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L’immigration représente-t-elle une menace pour les salaires et l’emploi ?

Le cas de l'Europe entre 2014 et 2016 a permis d'enrichir les connaissances des conséquences économiques des migrations (photo prise en Slovénie en 2015). Janossy Gergely/Shutterstock

Cet article est publié à l’occasion du « Printemps de l’économie 2019 », qui se déroule du 18 au 21 mars à Paris, et dont The Conversation France est partenaire. Anthony Edo, économiste au CEPII, participe à la table ronde « Immigration et emploi ».


L’arrivée de centaines de milliers de réfugiés en Europe entre 2014 et 2016 a ravivé l’intérêt des économistes et du grand public pour la question des effets de l’immigration sur le marché du travail. Cette situation migratoire exceptionnelle a suscité de nouvelles analyses dont les résultats ont enrichi notre connaissance des conséquences économiques des migrations. Des réponses à la fois plus précises et plus documentées ont ainsi été apportées aux questions concernant les effets de l’entrée de nouveaux travailleurs, et plus généralement de l’immigration, sur les salaires, l’emploi et le chômage.

Population et emploi : quel lien ?

Pour penser les effets de l’immigration sur le marché du travail, l’approche la plus intuitive est de considérer la population immigrée comme homogène et d’appréhender l’immigration comme une simple hausse de la population. Dans le cas où l’économie d’un pays serait composée d’un nombre fixe d’emplois à partager entre ses membres, une telle hausse devrait se traduire par une concurrence accrue sur le marché du travail et par une baisse des salaires. Le graphique 1 trace les évolutions de la population en âge de travailler et en emploi sur près d’un siècle en France.

Notes : la population en âge de travailler mesure la quantité de travail potentiel disponible dans une économie. Pour neutraliser l’accroissement du nombre de lycéens et d’étudiants depuis les années 1960, ceux-ci sont exclus de la population en âge de travailler à partir de 1962. Cahen (1953), Nizard (1971), Insee, INED.

Si l’économie était composée d’un nombre d’emplois fixe, le niveau d’emplois devrait être stable et déconnecté des évolutions de la population en âge de travailler. Or, la population en emploi est passée de 21,2 millions en 1921 à 18,9 millions en 1954 (soit une baisse de 11 %), pour atteindre son plus haut niveau en 2014 à plus de 25 millions (soit une hausse de 30 % par rapport à 1954). En outre, population en emploi et en âge de travailler ont tendance à varier dans le même sens et selon la même ampleur. De quoi infirmer l’idée que le volume d’emplois serait fixe et qu’un accroissement du potentiel de travail dans une économie conduirait nécessairement à une baisse de salaires et/ou à une hausse du chômage.

En moyenne, des effets négligeables

Qu’en est-il des effets de l’immigration ? L’analyse précédente suggère que les conséquences économiques d’une hausse de la population induite par l’immigration ne peuvent se réduire à un accroissement de la concurrence sur le marché du travail. L’arrivée de nouveaux travailleurs stimule aussi l’activité économique par l’accroissement de la taille de marché qu’elle induit et exerce, en retour, des effets positifs sur les salaires et l’emploi.

Pour analyser de manière rigoureuse les effets de l’immigration sur les salaires et l’emploi, l’approche empirique dominante consiste à exploiter l’inégale répartition des immigrés entre les régions d’un pays afin de comparer l’évolution des salaires et de l’emploi des régions à forte immigration à celles des régions à faible immigration ayant des caractéristiques comparables. La plupart des études concluent que l’immigration n’a pas d’incidence sur le salaire ou l’emploi moyens des natifs (Edo, 2016, 2018, 2019). En accord avec le graphique 1, ce résultat implique que l’immigration n’induit qu’un changement d’échelle : une augmentation proportionnelle de la population, de l’emploi et de la production sans incidence sur le niveau du salaire moyen.

Un accroissement du nombre de travailleurs dans une économie ne conduit pas nécessairement à une baisse de salaires et/ou à une hausse du chômage. Richard Thornton/Shutterstock

Ces résultats ne sont cependant pas généralisables à l’ensemble des contextes migratoires car ils portent majoritairement sur des épisodes d’immigration traditionnelle où les flux sont plutôt modestes, stables et parfaitement anticipés. Lorsque l’arrivée de migrants est massive, soudaine et imprévue, les effets initiaux de l’immigration sur le marché du travail peuvent différer des effets de plus long terme. C’est ce qu’indique une série d’études récentes analysant les réactions des salaires et de l’emploi à des épisodes d’immigration exceptionnelle, comme ce fut le cas en France et au Portugal après le rapatriement des 600 000 Français d’Algérie en 1962 (Edo, 2017) et des 500 000 Portugais d’Angola et du Mozambique en 1974-75 (Mäkelä, 2017), en Turquie après l’arrivée des réfugiés syriens en 2012 (Tumen, 2016) ou en Allemagne après l’entrée imprévue de travailleurs tchèques dans le sud-est du pays en 1992 (Dustmann et coll., 2017). Ces études montrent que ces afflux de population ont eu tendance à réduire les salaires et/ou les opportunités d’emploi des natifs dans les premières années suivant le choc migratoire. Celle sur les rapatriés d’Algérie prolonge l’analyse et montre toutefois que ces effets dépressifs de court terme disparaissent à l’horizon de 10 à 15 ans.

Des effets différenciés selon les qualifications

Si l’immigration traditionnelle, celle qui concerne des flux modestes, stables et anticipés, n’a pas d’effet sur le salaire moyen, elle peut affecter la distribution des salaires et induire des effets redistributifs. En modifiant la structure de qualification de la population, les nouveaux arrivants pourraient détériorer les conditions salariales des travailleurs qui leur sont substituts (qualification similaire) et améliorer celles des travailleurs qui leur sont complémentaires (qualification différente). Ainsi, un afflux de travailleurs non qualifiés pourrait réduire le salaire des travailleurs non qualifiés et accroître celui des qualifiés. C’est ce que souligne un rapport de 2017 très documenté de l’Académie nationale des sciences américaine sur les conséquences économiques et fiscales de l’immigration aux États-Unis.

Dans la mesure où les États-Unis connaissent depuis les années 1990 une immigration majoritairement peu qualifiée, les travailleurs immigrés déjà installés et les travailleurs natifs les moins qualifiés ont été les plus vulnérables face à l’accroissement de la présence immigrée. Plus précisément, l’immigration a eu tendance à accroître les inégalités salariales entre travailleurs très qualifiés et faiblement qualifiés. Ce résultat fait écho à ceux de l’économiste américain George Borjas sur les conséquences économiques de l’afflux de plus de 125 000 réfugiés cubains dans la ville de Miami en 1980 : 60 % de ces réfugiés étant sans diplôme, leur arrivée sur le marché du travail américain a eu pour conséquence de réduire le salaire des travailleurs natifs non qualifiés par rapport à celui des qualifiés.

Aux États-Unis, l’immigration a eu tendance à accroître les inégalités salariales entre travailleurs très qualifiés et faiblement qualifiés depuis les années 1990. TravelStrategy/Shutterstock

Ces résultats contrastent toutefois avec ceux des études menées au Canada et en France où l’immigration des dernières décennies a surtout augmenté le nombre relatif de travailleurs qualifiés (Aydemir et Borjas, 2007 ; Edo et Toubal, 2015). Dans ces deux cas, l’immigration a réduit le salaire des travailleurs qualifiés et augmenté celui des faiblement qualifiés. Elle a donc redistribué la richesse des travailleurs qualifiés vers les travailleurs moins qualifiés et contribué à réduire les inégalités salariales.

L’ensemble de ces résultats montre toute l’importance de la structure de qualification des immigrés dans la détermination de leurs effets sur le marché du travail. Si les effets moyens de l’immigration sont négligeables, elle tend à générer des perdants et des gagnants au sein des pays d’accueil. Négliger ces effets redistributifs pourrait nous conduire à occulter la complexité des conséquences économiques de l’immigration et à nous empêcher de penser des politiques publiques adaptées qui pourraient permettre de compenser les pertes des travailleurs les plus vulnérables.

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