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Mayotte : comment la France a fragmenté le droit de la nationalité

Femmes dans la banlieue de Mamoudzou, Mayotte. Jordan Ajouaou, Author provided (no reuse)

Mayotte est le département français d’outre-mer le plus durement frappé par la crise du Covid-19, sur le plan sanitaire comme sur le plan social. On estime à 84 % la population sous le seuil de pauvreté et un ménage sur trois n’a pas accès à l’eau courante. Certains soutiennent que ces profondes inégalités sont dues à une immigration continue et incontrôlée, originaire de l’archipel voisin des Comores.

Carte des Comores et de Mayotte. Wikimedia, CC BY

Cette conviction que l’« immigration » est source des maux mahorais a conduit à la promulgation d’une nouvelle loi en septembre 2018 qui vient fragmenter le droit de la nationalité. Celle-ci pose une condition qui ne s’applique qu’à ce département français de l’océan Indien : celle du séjour légal d’au moins un des deux parents au moment de la naissance pour que leur enfant puisse, à partir de ses 13 ans, devenir Français.

Ainsi, depuis mars 2019, les enfants nés à Mayotte n’accèdent pas à la nationalité française dans les mêmes conditions que les enfants nés ailleurs sur le territoire français.

Si Mayotte connaît de nombreuses « exceptions » en matière de droits des étrangers, c’est le seul département où les conditions d’accès à la nationalité en France sont, de par la loi, différentes, et ce malgré les questions que cela a soulevé en termes de constitutionnalité.

Dans le cadre du projet européen EU Border Care j’ai mené en 2017 des recherches à Mayotte sur l’accès aux soins des femmes comoriennes.

Leurs parcours racontent une autre histoire que celle d’une immigration supposée massive et continue.

Une régularisation très difficile

Alors que 48 % de la population à Mayotte relève de la catégorie des étrangers (95 % sont Comoriens) et que près de la moitié d’entre eux sont estimés être sans papiers, parmi les 40 femmes comoriennes que j’ai rencontrées la plupart résidaient à Mayotte depuis de longues années, en moyenne 10,7 années. La majorité était en situation irrégulière, un tiers possédaient un titre de séjour, le plus souvent d’une durée d’un an, et quelques-unes disposaient d’un récépissé de la préfecture. Loin des clichés d’une invasion migratoire, s’il y a autant de personnes sans-papiers à Mayotte c’est qu’il y est particulièrement difficile de régulariser sa situation administrative.

Bangas, maisons faites de tôle près de Mamoudzou. Jordan Ajouaou, Author provided

Les barrières à la régularisation sont multiples et elles commencent avec l’arbitraire accès au bâtiment de la préfecture, régulé par des agents de sécurité. Faida, une jeune femme de 24 ans, explique :

« Si tu veux rentrer là-bas c’est la galère, il y a beaucoup de monde. Tu fais la queue 4 jours tu n’arrives même pas à rentrer là-bas. »

Il faut également évoquer le coût de ces procédures – 340 euros pour une première demande de titre de séjour et 269 euros pour son renouvellement – alors même que quatre ménages sur dix vivent dans des maisons en tôle. Malgré ces obstacles, certaines femmes parviennent à régulariser leur situation, mais elles sont généralement contraintes à renouveler (et donc payer) leur titre de séjour chaque année, sans pouvoir bénéficier d’une carte de résident qui serait valable 10 ans.

Femme se rendant à la rivière pour faire sa lessive. Jordan Ajouaou, Author provided

Là aussi, une condition additionnelle a été introduite spécifiquement pour Mayotte : les parents ou conjoints de Français, qui normalement peuvent demander une carte de résident au bout de trois années de séjour régulier, doivent, à Mayotte, apporter la preuve d’un emploi à temps plein et des revenus correspondant.

Cette condition, dans le contexte socio-économique de Mayotte, est rédhibitoire. Imani, arrivée à Mayotte il y a plus de 15 ans a ainsi renouvelé son titre de séjour sept fois sans jamais pouvoir déposer une demande de carte de résidente. Beaucoup de femmes ne trouvent d’emplois que dans l’économie informelle (ménages, vente sur les marchés, restauration) et pour celles qui obtiennent un contrat leur emploi est généralement à temps partiel.

Le spectre de l’extrême droite

Les inquiétudes de l’élite mahoraise quant à la marginalisation sociale et économique de Mayotte au sein de l’ensemble national français semblent légitimes au regard des conditions de vie sur l’île.

Mais cette bataille pour une intégration plus juste au sein de l’État français se fait en grande partie sur le dos d’une population maintenue dans l’irrégularité, alors même que les origines et les appartenances des uns et des autres sont plus fluides et complexes que les catégories administratives ne le suggèrent.

Malgré leur opposition à l’immigration, il n’est pas rare d’entendre les Mahorais parler des « cousins comoriens » ce qui reflète non seulement les liens culturels, économiques et sociaux, mais également les histoires familiales qui souvent se déploient à travers l’archipel.

Malgré ces liens, la stigmatisation des Comoriens a nourri une certaine affinité politique avec l’extrême droit. Le soutien au parti de Marine Le Pen a ainsi été plus marqué à Mayotte qu’en métropole avec 42,85 % des votes au second tour des élections présidentielles de 2017 (contre 33,9 % au niveau national) et un soutien remarqué dans certaines communes du sud de l’île comme à Bouéni (65,63 % au second tour).

Ces ressentiments semblent d’autant plus exacerbés que l’inclusion de l’île dans l’ensemble national français peut paraître précaire. Les parlementaires mahorais s’en inquiètent et ont l’initiative en 2018 d’une tribune visant à rappeler au gouvernement que « Mayotte est une chance pour la France ».

Défendre les droits des personnes migrantes à Mayotte est ainsi une entreprise difficile car les associations engagées sur ce front sont à leur tour stigmatisées, accusées d’empêcher le développement de Mayotte. Faire le jeu de l’extrême droit n’est toutefois pas moins dangereux car avec la répression accrue des mobilités locales les traversées deviennent de plus en plus dangereuses et le risque létal est avéré.

Les morts de l’océan Indien

Depuis l’instauration du visa Balladur en 1995 pour les Comoriens souhaitant se rendre à Mayotte, les traversées, jusqu’alors habituelles, doivent dorénavant se faire de manière clandestine dans ces bateaux de pêche appelés kwassa kwassa, exposant les passagers à un naufrage en mer.

L’installation de radars incite à des voyages de nuit et par mauvais temps pour éviter d’être intercepté par la police. Fati a ainsi dû tenter la traversée vers Mayotte deux fois, après qu’elle soit retournée à Anjouan au moment du décès de son grand-père, après neuf années passées à Mayotte.

La plupart des femmes que j’ai rencontrées ont dû faire la traversée plusieurs fois, le plus souvent suite à des arrestations sur le territoire, puis en mer. Les éloignements sont en effet si fréquents que la probabilité d’en faire l’expérience est élevée, ce qui amène certaines femmes à fortement limiter leurs déplacements au quotidien.

Mayotte comptabilisait en 2017 44 % des renvois réalisés en France (16 648 sur 37 400). Les personnes arrêtées en mer ou sur le territoire sont éloignées généralement en moins de 24h, ce qui rend très difficile toute contestation juridique du placement en rétention.

Ainsi, pour prendre la mesure de cette politique, avec une population de 256 500 habitants, près de 6,5 % de la population a été éloignée en 2017. Il est difficile d’établir avec précision le nombre de personnes décédées en mer. Un rapport du Sénat publié en 2012 estime le nombre de morts entre 7 000 et 10 000 depuis 1995.

Un débris de kwassa sur une plage mahoraise. Jordan Ajouaou, Author provided (no reuse)

Un dangereux engrenage piège le développement socio-économique de Mayotte : une politique migratoire répressive et les conditions difficiles de la régularisation maintiennent dans l’irrégularité une partie importante de la population, et cette situation nourrit en retour le ressentiment des Mahorais et produit un discours empreint de xénophobie.

Avoir des enfants pour les femmes que j’ai rencontrées s’inscrivait toujours dans une matrice culturelle et sociale complexe. Les femmes enceintes ne sont d’ailleurs que très minoritaires sur les kwassas, selon les informations transmises à l’association la Cimade par la Préfecture. L’introduction d’une condition additionnelle pour l’accès à la nationalité des enfants nés à Mayotte risque davantage de pérenniser leur marginalisation à l’adolescence et à l’âge adulte, et nourrir les difficultés socio-économiques de l’île, que d’avoir un impact significatif sur ces mobilités.

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