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L’exposition Tolkien à la BnF, voyage dans un univers parallèle

Maquette de la jaquette pour Le Hobbit,, 1937 Bodleian Library/ The Tolkien Estate Limited

Pour cette exposition, la première du genre en France, la BnF a fait les choses en (vraiment) grand, avec un espace de 1 000 mètres carrés, au sein duquel on évolue, comme dans un univers parallèle et initiatique.

D’emblée, on rencontre l’œuvre, manuscrite et iconographique, car, non content d’écrire, Tolkien peignait et dessinait. C’est seulement plus tard que la biographie est convoquée, inversant ainsi les codes en usage. De grandes et superbes photos en noir et blanc le montrent, en Afrique du Sud où il naît, à Birmingham, puis à Oxford, au 20 Northmoor Road. L’une d’elles le surprend endormi sur une chaise longue aux côtés du jeune Christopher, devenu par la suite son éditeur ; on ne sait d’ailleurs trop qui, de l’adulte ou de l’enfant, du père et du fils, veille sur l’autre, tant la complicité dans le songe l’emporte.

Tolkien et son fils Christopher. BnF

L’exposition se veut « totale », au sens où elle est bien sûr visuelle, mais également sonore ; spatiale mais encore temporelle ; textuelle en même temps que plastique ; matérielle autant que mentale ; littéraire en plus d’être cosmogonique.

Créateur de mondes

De la carte, première dans l’ordre d’apparition, procède un monde secondaire, dont Tolkien s’est voulu le démiurge, le « subcréateur » resté modeste, bien qu’ambitionnant d’en dédier la transposition écrite à une Angleterre en manque de mythologie propre. Nous sommes dans l’entre-deux-guerres. C’est l’époque où les blancs, sur les cartes, sont entrés en récession. Plus de terre inconnue à l’horizon des atlas impériaux. Le moment semble bien choisi pour aller voir ailleurs.

L’été 1936, Tolkien le passe à corriger des travaux d’étudiants. Il s’ennuie à périr. Mais voilà que, providentiellement, la copie d’un candidat présente une feuille restée vierge de toute rédaction. La tentation est trop forte : sur le blanc de la page, la plume du professeur oxonien fait jaillir une phrase, d’apparence banale, mais grosse de développements à venir :

« In a hole in the ground there lived a hobbit. »

À sa suite, de fil en aiguille, c’est tout l’univers d’Arda, de la Terre du Milieu, qui va en sortir, comme un génie de sa lampe. On jurerait l’anecdote inspirée de la chute d’Alice dans le terrier du lapin, en prélude à sa découverte du Pays des Merveilles. De fait, chez le très savant J.R.R. Tolkien, l’enfant n’est jamais bien loin. À ceci près que l’heroic fantasy, dont il est l’un des représentants les plus éminents, avec son collègue et ami C.S. Lewis, si elle procède d’un imaginaire débridé, ne va pas sans rigueur. Ni sans emprunts. Et c’est même tout le sens de cette exposition que d’éclairer un matériau déjà substantiel à la lumière d’une pléiade de documents de toute nature, contemporains ou pas : illustrations d’Arthur Rackham, d’Audrey Beardsley et d’Edmund Dulac, sans oublier Piranèse, tableaux de David Teniers le Jeune, enluminures de la saga de la Table ronde, armes, pierres précieuses, tapisseries, etc.

Du reste, jamais le beau mot de « curateur » d’exposition (préféré ici à celui de « commissaire ») n’aura aussi bien porté son nom. Décidément aux petits soins pour les visiteurs, ainsi qu’envers les pièces rares prêtées par le Tolkien Estate, Vincent Ferré et Frédéric Manfrin ont structuré leur affaire autour d’une modalité double. Géométrie plane, d’un côté, qui totalise les notations à même la surface horizontalement déployée d’une carte, d’un planisphère, mais aussi d’un dessin ou d’une aquarelle, et de l’autre, profondeur, creusement des distances, enfouissement dans la matière, nordique ou autre, épaisseur d’une œuvre qui n’aura cessé de gagner en volume et en complexité.

Tantôt, le regard se fixe, s’immobilisant sur tel ou tel détail, tantôt il est mis en branle, comme aimanté par l’itinéraire à poursuivre, les épreuves à affronter, les montagnes embrumées à gravir. Un itinéraire qui recoupe celui de la fiction, du récit. Et dont les étapes, forcément périlleuses, se trouvent reportées à même les courbes de niveau sur la carte d’état-major.

Carte imprimée de la Terre du Milieu, annotée par J. R. R.Tolkien et Pauline Baynes, 1969. Bodleian Library/The Tolkien Estate Ltd & Williams College Oxford Programme

Et c’est ainsi, comme le formulerait Christian Jacob, que le cartographe « mène son lecteur par le monde, en le guidant comme un enfant ». La carte se fait adjuvant, tout à la fois tremplin et guide à la création. Prudent, Tolkien lui confie son destin d’écrivain en devenir. En cartographiant en écrivant : l’un ne va pas sans l’autre. De telles précautions ne sauraient cependant masquer la violence du détour par lequel l’écrivain-cartographe se démarque du réel pour mieux en triompher. Ou pour lui substituer un monde alternatif, pleinement à sa (dé)mesure. « Le monde ressemble désormais à sa carte. »

Autre fait troublant, né de l’observation prolongée de ces documents, une « hésitation », une « incertitude », semblables à celles éprouvées, si l’on en croit Tzvetan Todorov, à la lecture des œuvres fantastiques. « Le fantastique, c’est l’hésitation éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles, face à un événement en apparence surnaturel. » Ces cartes, tout indique qu’elles sont « vraies », qu’elles permettent de se repérer dans d’authentiques territoires, dans lesquels on croit reconnaître le continent euro-asiatique.

La précision des échelles, la netteté maniaque des tracés, tout plaide pour le réalisme. Et pourtant, on le sait, ces cartes sont toutes utopiques, c’est-à-dire de nulle part. On s’interroge alors : serait-ce qu’elles sont faites, non pour se trouver, mais pour se perdre ? Mais pourquoi, alors, les fans sont-ils si nombreux à en en avoir fait leur bréviaire, leur chemin de vie ? Énigmatiques, elles campent en lisière de mers et d’océans, en marge du vide, semblables aux illustrations voulues par Tolkien pour les couvertures des volumes de la trilogie du Seigneur des Anneaux, à la beauté d’ellipse ou d’épure. Une cartographie très peu buissonnière, poursuivra-t-on, eu égard au projet épistémologique qui la sous-tend.

L’amour des arbres

Pourtant, de l’œuvre graphique, le visiteur retiendra une forte composante végétale, germinative, certainement proto-écologique dans ses implications. Toute sa vie, Tolkien aura étreint des troncs, de préférence noueux, se sera couché, mentalement, à l’ombre majestueuse de sylves millénaires et n’aura eu de cesse de se rêver en arbre. Plongeant loin ses racines dans le sol, ce dernier est puissance chtonienne autant qu’aérienne. En bon génie des bois et des forêts, il verdit ses cartes, tout comme, pâte à papier oblige, il sécrète les « papiers » de l’écrivain-cartographe, sur lesquels il figure en bonne place, emblème d’une création entièrement autonome.

Beleg découvre Flinding à Taur-na-Fúin (« Forêt de Fangorn ») [1928] Oxford, Bodleian Library, MS. Tolkien Drawings 89, fol. 14. The Tolkien Trust 1973

Anthropomorphisé, le vieil « Homme-Saule » est figure de proue, ou tête de pont, c’est selon, d’une mythologie collective autant que personnelle. À l’image du sinueux Arbre d’Amalion (1940), tout en délicates arabesques, dont chaque branche porte une fleur richement stylisée, l’arbre crée à lui seul le rythme. D’où les saisissants effets de vibration que Tolkien tire de la représentation des troncs de toutes les couleurs qui peuplent La Forêt de Fangorn (1928). Et puis, presque trop classiquement, l’arbre préside aux racines des langues et des mots, aux diverses flexions, nominales et autres. Très tôt, en effet, le jeune « Ronald » a forgé des langues dont il se plaira, plus tard, une fois devenu professeur de littérature médiévale et de philologie, à inventer les embranchements, à tracer les subtiles ramifications : langue des Valar, des Elfes, des Nains, des Orques, des Ents, eux-mêmes gardiens des arbres…

Ainsi, de proche en proche, c’est tout l’univers de la « Terre du Milieu » qui croît à l’image de son « Arbre intérieur ». Et ce, aux antipodes de « l’esprit de rouages » qui préside aux destinées d’Isengard, jadis vallée verte et riante, mais dont le mage Saruman a fait arracher tous les arbres, pour y installer forges et ateliers sataniques. À l’anneau (ring) qui corrompt et asservit, Tolkien opposait les cernes (rings, aussi) qui permettent de donner aux arbres leur âge canonique.

Ultime pied de nez à la pompe du cinéma, grand absent de l’exposition, le parcours monumental prend fin avec l’infiniment petit d’une histoire sans paroles, dont la symbolique pourrait échapper aux non-initiés, tant l’illustration en est discrète. De taille modeste, l’œuvre donne à voir le combat entre le dragon Glaurung, père de tous les dragons, et le guerrier Turin, protagoniste des œuvres posthumes (Le Silmarillion [1977], les Contes et légendes inachevés [1980] et Les Enfants de Húrin [2007], ainsi que dans la plupart des ouvrages de la série de The History of Middle-earth traitant du Premier Âge. Une bataille de plus, songe-t-on un instant, presque las, avant de se raviser. Si le second terrasse le premier – conformément à la morale non écrite du genre de l’épopée qui veut que le Bien triomphe des forces du Mal –, le vainqueur n’en perd pas moins aussi la vie. Preuve, si besoin était, que, pour foisonnant et tentaculaire qu’il soit, le « Légendaire » est sous-tendu par un seul et même objet, la mort, auquel tout ramène et dont rien ne sauve.

Ainsi va selon Tolkien la littérature qui, en permettant de « retrouver une vue claire sur le monde » vise à « affronter la peur de la mort. » Fermant la marche, donc, la mort et son injustice, quand bien même elle serait dans l’ordre des choses. Exposée en son royaume, en somme.


Retrouvez l’exposition « Tolkien, voyage en Terre du Milieu » à la BnF, jusqu’au 16 février 2020.

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