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Liban : et demain, on fait quoi ?

Manifestation le 27 octobre à Jal El Dib, près de Beyrouth. tongeron91/flickr, CC BY-NC

Après deux semaines de rassemblements et de blocage des routes principales, cette question, qui a donné son titre à une célèbre pièce du dramaturge et compositeur Ziad Rahbani, Bennesbé la boukra chou ?, s’impose : et demain, on fait quoi ? Les Libanais, qui manifestent depuis le 17 octobre contre la corruption de leurs élites et la cherté de la vie, ont gagné leur première bataille en obtenant la chute du gouvernement et la démission du premier ministre Saad Hariri. Mais la route est encore longue pour un véritable changement et l’établissement d’un gouvernement assaini. Quelles réformes pour quel pouvoir, et comment y arriver ?


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Comment réformer le pouvoir ?

Si pour certains groupes issus de la société civile, le projet d’un nouveau Liban reste vague et s’arrête à la chute du régime et à l’arrestation des hommes politiques corrompus, pour d’autres, comme l’association dirigée par l’ancien ministre du Travail Charbel Nahhas, Citoyens et citoyennes dans un État, il est temps de réformer pour construire un État démocratique, laïque et juste.

Selon ce mouvement, il faut construire un « État civil qui traite avec les citoyens sans la médiation des religions. Un État démocratique, car la démocratie est la soupape de sécurité qui encadre la minorité au pouvoir. Un État juste, qui s’engage à respecter les droits individuels et sociaux. Un État compétent, qui remplit ses fonctions envers ses citoyens avec une grande efficacité. »

Inscription vue à Beyrouth, fin octobre 2019. Jihane Sfeir, Author provided

Pour le mouvement citoyen Beirut Madinati, qui s’est imposé durant la crise des ordures de 2015 et a effectué une percée remarquable lors des municipales de Beyrouth en 2016 face à la liste soutenue par Saad Hariri, il s’agit de mettre en œuvre un programme de réformes réalisable en quatre étapes. Même si ce mouvement ne pèse pas très lourd numériquement, ses membres (pour la plupart des universitaires) ont une vision claire de l’avenir du pays. En 2016, ils avaient déjà élaboré un projet issu des revendications de la société civile pour assainir la capitale.

En démissionnant le 29 octobre, Saad Hariri réalise la première étape de leur programme, celle de la chute du gouvernement, mais il ne part pas pour autant tout de suite : un gouvernement chargé des affaires courantes, doté d’un pouvoir limité, a été mis en place afin qu’il n’y ait pas de vide politique. La deuxième étape du programme est celle de la constitution d’un gouvernement d’experts n’ayant pas de liens avec l’élite politique. Pour cela, le président de la République – en accord avec les députés – doit choisir un nouveau premier ministre qui formera ce gouvernement d’experts restreint. La troisième étape consiste à organiser des élections législatives anticipées sur la base d’une nouvelle loi électorale, non confessionnelle.

Pour parvenir à cet objectif, le Parlement doit d’abord rédiger et faire voter une loi qui abolit le système confessionnel, loi qui sera ensuite ratifiée par le président de la République et par le premier ministre. Les élections seront organisées dans les six mois suivant l’adoption de la nouvelle loi. Enfin, la dernière étape est celle de la constitution d’un nouveau régime. Le nouveau parlement, élu par le peuple, élira à son tour le président de la Chambre et le président de la République (le Liban étant une démocratie parlementaire) ; ce dernier nommera un nouveau premier ministre qui formera un gouvernement avec des ministres qui correspondront aux exigences du peuple : pas de confessionnalisme, pas de clientélisme politique et, surtout, des ministres « propres ».

Peut-on abolir le système confessionnel ?

Le programme de réformes de ce mouvement citoyen exprime clairement un désir de changement, mais est-il réalisable en l’état ? Tout d’abord, est-il possible d’abolir le système confessionnel ?

Beyrouth, fin octobre 2019. L’inscription vue ici, « Thawra », signifie « révolution ». Jihane Sfeir, Author provided

D’après des entretiens que nous avons menés les 27 et 28 octobre dernier avec des militants chrétiens – étudiants de la faculté de droit de l’Université libanaise et juristes –, il semble que l’abolition du système confessionnel ne soit pas entièrement souhaitable. Malgré le succès du slogan « ni chrétiens, ni musulmans, nous voulons une unité nationale », la plupart des chrétiens libanais que nous avons rencontrés se disent favorables au maintien du confessionnalisme. Conscients de leur nombre inférieur à celui des musulmans, influencés par l’héritage de la guerre, inquiets au vu du sort de leurs coreligionnaires d’Orient (notamment en Irak), une grande partie des chrétiens ont peur du changement.

Cela ne veut pas dire pour autant que tous les Libanais tiennent ce discours. À Beyrouth, sur la Place des Martyrs, ou à Tripoli, sur la Place al Nour, l’engagement est neutre – pas d’affiliation religieuse affichée – et les demandes portent sur l’abolition du système confessionnel et l’établissement d’une république laïque. Pour mesurer de manière plus précise les positions de chaque camp sur la laïcité, il serait pertinent de mener, dans chaque région, une étude du profil des manifestants (classe sociale, âge, religion, influence politique, éducation, profession…). Autre questionnement essentiel : Enfin, les seigneurs de la guerre au pouvoir depuis trente ans sont-ils prêts à partir sans faire de bruit et à céder la place à de nouvelles formations politiques ?

Peut-on changer la classe politique ?

Critiqués, houspillés, les chefs historiques des partis musulmans et chrétiens ne lâchent pas prise pour autant. Ils accusent, menacent et certains, comme les partisans de Nabih Berri, chef du mouvement chiite Amal et président du Parlement, n’hésitent pas à envoyer des voyous casser des manifestants et semer le chaos et la terreur. En perte de légitimité, le leader du Hezbollah Hassan Nasrallah s’est exprimé lors d’un discours télévisé dans lequel il a affirmé comprendre les revendications des manifestants, assuré qu’il était bien sûr hostile à la corruption et appelé au dialogue et surtout à la vigilance, insinuant que le mouvement de protestation pourrait être manipulé par les ambassades étrangères.

De son côté, le président de la République Michel Aoun ne convainc plus et son discours de mi-mandat prononcé le 31 octobre, appelant à la constitution d’un gouvernement avec des ministres compétents et à la lutte contre la corruption, n’a pas réussi à apaiser la colère des manifestants. Quant à Saad Hariri, même s’il essaye de gagner en crédibilité en citant son père Rafik dans son discours de démission, il reste le symbole d’un pouvoir corrompu et incapable de gérer les affaires du pays.

Représentations de plusieurs personnalités de la politique libanaise, légendées « Recherchés par la justice », Beyrouth, fin octobre 2019. Jihane Sfeir, Author provided

Pourtant, les anciens chefs n’ont pas disparu. Il semble que, malgré les critiques à leur encontre, leur assise politique est toujours là et leur pouvoir de nuisance demeure. Ainsi, le 3 novembre, une manifestation de soutien au président de la République a rassemblé plusieurs milliers de personnes et révélé la division de la population libanaise – un épisode qui a rappelé les manifestations qui avaient opposé en 2005 les partisans du Hezbollah (Courant du 8 mars) à ceux du Courant du Futur (le mouvement dit du 14 mars).

Un élément distingue cependant la situation de 2005 de celle d’aujourd’hui : l’union nationale autour du rejet de la corruption et de la nécessité de réformer le gouvernement. La contre-manifestation organisée par les partisans de Michel Aoun n’a fait qu’augmenter la colère des Libanais qui se sont rassemblés encore plus massivement à Tripoli, Beyrouth ou Jal el Dib, réclamant la formation assez rapide d’un gouvernement « propre » et bloquant à nouveau les routes du pays. Le bras de fer entre partisans des vieux seigneurs de la guerre et aspirants à un Liban renouvelé révèle la tension entre ceux qui restent dans l’héritage de la guerre et ceux qui s’en émancipent et souhaitent « décoloniser » les esprits de la mémoire du conflit.

Graffiti proclamant « Que notre peur tombe », Beyrouth, fin octobre 2019. Jihane Sfeir, Author provided

En effet, pour sortir réellement de la guerre, il faudrait s’affranchir des discours des partis alliés au pouvoir qui laissent planer la menace de sa réactivation. Mais le mur de la peur est tombé et les Libanais qui occupent toujours les places et bloquent les routes, appelant à « la fermeture du pays pour cause de travaux », semblent déterminés à ne plus céder au chantage bien rôdé des autorités.

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