Menu Close

« Monique s’évade » d’Édouard Louis, récit politique ou conte de fées ?

Édouard Louis au Salon du livre de Francfort, en 2017. Heike Huslage-Koch , CC BY

Monique s’évade, le dernier récit d’Édouard Louis, semble renouveler le récit de transfuge. Cette fois, il s’agit d’une histoire heureuse, celle d’une femme (la mère du narrateur, Monique) qui réussit à quitter son conjoint violent. Pas ou moins d’individualisme puisqu’Edouard Louis déclare qu’il a découvert « le fait de ne devenir qu’un regard dans l’histoire d’un autre destin que le [s]ien ». Renouvellement mais aussi continuité en termes d’engagement puisque le narrateur s’interroge, via sa mère, sur les conditions d’émancipations des plus dominés.

C’est ce que le texte nous dit explicitement. Monique s’évade, comme bon nombre de récits de transfuge écrits à la première personne, contient son propre commentaire intégré, ce qu’on appelle en linguistique métadiscours : le narrateur raconte l’évasion de sa mère, mais aussi ce qu’il pense en l’écrivant et comment il faudrait comprendre ce qu’il écrit. Si on peut bien sûr prendre en considération ces indications, on peut aussi, comme nous le proposons avec Karine Abiven dans Trahir et venger. Paradoxes des récits de transfuge de classe, garder une distance vis-à-vis de ce métadiscours pour interroger les points d’écart entre ce que l’auteur prétend dire et ce qu’il finit par représenter.

Karl Marx et Cendrillon

Édouard Louis rapproche Monique s’évade d’un de ses précédents récits Qui a tué mon père (2018) : il s’agirait de textes qui « provoque[raient] la littérature ». Qui a tué mon père adopte bien une forme originale : avec la mention en gras de noms de réformes du droit du travail et des politiques qui les ont portées, le texte se rapproche du tract. Mais Monique s’évade ne ressemble pas au premier projet annoncé par l’auteur : « un document aussi commun qu’une facture ». Le texte est littéraire avec un style qui se rapproche du poème en prose (« Car la fuite est un fardeau/Car la fuite est un fardeau/et beaucoup plus tard/peut-être/elle génère le Beau ») et un schéma narratif proche de celui du conte de fées.

Ce modèle narratif était déjà convoqué par Édouard Louis à la fin de Changer : méthode (2021) quand il racontait comment, avec le succès, la célébrité, les voyages, son « rêve de petit garçon » s’était réalisé. Dans Monique s’évade, c’est le fils qui permet à la mère de réaliser le « plus grand rêve » qu’elle avait « petite » : voyager, goûter au succès (par procuration) en assistant à la représentation théâtrale à l’étranger d’un précédent récit qu’il avait également écrit sur elle, Combats et métamorphoses d’une femme (2021). Monique s’évade s’achève sur la description de cette représentation, « un rêve éveillé, un rêve diurne ». La transformation de l’héroïne, de femme précaire, violentée, invisible en « reine de Paris » admirée, applaudie, resplendissante sur scène, fait penser à la transformation de Cendrillon en reine du bal.

On note alors un décalage entre le métadiscours théorique de l’œuvre et ce schéma narratif d’un nouveau conte de fées contemporain sans prince charmant mais avec un fils assimilable à un nouveau Robin des bois. Ainsi, le discours sur l’argent est d’inspiration marxiste : le changement des structures économiques est posé comme première étape indispensable de toute émancipation politique. Mais sa représentation narrative tend au féerique, avec la résolution merveilleuse de tous les obstacles matériels par le fils prodigue.

Réparation littéraire ou projet politique ?

L’histoire se termine bien. Mais dans quelle mesure s’agit-il d’un récit politique, comme l’ont répété et la critique et Édouard Louis ? L’auteur souligne que les processus d’émancipation sont complexes mais l’émancipation de l’héroïne reste individuelle et inexpliquée. On ne sait pas pourquoi elle a eu, à un moment, le courage de partir et de ne pas se retourner, après avoir subi une telle violence pendant des années. On reste finalement dans le schéma classique du récit de transfuge qui présente un parcours et une transformation exceptionnels sans vraiment expliciter les facteurs qui permettent cette trajectoire.

Le titre du récit met en valeur la mère. Mais la narration tourne principalement autour du fils. Le seul élément présenté comme décisif, dans cette trajectoire, est en effet la présence du fils fortuné – présence qui permet au narrateur de revenir sur la polémique provoquée par son premier texte (En finir avec Eddy Bellegueule, 2014) et de se justifier. Alors que ce premier livre avait provoqué la colère de sa famille, le narrateur écrit : « c’est parce que j’avais écrit ce livre, et ceux d’après, que j’avais gagné l’argent qu’on pouvait désormais dépenser pour elle ». Monique s’évade est aussi le récit d’une réparation à la fois matérielle et littéraire : la mère, qui avait été dépeinte de manière très critique dans Pour en finir avec Eddy Bellegueule devient une héroïne dans Monique s’évade. Mais suffit-il de conférer à une personne le statut de personnage (fût-il héroïsé) pour en faire un sujet politique ?

Les points aveugles de l’héroïsation

Comme nous l’avons dit, Monique s’évade s’achève sur la venue du narrateur et de sa mère à la représentation théâtrale de Combats et métamorphoses d’une femme. La critique n’a pas souligné le fait que ce récit était déjà censé être celui de l’émancipation d’une femme qui avait réussi à quitter son (deuxième) mari violent et alcoolique pour venir s’établir à Paris vivre une nouvelle vie. L’héroïne était déjà présentée comme transformée, comme passée de « perdant[e] » à « gagnant[e] ».

Or nous apprenons dans Monique s’évade que cette émancipation était limitée puisque ce nouveau compagnon s’est révélé, lui aussi, alcoolique, violent, ce que la mère a caché à son fils. Le narrateur écrit ainsi : « Maintenant […] je savais ce qu’elle avait subi chez cet homme avec qui elle habitait à Paris, qu’il buvait, qu’il l’insultait, qu’il l’agressait ». On peut alors se demander s’il ne faudrait pas relire l’histoire racontée dans Combats : s’agissait-il d’une émancipation ou d’une répétition ? D’une première libération ou du passage d’une dépendance économique et affective à une autre ?

Illusion finaliste, illusion romanesque ?

On peut voir cette cécité du récit un des effets de ce que le sociologue Pierre Bourdieu a appelé dans un article célèbre, en 1986, « l’illusion biographique » : la tendance à voir dans une vie un « ensemble cohérent et orienté » selon un « ordre chronologique qui est aussi un ordre logique », un commencement, un milieu et une fin. Combats et métamorphoses d’une femme raconte des évènements orientés vers une fin présupposée, qui prennent sens par rapport à cette finalité unique et définitive : l’émancipation réussie. Mais, nous prévient Bourdieu, « traiter la vie comme une histoire, c’est à dire comme le récit cohérent d’une séquence signifiante et orientée d’événements, c’est peut-être sacrifier à une illusion rhétorique, à une représentation commune de l’existence, que toute une tradition littéraire n’a cessé et ne cesse de renforcer ». Il est constitutif au récit de donner un sens à l’évolution de ses personnages mais la nécessité d’achever le récit ne risque-t-elle pas de simplifier les trajectoires de vie dépeintes ?

Édouard Louis a l’originalité de revenir sur ses œuvres passées pour les réécrire, les corriger, les compléter. Pourtant, dans Monique s’évade, il ne s’interroge pas sur les limites de Combats et métamorphoses d’une femme. D’où le questionnement soulevé en lisant la scène finale de Monique s’évade, lorsque les spectateurs applaudissent sans distance la représentation de Combats et métamorphoses d’une femme. D’où le doute qu’on peut avoir en lisant que cette fois-ci, la mère est bien libérée « passée de l’autre côté », que « maintenant c’[est] fini. Elle était seule. Elle était libre ». Ne sommes-nous pas victimes de la même illusion finaliste : l’émancipation est-elle si linéaire, si définitive ? Le récit ne cède-t-il pas au désir – plus romanesque que sociologique – de finir sur un « happy end » ?

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 191,300 academics and researchers from 5,061 institutions.

Register now