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L’homme a-t-il finalement atteint un statut de demi-Dieu ?

Spiritualité. karamel/Pixabay

Deux professeurs de l’Université de Lorraine poursuivent ici leur conversation entamée avec Moi, non-moi et religions : dialogue entre un biologiste et un philosophe et Dialogue entre un biologiste et un philosophe sur l’identité, la mue et le moi. Aujourd’hui, la question est de savoir si l’homme a atteint un statut divin.


Proposition de Jean‑Pierre Jacquot

Afin de répondre à cette question, il est utile tout d’abord de se poser une autre question : pourquoi a-t-on « inventé » la notion de Dieu ? A priori il semble évident que les êtres vivants dépourvus d’une capacité de raisonnement aussi élaborée que celle du genre humain vivent plus ou moins confortablement en l’absence de ce concept. Que représente-t-il donc et pourquoi l’avons-nous élaboré ? Il me semble que la réponse à cette question tient en trois points, les deux premiers relevant purement de la curiosité intellectuelle et la troisième d’angoisses existentielles.

Mystère de la matière, mystère du vivant

Vraisemblablement depuis que les êtres humains ont accédé au raisonnement, les deux mystères principaux qui ont animé leur réflexion sont la création de la matière puis la création du vivant. Ne pouvant rationnellement fournir une réponse claire à ces deux questions il était simple et confortable de proposer la notion d’un être suprême créateur de la matière puis du vivant. Le troisième point tient à cette angoisse existentielle : qu’adviendra-t-il de moi après ma mort ? Une réponse apaisante à cette question difficile est proposée par plusieurs religions sous forme de la possibilité d’une existence dans l’au-delà ou en d’autres termes de la perpétuation de l’âme du défunt (éventuellement sous forme de réincarnation dans certaines croyances).

Nous avons échangé avec mon collègue philosophe Roger Pouivet dans nos deux premiers essais sur la nature du Moi et j’ai proposé que ce Moi est par nature très fluctuant, voire irréel, conditionné qu’il est par les échanges de matière entre un individu donné et son milieu. J’avais souligné également que lors de la disparition finale d’un individu, sa partie matérielle se redistribue dans des organismes biologiques divers, une observation qui finalement n’est pas si éloignée de la philosophie de la réincarnation.

Il n’est pas certain que cette dernière proposition suffise à calmer les angoisses existentielles d’une majorité d’individus mais il me semble qu’elle répond toutefois au moins partiellement au questionnement d’une éventuelle survie après la mort. Restent cependant les deux questions principales concernant la création de la matière et du vivant. Dans plusieurs religions il est suggéré que Dieu a créé tout d’abord la matière puis à partir de cette matière le vivant. La biologie a apporté au cours de ces dernières décennies des informations essentielles expliquant comment à partir de la matière inanimée, on peut générer des objets biologiques vivants. Les premières expériences cruciales à ce sujet concernent la chimie prébiotiqueStanley Miller et d’autres collègues ont montré dès 1953 qu’il était possible, en soumettant des mélanges de gaz et de liquides (ammoniac, méthane hydrogène et eau) à des décharges électriques mimant un environnement primitif de la terre de générer les briques constituant le vivant (bases azotées, acides aminés).

Schéma de l’expérience de Miller-Urey. Carny/Wikimedia, CC BY

Cette expérience est cruciale car elle démontre une porosité évidente entre le monde minéral et le monde biologique. Il a été largement argumenté que puisque la chimie prébiotique s’est produite il y a plusieurs milliards d’années, il s’est écoulé ensuite largement suffisamment de temps pour que la vie apparaisse spontanément par auto-assemblage de molécules organiques. Évidemment cette possibilité est farouchement combattue par les créationnistes pour des raisons évidentes mais elle paraît tout de même très hautement probable au vu des espaces de temps considérés. Il ne me paraît donc pas déraisonnable de postuler que le mystère de la création de la vie n’en est plus réellement un (des découvertes très récentes sur la composition chimique des météorites suggèrent également qu’elles aient pu participer à l’ensemencement initial).

Biologie synthétique

Une deuxième série d’expériences beaucoup plus récentes et résultant des acquis de la biologie moléculaire qui nous permettent de modifier puis de créer des gènes depuis les années 1980 a consisté en la création de nouveaux objets biologiques. Utilisant cette technologie, Craig Venter et son équipe ont créé une nouvelle version de la bactérie Mycoplasma, Mycoplasma laboratorium, avec un génome très simplifié. Cette expérience est donc une première dans la création d’un être vivant qui n’a jamais existé auparavant. Notons toutefois qu’à ce stade l’équipe n’a fait que transplanter un nouvel ADN dans une cellule existante privée de son propre ADN, donc techniquement il reste de nombreuses étapes à franchir pour une véritable création de novo d’un organisme inédit, mais cette étape est toutefois la levée d’un véritable verrou scientifique. La possibilité de créer de nouveaux virus (organismes plus simples que des bactéries) est d’ores et déjà une réalité, espérons-le pour le bien de l’humanité.

Pour revenir aux aspects philosophiques et aux trois thèmes qui me paraissent être essentiels à l’apparition des religions, il me semble que l’on peut effectivement considérer que l’homme (l’humanité) a effectivement acquis un statut de demi-Dieu, étant capable maintenant de créer la vie à partir de la matière. J’expliquerai dans un autre chapitre pourquoi cela ne nous rend en rien supérieurs aux autres espèces vivantes. En conclusion, le lecteur notera que nous avons traité de deux des trois raisons qui sous-tendent la nécessité de postuler un être supérieur. Le troisième point, la création de la matière, n’a pas été évoqué et reste peut-être le plus grand mystère non résolu. A moins que les physiciens ne nous indiquent qu’on puisse créer de la matière à partir de rien, nous avons peut-être encore besoin de la notion de Dieu à ce niveau.


La réponse de Roger Pouivet

Dieu est-il une invention humaine ? Au début de son article, Jean‑Pierre Jacquot dit que la notion de Dieu a été « inventée ». Dès lors, Dieu est un produit humain, comme le Père Noël ou Superman. Remarquons que Jean‑Pierre Jacquot place « inventé » entre guillemets. Les êtres vivants autres qu’humains vivent à l’aise sans cette invention, issue peut-être de l’évolution. Mais l’homme, suggère Jean‑Pierre Jacquot, a cette particularité de satisfaire avec cette invention sa curiosité intellectuelle et de se libérer de ses angoisses existentielles.

Cette généalogie de l’idée de Dieu dans le besoin d’expliquer et le besoin de se rassurer est une constante de la réflexion philosophique – en particulier dans la vieille tradition athée !

Il est juste de dire que les êtres humains veulent comprendre pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien ; et pourquoi les choses qui existent sont comme elles le sont. Et il est juste de dire que les religions l’expliquent. Mais elles le font très différemment les unes des autres. Les religions polythéistes ne ramènent pas tout ce qui existe à un unique créateur. Les religions panthéistes n’expliquent pas la création de la matière et du vivant par l’action divine. On trouve aussi des doctrines religieuses qui s’intéressent à la façon dont toutes les choses émanent d’un Principe, sans qu’il s’agisse là de création. Cela nous fait déjà beaucoup de religions qui ne sont dès lors pas concernées par l’argument de Jean‑Pierre Jacquot.

Nommer le mystère

Le monothéisme fait de Dieu, unique, le créateur de toutes choses. Mais est-ce réellement afin de fournir « une réponse claire » à la question de la création de la matière et à celle du vivant ? Une réponse, oui, mais elle n’est pas claire au sens où, après elle, il ne resterait plus aucune question à poser. Ceux qui présentent Dieu comme Créateur ont donné un nom à un Mystère, ils n’ont pas prétendu l’éliminer. En lisant l’Ancien Testament, on remarque que la réponse n’est pas apparue claire à ceux-là même qui l’avaient reçue par la Révélation. Ils s’interrogeaient ce qu’ils devaient croire et faire : ce que l’existence d’un Dieu créateur impliquait et quelle était la volonté de Dieu. Ainsi, faire appel au Créateur n’est pas aussi « simple » et « confortable » que le dit Jean‑Pierre Jacquot. C’est même souvent compliqué et difficile. Au moins autant que la biologie.

Pour saint Augustin et pour saint Thomas, deux des principaux théologiens chrétiens, le scénario de la Genèse n’est pas à prendre au pied de la lettre. En ce sens, ils ne sont nullement « créationnistes » comme ceux, plutôt rares finalement dans la théologie chrétienne, qui font une lecture littérale de la Bible. Dans son récent livre, Where the Conflict Really Lies : Science, Religion and Naturalism, Alvin Plantinga affirme que le théisme (chrétien) et la biologie évolutionnaire – ce dont parle Jean‑Pierre Jacquot dans la deuxième partie de son article – ne sont nullement incompatibles ! On peut même penser que la science moderne est née de l’idée qu’une raison avait tout créé et que tout était dès lors compréhensible, bien loin que la science ait dû s’opposer à la religion, selon un scénario que les libres penseurs affectionnent, mais que l’histoire des sciences dément.

Se rassurer ?

Luca Signorelli, les damnés. Luca Signorelli/Wikipedia

Venons-en au besoin de nous rassurer, qui serait satisfait par l’invention de la notion de Dieu. En quoi est-ce rassurant de savoir que nous sommes des créatures de Dieu ? C’est au contraire plus réconfortant de nous penser issu d’un processus strictement matériel : il a vu l’apparition du vivant, puis, tardivement, sans finalité aucune, d’êtres capables de se penser eux-mêmes. De quoi avons-nous à nous inquiéter si nous sommes issus d’un tel processus ? En revanche, si la damnation éternelle m’attend – et ne l’aurais-je pas méritée ? – au terme de cette vie, en quoi puis-je être rassuré ? L’incroyant, pour lequel tout s’arrête avec sa mort, peut n’être pas pressé de quitter la vie, voire inquiet pour ceux qu’il laisse après lui, mais il peut aussi se dire : « Après moi le déluge. Quel bon débarras ! ». Le croyant vit d’espérance, certes. Mais il sait ne pouvoir se soustraire au Jugement dernier.

Je ne crois pas que nous ayons jamais « inventé » la notion de Dieu. Si Dieu existe, que la créature en vienne à avoir de lui une notion, ce n’est pas vraiment surprenant. Et si nous avons une notion de Dieu, n’est-ce pas une raison de penser qu’il existe ? Raisonner ainsi, ou à peu près ainsi, revient à une preuve ontologique de l’existence de Dieu. Je ne peux que recommander la lecture de Saint Anselme, qui l’a formulée, au XIe siècle, bien mieux que je ne sais le faire.

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