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L’impact de la révolution tunisienne sur la consommation de drogues

La forme de la Tunisie apparaît dans ce cendrier. Per Bengtsson/Shutterstock, CC BY

Salwa, 22 ans, est étudiante en cinéma à la faculté de Tunis. Élève modèle depuis l’école élémentaire, jeune femme dynamique, elle se rêve réalisatrice. Elle n’avait jamais bu, fumé ou sniffé quoi que ce soit avant son entrée à l’université. En trois ans, la drogue a changé sa vie.

« À l’université, les drogues sont partout, en accès libre », confie-t-elle. La jeune femme essaie un peu tout, ecstasy, kétamine, et tombe dans l’alcool : jusqu’à deux à trois bouteilles de vin et une dizaine de demis de bière par jour jusqu’à son dernier black-out. Elle développe un diabète.

L’étudiante déboussolée lutte contre ses addictions. Elle souhaite décrocher mais ne sait pas vers qui se tourner. Son généraliste lui prescrit finalement des anxiolytiques. Elle s’enferme chez elle pour se sevrer, tout arrêter, seule, coupée de sa famille. « Ce n’est qu’une question de volonté », lui assure son médecin… Salwa appartient à la jeunesse tunisienne engagée qui vit de plein fouet les bouleversements de la Tunisie post-révolutionnaire. Modernisation, liberté d’expression… la société tunisienne repousse les tabous religieux et sociétaux. Symbole d’une liberté nouvellement acquise, l’usage des drogues se répand, mettant un terme à la politique répressive de l’ère Ben Ali.

Abordé de façon alarmante par les médias, le sujet arrive en force sur la place publique. Les associations inquiètes interpellent le ministère de la Santé sur ce nouveau défi : sortir du spectre de la répression et redéfinir les prises en charge pour enrayer le fléau annoncé.

La directrice du bureau tunisien de Human Rights Watch, Amna Guellali, présente un document de 33 pages rédigé par son ONG pour dénoncer les effets de la loi draconienne de répression de la consommation de drogue. 2 février 2016, Tunis. Fathi Belaid/AFP

Des consommations en augmentation

Avant 2011, le discours officiel dépeint une société civile sans drogue, reléguant leur usage aux détenus incarcérés. Les premières études épidémiologiques n’apparaissent qu’après la révolution. De 2013 à 2017, l’usage de cannabis a été multiplié par 2,5, celui d’ecstasy par 7. Les consommations se font au grand jour.

Mohammed est étudiant en mécanique. Après avoir lui-même connu les dangers de la drogue, il a choisi de faire de la prévention auprès des écoliers de la médina. « Avant, on se cachait dans les appartements pour fumer un joint », confie-t-il. « Aujourd’hui, on peut trouver ce que l’on veut facilement dans la rue. » Dès l’école élémentaire, des enfants sniffent de la colle et fument, avant de goûter au cannabis et à l’alcool au collège. Les consommations s’accélèrent à l’université : kétamine, ecstasy ou héroïne et cocaïne pour les plus aisés. Les drogues sont partout. Elles bénéficient de la porosité des frontières depuis le début du conflit en Libye, de la multiplication des réseaux de trafic de drogues et de l’augmentation de la contrebande. En 2017, les lycéens sont 25 % de plus qu’en 2013 à considérer l’accès à la drogue comme « très facile ».

Repousser les limites, échapper à l’ennui

Les nouvelles générations sont les premières victimes d’une économie en berne : une inflation à 7 %, un dinar qui perd 20 % de sa valeur en 2017 face à l’euro et un taux de chômage de 30 % qui touche un tiers de la jeunesse.

Alors que les jeunes occidentaux consomment le plus souvent pour des raisons sociales et festives, les Tunisiens expriment leur volonté d’échapper à la mélancolie ambiante et à l’ennui. La drogue est une échappatoire face à la crise économique et au carcan familial.

Pour les filles, conquérir un autre rapport au corps

La prise de drogue est historiquement une habitude majoritairement masculine mais elle se répand considérablement chez les filles. « Les filles consomment beaucoup mais si cela se sait, cela entache leur réputation et leur valeur sur le marché́ marital. Elles ne sont plus considérées comme des femmes correctes et fiables et se font insulter », nous confie encore Salwa. Elles participent aux mêmes fêtes que les garçons mais, pour éviter leur regard réprobateur, préfèrent consommer entre copines.

Pour les adolescentes, c’est une façon de défier une société patriarcale et sexiste, et de contrer la vision de la féminité que véhicule le parti islamiste Ennahda, de plus en plus influent sur l’échiquier politique tunisien, confirme Sameh Hairi, Maître-assistante à l’Institut supérieur de l’Éducation et de la Formation continue de Tunis. Elles se lancent dans les consommations pour affirmer une nouvelle liberté, agir contre le système, repousser les limites sociales. Par la drogue, les jeunes femmes affirment un autre rapport au corps, se le réapproprient et revendiquent leur liberté.

Sortir de la répression

Face à ce fléau qui menace la jeunesse, la société civile et les associations s’emparent du problème, font bouger les mentalités et poussent le gouvernement à intervenir.

La première évolution symboliquement remarquable est celle de la très répressive « loi 52 » (loi n°92-52 du 18 mai 1992) qui rendait passible d’un an de prison et de 1 000 dinars (380 €) d’amende le simple fait de détenir ou de fumer du cannabis. Une législation souvent utilisée pour bâillonner les opposants au régime.

Jusqu’en 2016, près du tiers de la population carcérale est constitué de personnes condamnées pour consommation ou détention de produits psychoactifs. Depuis 1992, 120 000 personnes ont connu la prison pour un joint. Ces sanctions représentent un coût humain et financier démesuré pour la société (38 millions de dinars par an selon un rapport de Human Rights Watch), sans qu’une prise en charge adaptée soit proposée, pendant ou après l’incarcération.

Confronté aux revendications insistantes de la société civile qui dénonce depuis des années son coût social « exorbitant » et son usage abusif, le Parlement tunisien adopte le 25 avril 2017 un amendement à la « loi 52 » qui permet aux magistrats de prendre en compte les circonstances atténuantes : ils peuvent désormais prononcer des peines plus courtes, des sursis ou s’en tenir à une simple amende.

Le ministre tunisien de la Justice, Ghazi Jeribi, s’entretient avec des parlementaires lors d’une session parlementaire portant sur la révision de la controversée « Loi 52 », le 25 avril 2017. Fethi Belaid/AFP

Des centres de soins adaptés

Le deuxième volet significatif dans l’évolution des soins est la réhabilitation des centres de prise en charge de Sfax et de Djebel el Oust (gouvernorat de Zaghouan). Historiquement influencés par une idéologie répressive, ces centres étaient gérés jusqu’en 2011 par les administrations pénitentiaires et destinés en grande partie aux patients détenus, précise Salma Derouiche, Maître-assistante en psychologie clinique et psychopathologie à l’Université de Tunis. Les centres sont dorénavant pris en charge par le ministère de la Santé, soutenu par les associations.

La Société tunisienne d’addictologie (STADD) met également l’accent sur le secteur privé grâce à la création de nouveaux diplômes universitaires en addictologie et le développement de son activité scientifique (premier colloque d’addictologie en 2017, collaborations avec la Belgique). Ces nouvelles formations permettent la spécialisation en addictologie de médecins travaillant dans le secteur libéral. Se développe progressivement un réseau d’addictologues compétents qui proposent des prises en charge pluridisciplinaires en accord avec les recommandations internationales et la politique de réduction des risques.

Affiche annonçant la tenue du premier congrès de la Société tunisienne d’addictologie, les 14-15 décembre 2017. Compte Facebook de la Société tunisienne d’addictologie

L’urgence des soins et de la prévention

Malgré ces évolutions dans l’offre de soins, les deux tiers des patients, à l’image de Salwa, restent seuls face à leurs difficultés et tentent de se sevrer sans aide médicale.

Avec une population jeune qui plonge vers les consommations et une capacité de soin encore insuffisante, la Tunisie doit faire face à un défi majeur. Les tabous ne sont plus à l’ordre du jour. Pour protéger les jeunes générations, les chercheurs soulignent le rôle primordial de l’école et l’importance de développer de nouvelles politiques de prévention à l’attention du très jeune public en milieu scolaire. La STADD réclame aujourd’hui une législation bienveillante et non punitive, plus d’espaces adaptés et des moyens thérapeutiques adéquats. Les demandes de la STADD peuvent-elles être entendues par le Parlement actuel et par le nouveau président Kaïs Saïed ? Les prochains mois le diront.

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