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L’état d'urgence sanitaire menace-t-il les libertés fondamentales ?

Un conducteur montre son attestation lors d'un contrôle près de Benodet, le 4 avril 2020. Fred TANNEAU / AFP

La médiatisation anxiogène de l’épidémie de coronavirus a dans un premier temps éclipsé tout débat de fond sur le fondement juridique des mesures mises en œuvre et sur le cadre légal des dispositions adoptées par le pouvoir exécutif pour tenter de l’endiguer.

Pourtant l’atteinte qu’elles portent à nos droits fondamentaux est considérable. Le confinement généralisé de la population a pour effet de restreindre non seulement les libertés de circulation et d’entreprendre, mais également les libertés de réunion et de manifestation ainsi que, indirectement, le droit à la vie privée et familiale et le droit à l’éducation. En outre, ces mesures d’exception aboutissent au renversement complet des principes censés prévaloir en démocratie.

Alors que la liberté y est normalement la règle, l’urgence sanitaire la réduit, de fait, à l’état d’exception, symbolisée par cette étrange attestation dont nous devons désormais nous munir pour sortir de chez nous : tout ce qui n’est pas autorisé par le gouvernement est interdit.

Veiller à la préservation de l’État de droit

Bien sûr, le bien-fondé ces restrictions ne prête guère à discussion, dès lors qu’il s’agit de préserver la vie des milliers de personnes directement exposées à la diffusion d’une pathologie potentiellement létale. En revanche, il est important de déterminer si le cadre légal dans lequel elles peuvent être ordonnées garantit suffisamment leur nécessité et leur proportionnalité.

Toutes les libertés qu’elles affectent ont, en effet, une valeur constitutionnelle, ce qui signifie que les pouvoirs publics ne peuvent priver les citoyens des garanties légales de leur exercice et doivent, au contraire, leur assurer « une connaissance suffisante des règles qui leur sont applicables ». Par ailleurs, la plupart de ces libertés sont également garanties par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ce qui signifie que les atteintes qui leur sont portées doivent toujours être prévues par la loi, poursuivre un but légitime et être « nécessaires dans une société démocratique », c’est-à-dire proportionnées à la satisfaction dudit but.

Il s’agit non seulement de veiller à la préservation l’État de droit mais, également, ce faisant, à l’efficacité bien comprise de ces mesures, tant des atteintes aux libertés excessives peuvent se révéler parfaitement contre-productives. Sauf à affecter un agent de police à la surveillance de chaque pâté de maison, c’est en dernier ressort sur le civisme des uns et des autres que repose la bonne mise en œuvre du confinement.

Un fondement juridique fluctuant

De ce point de vue, on doit relever que les premières mesures réglementaires adoptées par le gouvernement et certains préfets avant la proclamation de l’état d’urgence sanitaire présentent un fondement juridique fluctuant et insuffisant, s’appuyant pour la plupart sur l’article L.3131-1 du code de la santé publique. Or celui-ci ne fixe aucune limite de durée et ne prévoit aucun droit spécifique pour les personnes concernées.

C’est pourquoi le renforcement du cadre légal d’adoption des mesures d’urgence sanitaire était indispensable. C’est à quoi a procédé la loi du 23 mars 2020 « d’urgence pour faire face à l’épidémie de Covid-19 ».

Il n’était cependant nullement nécessaire de créer un nouveau régime d’exception pour conférer une base légale aux mesures d’urgence destinées à endiguer l’épidémie. Il suffisait pour ce faire de modifier la loi du 3 avril 1955, qui autorise notamment la proclamation de l’état d’urgence pour mettre fin à une « calamité publique », afin d’y inclure les mesures spécifiques à la résolution d’une crise sanitaire.

D’une certaine façon, la création de l’état d’urgence sanitaire trahit l’incapacité à imaginer un mode de réponse à la crise sanitaire qui ne sacrifie pas – ou qui sacrifie moins – les libertés, alors que le caractère éminemment prévisible d’une pandémie permet de prendre des mesures visant à la prévenir bien plus en amont.

Des critères trop extensifs

Par ailleurs les critères permettant de déclencher l’état d’urgence sanitaire sont trop extensifs. Sa mise en œuvre peut être décidée pour mettre fin à une « catastrophe sanitaire mettant en péril, par sa nature et sa gravité, la santé de la population ». Or la notion de « catastrophe » est des plus floues et, surtout, des plus subjectives.

Si l’on comprend l’intention d’établir un parallèle avec la notion de catastrophe naturelle, la comparaison ne résiste pas à l’analyse : contrairement à cette dernière, une crise sanitaire est prévisible. Si la survenance d’un nouveau virus ne peut être réellement anticipée, tel n’est pas le cas de l’épidémie qui en résulte. Ainsi dès le début du mois de janvier, le risque d’une pandémie était parfaitement identifié. En outre, une crise sanitaire met en jeu de façon beaucoup plus importante le facteur humain.

De la même façon, la notion de « mise en péril » est bien trop large : par hypothèse, toute pathologie menace notre santé. C’est pourquoi seuls les évènements de nature à menacer la vie ou, à tout le moins, à affecter irrémédiablement l’intégrité physique d’une partie significative de la population, devraient pouvoir justifier la mise en œuvre de mesures aussi restrictives de libertés que celles que nous impose aujourd’hui la lutte contre le coronavirus.

Des mécanismes de contrôle insuffisants

L’imprécision des critères de basculement dans l’exception est d’autant plus problématique que les mécanismes de contrôle du gouvernement sont eux-mêmes insuffisants. Ainsi, le Parlement n’est invité à se prononcer sur la prolongation de l’état d’urgence sanitaire qu’au bout d’un mois, même si ses assemblées peuvent, à leur demande, obtenir toute information complémentaire dans leur mission de contrôle de l’action du gouvernement.

Contrôle de police à Paris le 4 avril 2020. Bertrand Guay/AFP

Il n’est par ailleurs prévu aucun contrôle par une instance indépendante. Eu égard à l’ampleur de l’atteinte aux libertés qu’autorise ce nouveau régime d’exception, soumettre sa prolongation à l’avis conforme du Conseil constitutionnel institution veillant à la conformité à la Constitution des lois et de certains règlements eut pourtant été une garantie appropriée. Or le conseil ne s’est pas prononcé sur l’état d’urgence sanitaire, mais a simplement validé la loi organique qui suspend les délais d’examen des questions prioritaires de constitutionnalité.

Des lacunes

En dernier lieu, l’encadrement des mesures présente quelques lacunes. Certes, les restrictions de liberté pouvant être ordonnées par le premier ministre sont définies de façon exhaustive, ne peuvent être ordonnées qu’aux« seules fins de garantir la santé publique » et doivent être « strictement proportionnées aux risques sanitaires encourus et appropriées aux circonstances de temps et de lieu ». Mais le nouveau dispositif permet aussi au ministre de la Santé et au préfet de prendre « toute mesure individuelle nécessaire à l’application des mesures prescrites par le Premier ministre », c’est-à-dire des mesures nominatives de restriction de liberté comme, par exemple, l’assignation à résidence de telle ou telle personne.

Eu égard à l’importance de l’atteinte à la liberté, il est indispensable, pour garantir leur nécessité et leur proportionnalité, que leur cadre légal soit rigoureusement défini. Or le texte adopté n’apporte aucune précision s’agissant du contenu de ces mesures, de leur durée, des modalités de recours, ni des droits reconnus aux personnes qui y sont soumises.

Il s’agit là d’une forme de dévoiement de la police administrative qui, d’outil de prévention générale des troubles à l’ordre public, devient un instrument de répression extrajudiciaire, permettant de prendre des mesures coercitives à l’égard d’une personne sans lui reconnaître les garanties reconnues en matière pénale.

Une pratique dont on peut mesurer le risque d’atteinte excessive aux libertés s’agissant des ressortissants étrangers, des supporters prétendument violents, mais également des assignations à résidence et perquisitions mises en œuvre durant la dernière proclamation de l’état d’urgence entre novembre 2015 et octobre 2017.

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