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Notre-Dame de Paris, cathédrale ou musée ?

Notre-Dame, un musée et un lieu de culte. Magda Ehlers, pexels

En évoquant Notre-Dame de Paris, après l’incendie du 15 avril 2019, de quoi parlons-nous ? D’un lieu de culte ou d’un musée ? Lorsque j’enseignais l’histoire de l’art médiéval à l’ ISAM, université d’art et d’histoire de Gabès (Tunisie), la question m’était souvent posée par les étudiants « est-ce que Notre-Dame est un musée ? ». Lorsque je répondais « c’est une église », leur mine s’allongeait. « Alors on ne pourra pas y entrer, notre religion nous l’interdit ». Ma réponse était, et serait toujours la même après plus de 15 ans, « c’est une église et c’est un musée ». En effet, comme une église peut être un musée, un musée peut être un sanctuaire.

Vues sous ces angles, les réflexions suscitées autour d’une restauration « à l’identique et encore plus belle » de Notre-Dame, permettent de renouveler les questions posées par la destruction par le feu, le 2 septembre 2018, du Museu Nacional de Rio. Si les pertes matérielles sont loin d’être aussi considérables à Notre-Dame de Paris qu’au musée de Rio, tous reconnaissent la place éminente de Notre-Dame au « kilomètre zéro » de la connaissance de la France à l’étranger, mais aussi du roman national qui s’échafaude autour de cette cathédrale du XIIe siècle, dite « Gothique » selon les critères des études stylistiques.

Une certaine idée du (des) Moyen Age(s)

« Gothique » : ce qualificatif, reçu et employé par tous, historiens, artistes, grand public, reposerait, selon les sources, sur une relecture de l’architecture médiévale dans son ensemble au temps de la Renaissance italienne. Traumatisé, comme nombre d’artistes italiens, par le sac de Rome (1527), Giorgio Vasari, artiste et biographe, lui-même qualifié de « maniériste » par l’historiographie, juge sans appel les édifices du Moyen Age, qu’il nomme de « style Gothique ». Dans son introduction à la partie architecturale des Vite, en 1568, Vasari juge que l’on doit fuir comme « monstrueux et barbare », le style de ces édifices voûtés sur arcs en ogive.

Également appelé « art français » (Opus francigenum) l’art « Gothique » fut, en France du XIXe jusqu’au début du XXe siècle, un symbole de l’identité culturelle nationale. Lorsqu’en 1831, Victor Hugo publie son roman Notre-Dame de Paris, il souhaite éveiller les consciences de ses contemporains à la dégradation par l’histoire récente de cet édifice, de 1789 à 1830 :

« Si belle qu’elle se soit conservée en vieillissant, il est difficile de ne pas soupirer, de ne pas s’indigner devant des dégradations, des mutilations sans nombre que simultanément le temps et les hommes ont fait subir au vénérable monument, sans respect pour Charlemagne qui avait posé la première pierre, pour Philippe-Auguste qui en avait posé la dernière. »

Lassus et Viollet-le-Duc, les architectes de sa restauration, voulaient « rétablir dans un état complet » la cathédrale de Paris » qui, pour eux, est celle de Maurice de Sully ; car « à partir du XIII e siècle ce n’est plus, pour l’église Notre-Dame, qu’une suite de mutilations, de changements sous prétexte d’embellissements. ». Alors, à présent que voit-on vraiment à Notre-Dame ?

Art « Gothique » et sauvagerie

Le stryge à l’angle de la tour Nord, est le symbole reconnaissable entre tous, d’une époque, le Moyen Âge et d’un édifice, Notre-Dame. Avant la photographie, la gravure était l’art de multiplier et transmettre une image, en témoigne celle de Méryon (1853-1854) pour l’édition de Hugues (1877) du roman de Victor Hugo. Au premier plan veille le stryge, une image gothique et sauvage que l’on peut penser authentiquement médiévale, tant elle fait corps avec l’image médiatisée de Notre-Dame. Une image tant reproduite, depuis la photographie de Charles Nègre de 1853, jusqu’à celles de Brassaï en 1933 et tous les produits dérivés vendus aux abords de la cathédrale. Or, en mille ans (VIe-XVe siècles) le Moyen Âge occidental n’a pas été une (longue) période unifiée de l’histoire, sauf dans l’esprit de certains qui le rêvent.

Paris, Notre-Dame, Les Chimères, Le Stryge, eau-forte de Charles Pinet (série Paris 44). Wikipédia

En outre ces monstres hybrides, si caractéristiques de cette période, mais si éloignés du Beau idéal laissé par l’Antiquité, n’ont pas toujours fait l’unanimité même aux temps qui les ont vu naître. En témoignent les paroles de saint Bernard (1090-1153) abbé de Clairvaux, contemporain de Maurice de Sully (1105-1196) :

« Que signifient là où les religieux font leurs lectures, ces monstres ridicules, ces horribles beautés et ces belles horreurs ? […] Ici on y voit une seule tête pour plusieurs corps ou un seul corps pour plusieurs têtes : là c’est un quadrupède ayant une queue de serpent et plus loin c’est un poisson avec une tête de quadrupède […] ou qui a la tête d’un animal à cornes et le derrière d’un cheval […] Grand Dieu ! si on n’a pas de honte de pareilles frivolités, on devrait au moins regretter ce qu’elles coûtent. »

(Apologie à Guillaume de Saint-Thierry, 1123-1127)

Le goût pour le merveilleux et la brutalité que l’on prête au Moyen Âge, ne s’est pas éteint avec le XIX e siècle, le Moyen Âge ne cesse d’être réinventé par le cinéma et les romans appartenant au genre Fantasy. Alors que la série HBO Games of Thrones (tirée des romans de Georges R.R. Martin, A Song of Ice and Fire) connaît un succès mondial, de nombreuses études universitaires tentent d’en décrypter les sources, d’en démêler les éléments du vrai « rapiécé » avec le faux, afin de dépister les erreurs et de tracer des parallèles avec notre époque. L’idéal de beauté antique survit dans nombre d’images actuelles (films et publicités telle celle d’Invictus de Paco Rabanne), mais il ne cesse de se heurter à l’attrait d’un Moyen Age, rêvé et brutal. Des images médiévales éloignées de leur vérité historique puisque vidées du contenu spirituel et du rôle de l’Église dans leur apparition.

Nicolas Jean Baptiste Raguenet, Une vue de Paris et l’île de la Cité, 1763. Wikipédia

Le musée est un sanctuaire et l’Église « l’amie des arts »

Dès le XIXe siècle, les églises sont devenues des musées alors que les musées se transforment progressivement en sanctuaires laïques. « Le sacré fait aujourd’hui un retour inattendu au musée » alors que le monde des intellectuels est habitué à raisonner dans un cadre qui exclut l’expérience de la foi religieuse » (Jean‑Hubert Martin catalogue de l’exposition La mort n’en saura rien, octobre 1999-janvier 2000, Paris, MAAO). Comme un écho Roseli Pellens et Philippe Grandcolas écrivent, au sujet de l’incendie du Museu Nacional de Rio, « Dans la culture occidentale, le musée est une sorte de lieu (rendu) sacré par l’Art ou par la Science ».

De son côté, l’Église, au XXe siècle, a pris conscience d’un divorce avec l’art de son temps, elle peine à retrouver sa place de mécène des arts, alors que le rôle historique d’enseignement dévolu à l’art religieux s’est perdu. Pour ce faire, le Magistère de l’Église catholique n’a cessé, depuis Pie X et tout au long du XXe siècle, de s’adresser aux artistes, pour rappeler, selon les termes de Paul VI, « l’amitié » qui les lie à l’Eglise.

C’est dans cette mouvance que Mgr Jean‑Marie Lustiger, archevêque de Paris, a fait réaliser par Marc Couturier, en 1994, la croix dorée et sa gloire dont le socle est la « Pietà » de Nicolas Coustou (1723), formant le centre du groupe du « vœu de Louis XIII ». L’art ancien servant, d’une certaine façon, de « fermentum » pour le nouveau. Si les visiteurs ne font pas toujours la part de l’histoire, Notre-Dame, synthèse rendue harmonieuse par la patine des siècles, est une église que l’on peut visiter comme un musée, mais un musée vivant d’art sacré, toujours porté par la foi qui conduit à voir, là, l’invisible dans le secret des consciences.

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