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Non, les animaux n’ont pas de devoirs moraux

Nous ne saurions traîner devant le tribunal un chien qui a mordu un humain. Shutterstock

D’aucuns prétendent qu’il n’y a plus de saisons. C’est compter sans les faits divers. Pas plus tard que fin janvier 2022, un berger blanc suisse mordait à la fesse une vieille dame probablement française. À la suite de l’agression, la dame fâchée portait plainte. Pas contre le chien, évidemment. Quoique : l’affaire aurait connu une tout autre issue se fût-elle déroulée au Moyen Âge. En ces temps obscurs, le coquin canin aurait sans doute été condamné pour dépravation au terme d’un procès en bonne et due forme.

Les procès d’animaux furent pratiqués dès le 13e siècle et jusqu’au 18e, parce que les bêtes étaient alors tenues pour juridiquement responsables de leurs actes. Cette idée bizarre découlait peut-être de la croyance non moins saugrenue qu’elles seraient moralement responsables de leurs actes. Puisque nous avons depuis abandonné tant l’idée que la croyance, les procès d’animaux nous semblent parfaitement absurdes.

Mais peut-être nous trompons-nous. Nos cousins non humains ont après tout des capacités restées longtemps insoupçonnées. Comme l’explique mon collègue Cédric Sueur, non seulement sont-ils capables de ressentir ; beaucoup possèdent en outre une théorie de l’esprit et cette conscience de soi dont on avait pourtant fait le propre de l’humain. Certains sont même capables d’empathie et d’un altruisme qui les incite à sacrifier leur propre bien-être pour celui d’un autre. Il est alors tentant d’aller plus loin pour leur attribuer l’agentivité morale, comme le fait Cédric.

Mais peut-être se trompe-t-il. C’est l’idée que je vais défendre.

Nul ne naît agent moral

Procédons dans l’ordre et commençons par une définition : un agent moral est une entité qui a des devoirs moraux, dont les actes peuvent être jugés moralement acceptables ou condamnables. Les humains adultes sont assez paradigmatiques – éthiquement parlant, ils ne doivent pas violer, tuer ou mordre les fesses des vieilles dames. Quand ils le font néanmoins, leur comportement est immoral, et nous ne nous gênons pas pour le condamner. C’est bien légitime.

Jusqu’à trois ans environ, les enfants ne font en revanche rien qui soit à proprement parler immoral. Il peut leur arriver de faire du mal – de nuire à quelqu’un. Mais ils ne font rien de mal – rien qui soit moralement répréhensible. Porter sur leurs actes un regard éthique serait aussi insensé que de reprocher à un tsunami les dégâts et les morts qu’il a occasionnés. Les jeunes enfants ne sont pas des agents moraux ; ils s’apparentent plutôt à des catastrophes naturelles.

Jusqu’à 3 ans, les enfants n’ont pas de sens moral. Mutzii/Unsplash, CC BY

Pourquoi? Parce que leur vie mentale est insuffisamment développée pour mobiliser les notions de bien et de mal, parce qu’ils ne sont pas en mesure de délibérer en termes éthiques – en clair : parce qu’ils ne peuvent comprendre qu’ils ont des devoirs moraux. Un sujet qui ne saisit pas qu’il a des devoirs légaux n’est pas légalement responsable de ses actes ; de même, un sujet qui n’appréhende pas qu’il a des devoirs moraux n’est pas moralement responsable de ses actes.

Devoirs conventionnels et devoirs moraux

Les enfants apprennent assez tôt qu’ils ne doivent pas parler la bouche pleine, cracher sur leur père ou péter dans la voiture. Ce qu’ils ne comprennent pas pour autant, c’est que certaines normes ne dépendent pas des pratiques sociales en vigueur dans leur communauté. Autrement dit, les enfants ne savent pas immédiatement distinguer les devoirs moraux des devoirs conventionnels. Cette distinction est pourtant au cœur du sens moral.

Il n’y aurait aucun mal à se rendre au travail en pyjama si cette pratique était répandue et largement approuvée. La norme qui proscrit ce comportement dépend d’une pratique sociale : de nos jours et dans nos contrées, on ne travaille pas en pyjama. Cette norme est strictement conventionnelle.

À l’inverse, la violence conjugale serait inacceptable même si elle était monnaie courante. L’interdit dont elle fait l’objet relevant de l’éthique, il ne dépend pas du constat qu’elle est condamnée dans notre société. Contrairement aux devoirs conventionnels, les devoirs moraux sont par définition indépendants des pratiques sociales.

Un sens normatif mais pas de sens moral

Mais les enfants ne commencent à tracer cette distinction qu’à l’âge de trois ans. Avant cela, ils ne sauraient donc comprendre qu’ils ont des devoirs moraux, ni dès lors en avoir.

Qu’en est-il des animaux? La cognition normative ne leur est peut-être pas étrangère. Les grands singes, par exemple, paraissent comprendre et observer un ensemble de règles. Dans leurs communautés, certaines choses se font, d’autres pas. Si l’on admet qu’ils pensent avoir des devoirs, on peut alors parler dans leur cas d’un sens normatif.

Ils n’ont toutefois pas de sens moral. Tout porte en effet à croire qu’ils ne possèdent pas les capacités d’abstraction requises pour concevoir que certaines normes transcendent les conventions sociales. En particulier, rien n’indique qu’ils soient capables de pensée « contrefactuelle », c'est-à-dire d'envisager ce qui se passerait si les choses étaient différentes. A fortiori, ils ne peuvent se demander si les devoirs qu'ils s'attribuent dépendent de pratiques propres à leur communauté.

Le comportement social des chimpanzés semblable aux humains (National Geographic Wild France/Youtube, 10 mai 2018)

En somme, en ce qui concerne l'agentivité morale, les animaux sont comme les petits humains : parce qu'ils ne distinguent pas les normes morales des conventionnelles, ils ne sauraient comprendre qu'ils ont des devoirs moraux, si bien qu'ils n'en ont pas. En dépit des capacités impressionnantes qu'il faut leur reconnaître, les animaux ne sont pas des agents moraux.

Notons quand même, pour conclure, que tout cela ne dit pas grand-chose de nos devoirs à leur égard. Le cas des bébés humains suffit à régler son compte au préjugé fort répandu selon lequel l'agentivité morale serait nécessaire à la possession de droits moraux. Les animaux étant sentients, ils peuvent subir des dommages. Ils sont par conséquent des patients moraux.

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