Le tissage est l’une des plus anciennes technologies artisanales développées par les humains, il a joué un rôle important dans le développement des sociétés passées et de leurs économies. Les textiles archéologiques, même fragmentaires et de petite taille, sont l’une des seules sources d’information sur les pratiques de civilisations de la protohistoire et de la préhistoire, celles pour lesquelles l’usage de l’écriture n’est pas attesté. C’est notamment vrai pour les sociétés celtes de l’âge du fer, qui ont fait preuve d’une multitude d’utilisations textiles, notamment dans le cadre de pratiques funéraires où les textiles étaient abondants et recouvraient parfois en de multiples couches les objets déposés avec les restes des défunts. De nouvelles technologies d’imagerie nous permettent aujourd’hui de mieux interpréter ces « fossiles » de tissu, et ainsi de mieux comprendre les pratiques des sociétés passées autour du textile.
De tels restes sont rares en raison du caractère périssable des matières naturelles dans la plupart des environnements. Les textiles enfouis ne survivent en effet que quelques semaines avant d’être complètement dégradés. Dans les zones au climat tempéré, telle que la France, l’un des seuls processus conduisant à la préservation de restes textiles est connu sous le nom de « minéralisation » : le matériau est préservé lorsqu’il est en contact étroit avec des objets qui se corrodent, par diffusion d’éléments métalliques de ces artefacts. Ce mécanisme est une sorte de fossilisation, où le métal agit comme un agent antimicrobien et participe à la croissance de minéraux qui préservent la forme des fibres. En général, ces « fossiles » sont fortement altérés et les informations qu’ils renferment ne sont que partiellement lisibles.
Mais la contribution grandissante des techniques d’imagerie 3D ouvre la voie à des applications entièrement nouvelles en archéologie. Ainsi, la microtomographie par rayons X, l’équivalent en laboratoire du scanner médical, permet d’imager les structures internes d’objets, même tout petits. Il s’agit d’une méthode non invasive, qui ne nécessite pas de prélèvement. Elle permet de décrire des objets avec une résolution très élevée, de l’ordre du millième de millimètre, voire en deçà.
Profusion de textiles dans une sépulture celte
En archéologie des textiles, l’imagerie 3D nous permet aujourd’hui d’identifier le mode d’entrecroisement des fils (le type d’armure textile) et leur sens de torsion, ou d’obtenir des informations sur la nature des fibres. Les différentes armures confèrent aux textiles des propriétés spécifiques, et des effets de texture et de coloration distincts en fonction des couleurs des fils de chaîne et de trame utilisés. Pensons par exemple à la différence entre la toile simple ou le sergé, utilisé encore aujourd’hui pour le denim des jeans.
En archéologie, ces différences sont autant d’indices pour identifier les outils de tissage employés, mais également pour mieux comprendre la valeur technique ou symbolique associée aux différents textiles. Plus encore, la fouille virtuelle des données collectées sur les textiles permet de caractériser leur état de conservation, de décrire les couches cachées, de classer différents fragments, mais aussi parfois de révéler des indices techniques inattendus…
Prenons l’exemple de textiles archéologiques découverts dans une sépulture celte de l’âge du fer (VIIIe–Ve s. av. J.-C.), au lieu-dit Le Paradis, à Creney-près-Troyes, dans l’Aube. Cette période historique est marquée par une modification des dynamiques et des manifestations de pouvoir de la société aristocratique, dont les élites sont inhumées dans de somptueuses tombes au riche mobilier de bronze. Des restes textiles ont systématiquement été retrouvés à leur surface. L’une des particularités du site de Creney est qu’il a été pillé, ce qui rend particulièrement ardues la compréhension de la sépulture et la détermination de son statut.
Des années après la fouille, qui eut lieu à la fin des années 1980, nous avons pu revisiter son ensemble textile exceptionnel. Nous venons de publier l’étude complète de ces textiles dans la revue d’archéologie Antiquity. Le corpus se caractérise par une grande diversité de pièces textiles, certaines d’une étonnante richesse. Ces textiles peuvent être interprétés comme disposés autour d’une urne métallique ayant reçu les restes d’une personne après sa crémation, pratique funéraire élitaire utilisée en Europe au 1er millénaire av. J.-C. Des textiles pouvaient être utilisés pour emballer l’amas osseux, ou encore l’urne elle-même. Ces pratiques soulignent le rôle central des textiles dans le rituel.
Quand la réponse se cache dans les détails
L’imagerie 3D nous a permis de mettre sur le même plan les textiles à la surface des artefacts et ceux enfouis dans leur couche de corrosion, pour décrire la présence des textiles dans la sépulture de la manière la plus exhaustive possible. Certains de ces textiles ne sont donc connus aujourd’hui que par leur image virtuelle aux rayons X.
En explorant ces textiles minéralisés, un détail a particulièrement attiré notre attention : un nœud retrouvé fortuitement au milieu d’un des textiles. Ce nœud est-il le résultat d’une tension excessive lors du tissage ? Provient-il de la production voire de la réparation du fil ? Ces questions nous fascinent à plus d’un titre : elles interrogent tant les rituels et les gestes de production textile à travers les âges que les pratiques d’économie de la ressource d’un lointain passé, nous conduisant ainsi à une microarchéologie du geste.
L’étude par imagerie 3D du textile dont est issu ce nœud nous a permis d’identifier un motif de tissage singulier. Il s’agit d’un textile « aux tablettes », réalisé à l’aide d’un jeu de plaquettes perforées. L’imagerie révèle une alternance dans les sens de torsion des fils de chaîne, créant un motif de tissage distinctif. Ces textiles de haute technicité témoignent d’un niveau de savoir-faire avancé. Les autres exemples de textiles de ce type, rarissimes à l’âge du fer, proviennent exclusivement de tombes au riche mobilier funéraire et au statut élitaire. La découverte de ce textile conforte donc l’idée d’un site dédié à une personne au statut social élevé.
La diversité et la richesse de ces textiles, ainsi que des informations archéologiques parcellaires, confirment le statut élitaire du site de Creney, qui s’inscrit pleinement dans le contexte des tombes aristocratiques européennes de l’âge du fer. C’est un étrange rapport d’échelle que de minuscules prélèvements aient permis a posteriori de confirmer le statut majeur de cette sépulture celte du Centre-Est de la Gaule. L’imagerie scientifique 3D aura joué un rôle décisif dans l’étude de ce cold case scientifique.
Des étoffes précieuses qui en disent long sur les pratiques du passé
La production textile demande beaucoup de temps et est donc onéreuse. Notre nœud indique sans doute une réparation pendant la fabrication du textile, le tissage aux tablettes étant particulièrement exigeant pour les fils de chaîne : la rotation des tablettes provoque un frottement constant sur les fils et une tension trop forte a dû occasionner la casse d’un fil, remplacé en en nouant un nouveau. Cependant, de nombreuses découvertes dans des sépultures de l’âge du fer témoignent du recyclage et de la réutilisation de textiles.
Par exemple, une bande de textile aux motifs colorés élaborés, datant du IVe–IIIe s. av. J.-C., a été découverte nouée autour d’un manche d’outil cassé, à Dürrnberg, en Autriche. Sa fonction première était probablement l’habillement, mais il a finalement été recyclé et réutilisé pour des travaux de réparation. La couture était également employée pour réparer des pièces textiles, comme en témoignent celles trouvées à Hallstatt en Autriche (IVᵉ–IIIᵉ s. av. J.-C). D’autres fonctions secondaires pour les textiles recyclés ou réutilisés sont attestées, telles que la réalisation de bandages de fortune, de sacs de transport, le rembourrage de fourreaux ou le calfatage des coques de bateaux.
Ces méthodes de préservation des ressources, par réemploi des sociétés passées, nous inspirent par leur caractère emblématique et sont d’une actualité brûlante, alors que l’humanité atteint chaque année, au milieu de l’été, son jour de dépassement.
Les auteurs remercient Elsa Desplanques (Sorbonne Université), Luc Robbiola (UMR TRACES) et Karina Grömer (Naturhistorisches Museum Wien) pour leur relecture avisée.