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Matériel médical : les effets secondaires de la guerre commerciale sino-américaine

L'instabilité des relations commerciales sino-américaines pèse de plus en plus sur les chaînes d'approvisionnement en matériel médical. Brendan Smialowski / AFP

La nouvelle est tombée le 2 avril dernier. Des masques commandés par des collectivités locales françaises à des entreprises chinoises ont été « rachetés sur le tarmac » par des importateurs américains avant leur livraison en France, en cash et à des prix parfois deux fois supérieurs.

De telles pratiques soulignent toutes les difficultés à garantir des approvisionnements internationaux en matériel médical d’urgence en période de pandémie, en particulier quand le pays le plus riche et le plus affecté par celle-ci en manque cruellement. « À la guerre comme à la guerre ! » pourrait-on dire.

Sauf que derrière ces comportements opportunistes se cache bien plus que le changement de doctrine des autorités américaines en matière de fourniture de masques ou de gestion de la hausse exponentielle du nombre de cas et de décès aux États-Unis.

Il est en effet une autre guerre, commerciale celle-là, qui a profondément exacerbé les tensions actuelles sur les approvisionnements en matériel médical d’urgence. Et contrairement à ce qu’on pourrait penser, la trêve annoncée en décembre dernier entre la Chine et les États-Unis n’y changera rien.

La Chine, un fournisseur incontournable

Au déclenchement de la guerre commerciale, les États-Unis étaient déjà relativement dépendants de leurs importations en matériel médical, notamment, en provenance de Chine (le montant total tous pays confondus était de 22 milliards de dollars en 2019).

L’avion New England Patriots livre un stock de masques N95 en provenance de Shenzhen en Chine à l’aéroport Logan International Airport de Boston le 2 avril dernier. Maddie Meyer/AFP

La structure des importations américaines de matériel médical laissait apparaître en effet une situation déjà préoccupante pour la sécurité sanitaire en cas de rupture d’approvisionnement. Par exemple, la part des importations américaines en provenance de Chine en équipement de protection individuelle était de 72 %, celle des importations de lunettes de protection était de 55 % et celle de couvre-chefs médicaux jetables de 52 %.

De plus, même au niveau du matériel médical de haute technologie, cette part était relativement élevée : 25 % des importations de systèmes d’échographie, 23 % des dispositifs d’imagerie médicale (tomographie assistée par ordinateur) et 12 % des concentrateurs d’oxygène provenaient de Chine.

Inévitablement, le volume des importations en jeu était non négligeable et laissait apparaître des déficits potentiellement importants dans la balance commerciale américaine. Ces déficits ont été combattus tous azimuts et sans distinction par des hausses de tarifs douaniers visant à limiter les importations américaines, comme pour tous les autres types de déficits commerciaux.

Une désorganisation des approvisionnements

Selon le président des États-Unis, Donald Trump, la guerre commerciale sino-américaine déclenchée en 2018 était censée améliorer la situation économique américaine en réduisant le déficit commercial bilatéral abyssal. Sur la question des approvisionnements américains en matériel médical comme sur d’autres, elle a pourtant eu l’effet inverse.


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Les hausses de tarif successives, via l’activation de la section 301 de la loi commerciale américaine de 1974, ont ainsi produit une situation relativement contrastée selon le type de matériel médical.

Pour certains d’entre eux, le tarif est toujours nul aujourd’hui : les masques respiratoires, sondes et autres respirateurs artificiels rentrent toujours aux États-Unis sans aucun droit de douane.

Mais pour de nombreux autres cas, le tarif douanier a fortement augmenté : 15 % pour les équipements de protection personnelle, les lunettes de protection, et le matériel de protection médicale (gants, etc.).

Une hausse jusqu’à 25 % a été appliquée pour le matériel plus technologique comme les thermomètres, le gel hydroalcoolique, les couvre-chefs médicaux jetables et surtout pour le matériel de haute technologie comme les systèmes d’échographie, les concentrateurs d’oxygène, les équipements à rayons X ou encore les équipements d’imagerie médicale de tomographie assistée par ordinateur.

Dans sa course au leadership technologique contre la Chine, l’administration américaine n’a pas fait dans le détail.

Le résultat ne s’est pas fait attendre. Au niveau global, les importations américaines de matériel médical en provenance de Chine ont chuté de 16 %, quand, dans le même temps, celles en provenance d’autres régions du monde ont augmenté de 23 %.

En cause, la hausse des besoins en matériel du fait du vieillissement de la population américaine, entre autres. On a donc assisté à des détournements de flux sans réelle chute des importations. Une hausse des importations en provenance de Chine n’a d’ailleurs pas pu être empêchée en ce qui concerne les concentrateurs d’oxygène (+53 %) et les équipements à rayons X (+45 %) par exemple.

Les importateurs américains ont donc usé de toute leur intelligence et de tout leur pouvoir pour réorganiser leurs approvisionnements, ce qui a déjà fragilisé les chaînes en question et augmenté le degré de concurrence avec les autres importateurs du même type de matériel.

Des voix se sont bien sûr élevées, y compris au sein même de l’administration américaine, pour critiquer cette politique pour le moins dangereuse pour la sécurité sanitaire aux États-Unis. On estime en effet qu’il aurait fallu au moins deux années pour réorganiser complètement les filières d’approvisionnement. Nous y sommes…

Peut-on vraiment parler de trêve commerciale ?

La trêve commerciale annoncée en décembre dernier n’y changera pas grand-chose. La phase 1 de l’accord entre la Chine et les États-Unis, signée le 15 janvier 2020, maintient en effet de nombreux tarifs sur les 360 milliards de dollars d’importations américaines concernées. Elle permet toutefois la baisse des tarifs sur 26 % de leurs importations totales de matériel médical tous pays confondus (y compris du matériel non critique pour la lutte contre la pandémie).

Le président des États-Unis, Donald Trump, et le vice-premier ministre chinois Liu He se serrent la main suite à la signature d’un accord commercial, le 15 janvier 2020. Saul Loeb/AFP

Mais, au total 1,1 milliard de dollars d’importations subissent encore un tarif à 25 %, et seulement 3,3 milliards de dollars d’importations américaines en matériel médical ont vu leur tarif baisser de 15 % à 7,5 %, notamment dans les équipements de protection personnelle.

La crise du coronavirus est actuellement à l’origine d’une explosion de la demande mondiale pour du matériel médical. En parallèle, certains pays producteurs de matériel, en particulier au sein de l’Union européenne, restreignent à leur tour leurs exportations.

Des pénuries et des hausses drastiques de prix sont à prévoir, car les volumes demandés par les États-Unis sont sans commune mesure avec ceux demandés par les autres pays. Cela explique d’ailleurs au premier chef le comportement des acheteurs américains face à leurs concurrents étrangers : leurs paiements cash sécurisent la trésorerie des exportateurs chinois, eux-mêmes fortement désorganisés et fragilisés par le confinement.

Les autorités américaines ont même relâché certaines limites aux importations en provenance de Chine, très discrètement il est vrai, le 10 mars et le 12 mars derniers. Mais les États fédérés se vivent eux-mêmes en concurrence pour l’achat de ces matériels, et les tensions sont encore plus exacerbées à mesure que la pandémie se développe aux États-Unis et que le président refuse d’impliquer davantage le gouvernement fédéral, par idéologie.

Le libre-échange et surtout sa sortie brutale se paient aussi à coup de ruptures dans les chaînes d’approvisionnement, de concurrence entre les clients les plus riches pour l’accès aux produits, et de restrictions aux exportations.

Que se passera-t-il dans l’après-confinement ? Faut-il craindre une rupture des approvisionnements des médicaments courants, due à une potentielle augmentation des stocks des pays riches et à une très probable relocalisation de l’industrie pharmaceutique ?

Un véritable changement de paradigme ne pourra faire l’économie d’un changement profond des règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Il ne pourra pas se faire non plus sans une coordination internationale encore plus étroite entre les États. Mais la guerre commerciale et la dislocation de l’Union européenne n’arrangent rien sur ce point non plus.

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