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L’irrésistible et dangereuse attraction des croyances infondées

Certains croient que la terre est plate ou que le coronavirus a été conçu par l'élite mondiale. Paul M Hurtado

Qu’y a-t-il de commun entre croire en Dieu, croire que le coronavirus a été fabriqué à dessein par les Chinois ou l’élite mondiale et croire que certaines personnes sont douées de télépathie ?

Rien bien sûr en ce qui concerne la nature de la croyance, mais beaucoup en ce qui concerne les processus psychologiques qui en sont à l’origine.

Le mot croire est fortement polysémique. Sa signification est donc loin d’être fixée. Une croyance est un état mental banal concernant un état du monde. Elle peut donc être vraie ou fausse et elle peut être associée à des niveaux variables de certitude. En première analyse, le mot croire semble porter en lui la marque de l’incertitude. Le problème est que le doute inhérent à la croyance peut totalement disparaître ou être perçu très différemment d’un individu à l’autre.

D’ailleurs ce qui est un savoir ou une certitude pour une personne peut être considéré comme une croyance par une autre. Un platiste considèrera que « je crois que la Terre est ronde » quand lui sait qu’elle est plate : incroyable et parfois exaspérante inversion de rôle qui fait, de celui qui sait, un croyant, et de celui qui croit, un « sachant ».

Reportage sur les platistes.

C’est là une inévitable conséquence du fait que nos connaissances, y compris nos connaissances scientifiques, demeurent un construit social. Notre rapport à la vérité et notre capacité d’appréhender le réel sont toujours entachés de subjectivité puisque le réel ne peut être appréhendé directement, mais toujours perçu et conçu au travers de nos capacités sensorielles et cognitives.

Le danger du relativisme

Face à cette irréductible ambiguïté épistémologique (le fait que nos connaissances scientifiques puissent fréquemment être remises en question), le grand danger est celui du relativisme, un relativisme tel qu’aujourd’hui beaucoup de citoyens en arrivent à accorder plus de crédit à un président farfelu qu’à un scientifique expert quand il s’agit par exemple de se prononcer sur l’origine anthropique du réchauffement climatique.

Un relativisme devenu très prégnant probablement en raison de la perte d’influence de ce qui a longtemps joué le rôle de garde-fous en matière de croyances : d’abord la religion et ensuite la science.

Le concept de fait alternatif en est le rejeton le plus symptomatique et illustre le danger désormais immense, largement exploité par les hommes politiques les moins scrupuleux, d’une manipulation de l’opinion publique sur la base de contre-vérités que plus rien ne justifie si ce n’est l’intérêt de celui qui les propage.

Dans ce contexte, il est plus que jamais nécessaire d’identifier les processus psychologiques et neuronaux qui participent à l’émergence de croyances infondées. Une fois cette connaissance acquise, c’est au système éducatif de prendre le relais et d’exploiter ces connaissances pour former les plus jeunes et leur permettre d’éviter de tomber dans les pièges innombrables tendus par la prolifération d’informations douteuses qui circulent sur Internet. C’est sans doute la démarche éducative qui serait la plus utile à nos sociétés si elles veulent demeurer démocratiques et ouvertes.

Les processus psychiques qui participent aux croyances infondées ?

Mais la question fondamentale qui se pose est de savoir s’il existe des processus psychiques qui seraient communs à l’ensemble des croyances infondées. La réponse est catégoriquement oui.

Mais qu’entend-on exactement par « croyance infondée » ? Je parle de croyance infondée quand il y a un déséquilibre massif entre la force de la croyance et la faiblesse de données empiriques ou d’arguments théoriques permettant de la soutenir.

Une croyance infondée n’implique pas qu’elle soit erronée. Simplement, rien empiriquement ou théoriquement ne nous permet de la valider. Elle est donc infondée, non parce qu’elle est fausse, mais parce qu’elle ne s’appuie ni sur des données empiriques sérieuses, ni sur des arguments théoriques incontestables.

De ce point de vue, et non d’un point de vue anthropologique ou sociologique, il n’y a guère de différences entre croire en Dieu, croire que notre âme diffère de notre cerveau, croire en la télépathie, croire en l’astrologie, croire à la psychokinèse, croire à l’existence d’énergies non matérielles…

Il est probable qu’une telle affirmation irritera les croyants, mais cela est parfaitement confirmé empiriquement par le fait que les croyants procèdent cognitivement de la même manière pour développer leur croyance quelles qu’elles soient, une thèse que j’ai présentée récemment dans un ouvrage intitulé Pourquoi croit-on ?.

Deux modes de fonctionnement complémentaires

Nous disposons tous de deux modes de fonctionnement cognitif : analytique et intuitif. Le premier est lent, coûteux cognitivement et exige de grands efforts attentionnels. Il requiert de puiser dans ses ressources cognitives.

Il est récent d’un point de vue évolutif. Ça n’est pas une mode de traitement de l’information très naturel ou spontané. Il se renforce en proportion du niveau d’éducation.

Le second est rapide, demande peu d’efforts cognitifs, procède souvent par associations et s’appuie beaucoup sur notre mémoire. Il est quasiment irrépressible et donc s’impose à nous sans que nous puissions y résister. Il a une forte composante émotionnelle.

Prenons un exemple. Supposons que je vous demande de résoudre le problème suivant :

« Une raquette de tennis et son jeu de balles valent 11 euros. La raquette de tennis vaut 10 euros de plus que le jeu de balles. Combien vaut le jeu de balles ? »

Si vous répondez un euro alors vous avez été victime de votre système intuitif. Au lieu d’analyser mathématiquement et laborieusement le problème, vous avez conclu rapidement sur la base d’indices numériques de surface non pertinents. La bonne réponse est 0,5 euro pour le jeu de balles et 10,5 pour la raquette car si le jeu de balles valait 1 euro, l’ensemble en vaudrait 12 (1+11).

Quantité de biais cognitifs dont nous sommes victimes résultent d’un mode de fonctionnement intuitif. Sur la base de tests standardisés, on a montré que les croyants sont des individus qui fonctionnent de manière fortement intuitive.

Le système intuitif n’est pas mauvais en soi. Il a de multiples avantages adaptatifs car il permet d’atteindre fréquemment des solutions optimales dans le cas de problèmes à forte contrainte temporelle. Mais lorsque le système intuitif procède sans être contraint par le système analytique, les erreurs de raisonnement deviennent massives et offrent un boulevard à l’univers des croyances infondées.

Ces deux systèmes coexistent en chacun de nous. L’éducation tend à renforcer le système analytique. En revanche, le stress, l’anxiété, le sentiment de perte de contrôle et la perte de sens contribuent à renforcer le système intuitif.

Confusions catégorielles

Les croyants sont victimes de confusions catégorielles au sens où ils ont tendance à confondre les phénomènes relevant des catégories clairement distinctes comme celles du physique et du mental.

Ces confusions catégorielles font que les phénomènes purement physiques ne sont plus clairement distingués des phénomènes mentaux. Rien n’empêche par conséquent que la causalité aille du physique au mental ou du mental au physique. Par exemple, un croyant mettra plus de temps qu’un sceptique à comprendre que la phrase « cette maison connaît son histoire » est une métaphore.

C’est ce qui a conduit certains à dire « qu’avec le coronavirus, la planète s’était vengée du mauvais comportement humain en matière d’écologie ».

Femme au volant d’une voiture
N’est-on pas tenté d’insulter son ordinateur portable ou sa voiture quand celle-ci ne démarre pas, lui prêtant ainsi une individualité propre en dépit de notre raison ? Ketut Subiyanto/Pexels, CC BY

Les croyants ont, de ce fait, une tendance accentuée à percevoir des états mentaux et des intentions au sein de phénomènes purement physiques. Ce phénomène est à l’origine de l’animisme ; l’animisme consistant à accorder une spiritualité (une « âme »), une forme minimale d’esprit à toutes sortes d’objets ou de phénomènes physiques.

C’est encore lui qui nous conduit à insulter une voiture qui ne démarre pas alors même qu’une voiture n’a pas d’intention.

Le rôle du hasard

Les croyants ont une perception biaisée du hasard et de grandes difficultés à traiter correctement des ensembles numériquement importants.

Cela explique la fréquence de l’expression « ça ne peut pas être une coïncidence », notamment chez les complotistes. Les évènements que l’on perçoit comme très improbables sont en réalité beaucoup plus courants que nous le croyons et cette erreur d’évaluation est massive chez les croyants.

Pour ne prendre qu’un exemple, lorsque deux personnes tentent de se contacter par téléphone au même moment alors qu’elles n’ont pas communiqué depuis des années, beaucoup interprètent cela comme ne pouvant résulter du hasard.

En réalité, compte tenu des milliards d’appels téléphoniques qui sont passés dans le monde chaque jour, la probabilité que de telles concomitances surviennent est très grande, beaucoup plus grande qu’on ne le pense intuitivement.

Sauter sur la conclusion

Les croyants, beaucoup plus que les sceptiques, sont victimes d’un biais que l’on appelle « sauter sur la conclusion ». Cela signifie qu’ils valident leur croyance sur la base d’un nombre de données empiriques souvent très limitées. Par conséquent, ils établissent fréquemment des relations causales entre phénomènes non liés causalement.

Associés au biais précédent, les croyants ne parviennent pas à prendre en compte les informations nouvelles qui pourraient réfuter la croyance qu’ils ont hâtivement adoptée.

Manifestation d’un collectif « anti-vaccins », Place de la Bourse à Bordeaux, le 15 octobre 2017
Manifestation d’un collectif « anti-vaccins », Place de la Bourse à Bordeaux, le 15 octobre 2017. Le biais de confirmation vient souvent étayer les arguments des militants. Georges Gobet/AFP

Ils sont victimes d’un phénomène d’ancrage d’autant plus puissant qu’ils sont victimes d’un biais dit de confirmation consistant à rechercher systématiquement les informations qui soutiennent leurs croyances et non celles qui pourraient les réfuter.

Le phénomène est d’autant plus redoutable que les réseaux sociaux utilisent des algorithmes qui tendent à alimenter leurs membres d’informations compatibles avec leurs croyances. Si vous êtes « antivax », vous recevrez beaucoup d’informations qui renforceront votre croyance.

Ce ne sont ici que quelques exemples des processus cognitifs qui distinguent les croyants des sceptiques. Ce qui est remarquable est que ces processus sont transversaux au sens où ils ne sont pas spécifiques à un type de croyance : ils sont à l’origine de toutes les croyances.

Peut-on se prémunir de nos croyances infondées ?

La question sociétale essentielle qui demeure est de savoir si le fait de prendre conscience des tours que nous joue notre cerveau peut avoir un impact sur notre capacité de nous prémunir de croyances infondées, à tout le moins de leur accorder un crédit relatif.

La réponse est là aussi clairement oui. Le fait que le niveau de croyances infondées diminue considérablement avec le niveau d’étude en est une preuve probable. Mais cela pourrait être encore beaucoup plus efficace si un enseignement spécifique était accordé aux élèves comme aux étudiants. Un tel enseignement aurait nécessairement deux volets. Le premier consisterait à leur faire prendre conscience des multiples pièges cognitifs dans lesquels à peu près tous les humains tombent en établissant des croyances infondées. Le second, plus pratique, consisterait à leur présenter comment ces pièges fonctionnent au travers de l’analyse des informations circulant sur le Web. Il s’agirait d’un enseignement les conduisant à exercer leur esprit critique non envers les autres, mais envers leur propre mode de fonctionnement cognitif.

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