Depuis cinq ans, GANGS, un projet financé par le Conseil européen de la recherche et dirigé par Dennis Rodgers, étudie les dynamiques des gangs à l’échelle mondiale. Quand on étudie le phénomène de manière nuancée, en s’affranchissant des stéréotypes et du mépris habituels, les gangs et les gangsters peuvent nous permettre de mieux appréhender le monde dans lequel nous vivons.
Steffen Jensen nous raconte l’histoire de Marwan, dont la vie dans les Cape Flats (quartiers situés à l’est de la ville du Cap) reflète en creux celle de l’Afrique du Sud depuis 1950 : apartheid, guerre des gangs, pauvreté. La damnation et la rédemption sont au cœur de son récit, indissociables de son implication dans les gangs.
Par un matin nuageux de mai 2019, je vais chercher Marwan chez lui, dans les ruelles de Heideveld, l’un des townships du Cap. En Afrique du Sud, depuis l’apartheid, régime de ségrégation raciale, le mot township désigne des quartiers habités par les populations de couleur. J’y mène une enquête de terrain sur les gangs de façon intermittente depuis plus de vingt-cinq ans.
Beaucoup de choses ont changé au fil des ans, mais la violence des gangs au Cap est toujours aussi déprimante. Dans l’un des townships où j’enquête depuis 2018, plus de 160 personnes sont mortes depuis mon dernier séjour, l’an dernier. Il y a des gangs dans presque tous les townships et c’est entre autres pour cela que Cape Town reste l’une des villes les plus dangereuses du monde.
À soixante ans, Marwan respire l’autorité. Il approche de ma voiture et me salue dans sa tenue islamique bleu clair. Bien qu’il ne soit pas particulièrement grand, il est mince et baraqué, son regard intense contraste avec sa voix douce.
Nous sommes en plein Ramadan et il me dit qu’il est heureux de me voir, bien qu’il soit très occupé car il va bientôt se marier avec sa nouvelle compagne, qui est beaucoup plus jeune que lui, et passer dix jours en prière à la mosquée.
Nous décidons de nous asseoir dans un parc voisin, et nous entamons ce qui sera en fait un entretien de huit heures au cours duquel il me racontera sa vie, à sa manière : « C’était un mardi (je m’en souviens encore). Je portais une veste orange… »
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Un microcosme de l’histoire récente de l’Afrique du Sud
La vie de Marwan est, à bien des égards, un microcosme de l’histoire récente de l’Afrique du Sud. Il est à la fois le fruit de l’apartheid, de sa politique et de ses lois racistes, comme le déplacement des populations non caucasiennes du centre du Cap vers les barres d’immeubles des Cape Flats, et de la période d’instabilité qui a suivi l’apartheid, avec des taux de criminalité et de violence très élevés.
Marwan a grandi dans les quartiers défavorisés des Cape Flats, après que sa famille a été expulsée du centre-ville du Cap dans les années 1960, comme des dizaines de milliers d’autres. À seize ans, au milieu des années 1970, il a commencé à vendre de la drogue et s’est rapidement fait une réputation, ce qui lui a permis d’agir en étant relativement indépendant des gangs.
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Son récit rappelle le rôle critique que le trafic de stupéfiants a joué dans l’organisation des gangs à partir du milieu des années 1970. Avant cela, son importance était marginale. Les gangs étaient le plus souvent des groupes d’autodéfense qui protégeaient leur quartier dans l’environnement hostile des nouvelles banlieues. Mais quand le Mandrax a fait son apparition, vers 1975, il a radicalement transformé la nature des gangs et leur recours à la violence.
La vie avec les Terrible Joosters
Marwan a rejoint l’un des gangs d’Heideveld, les Terrible Joosters, et commencé à vendre de la drogue. Sa réputation a grandi en parallèle de la leur, car il excellait dans les vols et effractions. Il s’est allié à des réseaux criminels plus importants, dans la ville voisine de Bridge Town, où le gang des Americans avait le vent en poupe.
Au cours de notre entretien, il décrit une année de folie où il a tiré sur un policier, puis une descente aux enfers dans la drogue et la violence des gangs. Marwan a même tiré sur un membre de son propre réseau, et justifie son geste par le fait que sa victime les aurait trahis pour le compte des Americans. En 1982, il a été condamné à une lourde peine de prison.
Avant sa condamnation, il avait déjà passé une bonne partie de la fin de son adolescence et de la première partie de sa vingtaine en prison. Comme pour son arrivée dans le trafic de drogue, son parcours carcéral est symptomatique de l’évolution de la dynamique des gangs du Cap, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur des prisons.
Les gangs des prisons et ceux des rues entretiennent des relations complexes depuis leur émergence dans les années 1940. Les établissements pénitentiaires sud-africains sont en partie régis par un vaste système de gangs construit autour du mythe de la résistance à l’apartheid et aux lois racistes, et d’une logique de contrôle des Nombres, en référence aux trois principaux gangs, les 26, 27 et 28.
Ces gangs occupent des fonctions différentes au sein de la hiérarchie carcérale, régie par la violence des codes qui s’exercent au sein des prisons, contre les gardes ou contre les prisonniers ne faisant pas partie d’un gang. Grâce à ses relations avec des personnes affiliées à des gangs et des trafiquants de drogue, à l’intérieur et à l’extérieur de la prison, Marwan a rapidement intégré le gang des 26 et gravi les échelons jusqu’à en devenir l’un des chefs.
La durée de vie limitée des gangsters
À sa sortie de prison, en 1998, la vie de Marwan est devenue inextricablement liée à la « guerre des gangs » de Cape Flats à la fin des années 1990 et au début des années 2000. Cette guerre contre ses anciens ennemis, les Americans, n’a épargné aucun quartier de la ville, et a été bien plus brutale que celles auxquelles il avait été mêlé jusqu’alors.
En 1999, déjà, il me disait qu’il trouvait que les jeunes n’avaient rien dans la tête : « Au mieux, ils se font un nom. Mais ils sont dans un gang, et ils vont mourir. » Cette dimension générationnelle explique que la plupart des gangs tiennent, au mieux, une dizaine d’années. Les personnes que Marwan côtoyait à la fin des années 1990 étaient les descendants, et souvent les fils, des gangsters de sa génération.
Les gangsters ont souvent une durée de vie limitée, après laquelle ils sont soit en prison, soit au cimetière, soit affligés de graves problèmes de santé liés à une vie difficile, à la violence et la toxicomanie. Les plus chanceux réussissent à quitter l’univers de la criminalité.
Marwan fait partie de ceux-là. La quarantaine passée, de plus en plus épuisé, il a entrepris une conversion religieuse qui lui a permis de laisser derrière lui sa vie criminelle au milieu des années 2000.
Sa vie est empreinte de violence mais aussi, de grands principes comme l’amitié, la solidarité, la justice et l’envie de damer le pion à l’État raciste de l’apartheid. Le parcours de Marwan donne une vision privilégiée de la pègre capétonienne et de la manière dont celle-ci a influencé, et été influencée par, les structures politiques du pays.
Comment je suis devenu chroniqueur de la guerre des gangs
Ces retrouvailles en 2019 m’ont rappelé notre première rencontre, 20 ans plus tôt, en décembre 1998.
Il venait de purger une peine de dix-neuf ans de prison pour vol, violences, trafic de drogue et tentative d’assassinat sur un représentant des forces de l’ordre. Marwan était le beau-frère de Shahiedah, ma meilleure amie au Cap.
Je faisais mes recherches de doctorat sur la dynamique des gangs et, au cours des mois suivants, tout à fait incidemment, Marwan a joué à distance le rôle d’ange gardien en m’aidant à me déplacer dans les territoires très violents et instables des gangs du Cap après l’apartheid, à une époque où la guerre des gangs aux Cape Flats s’intensifiait.
Je me souviens notamment d’avoir dit un jour à Marwan que j’allais interviewer leurs rivaux, les Americans. Marwan – et presque tous mes autres interlocuteurs – étaient des New Yorkers, opposés aux Americans dans un vaste conflit pour le contrôle du marché de la drogue dans une ville en plein bouleversement, suite à l’abrogation de l’apartheid en 1991.
Cette transition politique a été explosive et l’État, en pleine mutation, a eu du mal à trouver ses marques, notamment pour juguler l’explosion de la violence et de la criminalité. Le taux de meurtres a grimpé en flèche et les attentats à la bombe sont devenus monnaie courante. Si ma mémoire est bonne, le 2 janvier 1999, le journal Cape Argus a publié le bilan des violences et de l’impuissance des forces de l’ordre l’année précédente : 668 attentats, 118 arrestations… et aucune condamnation.
Cela a créé un sentiment général de peur et d’incertitude.
Marwan avait entendu parler de mes entretiens avec ses rivaux. Il m’a regardé et m’a dit gravement, sans aucun contexte ni explication : « Dans un conflit comme celui-ci, la neutralité n’existe pas. Chacun doit choisir son camp. » « Toi aussi ? », lui ai-je demandé. « Moi aussi. Tout le monde ! »
Je pense qu’il voulait dire que mon récit ne pouvait pas être « neutre ». Je devais adopter le point de vue d’un gang, et c’est ainsi que je suis devenu l’historien de la guerre que les New Yorkers ont menée (et fini par perdre).
Une histoire de rédemption
Même si nous discutions régulièrement chez Marwan, je n’ai jamais réussi à l’interviewer formellement lors de mon séjour au Cap en 1998 et 1999. Il était toujours en vadrouille, pour faire des courses, aller chez le médecin, voir sa mère et me posait régulièrement des lapins. Je l’ai vu épisodiquement lors de mes visites dans les années 2000 et 2010, mais uniquement pour le saluer et prendre de ses nouvelles.
Quand je suis retourné en Afrique du Sud en 2019 dans le cadre du projet GANGS, j’étais donc bien décidé à ne pas le laisser filer entre mes doigts et à le convaincre de me raconter son histoire.
Marwan est un conteur né. Mais au-delà de la richesse empirique de son récit et de ce que cela m’apprenait plus généralement sur la dynamique des gangs au Cap, j’étais frappé par le contrôle total qu’il exerçait en permanence sur son récit.
Il se rebiffait dès que j’essayais de faire avancer les choses, quand il se perdait dans les détails ou si je suggérais de passer à autre chose : « Attends, je veux qu’on fasse ça bien », me disait-il. « Le reste, j’en parlerai le moment venu. »
Un jour qu’il me parlait d’une affaire dans laquelle il avait été mêlé, et où on l’a accusé d’avoir tiré sur un policier, il m’a dit :
« Même avec le meilleur avocat ou la meilleure défense du monde, c’est ce que tu dis et les réponses que tu donnes qui décident de ta culpabilité. C’est ça, le plus important. La manière dont tu racontes les choses. Ce que je pensais, ce que j’avais dans la tête, tout ce qu’on décrit pour que le juge visualise les choses. Quand on ne visualise pas, c’est pas la vérité ! »
Quelle perspicacité ! Et, à bien des égards, sa capacité à me faire visualiser ce qu’il avait vécu s’appliquait à l’ensemble de son récit, un récit fortement empreint de rédemption et de salut. Selon lui, le tournant décisif est survenu quelques années après sa sortie de prison. Il préparait un braquage avec des amis mais il s’est désisté au dernier moment.
« Ils [sont venus] confirmer l’heure du rendez-vous. Je leur ai répondu : “Vous savez quoi ? J’ai changé d’avis.” “C’est quoi, cette histoire ?” “J’ai changé d’avis. Faites-le tous les deux. Moi, j’y vais pas.” “Pourquoi ?” “J’ai pas de raison précise. C’est mon choix, c’est tout.” Ils sont partis, et je ne les ai jamais revus. »
Marwan est convaincu que cette décision lui a sauvé la vie, car ses deux amis sont morts dans les semaines qui ont suivi. L’un a été retrouvé pendu ; l’autre, dans le coffre d’une voiture incendiée. Marwan pense qu’Allah lui a envoyé un message, même s’il ne s’en est pas rendu compte à l’époque. C’est le grand tournant de son récit, le moment où il accueille enfin Allah en lui et se détourne de la criminalité.
Même si je sais, grâce aux entretiens que j’ai menés avec sa famille, que cette décision n’a été, au mieux, que partiellement respectée, dans la mesure où il a continué à se livrer au trafic de drogue et été ensuite impliqué dans des actes d’une violence atroce, Marwan présente cette conversion religieuse comme le moment où il s’est engagé sur la voie de la rédemption. Ce qu’il raconte ensuite de sa vie tourne surtout autour de la piété, des jours et des nuits passés à la mosquée, et de sa réputation croissante de membre respectable, quoique circonspect, de la communauté musulmane.
Des os solides
Ses rechutes dans le crime montrent-elles que sa rédemption était illusoire, et qu’il se moquait de moi ? C’est tout à fait possible, comme c’est souvent le cas dans ce genre de confession, surtout si l’on considère la nature très ambiguë et polémique de bien des activités auxquelles Marwan s’est livré au fil des ans. Mais plutôt que d’y voir un tissu de mensonges et d’exagérations, peut-être peut-on aussi se dire que ces incidents, incompatibles avec la notion de rédemption, suggèrent plutôt la coexistence de différentes morales.
L’une des valeurs essentielles dans les Cape Flats, c’est la notion de sterk bene (des « os solides ») qui renvoie, selon l’anthropologue sud-africaine Elaine Salo, à la capacité à endurer et résister aux humiliations, à la violence et aux injustices d’une société raciste. Le terme, né dans les prisons pour décrire le genre d’« homme dur » que Marwan a tenté d’incarner tout au long de son récit, même après sa conversion religieuse, est souvent lié à la criminalité.
Sa « rédemption » et ses « os solides » peuvent alors être appréhendés comme deux principes moraux qui coexistent et sont parfois en concurrence. Mais Marwan dirait peut-être que pour survivre dans les Cape Flats, l’un ne va pas sans l’autre.