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L’inéluctable retour des foules ou les leçons du Stade de France

Foule de supporters du Liverpool face à un déploiement CRS
Supporters du Liverpool contre le Real Madrid le 28 mai 2022. La police a été fortement critiquée pour avoir fait un usage disproportionné de la force. Ici au stade de France à Saint-Denis. Thomas Coex / AFP

Les évènements qui se sont déroulés autour de la finale de Ligue des champions au Stade de France le 28 mai dernier constituent un phénomène complexe. Ils résultent d’un écheveau de circonstances causales qui a abouti à ce qui aurait pu s’achever en drame. Parmi celles-ci, une évidente défaillance organisationnelle, la tendance à la brutalisation du maintien de l’ordre « à la française », des phénomènes de « petite délinquance », des tensions liées au supportérisme, ou encore la problématique du commerce illégal que génèrent les grandes manifestations sportives (faux billets).

Aucune de ces causes n’est suffisante et toutes (ou presque) se révèlent nécessaires. Mais ne masquent-elles pas un « mal » plus sourd et plus profond ? Un mal dont elles seraient le symptôme et qui, au fond, leur servirait de substrat ? Un mal qui, plus loin, se donnerait à voir moins sur le registre politique et économique que sur le plan, moins immédiatement perceptible, de la « culture » (si l’on entend par là l’ensemble des valeurs et des représentations associées à partir desquelles s’organise une société dans un temps donné). Un mal, enfin, dont l’irrépressible poussée n’aurait d’autre issue que l’explosion encore à venir ?

C’est donc du point de vue de l’architecture symbolique de notre époque qu’il est utile de revenir sur ces évènements. À rebours d’un positivisme simpliste voyant dans le « matériel » ou le « concret » l’alpha et l’oméga de la compréhension du monde social, un tel pas de côté insiste sur la dimension « spirituelle » de l’existence des sociétés humaines. En l’espèce, il permet de saisir que ce qui s’est joué au Stade de France n’est qu’un épisode supplémentaire de l’inéluctable retour des foules.

La foule originelle

De la place de la Bastille en 1789 à l’ensemble des soubresauts qui rythmèrent le cours du XIXe siècle, la foule est à l’origine du monde dans lequel nous vivons encore aujourd’hui. Ce monde est celui de la modernité politique, elle-même fille des Lumières et, en un certain sens, de la Renaissance.

En effet, la foule révolutionnaire – puisque c’est bien d’elle qu’il s’agit – n’est pas la Jacquerie (pour employer un terme qui a été improprement mobilisé à l’occasion de la crise des « gilets jaunes »). Car ce que son irruption dans l’histoire révèle, c’est l’avènement du Peuple et, avec lui, le sacre de la République et de la démocratie.

Tel est en tout cas ce que retiendra le récit républicain : ce qui s’exprima derrière les débordements de la foule (contrainte à la violence face à la tyrannie), c’est la voix du Peuple manifestant son désir unanime de s’affranchir du pouvoir oppresseur et, partant, d’exercer sa souveraineté.

Cette dialectique foule/peuple rejoue les termes de la distinction qu’établit la Grèce antique entre Plethos (la multitude indistincte) et Démos (les citoyens réunis en assemblée). En utilisant la figure de la foule comme double inversé, elle sait par ailleurs taire que le Peuple est d’abord une abstraction et un projet jamais achevé. Surtout, elle offre une incontestable légitimité à l’État républicain en tant qu’émanation directe de la volonté du Peuple.

Dès lors, pourra s’ériger une société fondée sur le règne de la raison, le culte du citoyen et la croyance inconditionnelle dans le progrès. Le « contrat » qui en scelle l’acte de naissance signifie en substance que, en échange de leur obéissance et du paiement de leurs impôts, les citoyens obtiendront le droit de participer à la gestion des affaires publiques (sous la forme du vote) et de recevoir un certain nombre de prestations (celles que le néolibéralisme a drastiquement réduites).

En un mot, le Peuple s’engage par là à ne jamais redevenir foule. Ceci avec d’autant plus de conviction que le pouvoir républicain lui concèdera également des moments de défoulement et d’excès autorisés sous la forme de la fête.

Éduquer, contrôler et disperser la foule

Il n’en reste pas moins que ces équilibres nouveaux s’avèrent alors fragiles et que la puissante légitimité trouvée par l’État dans la mise en scène de la dialectique foule/Peuple se paiera en retour d’une inquiétude et d’un soupçon tenaces. En l’occurrence, le pouvoir républicain ne pourra se départir de la crainte que, précisément, le Peuple ne rebascule dans la violence de la foule originelle. C’est ainsi que, quels qu’en soient les détenteurs, il s’évertuera, au long des XIXe et XXe siècles, à ériger un ensemble de dispositifs visant à écarter un tel danger ; ou, le cas échéant, à s’assurer qu’il se donne à voir exclusivement dans les configurations approuvées.

Il est possible de lister un certain nombre de ces dispositifs. Ainsi, l’armée et l’école qui, par le truchement de l’ordre et de l’éducation, semblent faire le pari que l’individu « éclairé » ne saurait sombrer dans la fureur collective. De même, les syndicats ou les partis politiques dont l’apparition (faisant écho au droit de vote) institue autant d’intermédiaires « qualifiés » entre les citoyens et le pouvoir. Rendre obsolète le surgissement de la foule, telle est aussi l’une des incidences du développement de la presse (écrite, radio, etc.) qui, en se faisant voix du peuple comme du pouvoir – et lieu de la figuration de leur débat –, vient à son tour en éteindre la légitimité. À quoi bon en effet (et avec quelle véritable justification) prendre la rue dans la violence lorsque mon opinion et la réponse qu’y apporte le pouvoir se trouvent exprimées dans la presse ?

Le propos (en arrière-plan) est de protéger au mieux l’espace public – en sa double acception d’espace d’opinions et de lieux partagés – des occurrences de la foule. Ce processus d’aseptisation trouvera une forme de parachèvement dans le droit de manifester. Si la Déclaration des droits de l’homme stipule avec prudence en 1789 que « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public », c’est surtout avec le décret-loi du 23 octobre 1935 – qui, avec tout autant de prudence, fixe notamment l’obligation de déclaration préalable – que se formalise l’encadrement des foules manifestantes. Dès lors, les modalités pacifiées et contrôlées d’expression du mécontentement collectif dans l’espace public sont établies.

Le retour des foules

À cet ensemble de dispositifs, pourraient être ajoutés les stades et autres enceintes qui, dans une logique similaire à celle de la fête – dans un cadre censément sécurisé et contrôlé –, permettront de donner droit de cité à l’expression des émotions collectives. En somme, autoriser la « licence » pour mieux encadrer la multitude et, in fine, l’atomiser en une masse d’individus physiquement séparés. De ce point de vue, il est possible de voir dans le triomphe de l’opinion publique l’accomplissement d’un implicite de « l’idéal moderne » : la participation de chacun libérée de la présence de tous.

En un certain sens, l’avènement des réseaux socio-numériques aurait pu « boucler la boucle » en générant un monde dans lequel la distance entre les communicateurs serait la règle. Mais par un singulier retournement de l’histoire, c’est le contraire qui semble advenir ; les usages des smartphones et autres applications géolocalisées se trouvant au cœur de la résurgence des foules dans l’espace public. L’assaut du Capitole sous l’impulsion de tweets et autres ressources numériques à disposition de Donald Trump en est un bon exemple.

Depuis au moins deux décennies, on assiste en effet à la multiplication de soulèvements de divers ordres qui se soustraient à l’enfermement auquel la modernité les avait assignés (les « gilets jaunes » en constituant le dernier épisode en date). Multiplication qui actualise les termes de ce qui fut, à la charnière des XIXe et XXe siècles, un intense débat entre les écoles françaises et italiennes d’anthropologie criminelle, puis de la psychologie des foules, autour du danger représenté par la foule.

Il est donc nécessaire de prendre acte que, des « gilets jaunes » (en particulier celles de leurs mobilisations qui se dispensèrent de déclaration préalable) aux évènements récents du Stade de France, est en train de réapparaître ce que la modernité s’était évertuée à évacuer. À trop aseptiser le monde social, n’avons-nous pas créé les conditions du retour du refoulé ? Non pas la foule manifestante s’inscrivant dans le cadre que lui avait concédé la modernité, mais bien la foule barbare dont les déchaînements de violence font basculer l’histoire ?

Il est encore difficile d’évaluer quel effet aura la pandémie de Covid-19 en la matière (confinement, vie sociale à l’arrêt, etc.) ? Mais, en tout état de cause, il convient de se préparer à l’inéluctable retour des foules…

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