La révision de la loi de bioéthique, qui encadre entre autre la procréation médicalement assistée (PMA), a été adoptée par le Parlement français en 2021 après des débats nombreux et intenses. Ces évolutions législatives restent néanmoins mesurées au regard des législations de bien d’autres pays, ne serait-ce qu’européens.
Il existe en effet une importante diversité des législations et des possibilités en matière de PMA. Cela entraîne des recours transnationaux : des personnes traversent les frontières de leur pays pour bénéficier d’une aide à la procréation. Ce phénomène ne concerne pas que la France, il s’observe dans de nombreux pays.
Si des études permettent de mieux comprendre les raisons de ce phénomène, peu d’entre elles permettent d’estimer statistiquement le nombre de personnes concernées. En Europe, seules deux études apportent des données chiffrées, mais avec d’importantes limites.
Absence de statistiques solides
La première a été menée par la Société européenne de reproduction humaine et d’embryologie (ESHRE, selon son acronyme anglais). Elle a été conduite en 2008-2009 dans six pays européens (Belgique, République tchèque, Danemark, Slovénie, Espagne et Suisse) et arrive à une estimation minimum située entre 11 000 et 14 000 patientes et patients transnationaux chaque année dans ces 6 pays.
La deuxième étude a été menée en Belgique dans 16 centres d’AMP sur les 18 du pays et arrive à l’estimation de 2 100 patientes et patients transnationaux (ne résidant pas en Belgique) par an dans le pays.
Ces deux études, aussi pionnières et intéressantes soient-elles, présentent d’importantes limites méthodologiques. Dans celle de l’ESHRE, notamment, seuls 17 % des centres de ces six pays ont participé à l’étude. D’autre part, des pays connus pour recevoir une importante patientèle internationale en PMA, comme la Grèce, ne participaient pas à cette recherche. De même, peu de centres espagnols y ont participé alors que l’Espagne est souvent décrite comme l’« Eldorado » de la PMA en Europe avec en particulier 45 % des PMA avec don d’ovocytes réalisées dans ce pays.
Enfin, ces études datent de plus d’une décennie, or elles soulignaient déjà à l’époque que ces recours étaient en augmentation.
Le point commun à ces deux études est qu’elles montrent que les personnes résidant en France figurent parmi les principaux patientes et patients transnationaux en Europe, avec celles et ceux en provenance d’Allemagne, d’Italie et des Pays-Bas. Mais à ce jour, aucune étude statistique solide ne permet de confirmer voire d’actualiser ce résultat, ni d’estimer combien de personnes en France partent à l’étranger pour réaliser une PMA.
Une population difficile à atteindre
En France, une autre statistique disponible est celle issue du Centre national des soins à l’étranger (CNSE) qui fournit des données sur les personnes résidant en France et ayant recours à une PMA dans un autre pays. L’assurance maladie française prend en effet en charge les PMA réalisées à l’étranger pour les résidentes et résidents français qui remplissent les conditions légales d’accès et ont recours à une technique autorisée en France.
Pour l’année 2018, le CNSE a enregistré 1 839 demandes de remboursement, soit une augmentation de 42 % par rapport à 2013.
Cependant, ces chiffres ne représentent probablement qu’une faible proportion des personnes concernées, car beaucoup d’entre elles ne sont pas éligibles à la couverture maladie (car elles ne répondent pas aux critères légaux) et d’autres, qui pourraient demander un remboursement, ne le font pas (souvent parce qu’elles ignorent que ces traitements réalisés à l’étranger peuvent être remboursés).
Ce manque d’étude est lié au fait que les personnes concernées par les recours transnationaux de la PMA constituent ce que les scientifiques appellent « une population difficile à atteindre », c’est-à-dire une population qu’il est difficile d’identifier et de joindre pour réaliser une enquête statistique.
Les recours à l’étranger se font dans une multitude de pays et de centres, sans qu’il soit possible d’en établir une liste précise, la qualité de l’information étant très variable d’un pays à l’autre.
Par ailleurs, l’origine des patientes et patients n’est pas forcément enregistrée dans les centres de PMA à l’étranger. En cas de succès, au moment de l’accouchement (en général en France), rien ne permet de savoir si le nouveau-né a été conçu via une PMA à l’étranger. Or, on sait que ces recours, souvent considérés comme illégitimes voire illégaux, sont probablement tus en dehors du cadre amical et familial.
L’enquête AMP-sans-frontières
L’approche classique utilisée dans les deux grandes études internationales passant par les centres de PMA pose donc de nombreux problèmes méthodologiques. Dans ces conditions, il est apparu intéressant d’envisager une nouvelle approche : contacter directement les personnes concernées via les associations, les réseaux sociaux et des articles de presse afin de leur demander de remplir un questionnaire.
Cette approche soulève aussi des enjeux méthodologiques importants (on parle d’échantillon de volontaires), mais surmontables en mobilisant les outils statistiques adaptés.
C’est avec cet objectif de mesurer et comprendre ces recours en dehors du cadre légal et médical français que l’Ined a lancé, le 1er octobre 2021, l’enquête AMP-sans-frontières, avec le soutien de l’Agence nationale de la recherche.
Cette enquête permettra d’estimer pour la première fois en France le nombre de personnes qui partent à l’étranger pour une PMA et de décrire finement les caractéristiques sociodémographiques et les parcours de toutes celles et ceux qui recourent à une aide à la procréation en dehors du cadre légal et médical français. Ces données permettront de comprendre les éventuels décalages entre les attentes et demandes de la population en France et les possibilités légales du pays.
Une originalité forte de cette étude est de considérer non seulement les recours transnationaux mais aussi tous ceux qui se font en France sans assistance médicale comme l’insémination artisanale (qui se fait à la maison, notamment avec du sperme importé de l’étranger) ou la « GPA clandestine » (avec des femmes qui proposent par exemple leurs services sur Internet), dont on connaît l’existence mais sur lesquels il y a peu de travaux scientifiques en France.
Toutes les personnes de 18 ans et plus qui se sentent concernées par l’aide à la procréation sont invitées à répondre dès maintenant au questionnaire en ligne, que leurs démarches soient effectuées en France ou à l’étranger, qu’elles soient en cours, passées ou uniquement envisagées.
Éclairer les débats
Malgré la nouvelle loi, il est probable que ces recours se poursuivent. Tout d’abord parce que certaines personnes continuent d’être exclues de la PMA en France (les personnes trans par exemple ou les couples d’hommes).
Mais également car certaines techniques, comme la gestation pour autrui, restent interdites, ou restrictives, alors qu’elles peuvent être pratiquées dans d’autres pays en Europe. C’est notamment le cas du diagnostic préimplantatoire (qui permet, dans le cadre d’une fécondation in vitro, de détecter des anomalies génétiques ou chromosomiques sur l’embryon juste après la fécondation).
Enfin, la loi ne prévoit pas de réorganisation du don de gamètes, pour lequel il y a de longues listes d’attente en particulier pour le don d’ovocytes.
Ces listes d’attente sont d’autant plus longues pour les personnes racisées du fait de l’appariement pratiqué, soit le fait de choisir des donneurs et donneuses qui ressemblent physiquement aux futurs parents.
Une première étude scientifique que nous avions menée en 2012 avait montré que les restrictions légales n’étaient pas les seules raisons poussant à traverser les frontières : il y avait aussi le souhait d’une prise en charge plus rapide, plus efficace et plus personnalisée.
L’enquête AMP-sans-Frontières permettra pour la première fois d’apporter des éléments scientifiques solides sur la PMA qui éclaireront les prochains débats sur le sujet, la loi de bioéthique française étant en principe révisée tous les sept ans.
Certains éléments de cet article sont repris de l’article publié par les autrices dans la revue Population et Sociétés : « L’aide à la procréation en dehors du cadre légal et médical français : quels enjeux aujourd’hui ? »