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L’homme et la nature : un non-sens pour les sociétés polynésiennes

Les Polynésiens ont toujours noué une relation symbiotique avec l'Océan. Un dimanche sur un motu dans l'archipel des Iles-Sous-Le-Vent, 2019. Nathalie Bernardie Tahir, Author provided (no reuse)

Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la science 2020 (du 2 au 12 octobre 2020 en métropole et du 6 au 16 novembre en Corse, en outre-mer et à l’international) dont The Conversation France est partenaire. Cette nouvelle édition a pour thème : « Planète Nature ». Retrouvez tous les événements de votre région sur le site Fetedelascience.fr.


« Sur cette île vivaient des hommes et des femmes qui, par leur stature et leur beauté, ressemblaient au Dieu Oa. Ils vénéraient les Dieux de la Nature. […] Un jour, monsieur Maraetoa décida d’aller remplir d’eau de mer sa calebasse, pour la préparation du repas. Lorsqu’il arriva à l’embouchure de la rivière Vaiharuru, il aperçut quelque chose de la taille d’une calebasse qui flottait à la surface de l’eau. […] A l’intérieur, il découvrit une toute petite pieuvre. […] Sensibles aux signes de la nature, ils décidèrent d’élever secrètement cette petite pieuvre. Mais elle grandit si vite qu’il devenait impossible de la cacher. Tout le village découvrit l’animal sacré, élevé, protégé par le couple Maraetoa. Toute la population décida alors d’élever la pieuvre au rang de nouvelle déesse ».

La légende de la pieuvre Orava de l’île de Tubuai en dit long sur le lien singulier qui unit les hommes et la nature, les humains et non-humains, la terre et la mer, le profane et le sacré.

Les migrations en Océanie, 2019. Wikimedia, CC BY

Contrairement au postulat des philosophies occidentales, poser la question de « l’Homme ET la Nature » n’a guère de sens pour les sociétés polynésiennes qui, dans leurs pratiques, leurs modes de vie et leurs cosmogonies, ne distinguent pas ces deux mondes mais les considèrent au contraire comme participant d’un même univers.

Quand l’homme occidental est pensé hors de la Nature

Après le principe cartésien au fondement de la modernité, érigeant l’homme en « maître et possesseur de la nature », l’idée se répand aujourd’hui d’un homme destructeur de la nature, provoquant la révolte de cette dernière dans le cadre d’un anthropomorphisme de plus en plus débridé, comme le soulignent notamment Emmanuel Grimaud et Anne-Christine Taylor-Descola.

Les catastrophes naturelles, sanitaires ou climatiques, seraient dès lors l’expression d’une « nature qui reprendrait ses droits », comme le suggère cette petite vidéo qui a circulé sur les réseaux sociaux au début de la pandémie et qui personnifie le « petit Corona » discutant avec son papa des raisons de sa prolifération sur terre.

L’homme prédateur est ainsi enjoint de se transformer en réparateur et protecteur de la nature. Ce nouveau credo de la pensée post-moderne est à l’origine de l’émergence d’une conscience écologiste qui traverse et imprègne aujourd’hui nombre de projets politiques et sociétaux.

De ce constat rapidement et très sommairement esquissé sur l’évolution de la relation homme-nature surgissent deux points majeurs qui semblent a priori, pour certains, relever de l’évidence : l’extériorité de l’homme par rapport à la nature, les humains et non-humains formant des entités résolument distinctes, et l’universalité de cette conception du monde.

« Pour vous, la nature, c’est quoi ? »

Pourtant, rien n’est moins sûr ni évident, comme en témoigne cette expérience de recherche en Polynésie française visant à étudier le lien entre la nature et les nouvelles mobilités dans les îles. L’ambition de ce programme était de saisir dans quelle mesure les aménités naturelles – c’est-à-dire l’ensemble de valeurs, matérielles et immatérielles, associées à la nature et qui contribuent à l’attractivité d’un territoire – propres aux îles polynésiennes interviennent dans les projets de migration résidentielle des Polynésiens ou des Popa’a (Européens).

Dès les premiers entretiens, et particulièrement lors du premier atelier participatif ayant réuni à Uturoa (Raiatea) une petite trentaine de personnes, de toutes origines, nous avons mesuré combien l’acception du mot nature et ses usages divergeaient selon l’origine des personnes enquêtées.

Atelier participatif organisé dans le cadre du programme ENVId’îles, invitant les participants à décrire leur relation à la nature et aux lieux (Raiatea, 2018). Nathalie Bernardie-Tahir, Author provided

A la question posée « pour vous, la nature, c’est quoi ? », il apparaît de manière assez frappante que les Popa’a évoquent plutôt des éléments de nature (mer, lagon, végétation luxuriante, eau agréable…) quand les Polynésiens mettent davantage en évidence des valeurs (ensemble, vivre, vie…), voire des notions plus spirituelles comme « Tumurai Fenua » (littéralement pilier de la terre et du ciel) ou encore « Mana » (énergie, force supérieure répandue dans la nature).

Un monde, entre les conceptions occidentale et polynésienne

De la même manière, les usages de la nature diffèrent sensiblement. Pour les Popa’a, celle-ci revêt une dimension esthétique forte et constitue un support de pratiques sportives réalisées pour une grande part dans le lagon et en mer (voile, kite, etc.), tandis qu’elle renvoie à un registre plus nourricier pour les Polynésiens (pêche dans le lagon, arbres fruitiers en abondance…).

Mais c’est surtout au fil de nos entretiens qu’un monde s’est creusé entre les conceptions occidentale et polynésienne du rapport homme/nature.

Dans l’une des îles où nous avons concentré nos enquêtes, la rencontre avec Mona (dont le prénom a été modifié et le lieu de résidence masqué pour garantir son anonymat), une Polynésienne d’une soixantaine d’années qui nous a accueillis un long moment, à l’aube, dans son Fa’aapu (champ, jardin potager), nous a parlé de sa relation avec la nature en ces termes (photo) :

« Je remercie la nature de m’avoir donné tout cela […] quand je mange, je dis merci ; quand je viens, je dis merci à la nature, je suis là. Tu vois ? Je parle avec la nature. […] Et puis je préfère marcher pied nu, sentir la terre, c’est la mère nourricière, elle est là ».

Un Fa’aapu (jardin) polynésien. Archipel des Iles-sous-Le-Vent, 2019. Fabien Cerbelaud, Author provided

On le pressent dans ces propos, le lien homme (ou femme en l’occurrence)/nature ne repose pas sur un principe d’extériorité, mais s’inscrit au contraire dans un continuum, comme l’ont bien montré les travaux des anthropologues Bruno Saura ou Christian Ghasarian. Selon eux, la nature en Polynésie n’est pas pensée comme une catégorie ontologique séparée de la culture. En d’autres termes, nature et culture ne forment pas deux structures distinctes de compréhension de l’être et du monde, mais participent d’une même matrice.

Le récit de Mona nous permet même d’aller au-delà de ce constat pour saisir subtilement la singularité du lien avec la nature :

« Ce jour-là, j’avais les yeux ici, et cette pierre, ça m’a beaucoup marquée. Il y avait une femme, jolie […] ; elle était nue, brune, avec de longs cheveux, elle était couverte de ses cheveux, assise en tailleur, elle avait les yeux qui regardait la montagne. […] Cette femme, elle vient d’une source, et elle est là pour se sécher les cheveux, c’est pour ça elle a le dos tourné vers le soleil. Il y a le lever de soleil, il y a le vent ».

Un triptyque reliant les hommes, la nature et les Dieux

Plus que d’une continuité simple entre les hommes et la nature, la relation s’inscrit, on le voit, dans un tout autre paradigme, postulant l’existence d’un triptyque reliant les hommes, la nature (minérale, végétale et animale) et les Dieux, comme Tamatoa Bambridge et ses collègues l’ont mis en évidence.

« Les cosmogonies polynésiennes posent un principe d’interaction continuelle entre ces différentes entités les [humains, les non-humains et les Dieux]. Les humains ne sont pas coupés du monde invisible mais y participent ne serait-ce que parce qu’ils partagent avec lui une part de sacré plus ou moins importante. […] En vertu de ce principe de continuité où les Dieux et les humains sont généalogiquement liés à la nature […] le rapport nature-culture en Polynésie est conçu comme un rapport généalogique ».


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Cette conception polynésienne d’un monde formant un « Tout » fait évidemment écho aux travaux de Philippe Descola. Celui-ci s’est en effet attaché à montrer combien la relation homme/nature, longtemps considérée de manière univoque et universelle dans et par la pensée occidentale, se décline au contraire par un foisonnement de modèles très distincts à travers le monde.

Cette illustration polynésienne de la relation homme-nature ne forme finalement qu’un exemple de plus qui s’ajoute à la diversité des ontologies amazoniennes, aborigènes, cries, etc. mises en évidence et catégorisées par cet anthropologue.

Taaroa i Taputapuatea relate la légende du dieu Taaroa et de son lien avec le marae (lieu sacré) Taputapuatea situé à Raiatea.

« We are the Ocean »

Pourtant, ce rapport viscéral que les Polynésiens ont entretenu avec la nature a longtemps été gommé par l’ontologie naturaliste occidentale imposée durant toute la colonisation française. Il s’est ensuivi une période de mise à distance, voire de déconnexion de la société polynésienne à l’égard de la nature de plus en plus malmenée par une anthropisation conquérante ou par le développement de pratiques agraires peu respectueuses de l’environnement.

On comprend dès lors pourquoi le réveil culturel qui émerge aujourd’hui en Polynésie française passe précisément par une reconnexion au modèle ancestral.

La vidéo Hokule’ signe une réappropriation de la culture polynésienne.

Symbole de la grande tradition navigatrice des peuples océaniens, la pirogue Hokule’a, qui circule aujourd’hui à nouveau d’île en île, marque la réappropriation, par les jeunes générations polynésiennes notamment, d’une culture autochtone qui se définit avant tout à travers sa relation fusionnelle avec les composantes terrestres et marines de la nature.

« We are the Ocean » d’Epeli Hau’ofa sonne comme le mot d’ordre de revendications identitaires faisant du lien homme/nature le fondement du projet sociétal postcolonial.

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