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Littérature classique : que penser des versions abrégées, d’Homère à Jules Verne ?

La notion de cognition incarnée peut être invoquée pour expliquer comment le fait de lire un roman met la lectrice ou le lecteur à la place des protagonistes. Shutterstock

Au moment de sélectionner le programme de lectures de l’année scolaire, les professeurs de français peuvent être conduits à choisir entre des éditions intégrales ou abrégées. Certaines œuvres de grands auteurs classiques – comme Victor Hugo, Jean-Jacques Rousseau, Jules Verne, Théophile Gautier ou encore Alexandre Dumas – peuvent en effet se décliner en librairie dans des formats abrégés. Des présentations qui suscitent questionnements et débats.

Pour expliquer le lancement dans les années 1980 de sa collection « Classiques abrégés », dans laquelle on trouve des titres comme L’Énéide, Moby Dick, Oliver Twist ou encore Notre-Dame de Paris, la maison d’édition L’École des Loisirs note par exemple qu’il s’agit de « transmettre aux jeunes générations des textes essentiels que leur ampleur risquait fort de faire sombrer dans l’oubli ». La version abrégée rendrait le classique « moins inquiétant », permettrait « de l’apprivoiser pour le mettre à la portée des jeunes lecteurs, en abrégeant le texte de manière à laisser intacts le fil du récit, le style et le rythme de l’auteur ».


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Au Livre de Poche Jeunesse, qui a inscrit à son catalogue de versions abrégées des titres comme La Chartreuse de Parme de Stendhal ou La bête humaine de Zola, on affirme aussi la volonté de donner accès à « tous les plus grands classiques de la littérature française », sans « intimider les élèves qui lisent moins avec des volumes trop imposants ». Référence est faite d’ailleurs aux Instructions officielles de l’Éducation nationale de 2016 selon lesquelles le professeur « conduit les élèves vers la découverte de textes classiques et contemporains » et « peut également avoir recours à des adaptations (texte modernisé et/ou abrégé, cinématographique, bande dessinée, etc.) pour faciliter l’entrée dans les œuvres les plus complexes ».

Dès lors, nous pouvons nous interroger sur la pertinence qu’il y aurait à recommander aux élèves la lecture de la version abrégée plutôt que de la version intégrale de classiques puisqu’à notre connaissance aucune étude de psychologie n’a directement comparé les effets respectifs de la lecture de l’une ou l’autre version sur les élèves.

Mise en condition des lecteurs

Tout d’abord, précisons que ces versions abrégées se caractérisent par une simple suppression de passages jugés anecdotiques ou accessoires et que les passages conservés sont sans retouche. Il ne s’agit donc pas d’une simplification linguistique des textes et, par conséquent, il n’y a pas dans l’absolu de réduction de la valeur qualitative de ces derniers.

Cela implique dans ce cas une différence principalement quantitative entre les deux versions qui rendrait la version abrégée moins volumineuse et donc moins intimidante. Cela suffit-il vraiment à justifier d’éviter le passage par la version intégrale de l’œuvre ?


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Notons que, si certaines parties d’un texte, comme la description de personnages ou de lieux, peuvent sembler secondaires pour la compréhension globale d’une histoire, elles n’en contribuent pas moins à la création de liens entre les informations. Et cela permet d’expliquer certains comportements ou pensées. Le fait d’en savoir plus sur le passé d’un personnage permettra ainsi de mieux comprendre pourquoi il agit de telle ou telle manière. À cela s’ajoute le rôle que peuvent jouer ces passages soi-disant accessoires dans la mise en condition des lecteurs. Ils contribuent à les inviter à voyager mentalement dans l’univers de l’œuvre et ressentir des émotions plus ou moins fortes.

L’étude de Gregory S. Berns et de ses collègues, publiée en 2013, montrait que la lecture pendant neuf jours de la version intégrale du roman Pompeii : A Novel, de Robert Harris, s’accompagnait d’une augmentation constante et significative du niveau des émotions ressenties par des lecteurs. Cet effort quotidien allait aussi de pair avec un renforcement des connexions fonctionnelles au sein d’un réseau cérébral comprenant comme région centrale le cortex somatosensoriel, ce que les auteurs interprètent comme reflétant le rôle de ce réseau par rapport à l’augmentation des sensations corporelles induites par la lecture du roman.

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Ainsi, la notion de cognition incarnée peut être invoquée pour expliquer comment le fait de lire un roman met la lectrice ou le lecteur à la place des protagonistes de l’histoire, c’est-à-dire dans le corps de ces derniers, ce qui se traduit par ce renforcement constaté de la connectivité fonctionnelle au niveau notamment du cortex somatosensoriel. Tout cela demande du temps ; une version abrégée permettrait-elle de susciter pleinement cette dimension ?

Accompagner l’effort

Par ailleurs, si l’objectif d’une version abrégée d’un classique est surtout de rendre celui-ci moins impressionnant, cela ne va-t-il pas à l’encontre de ce préconisent les auteurs de nombreuses études recensées dans Le test du marshmallow du psychologue Walter Mischel et L’art de la niaque d’Angela Duckworth, professeure en psychologie à l’université de Pennsylvanie ?

Ces ouvrages exposent les effets bénéfiques durables de la volonté et de la persévérance sur le développement cognitivo-affectif de l’enfant, notamment lorsque ce dernier réussit à surmonter des obstacles ou des difficultés semblant pourtant indépassables.


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Il faut aussi rappeler que l’enfant n’est pas seul face à sa lecture. Il pourra bénéficier de l’aide de son professeur pour atteindre sa zone proximale de développement – un concept développé par le psychologue Lev Vygotski, notamment dans son ouvrage Pensée et langage, pour décrire le niveau qu’un enfant est susceptible d’atteindre par rapport à une fonction ou une capacité cognitive, avec l’aide d’un tiers qui pourra être son enseignant. Ainsi, selon Vygotski :

« Lorsque nous observons le cours du développement d’un enfant à l’âge scolaire et le cours de son apprentissage, nous voyons effectivement que toute matière d’enseignement exige de l’enfant plus qu’il ne peut donner à ce moment-là, c’est-à-dire que l’enfant à l’école a une activité qui l’oblige à dépasser ses propres limites. Cela s’applique à tout apprentissage scolaire normal. On commence à apprendre à écrire à l’enfant alors qu’il ne dispose pas encore de toutes les fonctions qui permettent le langage écrit ».

Tout l’enjeu de l’apprentissage, sur le plan psychologique, est donc de « passer, à l’aide de l’imitation, de ce que l’enfant sait faire à ce qu’il ne sait pas faire ».

L’enseignant jouera ainsi un rôle crucial en accompagnant l’élève pendant la période de lecture du classique. Plutôt que de demander à l’enfant de lire tout l’ouvrage pour une date donnée, ce qui peut effectivement rendre cette activité intimidante, il peut procéder par étapes, en faisant par exemple lire un chapitre de l’ouvrage par semaine et en posant des questions aux élèves chaque semaine en classe pour s’assurer de la bonne compréhension du chapitre lu.

Pour aller plus loin, des pratiques d’enseignement de la compréhension en lecture sont décrites dans deux ouvrages : La compréhension en lecture, de Jocelyne Giasson, et Comment enseigner la compréhension en lecture de Maryse Bianco et Laurent Lima.

L’expérience de l’enseignant lui permettra en outre de doser de façon optimale l’effort demandé aux élèves en alternant par exemple la lecture de classiques et de nouvelles. N’oublions pas non plus les manuels de français qui peuvent, lorsqu’ils sont judicieusement conçus, donner envie aux élèves à partir d’un extrait de s’attaquer à l’ensemble d’un ouvrage.

Et pour conclure, voici ce que répond l’écrivain et ancien enseignant de lettres Philippe Delerm lorsque le journaliste Augustin Trapenard lui demande comment les élèves réagissent quand on leur fait lire Proust : « Ils sont assez fiers finalement car on leur dit d’abord qu’il a la réputation d’être très très difficile. Mais en fait, quand on les prend par la main, on se rend compte que ça suscite beaucoup d’écho ».

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