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L’utilisation de l’étoile jaune ou la perte des repères dans une représentation politique en crise

Manifestation à Marseille. Clément Mahoudeau/AFP

L’apartheid a apporté sa plus haute expression historique, étatique, à un racisme systémique conjuguant deux logiques : tenir les Noirs à distance, ne pas vivre avec eux, marquer ainsi une différence irréductible, et les inférioriser, les exploiter dans les mines, les usines ou les champs. Le nazisme a fait de la haine des Juifs une politique d’État, là aussi, visant à détruire systématiquement ses victimes – un génocide, la Shoah. Le racisme et l’antisémitisme ont trouvé dans ces deux expériences majeures leur aboutissement spectaculaire.

Et voici que des manifestants hostiles à la stratégie sanitaire du gouvernement arborent l’étoile jaune, héritière de la rouelle et autres marques d’infamie antijudaïque, instrument de la politique criminelle des nazis et de leurs collaborateurs français. Qu’ils se disent victimes d’un apartheid. Et de surcroît, qu’ils comparent le régime français à la dictature chinoise, parlent de tyrannie, de coup d’État.

Ces formulations extrêmes circulaient sur les réseaux sociaux avant les manifestations du samedi 17 juillet dernier, où elles ont été reprises, y compris par quelques ténors d’extrême droite, ou autres. Elles expriment un faisceau d’inquiétudes et d’indignations qui tournent avec elles à une radicalité quelque peu surréaliste : alors que l’extrême droite française, hier maurrassienne et pétainiste, fut souvent antisémite et raciste, voici que des acteurs dont certains en relèvent ou en sont proches dénoncent l’antisémitisme et le racisme ! Eux aussi, à leur façon, sont dans la perte de sens et de repères.

Parmi les manifestants, et ceux qui se reconnaissent dans leur action, certains sont avant tout hostiles à la vaccination, qui est contraire à leurs convictions ; d’autres au passe sanitaire, où ils voient la mise en œuvre de discriminations immédiates, et, à plus long terme, celle d’un contrôle étatique généralisé, éventuellement au service de la finance pharmaceutique. Se mêle au rejet des mesures proprement sanitaires la critique du pouvoir, en général – une critique, qui n’est pas sans fondement quand elle vise sa communication décrite alors comme fallacieuse ou mensongère, qu’il s’agisse des masques, des tests, de la logistique de la vaccination, etc.

Comment se fait-il que des pans, certes minoritaires, de la population puissent inclure ainsi des protestataires dérivant au point de s’identifier aux victimes des pires crimes historiques ? Comment est-il possible que les mots, les repères perdent tout sens, toute mesure ? Que l’on puisse se référer ainsi à un passé terrifiant, et mettre sur le même plan des questions qui n’ont rien à voir, pour finalement banaliser l’horreur d’hier, instrumentaliser ce que les mots évoquent au service d’une contestation, abuser de l’histoire et des souffrances des millions de victimes du nazisme ou de l’apartheid ?

Contexte de peur et d’insécurité

Il faut d’abord rendre justice à ceux que révulsent ces comparaisons, et qui ont raison de rappeler ce que furent les drames historiques qui sont ainsi manipulés. Mais l’indignation ne suffit pas. Il faut aussi expliquer, ou tenter d’expliquer comment notre société a pu en arriver là.

Il est tentant alors de proposer un raisonnement général, à distance de l’évènement proprement dit, mais qui en apporterait le sens. De ce point de vue, l’appropriation abusive et excessive de la Shoah ou de l’apartheid s’inscrit dans un contexte de peur et de sentiment d’insécurité qui a été inauguré il y a près d’un demi-siècle, dans le reflux du mouvement étudiant et ouvrier de mai 68, et dont on peut dater l’émergence visible, dans l’espace public, avec le rapport Peyrefitte de 1977, « Réponses à la violence ». La France ébauchait alors, après les Trente Glorieuses, une longue mutation au cours de laquelle la confiance dans la science et dans l’idée de progrès s’émousse, où « le présentisme » l’emporte sur le sens de l’histoire, passée et à venir, et où il faut bien apprendre à vivre avec le risque, c’est-à-dire les menaces que constituent des évènements non ou peu prédictibles, dont la probabilité qu’ils surviennent est faible, mais dont l’impact, s’ils se réalisent, est considérable : catastrophe industrielle, nucléaire, volcanique, terrorisme, épidémie…

Un système politique moins adapté

En même temps que s’esquissait l’entrée dans une ère nouvelle, le système politique est devenu de moins en moins adapté, la représentation politique est entrée en crise - on l’a vu avec les abstentions aux élections régionales et départementales de juin 2021 -, les médiations syndicales, associatives se sont affaiblies, et le système institutionnel français a perdu de sa superbe : depuis le milieu des années 80, il n’est question que de crise du modèle d’intégration républicain, dont les promoteurs sont sur la défensive. On découvre que notre éducation nationale ou nos universités sont loin d’être en pointe à l’échelle de la planète, que le pays s’est massivement désindustrialisé, qu’il n’a pas été capable de proposer un vaccin contre la Covid-19.

Le doute et la méfiance s’installent, les fake news frayent leur chemin et réseaux sociaux et chaînes d’information en continu aidant, la confiance vis-à-vis des élites politiques se réduit.

Lors des manifestations contre l’obligation vaccinale. Sebastien Salom-Gomis/AFP

La pandémie nous a rappelé le tragique, elle n’a pas nécessairement réarticulé l’expérience vécue, et en particulier celle des dirigeants, avec l’Histoire – ils n’ont connu ni la Deuxième Guerre mondiale, et la Résistance (ou la collaboration), ni les guerres de décolonisation, et il en est de même pour la plupart des Français : ils laissent faire les manipulateurs de l’histoire faute d’en avoir l’expérience vécue. Ils laissent évoquer les pires épreuves de la part de ceux qui pour se faire entendre essaient de frapper l’imagination à coups d’exceptionnel, de sensationnel, de démesuré.

Ce type d’explication permet de contextualiser les évènements récents, mais présente vite ses limites : on parlait ainsi avant les manifestations de samedi dernier, dont ce discours ne peut expliquer vraiment le contenu et la forme.

Le pouvoir et le peuple

Puisque les manifestants critiquent, sans nuance, le gouvernement, les dérapages doivent être lus aussi, au-delà des généralités, sous l’angle du rapport, ou plutôt du non-rapport qui s’est instauré entre le pouvoir et des pans entiers de la population. Ce qui implique de procéder de l’État vers la société, et de la société vers l’État.

Jamais depuis l’avènement de la Ve République les médiations qui permettent au pouvoir gouvernemental d’être en relation avec les attentes et les demandes sociales, qu’elles soient ou non collectives et structurées, n’ont été aussi inconsistantes. Emmanuel Macron a poussé très loin la logique qui consiste à se passer des partis, des syndicats, des associations, des « corps intermédiaires », ce qui a créé un vide entre le sommet de l’État, et d’éventuelles contestations ou protestations.

Dès lors fleurit d’en haut la tentation de la démocratie participative, qui débouche sur des expériences décevantes, grand débat, conférence citoyenne sur le climat, par exemple. Tout ceci favorise la méfiance, et même si la politique sanitaire française se révèle finalement comme convenable, des pans entiers de l’opinion en notent surtout les carences, les erreurs, la communication défaillante. Du côté du pouvoir, il faut admettre qu’il n’a pas créé les conditions d’un retour à la confiance.

Les contestations contemporaines les plus importantes présentent plusieurs caractéristiques qui les distinguent fondamentalement de celles d’hier. Elles sont lourdes d’une subjectivité éventuellement exacerbée ; chacun veut être maître de sa pensée et de son corps, sans nécessairement accepter ce qui en démocratie est la contrepartie de la reconnaissance du sujet personnel : le fait d’accepter pour autrui ce que l’on exige pour soi-même, et donc aussi d’accepter des règles collectives de la vie en société.

Quand elles véhiculent des dimensions culturelles, elles ont un fort tropisme identitaire pouvant aboutir à des logiques de radicalisation, et d’entre-soi, de fermeture du groupe sur lui-même. De telles logiques sont elles-mêmes propices à la naturalisation de la culture et des identités, et peuvent conduire à « la deep ecology » ou à la tentation de la guerre par exemple des races ou des genres. Elles peuvent aussi comporter un fort substrat religieux.

Enfin, les contestations récentes, on l’a vu avec les « gilets jaunes », peuvent être « horizontales », rétives à toute inscription dans un espace politique classique, à tout traitement politique qui ne serait pas obtenu directement, face au pouvoir ; elles résistent à toute structuration, ne veulent ni leader ni organisation. Ce qui encourage le tout ou rien, le jusqu’au-boutisme, et la pénétration de la violence.

Une société désarticulée ?

À bien des égards, les manifestations de samedi 17 juillet relèvent de ces caractéristiques : référence exacerbée à la subjectivité personnelle, et au corps ; radicalisation et excès ; horizontalité, malgré la présence de quelques personnalités notamment d’extrême droite.

De haut en bas, comme de bas en haut, tout converge pour façonner l’image d’une société qui n’est pas articulée à l’État, d’un État qui ne fait rien pour construire des médiations vers la société.

Se profilent dans la défiance mutuelle, dès lors d’une part des menaces liberticides, que bien des juristes, avocats et magistrats constatent, en même temps que certains parlementaires, et d’autre part des excès langagiers préoccupants, et choquants.

Les excès occupent l’espace que désertent la confiance, les médiations et la capacité de conduire des débats argumentés.

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