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Managers intermédiaires et « gilets jaunes », une seule et même lutte ?

Les managers de proximité souffriraient des ordres venus de supérieurs déconnectés des réalités de leur travail. Halfpoint / Shutterstock

Depuis plusieurs semaines le mouvement des « gilets jaunes » interroge les politiques comme les journalistes. De très nombreux articles et émissions commentent et cherchent à comprendre l’origine, les causes et les conséquences de ce mouvement. Ce mouvement, né d’une réaction à la montée des taxes sur le carburant apparaît de plus en plus comme le symbole d’une crise majeure marquant la fin d’une époque et l’entrée dans un nouveau monde non compris par ceux qui nous dirigent.

Une des particularités de ce mouvement est qu’il n’est pas porté par une frange spécifique de la population, comme la crise des banlieues en 2005 ou même le mouvement étudiant et ouvrier de 1968. Ce mouvement rassemble des acteurs venant de groupes sociaux différents et réunis autour de ce qui communément appelée la classe moyenne. Ce terme, dont on ne sait pas véritablement définir les contours, est employé pour classer des individus qui se vivent comme ni vraiment riches, ni vraiment pauvres et jouent finalement les intermédiaires entre deux mondes quant à eux clairement identifiés.

Les managers intermédiaires, un groupe hétérogène

En bonne chercheuse en management que je suis, cette particularité m’amène à faire le rapprochement avec un mouvement moins visible, mais tout aussi profond qui touche cette frange du milieu de l’entreprise que sont les managers de proximité. Groupe tout aussi hétérogène que la classe moyenne dans la société civile, ces managers sont eux aussi des intermédiaires pris entre les collaborateurs à qui ils donnent des directives et des top managers dont ils doivent mettre en œuvre les directives.

Alors que la critique de la politique de l’entreprise émanait jusqu’à présent plutôt des salariés, aujourd’hui, ces managers de proximité et tout particulièrement ceux qui gèrent des cadres « autonomes » se rebellent aussi. Un fort mouvement de contestation contre ceux qui les dirigent est perceptible au sein de cette population. Comprendre cette contestation et les pistes envisagées pour y répondre pourrait peut-être contribuer à renouveler la réflexion sur les réponses à apporter au mouvement des gilets jaunes.

Sentiment d’inutilité

Selon une étude OpinionWay pour la Maison du Management parue en 2018, 41 % des managers estiment aujourd’hui que leur fonction est inutile dans le monde du travail actuel. Une étude plus qualitative que nous avons menée entre 2013 et 2018 au sein du Club Digitalisation et Organisation de l’Anvie (Association nationale de valorisation interdisciplinaire de la recherche en sciences humaines et sociales auprès des entreprises) auprès de managers de grandes entreprises françaises souligne que, si la fonction est perçue comme inutile, c’est parce que sa mise en œuvre est vécue comme impossible dans les organisations actuelles.

Les managers de proximité font un constat tout simple : l’encadrement du travail des collaborateurs se fonde sur le Command & Control, c’est-à-dire la planification et le contrôle des tâches, qu’ils jugent totalement contreproductif et inefficace au regard de l’évolution des pratiques de travail (polyvalence, adaptation, etc.) et du niveau de qualification des équipes (niveau de formation plus élevé, autonomie, etc.). Or, c’est ce mode de management fondé sur le reporting, le contrôle et la structuration stricte des processus qui est affirmé comme légitime par leurs supérieurs, le top management, et qu’ils doivent appliquer à leur équipe. D’où l’impression chez ces managers de proximité d’une déconnexion forte des dirigeants avec la réalité de la pratique de travail et le sentiment que leur fonction est intenable.

Une contestation en forme de désengagement

Aussi, pour ces managers la tension entre les modalités d’encadrement qu’ils mettent aujourd’hui en œuvre dans leurs équipes et les contraintes exercées par leurs propres hiérarchies structurées autour du Command and Control est insupportable. Un fort mouvement de contestation est perceptible au sein de cette population, soit de façon affirmée et découverte au regard de l’entreprise (mouvement des Hackers-Makers), soit de façon sourde avec le développement du slashing (cumul de plusieurs emplois) et le désengagement progressif de ces acteurs de l’activité. De nombreux ouvrages se font l’écho de cette frustration voire colère et sont aujourd’hui de véritables best-sellers (voir le succès de « Bullshit Jobs » de David Graeber ou de « La comédie inhumaine » de Nicolas Bouzou et Julia de Funès par exemple). Ce mouvement infuse imperceptiblement : toujours selon la même étude OpinionWay, 62 % des salariés aujourd’hui ne cherchent pas à devenir managers.

Face à cette situation, comment réagir quand on est dirigeant d’entreprise ? Deux voies sont possibles. La première est la position autoritaire. Cette position repose sur deux piliers : premièrement, la réaffirmation de la pertinence du management fondée sur le Command and Control avec un renforcement des procédures centralisatrices et un rappel à l’ordre des managers de proximité sur leurs rôles. Deuxièmement, l’endoctrinement autour d’opérations de séduction fondées sur le Marketing RH en proposant aux managers de proximité de nouveaux espaces de travail superbes centrés sur la convivialité, la flexibilité, le jeu, etc.

Remobiliser autour d’un projet commun

Cette position autoritaire est difficilement tenable sur le long terme, d’une part parce que les salariés ne sont pas des idiots et qu’ils savent décrypter une bonne partie des techniques marketing mises en œuvre, d’autre part parce que l’entreprise, en renforçant le contrôle, fait fuir tous les « bons » managers de proximité qui savent mobiliser les salariés. Cette fuite impacte inévitablement ce potentiel d’innovation dont l’entreprise a cruellement besoin pour continuer à exister sur les marchés.

La seconde voie est plus risquée, mais probablement plus rentable sur le long terme : il s’agit de revenir aux fondements du projet d’entreprendre qui porte l’entreprise. C’est cette seconde voie qui est prônée en particulier par les travaux du Collège des Bernardins sur la refondation de l’entreprise. Comme l’évoque Blanche Ségeste, professeur à l’école Mines-ParisTech, « l’entreprise n’est pas seulement un lieu de production, une entité commerciale, c’est un dispositif de création collective. Elle naît de la volonté de construire un futur souhaitable. Il ne s’agit donc pas d’administrer la société, mais de penser un nouvel usage des ressources ». En somme, il s’agit de refonder l’autorité du management non pas sur les procédures et l’institution elle-même mais autour du projet qui a conduit un collectif d’acteurs à travailler ensemble pour atteindre un but commun.

Face à cet autre mouvement du « milieu » qu’est celui des gilets jaunes cette seconde voie ne pourrait-elle être une source d’inspiration pour ceux qui dirigent la nation ?

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