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« Neverland » ou l’enfance amnésique

Flora White, illustration pour « Peter Pan », 1914. Pinterest

Peter Pan est-il l’un des derniers exemples du culte de l’enfance qui a dominé l’ère victorienne ? La fable de J. M. Barrie dévalue l’expérience adulte, mais n’idéalise pas l’enfance pour autant. Tant dans sa pièce de théâtre (Peter Pan, ou la garçon qui ne grandirait pas (Peter Pan ; or, The Boy Who Wouldn’t Grow Up, 1904) que dans son roman, Peter et Wendy (1911), l’enfance dont on ne sort pas devient une forteresse régressive et dangereuse, marquée par la menace de la mort et de l’oubli.

Céline-Albin Faivre met en garde contre la traduction courante de « the boy who wouldn’t grow up » par « le garçon qui ne voulait pas grandir ». Elle préfère « le garçon qui ne grandissait pas », qui conserve l’ambiguïté de l’anglais entre vouloir et pouvoir.

Enfants perdus, enfants oubliés

À Neverland, « Pays du Jamais », la mort est inscrite partout et pas seulement comme un jeu. Elle est l’aventure suprême, consacrée par la célèbre phrase de Peter : « ce sera carrément une grande aventure de mourir » (« […] to die will be an awfully big adventure »).

Le caractère funèbre de Peter Pan, hommage au frère de l’auteur mort dans l’enfance, a été beaucoup commenté. Peter est peut-être le fantôme d’un fils disparu ou jamais né, et Neverland figurerait des limbes déchristianisés pour les enfants « perdus », c’est-à-dire décédés (l’anglais to lose porte la même ambiguïté que le français perdre). Le vol du héros l’apparente à l’ange psychopompe qui conduit au Ciel les petits morts, tel qu’Andersen, par exemple, a pu le décrire :

« Chaque fois qu’un bon enfant meurt, un ange de Dieu descend sur la terre, prend l’enfant mort dans ses bras, ouvre ses larges ailes […]. »

Dans le roman The Little White Bird (1902), où Peter Pan apparaissait pour la première fois, le deuil était plus explicitement suggéré : il était un nouveau-né « envolé » à l’âge de sept jours, et que sa mère pleurait.

Neverland, comme l’indique son nom, est un lieu de l’effacement, de l’oubli. Il l’est d’abord parce que les enfants perdus sont des enfants oubliés, qui n’ont pas été « réclamés » par leurs parents :

« Ce sont les enfants qui tombent de leur landau quand leur nounou regarde ailleurs. S’ils ne sont pas réclamés au bout de sept jours, on les envoie au loin au Pays du Jamais. » (p. 72)

Les mères peuvent effacer le souvenir de leurs enfants et même les remplacer par des petits frères. Le détachement de la mère, qui a « fait son deuil » du fils perdu, signifie une disparition plus radicale et plus douloureuse que la mort même.

Sur l’île, les enfants oubliés deviennent à leur tour oublieux, à l’image de Peter, petit tyran frappé d’une sorte d’amnésie infantile permanente. Contrairement au Capitaine Crochet, qui n’omet ni ne pardonne rien, Peter est comme amputé de sa mémoire. Il oublie même ses compagnons et les jeunes Darling. Wendy devra lui redire sans cesse qui elle est :

« Si jamais tu vois que je t’ai oubliée, répète simplement : “C’est moi, Wendy” encore et encore, et ça me reviendra. » (p. 88)

L’amnésie contribue à l’insensibilité du personnage, qui paraît incapable d’attachement. Elle amène ses « sujets », Wendy notamment, à douter de leur propre existence. Surtout, et c’est le plus effrayant, la contagion de l’oubli gagne peu à peu les petits habitants de l’île. On retrouve ici un motif de Robinson Crusoé, la hantise de l’ensauvagement par l’effacement de la mémoire culturelle et du langage, autrement dit de l’humanité. Comme Robinson, les garçons perdus sont vêtus de peaux de bêtes, Peter porte un habit de feuilles mortes. La porosité des espèces et des règnes – humain, animal et végétal – accompagne la déshumanisation par l’oubli.

Wendy et le travail de remembrance

Neverland subvertit donc le culte de l’enfance : de refuge utopique, l’île se mue en lieu de réclusion, nouvel avatar de l’île-prison de Robinson. L’enfance même y devient une forteresse régressive, dont seule Wendy semble percevoir le péril. La violence sauvage des jeux sape les fondements moraux de la société humaine : attachement, conscience, mémoire et deuil. Sur l’île, la fratrie Darling, à son tour, est gagnée par l’oubli – les frères du moins, car Wendy devine la menace de l’effacement du lien mémoriel avec le passé, c’est-à-dire avec monde réel et les parents :

« Ce qui la perturbait de temps en temps, c’était que John n’avait qu’un souvenir vague de ses parents, comme de personnes qu’il avait connues jadis, pendant que Michael était enclin à croire qu’elle était réellement sa mère. Ces choses-là lui faisaient un peu peur […] et elle tenta de fixer [she tried to fix] leur ancienne vie dans leur esprit […]. » (p. 136)

« To fix », c’est à la fois fixer et réparer. Si Wendy échappe à l’oubli, ce n’est pas seulement qu’elle est l’aînée, mais parce qu’elle est une fille donc, selon les conventions de l’époque, habile à raconter et à coudre, deux activités liées de plus d’une manière. Wendy raccommode les mémoires comme elle reprise les vêtements. Ce travail féminin, quoique servile, l’investit du pouvoir de rassembler les membres de la famille par l’incitation répétée du « remember », à la fois remembrance et remembrement, car l’oubli est un démembrement barbare. Comme Alice qui, dans le terrier du lapin, éprouvait l’angoisse de désapprendre et se récitait ses leçons, Wendy, dans la maison souterraine, reconstitue l’école, lieu mnémonique, lieu de civilisation, et incite ses frères à écrire leurs souvenirs sur des ardoises improvisées :

« Quelle était la couleur des yeux de maman ? Qui était le plus grand, papa ou maman ? Maman était-elle brune ou blonde ? Vous répondrez, si possible aux trois questions.

(A) Rédigez une dissertation d’au moins quarante mots qui fasse le récit de vos dernières vacances […].

Ou (1) Décrivez le rire de maman. (2) Décrivez le rire de papa. (3) Décrivez la robe de soirée de maman. (4). Décrivez la niche et son occupante. » (p. 137)

L’exercice, qu’on pourrait appeler un devoir de mémoire, offre une réponse à la fois dérisoire et tragique à la hantise de l’effacement. Quand les garçons ne savent pas répondre, ils doivent tracer une croix : « le nombre de croix que même John pouvait faire était vraiment épouvantable. » (p. 137) L’oubli des enfants dessine un cimetière d’adultes. Peter sait bien, d’ailleurs, qu’il lui suffit de respirer fort (autrement dit de vivre davantage) pour faire mourir les grandes personnes : « au Pays du Jamais, un proverbe dit que chaque fois que vous respirez, un adulte meurt » (p. 185-186). L’enfance amnésique efface les générations qui l’ont précédée.

« Ce sera carrément une grande aventure de mourir »

Or Wendy la couturière est une petite Parque (son second prénom est Moira) qui peut aussi trancher le fil de la vie : c’est elle qui incite les garçons perdus à se sacrifier plutôt que de se soumettre aux pirates :

« Je sens que j’ai pour vous un message de vos véritables mères, et le voici : “Nous espérons que nos fils mourront en vrais gentlemen d’Angleterre[12].” » (p. 224)

Ces valeurs patriotiques et viriles ont beaucoup inspiré Baden-Powell qui avait vu la pièce plusieurs fois en 1904. Il crée le mouvement des Boy Scouts en 1907 pour une génération qui deviendra celle des Tommies de la Grande Guerre. Barrie sera enrôlé par le War Propaganda Bureau et son « to die will be an awfully big adventure » se déclinera en devises guerrières. La phrase sera pourtant supprimée des représentations de la pièce en 1915, après la mort de George Llewelyn Davies, l’aîné des fils adoptifs de Barrie. En 1922 l’écrivain demandera pardon de ses mensonges, au nom de sa génération (Age), à la jeunesse (Youth) décimée, pour tous ces enfants qui ne grandiraient pas.

Ancrée dans l’histoire, la fable de Peter Pan marque donc la fin du culte nostalgique de l’âge tendre et annonce l’enrôlement de la jeunesse par les nations en guerre. L’enjeu de la fiction est peut-être moins l’éducation qu’une certaine conception de l’enfance, non seulement comme un âge mais comme état ou un éthos. Plus sujets à l’oubli, donc à l’ensauvagement, parce que plus proches de l’état natif ou naturel, les « enfants perdus » rendent sensibles les dangers d’une perte qui touche aussi les adultes : celle de l’identité narrative et de l’histoire, autrement dit de la mémoire individuelle et collective. L’île de l’enfance oublieuse pourrait bien être une allégorie politique et morale de notre fragilité.


Toutes les citations sont extraites de « Peter Pan » (« Peter and Wendy »), Maxime Rovere (trad.), Paris, Rivages, 2016. Les numéros de pages entre parenthèses après les citations renvoient à cette édition. La traduction a parfois été modifiée.

Déborah Lévy-Bertherat a contribué à l’ouvrage collectif sous la direction de Sylvie Servoise « Enfances dystopiques », à paraître en 2021.

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