Dans la mémoire collective, la libération de Paris le 25 août 1944 vient marquer le terme d’une campagne de Normandie ouverte le 6 juin par le débarquement. Sur le fond, la victoire alliée en Normandie avait été actée le 20 par la clôture de la poche de Falaise. L’enjeu de la course à la Seine qui s’ensuivit était de déterminer combien d’unités de la Wehrmacht et de la Waffen SS parviendraient à échapper à la capture en se repliant sur la rive droite. Les Alliés pourraient-ils saisir cette nouvelle occasion de se ressaisir du Stalingrad manqué qu’avait représenté la fermeture tardive et incomplète de la Poche de Falaise ? Les forces allemandes rescapées de la poche de Falaise allaient, avec les autres armées présentes en Normandie, après une retraite difficile, réussir dans leur majorité à passer la Seine.
Nous proposons de revisiter cette phase ultime de la bataille de Normandie comme un nouveau Dunkerque, un Dunkerque à rebours, présentant la même ambivalence : victoire stratégique en termes d’espace et d’affaiblissement de l’adversaire pour un camp, succès relatif pour l’armée vaincue qui réussit à évacuer et donc à sauvegarder des forces précieuses pour l’encadrement de nouvelles unités et la poursuite de la guerre.
Retour sur un Stalingrad manqué
Pendant près de deux mois après le succès du 6 juin, la bataille de Normandie a pris la forme d’une coûteuse guerre d’usure, du fait de la vigoureuse résistance allemande et de l’inadaptation de l’appareil militaire allié aux conditions d’engagement dans le bocage normand. Le contraste n’en a été que plus grand quand la percée américaine a amené en quelques semaines les armées alliées de Caen et d’Avranches à Bruxelles, Sedan et aux approches de Metz.
L’exploitation de la percée d’Avranches a d’abord suivi les plans a priori de l’Opération Overlord : un déploiement en éventail de la 9e Armée américaine de Patton sur trois directions : en priorité vers l’Ouest pour s’assurer la disposition des ports bretons, et vers la Loire et l’Est pour élargir le périmètre prévu de déploiement de l’opération Overlord.
A partir du 2 août, s’accentue le mouvement vers l’Est amenant la 3e armée américaine au Mans le 8. Entre-temps, Hitler a lancé le 7 l’élite des forces allemandes dans une attaque de flanc pour couper les communications américaines à Avranches. Après de brefs succès initiaux, cette offensive s’est trouvée bloquée mais Hilter a longtemps refusé d’acter son échec et d’autoriser la retraite qui s’imposait.
Face à cette inertie allemande, la conjonction de la progression anglo-canadienne au nord vers Falaise et de la remontée de l’Armée Patton du Mans vers Argentan conduisait à la formation de la poche de Falaise, un véritable cul de sac de 65 km de long et 25 de large dans lequel plus de 100 000 soldats du Reich étaient menacés d’encerclement.
Le commandement allié perçoit certes la possibilité d’une telle manœuvre, dans un premier temps en fermant la poche entre Argentan et Falaise. Une série d’erreurs d’évaluation des possibilités relatives des armées américaines et anglo-canadienne et de défauts de coordination entre alliés devait faire échouer ce projet d’encerclement, une première fois le 13 août, du fait de la lenteur de la progression canadienne et d’un ordre d’arrêt malencontreux stoppant des divisions de Patton aux abords d’Argentan.
Quand le plan d’encerclement est repris plus à l’est, sur la Dives, rivière modeste mais aux rives peu franchissables, Patton a envoyé ses meilleures divisions vers Evreux, affaiblissant considérablement la branche sud de la tenaille. De ce fait, la fermeture de la poche, tardive et fragile, résiste mal à la percée résolue des unités allemandes qui peuvent extraire la moitié des leurs affectifs les 19 et 20 août.
Sur 100 000 soldats un moment encerclés, la moitié environ parvient à s’extraire, 40 000 sont faits prisonniers, environ 10 000 ont été tués. Ils laissent derrière eux un paysage apocalyptique, où les cadavres d’hommes et de chevaux côtoient de longues files de véhicules détruits. Malgré l’importance considérables des pertes encourues, on est loin de la capitulation complète de von Paulus le 31 janvier 1943. C’est donc bien par un Stalingrad manqué que s’achève cette phase de la Bataille de Normandie.
La course à la Seine
Les dispositions pour les actions à mener après la fermeture de la poche de Falaise ont été arrêtées lors d’une réunion le 19 août en présence de Montgomery et de Bradley. Le plan envisageait un grand enveloppement des forces du Reich. Tandis que les anglo-canadiens refouleraient les Allemands vers la Seine, deux corps d’armée américains remonteraient de Mantes vers l’aval, avec l’objectif de couper les lignes de repli ennemies vers le fleuve, les Anglo-Canadiens repousseraient les Allemands vers la Seine. Ainsi, écrivait Montgomery, « l’ennemi trouvera ses lignes de repli sur la Seine déjà occupées par les Alliés et sa position deviendra intenable ». Les faits devaient démentir son optimisme. Le plan sous-estimait en effet gravement la capacité de résistance des forces allemandes subsistant en Normandie et les obstacles d’un terrain favorable à la défensive.
Tandis que les forces anglo-canadiennes de l’opération Paddle se heurtent à une efficace action retardatrice, la progression de la 5e DBUS (division blindée américaine), engagée dans une attaque frontale sur un terrain propice à la défense entre l’Eure et la Seine, s’avère beaucoup plus lente et coûteuse que les semaines précédentes. Ralentie, l’avancée alliée se développe pourtant, Evreux et Pont Audemer étant atteints le 23, Elbeuf et Bourgtheroude le 26, et finalement Duclair et Rouen le 30 août. Résultant d’une poussée frontale, cette progression tend à acculer à la Seine des unités allemandes qui vont réaliser des prodiges pour échapper à la capture en traversant le fleuve.
Un Dunkerque sur la Seine
Une carte conservée au Royal Air Force Museum recense les différents points de passage utilisés par les Allemands dans la région de Rouen et en amont. Comme l’indique l’épaisseur relative des flèches, à coté de multiples bacs, les deux flux principaux s’écoulaient par les ponts de chemin de fer à Rouen et par un pont de péniches, camouflé de jour, et déplié chaque soir au Bas de Poses, dans une boucle de la Seine au voisinage de Pont de l’Arche. En aval de Rouen, un point essentiel de passage se situait à Duclair, site de traversée par bac avant la guerre.
En dehors des difficultés éprouvées par l’offensive terrestre de leurs adversaires, les unités allemandes ont bénéficié d’une utilisation incomplète de la puissance aérienne alliée. D’abord gênée par une météorologie défavorable, l’aviation tactique anglo-américaine a ensuite manqué d’une claire concentration de ses efforts sur les objectifs les plus vulnérables et n’a jamais pu interrompre le trafic des bacs et autres embarcations de fortunes.
Les résultats de ce dispositif ont été remarquables. On estime que sur 320 000 soldats allemands présents le 20 août, 240 000 attinrent la Seine, qu’ils franchirent pratiquement tous. Trois quarts des effectifs ont ainsi échappé au « grand enveloppement ». Ce sont ces hommes, aguerris par une dure expérience, qui devaient constituer l’ossature des divisions que les alliés auxquelles les alliés devaient être confrontés dans les batailles de l’hiver. Plus surprenant encore vu les conditions de la retraite, les deux tiers des véhicules furent évacués, soient environ 30 000 sur 45 000. En revanche, seuls 195 blindés, sur 800 restants au 19 août ont franchi la Seine, beaucoup des autres ayant été sacrifiés au combat pour retarder la progression alliée.
Par les effectifs concernés, comme par ses enjeux stratégiques, le franchissement de la Seine s’apparente à l’évacuation de Dunkerque quatre ans auparavant. Les Britanniques avaient évacué près de 200 000 des leurs, avec 120 000 français et 16 000 Belges, mais sans aucun véhicule ni équipement de combat. Ils laissaient 350 000 prisonniers, essentiellement français. Les opérations se rapprochent par l’ingéniosité et la détermination à mobiliser tous les moyens disponibles. Elles partagent surtout la même ambiguïté, qui permet à chaque camp de célébrer une sorte de victoire. Montgomery et la propagande anglaise voyaient dans la retraite allemande une revanche sur Dunkerque, laissant des rescapés incapables de combattre pendant les mois à venir. Les généraux allemands devaient se réjouir d’un succès inespéré. A défaut d’avoir changé le cours de la guerre, comme l’a peut-être fait l’évacuation de Dunkerque, le succès du repli allemand sur la Seine aura pu contribuer à la prolonger pendant encore huit mois.
Une dernière occasion manquée
Succombant un moment à l’histoire contrefactuelle, on peut relever qu’une dernière occasion de conclure la bataille de Normandie par une victoire totale a été également négligée par les Alliés. Le 17 août, Patton avait envoyé son XVe corps en direction de Mantes. Dans la nuit du 19, des éléments de la 79e DIUS (division d’infanterie américaine) traversait la Seine par la passerelle du barrage de Méricourt et un pont de bateaux lancé le lendemain devait permettre l’établissement d’une véritable tête de pont. Patton met deux jours à proposer « la meilleure idée stratégique qu’il ait jamais eue », substituer à l’offensive frontale sur la rive gauche de la Seine, une offensive par la rive droite, prenant à rebours les défenses allemandes.
Pour le général Speidel, cité par Eddy Florentin dans son ouvrage de référence sur la Rückmarsch, la retraite allemande en Normandie, « une poussée le long de la rive, au nord de la Seine, aurait certainement permis à l’armée américaine d’isoler la masse du groupe d’armées allemandes et de l’anéantir ». La manœuvre aurait anticipé celle par laquelle, pendant la Guerre du Kippour, Ariel Sharon a fait traverser le canal de Suez à des unités blindées orientées vers la Mer Rouge, menaçant d’encerclement la 3e Armée égyptienne restée sur la rive nord et sauvée de ce destin par le cessez-le-feu.
Le déroulement de la manœuvre qui pouvait voir drastiquement limité le nombre des soldats allemands échappant à la nasse relève de l’uchronie, comme la perspective d’achever la campagne de Normandie sur un nouveau Stalingrad.