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« Nous avons massifié. Nous n’avons pas su démocratiser »

« Je nous accuse ». La colère de Charlotte Magri, le 30 novembre 2015, à l’encontre de l’institution scolaire correspond à une cruelle réalité. Charlotte Magri, Author provided

« Le monde du travail, c’est la compétition, c’est la notation, c’est l’évaluation, c’est la concurrence et c’est aussi, de temps en temps, beaucoup de plaisir à travailler ? » souligne un conseiller du Conseil économique, social et environnemental (CÉSE) dans son échange avec un élève, soulignant qu’il est important que les apprentissages reflètent la vie d’adulte. Ce à quoi l’élève répond, rappelant que nos vies d’enfants comme d’adultes n’ont rien de naturel et reflètent nos représentations : « C’est vrai que dans le monde professionnel de notre société capitaliste, il y beaucoup de concurrence, surtout entre employés pour garder leur poste ou même pour avoir un poste. […] Peut-être est-ce le modèle social de notre société dans sa globalité qu’il faut changer. »

Cet échange inscrit au rapport Delahaye (2015, p.108) a été reproduit dans l’ouvrage de Charlotte Magri, publié en septembre 2016 aux éditions Stock, Lettre ouverte au ministre de l’Éducation nationale, qu’elle conclut comme elle avait terminé sa première « lettre » (au titre éponyme, envoyée en décembre 2015 à la ministre, Najat Vallaud-Belkacem et largement diffusée) en évoquant la place de l’école dans la société.

L’école doit-elle permettre aux enfants de s’émanciper ? Si l’ouvrage de Charlotte Magri démontre qu’elle en convaincue, il souligne aussi à quel point cet objectif semble aussi lointain qu’incertain, lorsqu’au quotidien les effets de la massification scolaire renforcent de manière prégnante les inégalités. Tout au long de l’ouvrage elle s’attaque aux normes qui régulent les discours et les pratiques. Dans la première partie, Charlotte Magri propose ses propres définitions de mots et d’expressions qui peinent à se traduire en actes : Projet d’école, Ambition réussite, SEGPA, CLISS, Refondation de l’école.

Dans la dernière partie, elle rappelle les principaux engagements verbaux des ministères successifs : une école, priorité nationale, conçue et organisée en fonction des élèves, mettant l’accent par les moyens sur le primaire, les établissements prioritaires les dispositifs spécifiques pour les élèves en difficulté scolaire. Charlotte Magri souligne aussi que le vivre-ensemble et la cohésion sociale sont menacés par une triple relégation : relégation des élèves qui n’entrent pas dans la norme, relégation territoriale des zones dont la priorité n’est inscrite que dans le nom et relégation de la relation éducative à partir du moment où être présent face aux élèves compte plus que la manière dont on enseigne.

Son livre est une invitation à rétablir le sens de l’institution qui socialise nos enfants et à travailler sur les écarts entre les représentations du système scolaire et les réalités du terrain. Entretien.

Charlotte Magri. V.Vermeil, Author provided

Comment avez-vous vécu professionnellement les mois qui ont suivi la médiatisation de votre Lettre ouverte ?

J’étais en mi-temps annualisé et dès la fin du mois de février, même si j’avais des contacts avec les collègues, je n’étais plus dans un fonctionnent quotidien de travail. Ce qui a été violent c’est que les personnes se sont senties jugées par rapport à leurs actes ou le fait de ne pas avoir agi alors que j’ai essayé de mettre en avant les dysfonctionnements d’un système et en aucun cas de juger des individus. Je pense que ma démarche sortait un petit peu du cadre et cela a mis mal à l’aise plusieurs personnes. La plupart des collègues l’ont vécu comme source de réflexions et de repositionnement. Certains se sont excusés du comportement qu’ils avaient pu avoir.

Le plus douloureux a été le ressenti d’une collègue qui m’a soutenu du début à la fin sur la démarche. C’était la personne avec qui on a vraiment essayé de monter une dynamique d’équipe sur l’école, mais cela n’a pas fonctionné. Je ne m’étais pas cachée de mon initiative la [publication de la Lettre, NDLR] je l’ai même lue en salle de maîtres. Or ceux qui trouvaient ça sympa au départ sont partis dans le procès d’intention et ma collègue qui était restée à l’école a été vraiment harcelée.

L’intérêt médiatique s’est focalisé sur Marseille. Or le livre ne sert-il pas à recentrer l’attention sur un système ?

C’était mon intention car je suis profondément convaincue que des problématiques graves parfaitement transversales à tout le système éducatif sont particulièrement visibles dans les endroits les moins bien lotis. Mais ce n’est pas parce qu’elles sont plus visibles à cet endroit là qu’elles sont plus importantes dans ces lieux. Le simple fait qu’on ait des zones dites d’éducation prioritaire prouve qu’on n’arrive pas à faire notre travail. Tous nos élèves sont prioritaires. En tant qu’enseignants on est censé être convaincu que chaque élève peut réussir. C’est loin d’être le cas. À la manière dont l’institution est organisée, nous n’avons pas trop de marge de manœuvre pour garder cette foi-là et pour rester constructifs vis-à-vis des enfants qui ne rentrent pas dans la norme.

La médiatisation, à un certain moment, gomme la nuance, la complexité et la perspective. Il ne s’agit pas juste de murs qui tombent sur des enfants pauvres. Le problème n’est pas la pauvreté, mais que nous n’avons pas tous les mêmes revenus à l’arrivée, que l’on prétend avoir une mission de service public égalitaire alors que l’on renforce les inégalités, pas uniquement sociales d’ailleurs. J’avais envie d’essayer d’élargir ce que moi j’ai vécu comme une alerte. Aujourd’hui il y a une forme d’urgence : or transformer des pratiques éducatives et des représentations de ce qu’est l’enseignement est quelque chose qui se fait sur du long terme.

Pensez-vous que cette idée de l’urgence et de l’importance de renouveler les structures, soit communément partagée ? Vous écrivez qu’aujourd’hui l’école s’intéresse à ce que vous nommez « le cœur de cible », une minorité, mais une minorité qui lui convient un peu aussi non ?

À vrai dire je ne sais pas si tout le monde sent l’urgence. On a une institution qui a hérité d’une histoire et qui a été construite par rapport à une histoire. À savoir qu’on a voulu élargir un modèle qui fonctionnait très bien pour un sous-groupe socioculturel [ayant des ressources sociales et culturelles élevées NDLR].

Nous avons massifié. Nous n’avons pas su démocratiser.

Pour arriver à la démocratisation il faut accepter que chaque enfant est différent et que s’adresser à chacun n’est pas la même chose que de s’adresser à tous. Or, nous avons le même problème en tant qu’enseignants : nous sommes perçus et gérés comme une masse uniforme. Je pense à la démarche de Céline Alvarez. Elle a vraiment démontré que c’était possible qu’un adulte au sein d’une classe travaille de manière individualisée avec ses élèves, que ça ne coûtait pas forcément plus cher, que les élèves se sentaient mieux, avaient plus confiance en eux et qu’en plus ils progressaient d’une manière démentielle par rapport à ce qu’on considère comme la norme aujourd’hui. Notre système actuel abrutit nos élèves. Il est particulièrement représentatif du système scolaire qui s’est généralisé dans le monde et où on a une approche industrielle des enfants. On va les ranger par date de fabrication comme si c’était le principal dénominateur commun. Ce système arrive au terme de tous les fruits qu’il pouvait apporter.

L’ouvrage de Charlotte Magri invite à réfléchir au sens que l’on veut donner à l’institution qui socialise nos enfants. Editions Stock, Author provided

Le mot que vous employez le plus souvent ce n’est pas le mot école c’est le mot classe. Comme si chaque enseignant se trouvait dans une bulle et qu’il pouvait se retrouver assez isolé, que ce soit dans ses désirs de changement ou dans ses craintes… dans toute sa pratique.

Je suis complètement d’accord. Effectivement je pense que ce n’est pas anodin qu’il y ait plus le mot classe que le mot école. Déjà c’est ce qu’on nous demande de faire. On est formé pour un certain nombre d’élèves inscrits sur notre cahier d’appel à l’intérieur de quatre murs d’une classe géographiquement identifiée… Ensuite s’ajoutent à cela les contradictions. Les gouvernements successifs essaient de mettre en place des dispositifs pour aller vers l’individualisation alors que dans nos classes on nous demande toujours de faire du collectif.

Quand on vous lit, on voit que pour l’enseignant débutant, la première année, c’est l’épreuve du feu, et que c’est dans la classe et dans la douleur qu’il acquiert ses compétences.

Tout à fait. Or, ce qui me révolte profondément c’est qu’en face il y a des élèves. Ce qui veut dire qu’il y a une année de leur vie scolaire, et une année pour un enfant c’est beaucoup plus long que pour nous, où ils vont subir un dysfonctionnement qui peut être très violent qu’ils soient du côté des meneurs ou du côté des « subissants », parce que c’est aussi ça qui se met en place si vous n’arrivez pas à gérer votre groupe.

C’est une catastrophe déjà au niveau des compétences acquises parce que cela grève le parcours scolaire sur une année, mais également sur le plan de la construction personnelle, du rapport au collectif, du rapport à soi-même, de l’estime de soi où les dommages peuvent être irréparables. Et les collègues sont aussi en souffrance et il ne faut pas le dire.

Si on devait résumer votre constat, vous dites qu’on est face à une école qui veut s’adresser à tous quels que soient les enfants et quels que soient les enseignants, mais avec un écart entre les discours et les actes et un accroissement des inégalités…

Dans notre société l’enjeu est dans nos représentations. On ne sait pas vivre ensemble. Donc on ne peut pas le transmettre à nos enfants.

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