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La présence de règles entourant le port du masque n'est pas seulement liée aux conditions sanitaires, mais au type de gestion du système de santé d'un pays. shutterstock

L’obligation de porter le masque, une application sanitaire de la méthode Toyota

Les arguments en faveur ou contre le port du masque relèvent souvent du domaine médical. On parle de taux de mortalité, de degré de contagion, ou des séquelles de la Covid-19. Ces informations sont complexes, parfois contradictoires, et les connaissances sur le virus évoluent de jour en jour.

Lors des premiers cas de Covid-19 en Amérique du Nord, certains prônaient une transmission graduelle du virus afin de favoriser l’immunité de masse. Cependant, de récentes recherches démontrent que l’immunité à la Covid-19 n’est pas garantie. Bref, le problème est complexe, car nous n’avons pas encore toute l’information.


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L’idée n’est pas de remettre en question l’importance du masque en cette période de crise sanitaire, mais mes recherches en relations industrielles m’amènent à offrir un point de vue différent de l’argumentaire entendu. Le port du masque peut être aussi vu sous l’angle des sciences de l’administration. En d’autres mots, la présence de règles entourant le port du masque n’est pas seulement liée à des considérations médicales, mais aussi au modèle de gestion du système de santé d’un pays.

On peut se demander plus précisément comment le lean management, très prisé depuis 20 ans dans les systèmes publics, peut influencer le choix des gouvernements dans l’adoption de règles sur le port du masque.

La méthode Toyota

Le lean management, aussi appelé Toyotisme, prône la réduction de la perte à son maximum dans un processus de fabrication. Ce mode de gestion est très intéressant pour les gestionnaires, car il permet un levier stratégique. À chaque étape de la fabrication d’un produit, ils se demandent : est-ce que cette étape créera une valeur ajoutée pour le client ? Si ce n’est pas le cas, le procédé doit être révisé ou retiré de la chaîne de montage.

Taiichi Ohno, fondateur du Toyotisme, indique huit formes de pertes devant être contrôlées par les directeurs d’usines. Il peut s’agir de problèmes de contrôle de qualité, de surproduction, de surstockage, de transport, déplacement, traitement ou mouvement inutiles (dans le procédé de fabrication), de temps d’attente ou de sous-utilisation des compétences. Selon le lean management, en contrôlant ces huit points de perte, l’entreprise peut accroître la valeur ajoutée de son produit.

L’hôpital comme une usine

Les bien-fondés du lean management dans l’industrie manufacturière sont bien connus. Plusieurs recherches ont vanté ses bienfaits en ce qui a trait à la gestion des stocks, des compétences et à son avantage compétitif.

Le succès de ce modèle a intéressé plusieurs gestionnaires. Au début du 21e siècle, le lean management est entré dans plusieurs industries, jusqu’à s’immiscer dans les soins de santé. Cependant, son utilisation n’y fait pas l’unanimité. Bien que plusieurs études notent des effets positifs pour le système de santé, d’autres notent une augmentation des conflits avec le personnel et la difficulté d’accès à certaines ressources.

Selon la logique fondamentale du lean management, un gestionnaire d’hôpital pourrait se demander en quoi la présence de lits non utilisés par des patients constitue une valeur ajoutée. Shutterstock

Lorsque le lean management est instauré sans flexibilité, des incohérences peuvent survenir. Par exemple, selon la logique de ce modèle, un gestionnaire d’hôpital pourrait se demander en quoi la présence de lits non utilisés constitue une valeur ajoutée. Dans la même lignée, il tentera de maximiser le temps de travail de ses infirmiers, médecins ou préposés et d’éliminer tout surplus (incluant le nombre d’employés).

Lorsque cette réflexion est poussée encore plus loin, l’hôpital se transforme peu à peu en une « usine » où les systèmes prévisionnels dictent les ressources nécessaires à la production et le rendement attendu.

Perte de flexibilité

Le lean management a pour but de contrôler le processus de fabrication d’un produit, de sa conception jusqu’à sa vente. Cette idée est convenable et réalisable dans le domaine manufacturier, mais l’est-elle dans celui de la santé ?

Le principe de rationalisation et de maximisation des ressources en entreprise fonctionne bien lorsque l’on tente de prévoir le nombre de ventes d’automobiles, par exemple. Cependant, lorsque la même logique s’applique au domaine de la santé, nous assistons à une perte de flexibilité de la part de nos instances publiques.

Le principe qu’un gouvernement devrait être régi selon les mêmes règles qu’une entreprise offre certes certains avantages pour le contrôle des dépenses, mais ne permet pas une gestion de risque en fonction d’éléments externes qui dépassent largement le contexte de l’entreprise.

En d’autres mots, la Covid-19 n’affecte pas également une entreprise et tout un pays. Les variables affectant un pays sont multiples sont plus complexes comparativement à l’entreprise. Dans le pire des cas, l’entrepreneur peut cesser son service à la clientèle et fermer ses portes. Cette option n’est pas envisageable pour un pays.

À l’heure actuelle, aucun chercheur n’a étudié la corrélation entre les modèles de gestion des systèmes de santé des pays et leur politique encadrant le port du masque. Il est cependant intéressant de remarquer que les pays ayant une gestion des soins de santé dite de rationalisation semblent plus enclins à imposer le masque à leurs citoyens.

L’Allemagne, la France, l’Espagne, le Royaume-Uni et la Suisse, pour ne nommer que ceux-là, obligent le port du masque.

Bien que ces exemples soient européens, le système de santé de ces pays industrialisés est similaire au système canadien. Au contraire, les pays scandinaves, reconnus pour leur gestion collective des soins de santé, n’ont jusqu’ici pas imposé le port du masque à leurs citoyens.

Enlever la pression sur les hôpitaux

La gestion collective implique qu’on ne voit pas la santé (et ses institutions) comme un coût, mais plutôt comme un investissement à long terme de la société. Ce changement de paradoxe entraîne une vision moins managériale des hôpitaux. Le modèle scandinave accepte le surplus] et ne le considère pas comme une perte.

Les pays scandinaves investissent en moyenne deux fois plus par habitant dans les frais de santé que la moyenne européenne. Ce financement public est beaucoup plus holistique ; l’hôpital n’est pas la seule option pour les malades. Les ressources sont diffuses dans le système de santé, ce qui permet aux hôpitaux des pays scandinaves de ne pas soutenir à eux seuls la pression d’une pandémie.

Ces pays utilisent et financent diverses initiatives de santé qui favorise la participation citoyenne, qui ne sont pas vues comme des pertes à contrôler. Cela ce traduit par un accès plus rapide à un professionnel de la santé, ainsi que l’accès à des lits, notamment pour les personnes agées.

Les compressions visant l’efficience des systèmes de santé ont entraîné une perte de flexibilité. Ainsi, nous ne portons pas un masque uniquement pour nous protéger d’un virus, mais aussi pour réduire la charge sur un système de santé qui ne sait plus s’adapter aux bouleversements. Le lean management appliqué au secteur de la santé ne permet plus à l’État de contenir des événements majeurs comme la pandémie actuelle.

L’utilisation par les gouvernements de modèles provenant des sciences de l’administration peut se justifier par de solides assises théoriques. Cependant, plusieurs gestionnaires du secteur public semblent oublier qu’il existe des différences fondamentales entre un gouvernement et une entreprise. La première étant l’impact d’une crise sanitaire sur leur système respectif.

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