Menu Close

Nous avons un devoir de solidarité à l’égard des universitaires et étudiants turcs pour la paix

Manifestation à Ankara, en septembre 2016, contre les mesures de répression contre les Universités. ADEM ALTAN / AFP

En Turquie, aux portes de l’Europe, dans ce pays avec qui la France a une longue histoire d’échanges scientifiques, économiques, politiques et culturels, un pouvoir totalitaire, promoteur d’une pensée nationaliste et confessionnelle, persécute les étudiants, les chercheurs et les universitaires. Ce pouvoir totalitaire vise notamment les 2 238 personnes qui ont signé, en janvier 2016, une pétition pour la paix demandant l’arrêt des actions militaires menées par l’État au Kurdistan de Turquie : 452 étudiants, enseignants et chercheurs pour la paix, ont alors été limogés et ils n’ont plus le droit de retrouver du travail dans la fonction publique.

Depuis cette période, ce sont 7 800 universitaires qui ont été limogés. Ils n’ont plus de salaire, ils ont souvent été privés de leur passeport, et ils sont actuellement une centaine à être en attente de jugement pour « propagande terroriste ». Des milliers d’étudiants, de chercheurs et d’enseignants du supérieur, dont le seul tort fut de signer une pétition en ligne comme nous en signons tous régulièrement, sont donc aujourd’hui pris au piège d’une vaste prison au cœur de l’Europe, et sont soumis à un pouvoir que l’on peut légitimement qualifier de « fasciste ».

Un problème turc, et international

Les dictatures ont toujours eu pour caractéristique de s’attaquer au savoir, aux étudiants, et aux scientifiques, l’exercice de la pensée critique leur étant insupportable. Les exemples de manquent pas, du Chili de Pinochet à l’Argentine de Videla, sans oublier évidemment l’Allemagne nazie, la répression et le contrôle idéologique des sciences en URSS ou le massacre des étudiants de la place Tian’anmen en Chine. Maintenant, c’est au tour de la Turquie, le but du régime actuel étant également de remplacer les fonctionnaires de l’État (ministères, armée, université, police, juges et procureurs) par des membres du parti au pouvoir, partageant une même haine contre les intellectuels, la laïcité, la liberté d’expression et les sciences.

Ce problème n’est pas seulement turc, il est aussi international. Le 24 mars 2017, le Conseil de la recherche scientifique et technique de Turquie (Tubitak, équivalent du CNRS) a diffusé une circulaire auprès de toutes les revues à comité de lecture, y compris auprès des périodiques internationaux listés au sein des réseaux académiques turcs. Cette circulaire exige des revues qu’elles

« reconsidèrent la composition de leur comité de rédaction, de leur conseil scientifique et de prendre les mesures adéquates pour en extraire les universitaires exclus de la fonction publique, licenciés ou mis à pied ».

Cette démarche, inacceptable d’un point de vue scientifique et éthique, montre clairement la volonté du pouvoir turc de donner une dimension internationale à la répression des universitaires : il s’agit ici d’une mondialisation à l’envers, consistant à ajouter à la mort civile des universitaires dans leur pays une mort scientifique visant à les faire disparaître de la scène académique internationale.

On ne s’étonnera pas, dans ce contexte, qu’il y ait eu plusieurs suicides de collègues turcs, l’ambiance de délation et de harcèlement moral qui s’est installée sur les campus turcs n’arrangeant pas le climat, notamment à l’université de Galatasaray dont la présidence a pris des mesures de répression à l’encontre de ses enseignants-chercheurs signataires de la pétition. Il faut également évoquer la dramatique grève de la faim entreprise en prison par deux enseignants limogés – Nuriye Gülmen et Semih Özakça – pour demander leur réintégration. Après la libération de Semih, il y a 2 semaines, Nuriye a été toutefois relâchée vendredi dernier.

Toutefois, plusieurs institutions françaises – ANR, CNRS, BRGM, Ambassade de France, etc. – poursuivent leur collaboration scientifique avec le Tubitak, parfois dans un cadre ministériel de coopération y compris sur des thèmes sécuritaires (programme Bosphore), sans que se pose, semble-t-il, la moindre question éthique.

Le silence assourdissant de l’Europe

Pendant ce temps, en France et dans le reste de l’Europe, les médias et les gouvernements ont jeté un voile pudique sur cette répression : nulle remarque de nos dirigeants au sujet de l’universalité des droits de l’Homme n’est venu freiner, ni même dénoncer publiquement, l’installation de ce totalitarisme, ni la répression des intellectuels critiques qui défendent pourtant des valeurs démocratiques, ni la reprise en main religieuse de l’enseignement, qui est allée jusqu’à retirer la théorie darwinienne de l’évolution des programmes de biologie au nom des valeurs islamistes.

Manifestations d’universitaires à Ankara, en février 2017. ADEM ALTAN/AFP

La recherche scientifique tout comme l’enseignement supérieur s’inscrivent, depuis longtemps, dans la globalisation des échanges : de l’antiquité gréco-romaine à la naissance des sciences expérimentales au XVIIe siècle, les échanges de lettres entre « savants » de toute l’Europe ont été la règle, et ont construit progressivement l’idéal universaliste de la Raison. Ce mouvement de globalisation et d’universalisme, confirmé à la Révolution française, amplifié au XIXe siècle par l’essor des télécommunications et par l’industrialisation, n’a cessé de se poursuivre dans les sciences contemporaines. Il est inséparable du développement démocratique.

Concrètement, nos colloques nous permettent de débattre de nos résultats et hypothèses avec des collègues étrangers, nos revues internationales favorisent l’échange des idées, nos agences de moyens, celles qui financent nos travaux, sont souvent européennes, notre enseignement supérieur s’inscrit dans des indicateurs internationaux qui sont supposés fixer les règles internationales de l’« excellence » (classement de Shanghai, etc.), nos étudiants peuvent utiliser des « ECTS » (European Credit Transfer System) pour commencer leurs études à Bologne et les terminer à Leipzig en étant passés par Marseille ou Coimbra.

Et pourtant, il y a ce silence des institutions, chancelleries et médias européens face aux purges du pouvoir en Turquie… C’est que le régime d’Erdogan s’inscrit dans l’agenda d’une autre globalisation : celle des politiques sécuritaires de régulation des flux migratoires, dans le contexte d’une Europe qui a externalisé, notamment en Turquie, la gestion de ses frontières. C’est aussi la « realpolitik » qui a fait de la Turquie un allié indispensable des États européens contre Daech : paradoxe d’un continent qui se mobilise pour lutter contre la barbarie islamiste, mais qui ne lève pas le petit doigt face à l’institutionnalisation des prémisses de cette même barbarie chez ses alliés.

Les Universités mobilisées pour leurs collègues turcs

Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’aucun élan de solidarité de grande ampleur n’a été impulsé par le gouvernement français. La solidarité a d’abord été mise en œuvre localement par des universitaires et des syndicats), souvent isolés, peinant à s’organiser dans l’indifférence de leurs tutelles. A Paris 8, à Paris Diderot, à l’EHESS et dans plusieurs universités de province, des enseignants chercheurs ont pris sur eux d’obtenir des budgets auprès de leurs présidences (qu’il a fallu convaincre) et de mettre en place des invitations ciblées, souvent de courte durée de collègues turcs menacés, de manière à leur offrir une « fenêtre de respiration » en France.

Durant ces périodes d’invitation, de 15 jours à un mois, ces collègues donnaient des conférences, et prenaient des contacts pour chercher des postes, souvent en Allemagne, en Suisse ou en Angleterre. Dans plusieurs cas, les présidences d’universités ont été sensibles à l’appel à solidarité et ont fourni des budgets et une aide administrative : car si l’invitation de collègues turcs a un coût financier, elle a aussi un coût administratif.

Sans parler de l’énergie qu’il faut mobiliser pour assurer une vie scientifique, une mise en réseau, à ces collègues qu’on ne saurait accueillir sans les accompagner : il ne s’agit pas de simples opérations humanitaires, mais bien de collaborer scientifiquement avec des personnes aux compétences reconnues et intéressantes pouvant enrichir notre compréhension du monde. Ces invitations ont été réalisées, de manière volontariste et bénévole, en collaboration avec un collectif universitaire franco-turc (Comité International de Solidarité avec les Universitaires pour la Paix) qui a fait un travail remarquable de mise en réseau entre les universitaires français mobilisés et les collègues turcs menacés.

Des étudiants dans une bibliothèque d’Istanbul, en septembre 2017. Yasin Akgul/AFP

En janvier 2017, un Programme national d’aide à l’accueil en urgence des scientifiques en exil (PAUSE), a finalement été créé par le secrétaire d’État chargé de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, Thierry Mandon. Ce programme est actuellement géré par le Collège de France, et il n’est pas destiné à un pays en particulier : les universitaires de Turquie peuvent y candidater, tout comme des collègues menacés dans d’autres pays.

Il faut cependant passer une sélection scientifique sur la base d’un dossier et d’un CV expertisés par un « comité de parrainage », la décision étant prise ensuite par le comité de direction du programme. La soumission des projets se fait trois fois par an, à dates fixes, avec une possibilité de recrutement de 100 personnes chaque année. Elle nécessite de démontrer la cohérence de la candidature avec le programme d’un laboratoire d’accueil. C’est donc une logique assez classique d’évaluation de projets scientifiques qui est mise en place pour cette aide d’urgence. Le travail d’analyse des risques effectué en amont a toutefois permis d’éviter le risque de n’aider que des universitaires déjà bien dotés en contacts et en légitimité internationale.

La Turquie, le premier wagon

Il est urgent, selon nous, de développer des solidarités plus nombreuses, plus actives, et ne dépendant pas forcément des institutions : il est clair que l’État français et sa diplomatie ne bougeront pas tant que l’opinion publique et le monde universitaire et médiatique français ne se manifesteront pas plus activement. Il faut, constamment, et à tous les niveaux possibles, d’une part multiplier les actions de solidarité et d’autre part faire pression sur nos tutelles pour qu’elles manifestent leurs exigences démocratiques au pouvoir turc. Par exemple, le Comité international de solidarité s’est aujourd’hui structuré en association (Solidarité UP ! Solidarité avec les Universitaires pour la Paix et Défense des Droits Humains en Turquie) et a lancé une campagne d’appel à la solidarité. C’est aussi le cas en Allemagne avec l’association *Wissenschaftlerinnen für den Frieden.

Cette solidarité est urgente et nécessaire non seulement pour aider les collègues turcs, mais elle est au moins aussi importante pour nous-mêmes, étudiants, universitaires et chercheurs français. Car les forces agissantes de l’obscurantisme et du totalitarisme ne se situent pas qu’en Turquie.

Ce pays est peut-être le premier wagon d’un train qui plongera l’Europe dans un tunnel obscur peuplé de vieux démons : c’est pourquoi ce qui se passe en Turquie nous concerne, en tant qu’universitaires, chercheurs, étudiants, et aussi comme simples citoyens. Si nous laissons s’installer en Europe, sans réagir, un pouvoir totalitaire qui se permet de limoger, de mettre en prison, de conduire au tribunal ou de forcer à l’exil des milliers de ses scientifiques et de ses étudiants pour des raisons idéologiques, et qui de plus internationalise cette purge, alors nous aurons perdu plus qu’une simple bataille. Nous aurons perdu la guerre face au totalitarisme, et nous l’aurons accueilli en notre sein. C’est pourquoi nous appelons toutes les forces vives de ce pays à se mobiliser en solidarité avec les universitaires de Turquie pour la paix.

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 182,300 academics and researchers from 4,942 institutions.

Register now