèrent de véritables détournements la finalité des mesures, à l'image de l'assignation à résidence de manifestants écologistes lors de la COP21 (François Hollande le reconnaîtra lui-même dans l’ouvrage Un Président ne devrait pas dire ça).

De ce fait, la création d’un nouvel état d’urgence permet, du point de vue de la communication gouvernementale, de bien distinguer les mesures prises dans le cadre de la lutte contre le terrorisme des mesures prises actuellement pour endiguer l’épidémie de coronavirus.

Plus acte de communication que nécessité juridique, ce nouvel état d’urgence n’a cependant pas de quoi inquiéter les Français, déjà confinés chez eux. Les pouvoirs qu’il devrait conférer – attendons le texte définitif – sont moins susceptibles de faire l’objet d’un usage intéressé que ceux prévus par la loi du 3 avril 1955.

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