Menu Close

Missiles contre pisé, le patrimoine du Yémen en danger

Destructions dans les vieux quartiers de Sanaa classés par l'Unesco, le 19 septembre 2015. MOHAMMED HUWAIS / AFP

Depuis mars 2015, la coalition arabe, conduite par l’Arabie Saoudite, s’est invitée dans le conflit opposant le président Abd Rabo Mansour Hadi aux « rebelles » Houthis. Début septembre, cette guerre civile a fait 6 631 victimes dont 2 112 civiles, et 4 519 blessés, plus de 500 000 déplacés, alors que 16 millions de personnes ont recours à l’aide humanitaire dans le pays. Les frappes aériennes ont également visé plusieurs sites du patrimoine culturel yéménite, qui subit d’importants dommages.

Origines du conflit yéménite

Le conflit est enraciné dans les tensions provoquées par la réunification du Yémen du Nord (République arabe) et du Yémen du sud (République démocratique) en mai 1990 et mené par Abdalleh Saleh. Si deux tiers des Yémenis sont alors sunnites et un tiers chiite (jusqu’à 40 % selon certaines sources), les tensions à l’origine des quelques tentatives sécessionnistes ne sont pas d’origine ethnique. Elles s’inscrivent davantage dans le cadre de revendications politiques divergentes et d’importantes inégalités de développement.

En 2011, le président Saleh s’exile à la suite d’une révolte populaire. Ce mouvement dégénère rapidement en confrontations tribales, provoquées par les Houthis. Ce groupe, doté d’une branche armée Ansar Al Allah, rassemble quelques tribus du nord majoritairement chiite zaidi et entame dès 2004 une rébellion contre le président Saleh. Ils réclament davantage de reconnaissance de leur minorité et un statut de région autonome au sein du Yémen, qu’ils considèrent trop influencé par l’Arabie Saoudite et les États-Unis.

Après le départ de Saleh, Abd Rabo Mansour Hadi est élu président en 2012. En 2014, Hadi propose un système d’organisation fédérale permettant de prendre en compte certaines revendications régionales et tribales, un système rejeté par les Houthis, qui intensifient alors leur mouvement dans le Nord jusqu’à forcer le président Hadi à l’exil lors de la prise de Sanaa. Cet acte déclenche l’intervention saoudienne accompagnée d’une coalition de sept autres pays arabes sunnites, largement appuyés par les USA.

Le Yémen occupe en effet une position géostragétique importante : le détroit de Bab al-Mandab, reliant la mer Rouge au golfe d’Aden, est est la quatrième route maritime en terme d’approvisionnement pétrolier et le pays – et son président Hadi – est un allié des États-Unis dans la lutte anti terroriste dans la région. La coalition et les Nations-Unies craignent que l’influence d’Al-Qaeda dans le pays (APQA) ne soit renforcée par une nouvelle vague de radicalisation de certaines tribus et groupes sunnites, hostiles au mouvement Houthi. À cette menace, croissante depuis 2009/2011, s’ajoute aujourd’hui celle de Daech, qui a récemment intégré le conflit lors d’attentats dans deux mosquées chiites de la capitale en septembre dernier.

Aujourd’hui, les Houthis sont alliés à l’ex-président Saleh et à une partie de ses troupes, certaines sunnites, tout en bénéficiant du support de l’Iran et du Hezbollah. Le président Hadi est soutenu par l’Arabie Saoudite, la coalition arabe, les États-Unis et la France. Les frappes aériennes de la coalition sont désormais consolidées par le déploiement au sol de 5 000 à 10 000 militaires. Un processus de négociation semble incertain tant que les Houthis demeurent sur leurs positions conquises depuis un an. De plus, l’Arabie Saoudite et l’Iran organisent ainsi leur confrontation à l’échelle yéménite et accentuent des divisions qui n’avaient jusqu’à maintenant joué qu’un rôle mineur. Enfin, au milieu de ce réseau d’alliances complexes, interviennent les groupes terroristes Al-Qaeda et Daech.

Un patrimoine riche et ancien

Le Yémen hérite sa richesse patrimoniale de sa position de point de passage, dès le Paléolithique et durant d’autres périodes richement représentées telles que le Néolithique ou l’Âge du Bronze. Ce territoire est ensuite le centre du royaume de Saba, stratégiquement positionné sur les routes caravanières de la péninsule arabique, célèbre pour son négoce d’épices telles que la cannelle et le clou de girofle.

L’une de ses capitales antiques, Marib, est un important centre régional culturel et religieux, au VIIIe siècle av. J.-C., contre lequel se heurtent les Romains lors de la fameuse campagne dans l’Arabia Felix en 26 av. J.-C. Plus tard, les différents clans et tribus sont témoins de l’entrée de Mohammed à Sanaa, ville considérée au VIIe siècle après J.-C. comme la perle culturelle de l’Arabie. Dès cet instant, le Yémen devient l’un des lieux privilégiés de la propagation de l’Islam. Plusieurs califats se succèdent, le premier imam zaidi arrive à Sada au IXe siècle après J.-C., créant une secte qui s’implante fermement dans les hautes terres du Nord. Cette dichotomie nort-sud se pérennise sous l’autorité ottomane du XVIe au début du XXe siècle et participe à hétérogénéité culturelle précieuse.

Pour protéger ce patrimoine, le Yémen ratifie en 1980 la convention du Patrimoine mondial et voit, peu de temps après, trois de ses sites culturels inscrit sur la liste de l’Unesco : Zabid, Sanaa, et Shibam. La ville côtière de Zabid est capitale du Yémen du XIIIe au XVe siècle, et un centre culturel et religieux renommé, grâce notamment à son université et sa mosquée Asai’r. Elle est entourée de hauts remparts et approvisionnée par un réseau complexe de canaux, qui s’entremêlent dans les rues et contre-allées bordées de maisons traditionnelles en pisé, une technique de construction en terre crue.

La vieille ville de Sanaa est occupée de manière continue depuis plus de 2 500 ans. Capitale du royaume yéménite, lieu de martyr paléochrétien, elle est également un centre important d’enseignement de l’islam. Plus de 6 500 maisons traditionnelles ; la composent ; les maisons tours en pisé aux corniches sculptées sont intégrées dans un paysage ocre et montagneux.

L La vieille ville de Shibam, quant à elle, est entourée d’une fortification monumentale du XVIe siècle et présente l’un des meilleurs exemples et présente l’un des meilleurs exemples de l’architecture verticale propre à la région. Au-delà de ces sites classés l’Unesco, le Yémen abrite également d’autres merveilles, telles que les terrasses de jujubiers et d’euphorbes candélabres de Jibla ou l’étape caravanière de Jabal Haraz. C’est ce patrimoine qui est en cours de destruction.

Destructions et vandalismes

Cette destruction résulte de plusieurs dynamiques. En 2000, l’UNESCO inscrit la ville de Zabid sur la liste du Patrimoine mondial en Péril afin d’alerter l’opinion sur l’absence de politique de conservation. Plus de 40 % des maisons traditionnelles sont, à l’époque, déjà détruites au profit de constructions en béton. Ce site est rejoint en 2015 par les villes de Sanaa et Shibam, menacées par les bombardements de la coalition arabe.

En effet, une partie des bâtiments en pisé de Sanaa, fragiles, sont détruits dès les premiers bombardements en mars 2015. L’archéologue Lamya Khalidi (CNRS) mentionne également la destruction du musée régional de Dhamar qui rassemblait des milliers d’artefacts des sites environnants. Elle confirme aussi les dégâts sur plus de 25 sites ou monuments depuis le début du conflit : ainsi, le barrage historique de Marib a été gravement endommagé en mai 2015 et le château d’Al-Qahira à Taïz, ville du sud du Yémen qui a été la scène de combat entre Houthis rebelles et forces loyales au président Hadi, a subi d’importantes dégradations comme en témoigne les images satellites traitées par le groupe AEMENA basé à Oxford.

Milicien Houthi parmi les ruines de Sanaa le 17 septembre 2015. Mohammed Huwais/AFP

Si mauvaise gestion patrimoniale et dommages collatéraux expliquent une partie des dégâts, le patrimoine yéménite semble également être la victime d’un procédé de destruction volontaire. Récemment, et en réponse à la situation en Syrie et en Iraq, l’ONU a produit une nouvelle résolution sur la définition de la destruction du patrimoine culturel d’un pays comme crime de guerre. En effet, certains bombardements ne semblent a priori répondre à aucun impératif militaire. Ainsi, la destruction du musée de Dhamar, du barrage de Marib ou bien le ciblage de quartiers d’habitation de l’antique cité de Sanaa relèverait davantage d’une stratégie de guerre psychologique.

Par exemple, à Aden, les forces pro-Hadi ont, entre autre, détruit une mosquée chiite. La semaine dernière, le temple de Nakhra et le site de Baraqish ont également été endommagés. A cela s’ajoutent les atteintes systématiques par les groupes Al Qaeda et de Daech aux sites culturels des territoires qu’ils conquièrent. Ces derniers menacent par exemple de destruction des « idoles » du musée du port de Mukallah, et ont déjà anéanti deux lieux de culte soufis à Lahj.

Des mesures urgentes

Au regard de la mobilisation internationale sur la situation en Syrie et en Iraq, seules quelques voix s’élèvent pour condamner les destructions en cours au Yémen. Irina Bokova, directrice général de l’Unesco, a plusieurs fois condamné ces attaques. L’UNESCO a également proposé un plan d’action d’urgence visant à sensibiliser les institutions internationales tout en soutenant le développement d’initiatives de protections sur le terrain. Les archéologues sur place compilent des « no-strike list » et les USA financent pour l’ICOM une liste rouge d’antiquités susceptibles de se retrouver sur le marché international.

Toutefois, les trois types de destructions prenant en ce moment même place au Yémen ont des origines distinctes. Au-delà de Daech et AQPA, les attaques volontaires menées sur les constructions culturelles sont le résultat d’une sectarisation du conflit résultant de l’implication des forces régionales. Les dommages, collatéraux ou non, perpétrés par la coalition peuvent également être évité. En effet, à l’inverse de la situation syrienne où certains acteurs de la destruction du patrimoine culturel tel que Daech ne sont pas tenus par des engagements institutionnels, l’Arabie Saoudite est signataire de la convention de la Haye pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé.

Volontaires ou non, les destructions perpétrées à l’encontre du patrimoine yéménite peuvent, et doivent être condamnées plus fermement. Le soutien apporté par les pays occidentaux à la coalition arabe les rend en partie responsables de ces actions et de destructions qu’ils ont eux-mêmes condamnées en Syrie ou en Iraq. Le scandale soulevé par les destructions du patrimoine culturel dans ces pays doit donc trouver un écho au Yémen.

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 182,100 academics and researchers from 4,941 institutions.

Register now