Dans un article récemment publié ici même sur l’obsession contemporaine pour des abdos parfaits, Connor Heffernan relie très justement celle-ci à une certaine image de l’athlète de la Grèce antique, en soulignant en particulier l’influence de la statuaire.
Le corps de l’athlète grec est un corps évidemment masculin, un corps nu, huilé, bronzé, plutôt jeune et esthétiquement « parfait » : c’est ainsi que la plupart des Modernes le voient, et de fait ils sont là en accord avec les sources littéraires antiques.
Beauté athlétique
La beauté joue un rôle de premier plan dans l’univers du gymnase et du stade helléniques, et chez beaucoup de poètes comme Simonide, Pindare ou Bacchylide, la beauté athlétique revient comme un leitmotiv (« il était beau à voir et ses exploits ne démentaient pas son physique » – Pindare, Olympiques, 8, 19) ; Pindare a presque un usage immodéré de l’adjectif kalos (beau) pour le lutteur Alcimédon, pour le pancratiaste Aristocleidès, tous deux d’Égine, et aussi pour le boxeur Agésidamos et le lutteur Epharmostos – remarquons au passage qu’il s’agit à chaque fois d’athlètes lourds, c’est-à-dire ceux qui participaient aux trois sports de combat (boxe ou pugilat, lutte et pancrace) : cette qualité n’est pas réservée dans la littérature grecque aux seuls pentathloniens qu’on imaginerait à priori plus volontiers comme ayant développé des proportions plus harmonieuses. On voit déjà par là que nos critères modernes de la beauté sportive antique ne sont peut-être pas tout à fait identiques à ceux des Grecs…
En revanche, que ce corps nu du bel athlète ait été une source d’inspiration permanente pour l’art et d’abord pour l’art grec est d’une telle évidence qu’il est inutile d’insister outre mesure. On se contentera de rappeler le cas particulier de la sculpture, le Discobole de Myron étant en quelque sorte emblématique de ce point de vue – et l’on voit donc que les pentathloniens ne sont évidemment pas oubliés.
Mais le rapport entre l’homme et l’œuvre d’art n’est pas à sens unique : les athlètes eux-mêmes, dans tout l’éclat de leur nudité bronzée et huilée, sont souvent comparés à des statues de bronze. Ainsi Dion de Pruse le dit-il explicitement de Mélancomas. Et il est loin d’être le seul : « … les athlètes olympiques debout au milieu du théâtre en plein midi, sur la piste comme dans un four, et recevant les rayons du soleil sur leur corps nu, comme des statues de bronze. ». Ces athlètes-statues au corps brillant parce que recouvert d’huile dégagent une grande charge érotique dont on retrouverait facilement l’équivalent à l’époque moderne. Mais bien sûr, quand ce type d’éloge devient si banal, il est facilement repris de façon parodique, ce que ne manque pas de faire Lucillius dans son Épigramme 85 : le coureur armé Marcus court si lentement qu’il en devient presque immobile, et les employés du stade ferment l’édifice à la nuit tombée, prenant l’« athlète » pour une de ces statues qui ornaient régulièrement ces lieux dans les grands sanctuaires !
Des corps fétichisés
La métamorphose inverse existe aussi, qui va cette fois de la matière inerte vers le vivant. On pense évidemment au début de la première partie du film de Leni Riefenstahl, Les dieux du stade, consacré aux Jeux olympiques de Berlin et véritable hymne au corps aryen : dans cette partie intitulée « La fête des peuples » – et la seconde s’appelle de façon significative « La fête de la beauté »- un long travelling (et la cinéaste avait bénéficié de moyens techniques exceptionnels pour l’époque) permet de voir de nombreuses statues antiques, dont le Discobole qui se fait chair pour porter la flamme olympique de Grèce jusqu’à Berlin.
La carrière de Leni Riefenstahl, en tant que cinéaste et photographe – qu’on pense à ses photos de lutteurs Noubas du Soudan – est, de ce point de vue en tout cas, typique de l’art nazi, fasciné par la nudité athlétique à la grecque (les statues d’Arno Breker) et la mystique du corps huilé et bronzé.
Athlètes bedonnants
Beauté athlétique donc dans la Grèce antique : mais de quel type de beauté parlons-nous ? À feuilleter un recueil de photos de vases attiques montrant des athlètes, par exemple un catalogue d’exposition sur le sport antique (par exemple « El deporte en la Grecia antigua », Barcelone, 1992), on est frappé par la représentation, assez fréquente, d’athlètes dont la morphologie n’est en rien celle d’éphèbes à la musculature parfaite, c’est-à-dire celle que nous nous attendons à voir dans le gymnase hellénique. On peut en effet découvrir, entre autres sur des amphores panathénaïques, des lutteurs, boxeurs ou pancratiastes très lourds, massifs, dont la taille n’est pas marquée, et même souvent affublés d’un ventre énorme, proéminent : en somme l’antithèse de notre idéal occidental de beauté athlétique, et un sportif assez proche des sumotoris du Japon que nous avons tendance à regarder parfois avec une certaine commisération.
Mais on aurait bien tort de considérer que ces images sont caricaturales : ce sont au contraire celles qui se rapprochaient sans doute le plus de la réalité. Il faut en effet se souvenir que les Grecs ne connaissaient pas les catégories par poids et que dans les sports de combat, les sports dits « lourds », seuls les athlètes corpulents et massifs avaient quelque chance de l’emporter. Mieux même, un texte de Philostrate nous incite à accepter et à apprécier le ventre en forme de ballon de certains de ces athlètes bedonnants.
« Le ventre qui n’est pas trop en avant est assez avantageux pour les pugilistes qui sont par là bien lestes et leur respiration est bonne ; toutefois le ventre qui avance n’est pas inutile pour le pugilat car il préserve la figure de l’athlète des coups que l’adversaire peut lui appliquer… »
(Philostrate, Sur la Gymnastique, 34 ; traduction M. Mynas, p. 88-89).
Dans le pugilat antique, comme les coups n’étaient portés qu’à la tête, le fait d’avoir un ventre rebondi était évidemment un avantage puisqu’il fallait avoir une « allonge » considérable pour toucher son adversaire !
Bien sûr, ces images se rencontrent très majoritairement sur des vases attiques du VIe ou du début du Ve siècle – mais il est aussi des amphores panathénaïques du IVe siècle qui entrent facilement dans cette catégorie. Bien sûr, il s’agit presque toujours d’athlètes participant aux sports de combat, pour les raisons que nous venons d’indiquer – mais on aurait tort d’en conclure que ceux-ci étaient moins appréciés des Grecs que les pentathloniens élancés : à voir les prix donnés aux concurrents des Panathénées, on constate que les vainqueurs dans les épreuves lourdes reçoivent autant d’amphores d’huile d’olive que les « beaux » pentathloniens, et ceux-ci ne sont pas l’objet d’un traitement spécialement favorable chez un auteur comme Platon.
Bien sûr, ces athlètes grecs à la musculature de catcheur (de « wrestler ») moderne sont généralement barbus et font partie de la classe d’âge des « andres », des adultes, des seniors. Sans refaire toute l’histoire du beau athlétique dans l’art, à travers les siècles et même dans son seul rapport avec la Grèce antique, c’est donc un choix précis qui a été fait par les Modernes : celui d’une période particulière, le cœur du classicisme, celui d’un âge particulier, l’athlète imberbe, préadulte (ou en tout cas jeune adulte), celui de compétitions « légères ». On a abouti à une image d’athlète idéal, au modèle que propose entre autres le Discobole.
On voit ainsi que les choses ne sont pas aussi tranchées qu’on pouvait le croire, et qu’une volonté d’idéalisation, souvent présente chez les artistes et artisans grecs comme chez les historiens d’aujourd’hui, peut masquer certaines réalités : les athlètes grecs n’avaient pas tous des abdos parfaits.
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