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Lynchages de Roms : les mécanismes du stéréotype

Des enfants d'une communauté Rom jouent dans un camp qui a été attaqué le 25 mars à Bobigny, près de Paris. Kenzo Tribouillard/AFP

Ving-huit attaques contre des populations roms ont été comptabilisées fin mars par l’association La Voix des Rroms. Ce collectif a d’ailleurs appelé à une manifestation en solidarité avec ces populations le vendredi 29 mars devant la Mairie de Saint-Denis (93), département où se sont déroulées les agressions les plus récentes.

Ces dernières font suite à des messages circulant en France au sujet d’enlèvements présumés d’enfants par des Roms conduisant une camionnette blanche. Les motifs évoqués ? Viols d’enfants ou « trafics d’organes ».

Or ces rumeurs, suivies d’actes extrêmement graves sont loin d’être récentes ou anodines en France : plusieurs agressions et attaques avaient déjà été commises en 2018, notamment dans l’Essonne (91). Désormais elles se sont intensifiées.

Comment comprendre ces mécanismes psychologiques qui entretiennent et nourrissent la rumeur au point de déclencher de véritables assauts organisés à l’encontre d’une population ?

Le Tzigane voleur d’enfant

Bobigny, Clichy-sous-Bois, Montreuil, Bondy, Colombes, Montfermeil, St Ouen, Champs-sur-Marne, Aulnay et Sevran… Les attaques antitsiganes ont été provoquées par une rumeur raciste « relayée par 16 millions de contenus d’incitation à la haine et au meurtre sur les réseaux sociaux ». Des jeunes en colère s’organisent et se rendent dans les squats et les bidonvilles habités par les Roms. Ils cherchent la fameuse « fourgonnette blanche qui circule entre les villes de Nanterre et Colombes pour enlever des enfants ».

Le prétendu enlèvement d’enfants par des « Tziganes » est un sujet bien présent dans l’imaginaire général : « soyez sage sinon vous serez enlevés par des Tziganes » est une expression souvent utilisée dans plusieurs pays européens pour gronder les enfants. Déjà au début du XVIIe siècle, Miguel Cervantes se plongeait à décrire une héroïne voleuse d’enfants dans La Petite Gitane.

La petite Gitane (F. Coullaut-Valera, 1960). Détail du monument à Cervantes sur la Place d’Espagne de Madrid. Carlos Delgado/Wikimedia, CC BY-ND

Comment ne pas rappeler non plus se rappeler des polémiques suscitées en 2013 par l’histoire de « l’ange blond », au sujet d’une enfant soi-disant kidnappée et retrouvée dans un camp rom en Grèce (et qui s’avérait être une enfant rom d’origine bulgare) ?

Les stéréotypes fluctuent avec le temps

Si certains stéréotypes s’épuisent avec le temps, d’autres que l’on pensait inactifs ressurgissent et se diffusent en fonction des contextes et des relations entre les Roms et la société majoritaire où ils s’établissent.

Une fois mobilisés, ils ont une influence profonde sur les représentations et les imaginaires, et ce même si l’intensité des préjugés dépend du niveau d’éducation.

En France, le niveau général d’hostilité contre les Roms, les Manouches et plus généralement les « Tziganes » a certes légèrement baissé au cours des cinq dernières années mais plus de la moitié de la société française continue de penser que les Roms – et plus spécifiquement les Roms migrants – ne veulent pas s’intégrer en France.

Répondre aux rumeurs

En Ile de France, les Préfectures de police et les maires ont répondu adroitement aux stéréotypes et rumeurs en les réfutant avec des communiqués rappelant l’inexistence d’actes d’enlèvement d’enfants dans les territoires concernés :

« Après vérification auprès des forces de l’ordre, aucun fait avéré ne correspond à ce qui se propage. »

La presse n’a pas été en reste non plus, démontant les clichés et les « faits », explicitant la genèse et l’historique de la rumeur, de « la bêtise » et de sa propagation via les réseaux sociaux.

Enfin l’intervention d’associations est également un moyen de lutter contre les stéréotypes tout comme la mobilisation des personnes concernées elles-mêmes. Leur prise de parole devient alors un instrument puissant qui permet de créer des liens avec l’ensemble de la population et démonte les fake news qui circulent dans les réseaux.

Des femmes Romni se rencontrent pour organiser une initiative en faveur du projet Dream de lutte contre le sida en Afrique (S. Egidio). Stefano Pasta, Author provided

Le poids de la suspicion

Malgré ces efforts et la reconnaissance de faits infondés, la suspicion demeure.

En effet, les phénomènes de propagation de lynchages renforcent finalement encore plus les stéréotypes négatifs sur les Roms.

La mobilisation des associations comme la parole des personnes attaquées est essentielle. Facebook

Il y a quelques années, par exemple, l’anthropologue Sabrina Tosi Cambini a analysé 29 cas de tentative de vol de mineurs de la part de femmes « tziganes » en Italie qui ont fait l’objet d’un processus pénal.

Il s’agit toujours de cas présumés d’enlèvement d’enfant et de tentatives infructueuses. Vingt-trois témoins auraient vu les ravisseurs s’enfuir, sans certitude absolue qu’il s’agisse de « Gitans ».

Six affaires survenues entre 1985 et 2007 et analysées plus en détail par l’auteure, ont abouti à des arrestations et à l’ouverture de procédures et de poursuites. Mais aucune preuve n’a pu être établie et les personnes suspectées ont été relâchées. Comme le démontre la chercheuse, dans ces cas précis, les enfants auraient été enlevés par des individus en lien avec de grands réseaux pédocriminels, ou par des proches. Néanmoins, ce sont d’abord les Roms qui ont été pointés du doigt par l’opinion publique.

Un phénomène de psychose ?

Le stéréotype peut se cristalliser sur de multiples figures comme la femme voleuse d’enfant prise à partie. Dans cette configuration la mère, ou un proche parent de l’enfant, accuse une Romni d’avoir essayé de voler son enfant. Le lieu de la querelle a tendance à être public et bondé (marchés, rues commerçantes). Il n’y a cependant jamais de témoins pouvant attester des faits commis, en dehors des parents et d’autres personnes inconnues dans les environs qualifiées immédiatement de « groupe de Roms » complices, prêts à dissimuler l’enfant si besoin.

Il ne s’agit pourtant pas de « psychose », mais de simples processus de catégorisation qui activent un schéma stéréotypé.

Un stéréotype n’agit pas seulement lorsque les sujets exercent des jugements attributifs et des attributions de culpabilité, mais imprègne l’ensemble du processus cognitif, tant dans les prémisses que dans les inférences, jusqu’à la manière dont l’information est extraite de la mémoire.

Le comportement est interprété du point de vue de l’enlèvement, à commencer par le fait que le récit du plaignant se veut intrinsèquement logique et cohérent, sans éléments contradictoires ; il n’est pas considéré comme faux parce que l’accusé est inconnu de l’accusateur. Dans la logique de ce dernier, il n’y a pas de raisons racistes qui lui fait soupçonner un Rom, ce dernier n’ayant a aucun avantage à accuser un Rom.

Une partie des explications aux lynchages en France aujourd’hui est justifiée par une interprétation raciste, d’extrême droite qui tend à dire qu’il ne s’agit que d’un règlement de comptes entre différents groupes d’immigrés, dont le contact et les frictions ne peuvent que conduire au désordre et à la violence.

Nous sommes loin de la réalité, et une explication plus complexe montre au moins quatre types de mécanismes différents qui alimentent les stéréotypes.

Tableau de Ceija Stojka, représentant les persécutions nazies contre les Roms. Tommaso Vitale, Author provided

« Pas de feu sans fumée »

Le premier mécanisme est ce que la sociologie appelle généralement la « tautologie », pour reprendre le mot de Luc Boltanski. Le simple fait que quelqu’un consacre du temps et de l’énergie à lyncher un Rom apparaît en soi comme une confirmation que la victime a de toute façon dû faire quelque chose de grave sinon elle n’aurait pas provoqué une réaction aussi intense.

Des journalistes de LCI ont ainsi recueilli plusieurs témoignages à ce propos : « Pourquoi voulez-vous que des jeunes s’en prennent gratuitement à des passants en voitures ? » sous entendant que, peut-être, il existe une justification.

La propagation dans l’espace d’actes de lynchage au lieu d’être interprétée par l’opinion publique comme une forme de mimétisme d’un répertoire de violence raciste, est au contraire interprétée comme la confirmation que les Roms ont partout réalisé des actes graves, et qu’ils doivent donc être reconnus comme responsables.

Le blâme des victimes, la parole des plaignants

Le deuxième mécanisme est ce que l’on pourrait appeler « blâmer les victimes ». Il s’agit d’un mécanisme qui fait penser que si les Roms ont une mauvaise image aux yeux de la population, ce serait en raison de leur comportement.

Cette image ne serait ni une généralisation indue, ni une représentation culturelle qui circulerait en absence de preuves de la réalité. Au contraire, ce serait les Roms eux-mêmes qui susciteraient cette image de par leurs actes : menus larcins, mendicité.

Le troisième mécanisme pourrait être défini comme du « réalisme présumé ». Puisque les parents se soucient tellement de leurs enfants, de leur bien-être et de leur sécurité, ils ne peuvent se tromper ou commettre une faute ou un faux témoignage.

Donc s’ils disent qu’un Rom a essayé de voler leur enfant, il faut leur faire confiance. De par leur posture de parents, leur parole et observation seraient fiable, non biaisée et réaliste.

Enfin, un dernier mécanisme est typique de la dynamique performative des rumeurs circulant dans les réseaux sociaux. Le fait qu’un message ne nous soit pas transmis une seule fois par un seul émetteur, mais qu’il continue à nous être envoyé plusieurs fois, « amplifié » par des « chambres d’écho », c’est-à-dire par un plus grand nombre de personnes que nous connaissons, apprécions et aimons, a un puissant effet de légitimation, comme bien étudié par la politiste Caterina Froio.

C’est ce qu’on pourrait appeler un mécanisme de « renforcement social des convictions », typique du régime néo-médiatique dans lequel nous vivons, que les sociologues appellent généralement un « régime post-vérité ».

De jeunes Roms participent à un loto dans une maison de retraite défiant les clichés. Stefano Pasta, Author provided

Primauté des convictions personnelles et des émotions

Nous sommes dans un tel climat de méfiance propice au complotisme qu’il est devenu compliqué d’établir la réalité puisque les autorités traditionnelles (médias, État) elles-mêmes sont questionnées. Cette crise de légitimité des sources a laissé place à une réalité fondée non pas sur des faits établis mais des convictions personnelles et des émotions.

Bien évidemment les individus sont prudents et réflexifs. Mais cela ne suffit pas notamment face à la puissance de la circulation de messages provenant de multiples contacts « amis », les nouvelles « sources » faisant autorité.

L’une des enquêtes les plus approfondies à ce sujet, conduite par Stefano Pasta, montre comment l’environnement numérique et les réseaux sociaux – marqués par l’augmentation de la rapidité de la pensée, par le rôle des images et des mèmes, par la banalisation des contenus et par de nouveaux canons de l’autorité (le nombre de like et de share) – favorisent une attitude « cyber-stupide », ou superficielle par rapport au résultat de nos actions en ligne.

L’effet de marge

Le producteur que chacun d’entre nous est devenu, smartphone à la main, joue un rôle très efficace dans le renforcement social des stéréotypes. Et chacun entre nous est particulièrement exposé à ce que le sociologue Christopher Bail appelle « l’effet de marge ».

Il montre que les informations, opinions les plus extrêmes et les plus radicales deviennent les plus visibles et créent une attraction gravitationnelle qui restructure les contours du sujet en cause, brouillant les mécanismes logiques.

Outre la pensée critique il nous faut donc aujourd’hui redonner la parole aux Roms concernés et faire l’effort de comprendre l’articulation entre l’autorité des institutions et la réalité de faits ancrés dans l’histoire, ainsi que les responsabilités de chacun dans la production de l’information et de son interprétation.

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