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Une longue file d'alpinistes longe un sentier sur le mont Everest, juste en dessous du camp quatre, au Népal, le 22 mai 2019. La fenêtre d'ascension a été désastreuse cette année, avec 11 morts. AP Photo/Rizza Alee

Embouteillages sur le toit du monde : les périls de l’alpinisme touristique

Lors des derniers jours de la saison de mai 2019, un total de 11 grimpeurs ont perdu la vie sur le toit du monde. Les images de centaines d’alpinistes faisant la queue pour atteindre le sommet de l’Everest ainsi que les témoignages de ceux qui ont dû passer par-dessus des cadavres ont consterné la terre entière.

Et beaucoup se sont demandé comment nous avons pu en arriver là.

À la suite des conquêtes de l’Annapurna et de l’Everest dans les années 50, l’engouement pour l’alpinisme a fait des adeptes auprès des classes privilégiées. Mais au cours des deux dernières décennies, l’alpinisme a pris un virage de plus en plus commercial, avec des résultats désastreux.

Selon les experts, en plus d’une fenêtre météorologique particulièrement étroite pour accomplir l’ascension cette année, une nouvelle génération de guides proposant des expéditions à prix réduit ont attiré une poussée d’alpinistes novices, ce qui a contribué au nombre élevé de décès. Ces grimpeurs inexpérimentés, dont certains avaient seulement escaladé le Mont Blanc (4810m) et l’Aconcagua (6962m) n’auraient jamais dû se trouver là.

Le mont Everest, au Népal, le toit du monde. Shutterstock

L’alpinisme des temps modernes

Jusqu’au début du 21ème siècle, l’alpinisme était l’apanage de quelques personnes chevronnées. Vingt années plus tard, et malgré une dangerosité élevée exigeant un très haut niveau de spécialisation, sa popularité a explosé auprès de grimpeurs amateurs. Reinhold Messner, alpiniste légendaire, a même déclaré que « pratiquement tout le monde pouvait s’attaquer aux sommets les plus hauts à condition d’y mettre le prix – c’est à dire quelle que soit leur compétence, leur aptitude, ou leur expérience ».

De nombreux alpinistes contemporains veulent se frotter au défi des sept sommets, initié par Reinhold Messner dans les années 80, et visant l’ascension de la plus haute montagne de chaque continent. Des touristes aventuriers aux poches pleines, séduits par ce défi doivent être en mesure de faire face à des frais allant de 3000 livres anglaises pour l’Aconcagua à 30 000 livres anglaises pour l’Everest.

L’Aconcagua, dans les Andes Argentines, est le deuxième sommet le plus élevé des sept sommets, après l’Everest, et l’un des moins dispendieux à grimper. Le nombre de grimpeurs sur l’Aconcagua a augmenté de 400% depuis 1990: c’est désormais 4000 personnes par an qui s’élancent vers son sommet.

Le mont Aconagua en Argentine. Yana Wengel, Author provided

Notre projet de recherche qui étudie le tourisme alpiniste démontre que cette tendance récente s’explique par la transformation de l’alpinisme d’aventure personnelle en une activité de voyage organisé à visée commerciale, profitant d’un accès amélioré aux grandes montagnes, de moyens de transport abordables, ainsi qu’à du matériel plus sophistiqué. Le contrepoint à l’essor de ces aventures commercialisées est que l’on y retrouve souvent plus de touristes dont l’ambition dépasse les compétence que de « véritables » alpinistes.

Bien que l’Aconcagua ne soit pas considéré comme une ascension difficile, car il ne présente pas un niveau de difficulté technique particulier, son altitude élevée oblige les grimpeurs à faire face à un faible taux d’humidité, une faible teneur en oxygène, et des vents violents. De ce fait, le taux de réussite de l’ascension jusqu'au sommet est de l’ordre de 30 à 40 pour cent.

Nous avons séjourné trois semaines au camp de base de l’Aconcagua en février 2019, où les gardes forestiers nous ont dit que la popularité de la montagne avait résulté en une augmentation du nombre d’accidents et de décès. Mais grâce au renforcement des mesures de sécurité ces cinq dernières années, on constate une baisse du nombre de victimes, en moyenne de deux à cinq morts par saison, et aucune en 2019 à ce jour.

Les mesures prises comprennent l’enregistrement des grimpeurs, des contrôles médicaux aux postes de garde, et la mise à disposition de médecins et d’équipes de secouristes jusqu’à 5500 m d’altitude. Nos entretiens avec des gardes forestiers, des guides et des porteurs indiquent que les accidents sont le résultat du grand nombre de grimpeurs inexpérimentés, souvent insuffisamment équipés, et qui sous-estiment la difficulté et les risques associés à un environnement de haute montagne.

La question qui se pose: tout un chacun devrait-t-il recevoir l’autorisation de grimper sur n’importe quelle montagne?

Une expédition «tout compris» grimpe le Nido de Condores, à 5550m d'altitude, sur l'Aconagua. Yana Wengel, Author provided

Beaucoup d’alpinistes amateurs choisissent des expéditions « tout compris », se fiant uniquement à la réputation de l’organisation et à l’aide des guides et porteurs. Sans cet encadrement professionnel, ils échoueraient à coup sûr. C’est un paradoxe, car ce besoin d’un encadrement professionnel et du tout compris encourage des amateurs désireux d’atteindre le sommet à tout prix, et de ce fait met en danger la sécurité des autres.

Bien entendu, les alpinistes les plus expérimentés ont eux-mêmes besoin de logistique et d’aide localement pour les ascensions des sommet les plus élevés. Mais ils disposent du savoir, des compétences, et de la force pour atteindre le sommet - et s’appuient autant que possible sur leurs seules ressources. Mais leurs réussites, combinées au tourisme « tout compris », peut susciter un faux sentiment d’invulnérabilité chez des grimpeurs de peu d’expérience.

Expérience et permis

Chaque pays a ses propres règles d’octroi de permis. Mais seule une poignée d’autorités gouvernementales vérifient de façon rigoureuse les compétences en alpinisme du demandeur.

Pour faire l’ascension du Mont Denali en Alaska (6190 m), le sommet le plus élevé de l’Amérique du Nord, des compétences avancées en alpinisme sont exigées ainsi qu’une expérience en camping d'hiver sauvage.

Seulement sept compagnies de guides de montagne sont autorisées à diriger des expéditions au sommet et les alpinistes en solo doivent démontrer leurs compétences pour obtenir un permis. Ce contrôle strict a pour effet de minimiser le risque pour les grimpeurs ainsi que l’impact sur l’environnement, menant à une gestion durable des expéditions sans accident – un objectif qui a été atteint en 2018.

D’autres pays ont des exigences beaucoup plus souples. Selon ce que le New York Times a rapporté, pour obtenir un permis en vue de l’ascension de l’Everest, le gouvernement népalais ne demande qu’un passeport, une courte biographie et un certificat de bonne santé.

Avant d’obtenir un permis pour grimper le Mont Denali en Alaska, il faut remplir des conditions strictes en terme d’expérience. Denali National Park

Gravir une montagne, c’est exigeant, tant au niveau physique qu’au niveau mental. Le grimpeur doit avoir une bonne éthique – accepter de prendre la responsabilité de ses gestes, respecter les traditions locales d’ascension, prendre soin de ne pas polluer l’environnement et ainsi de suite – être muni d’un bon équipement, en plus d’avoir une réelle expérience de l’alpinisme.

D’après nous, un minimum de normes de compétences en haute altitude devraient être requises en vue de l’émission des permis. Mais l’alpinisme est une industrie lucrative et rapporte beaucoup d’argent à des économies souvent défavorisées.

Au fil des ans, les enjeux de sécurité et de surpopulation en montagne sont devenus un grave problème.

Les touristes qui s’improvisent alpinistes n’ont pas ce qu’il faut pour atteindre les sommets difficiles. L’imprudente arrogance peut conduire à la tragédie, comme on l’a vu cette année sur l’Everest. La communauté mondiale des alpinistes doit se mobiliser pour réclamer l’instauration de critères précis quant aux compétences et à l’expérience exigées en vue de l’obtention d’un permis pour des expéditions en haute montagne. Le simple fait d’en avoir les moyens financiers ne devrait pas suffire.

Mais comment y parvenir ? À qui revient le rôle de gérer l’alpinisme de façon sécuritaire, responsable et durable?

Si on n’aborde pas cet enjeu, d’autres tragédies qui auraient pu être évitées, mais qui sont dues à la commercialisation de l’alpinisme, vont continuer d’horrifier le monde.

This article was originally published in English

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