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Peu de voix critiques à l’égard de l’IA se font entendre dans la couverture des médias traditionnels sur le sujet. (Shutterstock)

L'IA profite d'une couverture partiale des médias

Les médias d’information jouent un rôle déterminant dans la perception qu’a le public de l’intelligence artificielle. Depuis 2017, année où Ottawa a rendu publique sa Stratégie pancanadienne en matière d’intelligence artificielle, l’IA est présentée et promue comme une ressource clé pour l’économie canadienne.

Ayant engagé plus d’un milliard de dollars en financement public, le gouvernement fédéral décrit l’IA comme un outil dont il faut impérativement tirer parti. Certains organismes financés par l’État comme Scale AI et Forum IA Québec existent pour faire la promotion de l’adoption de l’IA dans tous les secteurs de l’économie.

Au cours des deux dernières années, notre équipe de recherche Shaping AI a étudié la couverture médiatique canadienne de l’IA. Nous avons analysé les articles de journaux publiés sur le sujet entre 2012 et 2021 et mené des entrevues avec des journalistes canadiens affectés à la couverture de l’IA durant cette période.

Selon notre étude, les articles de médias généralistes sur l’IA reflètent étroitement les intérêts des affaires et du gouvernement. La couverture de l’IA fait l’éloge de ses futurs avantages économiques et politiques. Elle aborde très peu les dynamiques de pouvoir qui sous-tendent ces intérêts.

Les mêmes sources

Notre étude révèle que les journalistes technos ont tendance à interviewer sans cesse les mêmes experts favorables à l’IA, en particulier des informaticiens. « Qui est la meilleure personne pour parler d’IA, si ce n’est celui qui la conçoit  ? », nous expliquait un pigiste. Or, lorsque les journalistes font appel à un nombre restreint de sources, leurs reportages sont plus susceptibles d’omettre certaines informations importantes ou d’être partiaux.

Les informaticiens et les entrepreneurs oeuvrant dans le secteur technologique Yoshua Bengio, Geoffrey Hinton, Jean-François Gagné et Joëlle Pineau sont sollicités outre mesure par les médias traditionnels. Le nom de Yoshua Bengio – pionnier de l’apprentissage profond et fondateur de l’Institut d’intelligence artificielle Milaapparaît près de 500 fois dans 344 articles journalistiques différents.

Seule une poignée de politiciens et de leaders du secteur des technologies, comme Elon Musk ou Mark Zuckerberg, sont mentionnés plus souvent que ces experts dans les reportages canadiens sur l’IA.

Deux hommes, l’un portant un veston et l’autre une tenue décontractée, sont assis et discutent.Des drapeaux canadiens apparaissent en arrière-plan
Le premier ministre Justin Trudeau rencontre Jean-François Gagné, cofondateur et à l’époque chef de la direction de la société Element AI, en marge du Fortune Global Forum, à Toronto, en octobre 2018. LA PRESSE CANADIENNE/Chris Young

Peu de voix critiques à l’égard de l’IA se font entendre dans la couverture des médias traditionnels sur le sujet. Les opinions critiques les plus fréquemment citées sont celles du regretté physicien Stephen Hawking, à qui on attribue 71 mentions. Les spécialistes des sciences sociales brillent par leur absence.

Yoshua Bengio, Geoffrey Hinton et Joëlle Pineau sont des autorités dans leur domaine d’expertise, mais à l’instar d’autres scientifiques, ils ne sont pas neutres ni exempts de parti pris. En entrevue, ils font la promotion du développement et du déploiement de l’IA. Comme ils ont consacré leur vie professionnelle au développement du champ de l’IA, ils ont intérêt à favoriser son adoption.

Chercheurs et entrepreneurs en IA

Plusieurs scientifiques spécialisés en IA sont non seulement des chercheurs, mais aussi des entrepreneurs. Ces deux rôles sont distincts : un chercheur produit des savoirs, tandis qu’un entrepreneur se sert de la recherche et du développement pour attirer les investissements et vendre ses innovations.

Les frontières entre l’État, l’industrie des technologies et le milieu universitaire sont de plus en plus poreuses. Au Canada, au cours de la dernière décennie, les agences gouvernementales, les entreprises publiques et privées, les chercheurs et les industriels ont contribué à la mise en place d’un écosystème lucratif en IA. Les chercheurs du domaine sont étroitement intégrés à ce réseau tricoté serré, partageant leur temps entre des laboratoires financés par l’État et des géants de la technologie comme Meta.

Les chercheurs en IA occupent des postes de pouvoir clés au sein des organismes qui font la promotion de l’adoption de l’IA dans toutes les industries. De plus, un grand nombre d’entre eux occupent ou ont occupé des postes décisionnels à l’Institut canadien de recherches avancées (CIFAR), un organisme qui achemine des fonds publics vers des chaires de recherche en IA un peu partout au Canada.

Lorsque les informaticiens s’expriment dans les médias, ils le font non seulement à titre d’experts en IA, mais aussi en tant que porte-paroles de ce réseau. Ils confèrent une crédibilité et une légitimité aux reportages sur l’IA en raison de leur expertise reconnue. Mais ils sont également en position de promouvoir leurs propres attentes relativement à l’avenir de l’IA, sans avoir à être imputable quant à la réalisation de ces visions d’avenir.

Promotion de l’IA responsable

Les experts cités dans les médias traditionnels abordent rarement les détails techniques de la recherche en IA. Les techniques d’apprentissage automatique – communément regroupées sous le terme parapluie IA – sont jugées trop complexes pour le grand public. « Il y a très peu d’espace consacré à l’approfondissement des aspects techniques », nous a dit un journaliste.

Les chercheurs en IA profitent plutôt de l’attention médiatique pour façonner les attentes et la compréhension du public en matière d’IA. La couverture récemment accordée à une lettre ouverte réclamant un moratoire de six mois sur le développement de l’IA en est un bon exemple. Les reportages ont surtout relayé des clichés alarmistes sur ce que l’IA pourrait devenir, citant de « graves risques pour la société ».

Un homme d’âge moyen à la chevelure frisée fixe la caméra, le menton appuyé dans la main. À côté de lui se trouve un écran où l’on voit une tête humaine baignée dans une lumière bleue éclatante ; les mots « l’IA et l’apprentissage profond » apparaissent dans la partie supérieure de l’écran
Le professeur d’informatique Yoshua Bengio devant son domicile de Montréal, en 2016. La Presse canadienne/Graham Hughes

Yoshua Bengio, qui a signé la lettre, avertit que l’IA a le potentiel de déstabiliser la démocratie et l’ordre mondial.

Ces interventions ont façonné le discours sur l’IA de deux façons. Premièrement, elles ont associé les débats sur l’IA à des visions alarmistes d’un futur lointain. La couverture de la lettre ouverte réclamant un moratoire de six mois sur le développement de l’IA a passé sous silence les dangers réels et bien documentés liés à l’IA, comme ceux relatifs à l’exploitation de la main-d’œuvre, au racisme, au sexisme, à la désinformation et à la concentration du pouvoir entre les mains des géants de la technologie.

Deuxièmement, la lettre présente la recherche en IA selon une dichotomie manichéenne : la vision négative que « personne […] ne peut comprendre, maîtriser, prédire ou contrôler de façon fiable » et une vision positive – la soi-disant IA responsable. La lettre ouverte visait autant à façonner notre vision de l’avenir de l’IA qu’à vanter l’IA responsable.

Mais si l’on en croit les normes de l’industrie de l’IA, ce qui a été jusqu’ici qualifié d’« IA responsable » consiste en des principes vagues, volontaristes et non contraignants qui sont impossibles à mettre en œuvre dans le milieu des entreprises. L’IA éthique n’est souvent qu’un stratagème de marketing à des fins de profit qui n’a pas grand-chose à offrir pour éliminer les systèmes d’exploitation, d’oppression et de violence déjà associés à l’IA.

Recommandations de l’étude

Notre étude comporte cinq recommandations visant à encourager un journalisme d’enquête critique en sciences et technologie ainsi que la mise en lumière des controverses de l’IA.

  1. Promouvoir et investir dans le journalisme techno. Nous invitons les salles de rédaction et les journalistes à se méfier des cadrages économiques naïfs de l’IA et à enquêter plutôt sur les externalités qui sont généralement laissées de côté dans les reportages économiques : les exclusions sociales, les inégalités et les injustices créées par l’IA.

  2. Éviter de traiter l’IA comme une prophétie. Les projections futures de l’IA doivent être distinguées des réalisations actuelles.

  3. Suivre l’argent. Les médias canadiens ont peu couvert les proportions inhabituelles du financement gouvernemental gargantuesque qui a été consacré à la recherche sur l’IA. Nous conseillons aux journalistes d’examiner minutieusement les réseaux de personnes et d’organismes qui travaillent à la mise en place et au maintien de l’écosystème de l’IA au Canada.

  4. Diversifier les sources. Les experts en IA et leurs établissements de recherche occupent une place démesurée dans la couverture médiatique de l’IA au Canada, tandis que les opinions critiques y font cruellement défaut.

  5. Encourager la collaboration entre les journalistes, les salles de nouvelles et les équipes responsables des données. La prise en compte de différents types d’expertises aide à mettre en lumière les considérations sociales et techniques en matière d’IA. L’omission de l’une ou l’autre de ces expertises risque de rendre la couverture de l’IA déterministe, inexacte, naïve ou exagérément simpliste.

L’adoption d’une attitude critique face à l’IA ne veut pas dire que l’on soit contre son développement et son déploiement. Cette posture a plutôt pour effet d’inciter les médias d’information et leur lectorat à s’interroger sur les dynamiques culturelles, politiques et sociales qui rendent l’IA possible, et à examiner les incidences globales de la technologie sur la société, et vice versa.

This article was originally published in English

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