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Selon certains chercheurs, la banque d’investissement serait un secteur particulièrement propice aux comportements non éthiques. Timothy A.Clary/AFP

L’éthique a-t-elle sa place chez les traders ?

Depuis une trentaine d’années, les scandales financiers n’en finissent de faire la Une des journaux. Parmi les plus retentissants, on retrouve les fraudes commises au sein de la Barings en 1995, la Sumitomo Bank en 1996, UBS en 2011 ou encore JPMorgan en 2012. En France, la plus célèbre affaire reste celle de la Société Générale, qui, le 24 janvier 2008, a rendu publique une perte de 4,9 milliards d’euros due à des transactions non autorisées réalisées par un jeune trader, Jérôme Kerviel. Cette perte est l’une des plus importantes subies par un seul trader dans l’histoire financière.

Cependant, depuis ce qui est devenu « l’affaire Kerviel », il semblerait que les comportements des traders au sein des salles de marché (salles se situant au cœur du système financier) n’aient guère changé, et ce malgré une régulation accrue des marchés et des institutions financières.

Ces comportements ont attiré beaucoup d’attention de la part des médias, des régulateurs, des marchés financiers, des universitaires, des managers et d’un public plus large peu familier avec le monde du trading. Certains auteurs caractérisent les comportements des traders dans la banque d’investissement comme des comportements contraires à l’éthique.

Dans un article académique récent, nous montrons l’importance du contexte organisationnel et du secteur dans ces comportements éthiques.

La non éthique, une « qualité »

La plupart des recherches en éthique financière adoptent une perspective relativement étroite sur les comportements contraires à l’éthique en se concentrant sur la conformité et le respect des normes juridiques et morales. Cette perspective se concentre sur les actions individuelles et ne parvient pas à appréhender le contexte institutionnel plus large de la banque d’investissement.

Par ailleurs, certains chercheurs avancent que les traders seraient par nature, des personnes non éthiques qui seraient attirées par une industrie elle-même dépourvue de toute sorte d’éthique. Selon d’autres, les vertus morales seraient même contraires à ce qui est exigé des traders dans le secteur financier.

L’affaire Kerviel concerne l’une des plus importantes pertes subies par un seul trader dans l’histoire financière. Martin Bureau/AFP

Il nous semble pourtant important de dépasser ces deux perspectives, pour d’une part considérer le contexte plus large de la banque d’investissement, et d’autre part pour s’intéresser aux conditions qui favoriseraient le comportement non éthique des traders. En effet, la banque d’investissement serait selon certains travaux un secteur plutôt propice aux comportements non éthiques. Ce qui est considéré comme non-éthique en dehors du secteur de la banque d’investissement serait en fait une « qualité » au sein de celles-ci.

Adoptant cette perspective, nous suggérons que si les systèmes de contrôles, sans cesse renforcés, ne semblent pas fonctionner, c’est qu’ils ne sont peut-être pas censés limiter l’action des traders. En effet, dans notre recherche, nous montrons que les systèmes de contrôle des activités des traders ne sont pas conçus pour contrôler les comportements éthiques des traders.

Selon nous, la conception des systèmes de contrôles comporte trois écueils ne leur permettant pas de contrôler leurs comportements de traders. Nous caractérisons ces écueils sous le terme de distance physique, technique et sociale.

La distance physique est le fait que les contrôleurs sont physiquement distants des traders, et ce pour respecter le principe de séparation des taches et d’indépendance. Il y a également une distance technique entre traders et contrôleurs, puisque les seconds maîtrisent rarement les aspects techniques de l’activité des premiers. Enfin, la distance sociale entre contrôleurs et traders tient au fait que le statut social (prestige, rémunération et légitimité) des contrôleurs est perçu, au sein des banques d’investissement, comme inférieur à celui des traders.

Notre recherche met en évidence que la manière dont les systèmes de contrôles sont conçus ne leur permettent pas de contrôler efficacement les comportements de traders mais qu’ils permettent en revanche, de donner l’illusion d’un contrôle interne et externe. Nos conclusions soulèvent des doutes quant au rôle des systèmes de contrôles dans la surveillance des activités de trading.

Contrôles inopérants

Alors que cet état de fait se poursuit malgré le renforcement des réglementations et les affirmations des banques que de telles dérives appartiennent au passé, quelques pistes d’amélioration peuvent être envisagées.

La première est de mieux distinguer les différents types de contrôles. Nous proposons de distinguer les formes de contrôles que l’on peut qualifier de « primaires », des formes dites « secondaires ».

Les formes primaires cumulent les trois facteurs cités ci-dessus, la distance physique, technique et sociale. Les formes de contrôles secondaires présentent une ou plusieurs de ces trois distances. Dans la banque d’investissement, elles regroupent notamment la gestion du risque et de la compliance. Ces formes secondaires n’ont que peu d’impact sur la conduite des opérations et donc sur le comportement des traders. Or, les évolutions de la réglementation sont principalement destinées à ces formes de contrôles secondaires.

Il existe d’autres formes de contrôle, qui revêtent des formes moins formelles et juridiques et plus sociales. Ces contrôles primaires prennent place au cœur des activités de marché, dans la salle de marché elle-même. Ils impliquent les responsables des desks ainsi que les autres traders et la manière dont ils se comportent les uns vis-à-vis des autres.

Pourtant, toutes les études ethnographiques menées en salle de marché soulignent que le contrôle social qui s’exerce alors repose principalement sur la compétition, la course à la performance financière, avec assez peu de considération pour les risques encourus.

Le contrôle s’exerce principalement sur la compétition et la course à la performance financière des travers. Spencer Platt/AFP

L’affaire Kerviel fournit un parfait exemple de l’importance de ce type de contrôle. Dans cette affaire, un premier supérieur direct avait détecté des comportements frauduleux et l’avait rappelé à l’ordre, ce qui pointe l’importance, dans ce contexte, d’un rôle accru des responsables de desk, qui peuvent contrôler les opérations et détecter les anomalies. Ces responsables agissent en tant qu’experts, en tant que pairs, mais aussi comme managers ayant la proximité physique, la connaissance technique, et l’autorité pour effectuer un contrôle effectif.

Néanmoins, cette supervision technique reste insuffisante lorsque le responsable manque d’expertise, expertise indispensable à la compréhension et la supervision directe du trading. Ce fut le cas avec le responsable suivant en charge du desk sur lequel opérait Kerviel, qui ne réalisa pas la nature et l’amplitude des anomalies.

Un contrôle par les pairs ?

Un autre élément important est la culture des salles de marchés, qui est permissive, et valorise la rentabilité, et la prise de risque, plus que le respect scrupuleux de la réglementation ou de l’éthique. Renforcer les contrôles primaires implique donc une évolution à la fois de la formation et de la socialisation des traders, en d’autres termes de la culture des salles de marché.

Cette évolution permettrait de développer une forme supplémentaire de contrôle primaire, un contrôle exercé non pas par les supérieurs immédiats mais pas les pairs. En l’état des pratiques, un tel contrôle existe, au sens où un contrôle social s’exerce entre des traders qui s’observent les uns les autres.

Toutefois, ce contrôle mutuel porte principalement, voire essentiellement, sur la performance financière et la capacité de chacun·e à faire mieux que les autres en termes de profit. De fait, ce contrôle mutuel s’avère permissif, voire « pousse au crime ». Au lieu d’inciter à la modération, il incite les traders à se mettre en avant et à prendre plus de risques, pour eux-mêmes et pour autrui. Il s’agit de pouvoir se vanter d’être meilleur, c’est-à-dire souvent d’avoir moins de scrupules, que d’autres comme dans le cas de l’autoproclamé « Fabulous Fab ».

Celui-ci proposait des titres structurés vendus à des clients en leur dissimulant que l’architecte des titres, le fonds Paulson & Co Inc, avait pris des positions contre ce portefeuille de valeurs. C’est aussi ce besoin de briller qui peut expliquer pour partie le comportement de Jérôme Kerviel, opérant sur des produits dérivés à la rentabilité assez faible, et méprisé par les traders opérant sur des produits plus rentables.

Un changement dans ces attitudes, vers moins de recherche effrénée de la rentabilité aurait un effet décisif sur les risques que les traders font encourir à leurs employeurs, leurs clients et plus généralement l’économie lorsque les sommes en jeu constituent un risque systémique comme dans le cas des subprimes. Ce qui est en cause ici n’est pas seulement la culture interne d’une banque ou d’un fonds en particulier, mais plus probablement une culture professionnelle partagée par les acteurs de l’industrie qui place la recherche du profit nonobstant le risque au-dessus de toute autre considération. Dès lors, le changement souhaitable impliquerait qu’au-delà des individus, qui servent parfois de boucs émissaires, les banques elles-mêmes soient incitées à changer. On en est encore loin.

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