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Montage proposé par l'armée israélienne le 18 october 2023 après la destruction de l'hôpital Al Ahli par une roquette dont l'origine a fait débat. IDF

L’usage des données en accès libre questionne la pratique des journalistes

Les enquêtes en open source – fondées sur la collecte d’informations disponibles sur Internet – sont de plus en plus utilisées par les médias d’information comme par la communication de propagande. Elles posent de nombreuses interrogations éthiques et méthodologiques.


Le 5 avril 2024, Le Monde publiait une enquête très fouillée, montrant, par le biais de multiples sources accessibles en ligne, les destructions d’hôpitaux, d’écoles et d’universités palestiniennes causées par les bombardements de l’État d’Israël à Gaza.

Ces enquêtes en sources ouvertes, également appelées OSINT pour « open source intelligence », sont désormais une composante visuelle et médiatique reconnaissable de notre quotidien. À partir d’une collecte d’informations disponibles librement sur Internet (parfois comparées à d’autres tirées d’une expérience « de terrain », sur place), ces éléments (photos et vidéos présentes sur les médias sociaux, cartographies numériques, documents administratifs, données gouvernementales, articles scientifiques, etc.) visent désormais à documenter un large éventail d’événements.

Comment et qui utilise ces sources ?

De nombreux professionnels mais aussi des citoyens ordinaires se lancent à grande vitesse dans ces enquêtes, en s’appuyant sur des méthodologies de plus en plus sophistiquées et en utilisant la puissance de l’intelligence collective et de la mise en réseau d’informations par les médias sociaux.

Certains collectifs indépendants, professionnels ou non, se forment à l’instar de Forensic Architecture et Bellingcat et sont devenus, au cours des dernières années, des références incontournables de ce type de pratique. Aujourd’hui, les grands organes de presses comme Le Monde, la BBC, ou le New York Times ont construit des équipes spécialement dédiées à l’investigation numérique. D’autres comme l’Agence France-Presse (AFP) ou le Global Investigative Journalism Network mettent librement à disposition des ressources pour se former à ces techniques.

Cependant, en se basant sur un système de surveillance numérique déjà largement travaillé par les universitaires, comme Shoshana Zuboff par exemple, et des associations comme la Quadrature du Net, l’OSINT pose un ensemble d’interrogations éthiques.

L’exemple de l’hôpital al-Ahli

Le 17 octobre 2023, l’hôpital al-Ahli situé dans la bande de Gaza est touché par un missile. Le sens commun amène une partie des médias à considérer que si un missile touche un bâtiment dans une zone en conflit, il s’agit probablement de la responsabilité du belligérant opposé. De fait, le président de l’autorité palestinienne Mahmoud Abbas et le Hamas imputent la responsabilité de l’attaque à l’État israélien.

Cependant, le porte-parole l’armée d’Israël, annonce dans une conférence de presse que l’explosion de l’hôpital résulterait d’un missile provenant de l’intérieur de la bande de Gaza. Pour soutenir son propos, le ministère de la Défense produit un ensemble de documents visuels ressemblant à de l’OSINT et censés prouver la non-responsabilité de l’État israélien dans cette attaque. Des organes de presses comme New York Times, Chanel 4 ou des associations comme Forensic Architecture, expriment leurs doutes face à la version avancée par le porte-parole de l’armée israélienne.

D’autres médias, dont Le Monde ou Bellingcat, expriment leurs doutes à propos des résultats avancés par leurs confrères. Ils interrogent la possibilité même, compte tenu du peu de sources disponibles à ce moment, d’arriver à déterminer les responsables de cette explosion.

De fait, une partie des enquêtes sur cet événement se fondent sur des sources partielles à partir desquelles il est difficile de tirer des liens de causalité fiables. En général, quand des enquêtes OSINT sont menées par plusieurs rédactions de presse ou ONG, les différents enquêteurs aboutissent aux mêmes résultats, car la méthodologie se fonde sur la possibilité, donnée à tout un chacun, de refaire les enquêtes à partir des sources disponibles. Il n’en est pourtant rien ici.

Peu de temps après, certaines analyses, comme celle du New York Times, s’excusent d’avoir potentiellement mal couvert l’événement et nuancent leur version. D’autres au contraire persévèrent, à l’instar de Forensic Architecture.

Notre rôle d’universitaires n’est pas nécessairement de distribuer de bons ou mauvais points sur la réalisation d’enquêtes OSINT, néanmoins ce cas nous semble pertinent à garder à l’esprit, car il correspond à une première controverse médiatique où l’OSINT est utilisée par des organes de presse dont la parole portent dans le débat public, sans que ces derniers ne tombent d’accord sur les faits.

Vidéo et analyse proposée par le Wall Street Journal sur le bombardement de l’hôpital Al Ahli de Gaza le 18 octobre 2023.

Un autre cas : Boutcha

Nous avions déjà remarqué une controverse d’un genre similaire à propos d’enquêtes menées sur le massacre du Boutcha en Ukraine, une série de crimes de guerre commis à proximité de Kiev entre le 27 février et le 31 mars 2022 durant l’occupation de la ville par l’armée russe.

Les enquêtes en sources ouvertes s’opposant sur la narration autour de ce drame étaient d’un côté fournies par un journal mondialement réputé, le New York Times et de l’autre, par des vidéos de propagande pro-russe circulant sur des chaînes Telegram.

Dans cette asymétrie quant à l’autorité de diffusion d’informations, les uns et les autres, avec des mises en forme et des interprétations différentes ont fait circuler des vidéos réutilisant les codes des enquêtes OSINT.

Par exemple, à partir d’une vidéo prise par des soldats ukrainiens, le New York Times indique des cadavres sur le sol. La propagande prorusse utilise des agrandissements de ces mêmes images pour « montrer », au contraire, qu’on apercevrait un cadavre se relever dans un rétroviseur (en fait une goutte d’eau de pluie déformant l’image) ou que les mains des corps ne sont pas celles de personnes mortes.

montage vidéo proposé par Sky News suite au massacre de Boutcha en Ukraine le 30 mars 2022.

Des « empreintes polysémiques »

La théoricienne Aurélie Ledoux a tenté de montrer que, dans le cas de Boutcha, cette opposition entre média traditionnel et propagande découlait d’une logique contre-discursive des enquêtes en sources ouvertes. C’est-à-dire d’une certaine mise en avant de l’OSINT comme contre-discours défaisant les discours officiels et qui peut être facilement récupéré par les discours conspirationnistes et la désinformation.

Elle souligne également la manière dont les informations dans les enquêtes OSINT sont des « empreintes polysémiques » susceptibles d’embrasser différentes interprétations. En effet, autant dans le cas du travail du New York Times que dans celui des vidéos prorusses, il est parfois difficile de voir dans les images ce que les auteurs de la vidéo nous signalent. Ainsi, le spectateur se retrouve parfois face à des photographies satellites agrandies où il ne distingue qu’un pixel plus sombre que les autres, mais dans lequel il est sensé distinguer un cadavre ou un véhicule, par exemple.

La réception que nous avons de ces vidéos dépend de la confiance que nous attribuons à tel média ou au contraire d’une forme de défiance envers les discours d’autorité qui fera préférer à certains les versions « alternatives » et les « narrations toxiques », pour employer une expression du théoricien italien Wu Ming.

La grammaire visuelle de la véridiction

L’usage des techniques d’investigation en sources ouvertes a offert aux journalistes la capacité de remettre en cause les récits officiels et de dénicher des récits qu’ils n’auraient pas pu révéler autrement.

Cependant, on peut constater que cette approche a également nourri la désinformation en conférant une fausse impression de certitude à des affirmations basées sur des documents objectifs et souvent non validés. Il nous semble que cette fausse impression de certitude se fonde sur l’utilisation d’une certaine grammaire visuelle prétendant dire le vrai – que nous avons appelée « grammaire visuelle de la véridiction ».

En effet, les retranscriptions vidéo d’enquêtes OSINT mettent souvent en place un flux temporel bien particulier. Partant d’une situation initiale (par exemple une explosion à instant T), elles remontent le temps et reconstituent les événements point par point afin de nous amener à une situation finale (une affirmation quant à la responsabilité de cette explosion).

Chaque étape s’élabore, comme pour une démonstration scientifique, par saut logique d’une preuve à l’autre, le spectateur suivant le cours du raisonnement scientifique, sans forcément percevoir qu’il s’agit d’une coupe sur la réalité des événements survenus à cet instant et à cet endroit. Cette reconstitution vidéo s’appuie sur un ensemble de formes visuelles constitutives d’une démonstration. Mais il s’agit de formes démonstratives vides permettant un réemploi dans des contextes où la recherche de la vérité n’est pas la préoccupation principale.

Ces formes visuelles se composent d’un répertoire large, mais limité, circulant entre les médias. Nous pouvons relever celles qui sont les plus fréquemment utilisées : les juxtapositions d’images satellites et des vues au sol avec des formes géométriques colorées créant des correspondances entre les deux ; la mise en place de timeline renvoyant à l’esthétique des interfaces des logiciels de montage vidéo ; le recours massif à la modélisation 3D pour restituer des événements dont on dispose ou non d’images ; la présentation de documents comme pour témoigner de l’authenticité des sources mobilisées ; ou encore la constitution de panoramique d’images en assemblant différentes prises de vues.

Une compétition pour le cadrage de la réalité

Cette grammaire visuelle interroge lorsqu’elle est utilisée par le milieu journalistique. Les vidéos OSINT se fondent sur des images qui enregistrent un certain nombre de signes témoignant d’un certain rapport avec le réel. Elles héritent ainsi de toute une tradition considérant que les images sont des preuves, pourtant déconstruite par les travaux universitaires entre autres de Vincent Lavoie ou d’Aurélie Ledoux et Dork Zabunyan.

Comme pour Boutcha, en se focalisant sur un détail des images plutôt qu’un autre, et en les reliant avec différents détails d’autres images ou d’informations, des narrations alternatives sur les événements se mettent en place, se transformant en une mise en scène, en dépit des autres éléments d’analyse.

Une compétition pour le cadrage de la réalité advient, et les enquêteurs OSINT doivent se baser sur l’idée que le monde, les images et les informations qu’ils utilisent peuvent être l’objet de différentes interprétations, mais que la vérité factuelle existe. C’est une ligne de crête sur laquelle ils marchent et qu’ils sont encore en train d’apprivoiser dans le rendu de leurs enquêtes en sources ouvertes.

Ils doivent également en dompter une seconde en ce qui concerne la diffusion des résultats de leur investigation. Il y a en effet un équilibre à maintenir entre l’enchaînement logique et narratif de leurs démonstrations (dont dépend l’attention du spectateur comme l’efficacité du discours) et le dévoilement au public de la « boîte noire » des outils et des choix ayant permis de fabriquer une interprétation des événements aussi rigoureuse que possible.


_Cet article s’inscrit dans la suite des travaux discutés lors d’un festival OSINT coorganisé par les auteurs, avec les associations Après les Réseaux Sociaux et Open Facto, en décembre 2023 à la Gaité lyrique de Paris. La deuxième édition de ce festival se tiendra les 6 et 7 décembre 2024 à la Gaité Lyrique de Paris. _

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