Jusqu’à une époque récente, on trouvait peu de femmes dans les métiers de la navigation. Elles ont pourtant joué un rôle croissant dans la marine marchande de la première moitié du XXe siècle, en particulier dès qu’il s’agissait de prendre soin des passagers. C’est donc d’abord par le statut de « gens de mer non marins » que les métiers maritimes se féminisent.
Des femmes sont employées à bord des paquebots dès les années 1850 comme matrones pour encadrer les émigrants, puis affectées à des tâches domestiques qui leur sont traditionnellement réservées à terre (femmes de chambre, blanchisseuse, infirmière, nourrice, manucure). Le tournant du siècle voit la marine marchande offrir davantage d’espace et de luxe à une clientèle non plus nécessairement migrante, mais riche et temporairement nomade, pour le plaisir ou pour les affaires. Les compagnies maritimes s’adaptent et emploient davantage de femmes sur les paquebots, notamment en Première classe. Le phénomène s’accentue encore avec l’essor d’un tourisme maritime d’abord tourné vers la clientèle aisée.
La mobilité comme projet de vie
Merle Clarke Sproull profite de ces développements. En 1934, une dépêche d’Associated Press (AP) reprise dans de très nombreux journaux à travers les États-Unis rend compte du quotidien et des responsabilités de cette « directrice de la socialisation » à bord des navires. La titraille de l’article est révélatrice du caractère exceptionnel et émancipateur de sa profession : « Une femme visite les quatre coins du monde pour son travail » et « Ici aujourd’hui, partie demain, une Californienne touche 40 pays par an ». Le portrait dit peu de choses du passé de cette femme, si ce n’est que la mobilité n’est pas une nouveauté pour elle.
[Déjà plus de 120 000 abonnements aux newsletters The Conversation. Et vous ? Abonnez-vous aujourd’hui pour mieux comprendre les grands enjeux du monde.]
Merle Clarke est fille d’un éleveur de bétail du Kansas. Elle est née en 1893, étudie à l’université publique du Kansas à Lawrence, habite quelque temps dans le Montana, puis se marie en 1918 à un officier d’artillerie. Elle l’accompagne à Hawaï en 1923 ; peu de temps après, le couple divorce. Face à la nécessité ou assumant enfin pleinement ses projets, elle entre dans le monde que l’on qualifierait aujourd’hui de l’événementiel : elle commence au Los Angeles Athletic Club, avant de prendre les mêmes responsabilités à l’hôtel Moana d’Honolulu. Sur le recensement de l’État d’Hawaï, elle apparaît en 1930 comme hôtesse à bord de paquebots. Elle vit alors sous le même toit que Gladys MacLean, de deux ans sa cadette.
Ses allers-retours entre la Californie et Hawaï sont fréquents, laissant penser à une vie nomade, même entre deux engagements maritimes. En 1933, elle est sérieusement blessée dans un accident de voiture dans l’Oregon, alors qu’elle voyage avec trois amis. Le biographe de l’écrivain mythologue et folkloriste Joseph Campbell, dont Merle est longtemps restée très proche, donne une idée du rythme de vie et des relations de la jeune femme :
« Socialement très mobile, elle l’emmena immédiatement dans l’un des fabuleux cinémas palaces d’Hollywood. Il semblait à Campbell qu’elle connaissait personnellement “la moitié des acteurs”. »
Sur le pont jour et nuit
Pendant toute la décennie 1930, son nom revient sans cesse sur les listes de passagers dans les grands ports américains. La compagnie Hamburg-America Line (HAPAG, sur Reliance et Resolute) et la Los Angeles Steamship C° (LASSCO, sur City of Los Angeles) sont ses deux employeurs préférés.
Elle réalise de nombreux voyages transatlantiques avec le premier, et des traversées du Pacifique avec le second. Elle se targue également d’avoir accompli cinq fois le tour du monde. Sur le pont jour et nuit, elle repère « lesquels voudront danser, lesquels seront joyeux, lesquels voudront rester tranquilles » et doit créer du lien entre les passagers, organiser les tournois de jeux de société ou les bals costumés. C’est un métier de service, mais c’est aussi une activité qui donne de l’ascendant sur une clientèle désireuse d’être choyée et d’engranger des souvenirs uniques.
À la même époque, on ne compte aux États-Unis que deux autres femmes pratiquant ce métier : Geraldine McGowan pour la Canadian Pacific et Esther Boyer pour la Cunard. La Compagnie Générale Transatlantique (French Line pour les Américains), n’est pas mentionnée, et pour cause, le personnel féminin y est réglementairement cantonné aux tâches domestiques, avec quelques exceptions au salon de coiffure, dans les boutiques ou chez le fleuriste des plus grands paquebots de la compagnie. Exception française par rapport aux concurrents, il n’y a pas de contremaîtresses à la blanchisserie ou au service de chambre. Dès qu’il y a responsabilité, le poste passe à un homme. Merle Sproull et ses deux collègues tiennent donc des positions exceptionnelles dans une marine marchande encore largement dominée par les hiérarchies masculines.
Une anecdote caractérise bien le rôle social de Merle Sproull à bord, et même sa hardiesse. En escale à Colombo à bord de Reliance en 1938, les passagers américains entonnent des chansons de leur pays, puis ils souhaitent clore la soirée avec leur hymne national. Refus de l’orchestre. Intermédiaire directe de la compagnie avec les passagers, la « directrice de la socialisation » en appel au commandant, refus également. En défi au « capitaine hitlérisé », elle laisse alors l’un de ses concitoyens accaparer le piano pour jouer La Bannière Etoilée. Elle est alors bien loin du rôle docile assigné aux femmes de chambre.
Les réseaux maritimes pour une nouvelle carrière à terre
À partir de 1939, alors que nombre de paquebots restent au port pour éviter les sous-marins allemands, et que le tourisme maritime décline en conséquence, Merle Sproull trouve immédiatement un emploi à terre en conservant ses fonctions de responsable des animations dans le prestigieux complexe toutistique Desert Inn de Palm Springs, l’un des repaires du gratin hollywoodien.
Toujours libre et indépendante, elle circule d’un engagement professionnel à l’autre au fil des saisons touristiques. On la retrouve au Grove Park Inn de Ashville en Caroline du Nord avant un retour en Californie au Vista del Arroyo de Pasadena ou encore dans le célèbre Ahwahnee Hotel de Yosemite. À chaque fois, elle met à profit son réseau d’anciens croisiéristes pour organiser des bals en réunissant « des invités de tous les États-Unis […] tous d’anciens passagers de l’hôtesse » ou en projetant des films documentaires tournés à l’occasion de ses voyages. Au cours de la guerre, elle devient une personnalité californienne connue et appréciée, que l’on retrouve dans la presse en compagnie de Frank Capra et Robert Riskin ou encore victorieuse d’un concours de valse.
La cinquantaine passée, Merle Sproull disparaît des mondanités californiennes. Jusqu’à la fin de la guerre, elle anime le mess des officiers de Fort Sill dans l’Oklahoma, puis s’installe en Floride en 1947. Malade, elle se replie chez sa sœur à Billings, Montana, et décède en juin 1949 à 56 ans. Peu de temps auparavant, elle évoquait avec nostalgie son plus beau souvenir d’une planète qu’elle n’a cessé d’arpenter : les rivages de Ceylan (actuel Sri Lanka).
Infatigable globetrotteuse, insatiable mondaine, il reste surtout de son parcours l’image d’une femme entreprenante et émancipée, que sa carrière maritime a propulsée dans des cercles qu’elle ne fréquentait pas auparavant. Assurément pionnière dans le métier de directrice de croisière – comme il convient désormais de le qualifier – elle a accompagné, et probablement impulsé à son échelle, des changements importants pour la place des femmes dans le monde du tourisme et de la marine marchande. Même si elle est parfois traitée dans les journaux comme une curiosité, la couverture médiatique dont elle bénéficie de son vivant a probablement contribué à normaliser son parcours, voire à inspirer d’autres femmes qui souhaitaient également devenir « voyageuse du monde ».