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« Tous ceux qui sont vivants aujourd’hui vont certainement connaître la fin de ce monde. » Elèves de l'école Penninghen/revue Terrain, Author provided

« Nous ne sommes plus humains » : la fin du monde vue par des Indiens Ayoreo

Il y a 70 ans, « les Ayoreode », les « êtres humains », que l’on connaît aujourd’hui ordinairement sous le nom d’« Indiens Ayoreo », un groupe ethnique transnational vivant dans les régions centrales de l’Amérique du Sud et qui compte environ 6 000 membres, ne formaient pas un groupe ethnique identifiable.

La plupart des groupes de langue ayoreo sont entrés en relation pacifique avec les missionnaires entre 1947 et 1969, mais les Totobiegosode, Ceux-du-lieu-où-les-pécaris-à-collier-ont-mangé-nos-jardins, ont refusé ce contact.

Les Indiens Ayareo ont vécu sur des zones transnationales avec une forte concentration dans l’état du Paraguay. GoogleMaps

Par conséquent, des missionnaires évangéliques de la New Tribes Mission (NTM), accompagnés d’Ayoreo ennemis, christianisés et armés, ont capturé la majorité d’entre eux au cours des célèbres chasses à « l’homme sauvage » de 1979 et 1986.

Parmi les Totobiegosode, certains groupes nomades n’ont été en contact pacifique avec les non-Indiens qu’en 2004. Cette rencontre, de leur point de vue, a marqué un tournant et le début de la fin du monde de la forêt telle qu’ils la connaissait.

« Je travaillais dans mon jardin lorsque le bulldozer est entré dans le village. J’ai commencé à courir vers le village. J’ai oublié mon cobia (collier de plumes pour la guerre) près de mon jardin. J’ai fait demi-tour, ai mis mon cobia de plumes de Jabiru et suis allé combattre le bulldozer. Il était très bruyant. Il semblait être en colère contre nous, comme s’il voulait qu’on aille ailleurs pour nous prendre nos beaux jardins. […] Nous avions très peur des bulldozers, et c’est pourquoi on ne restait pas en place. Nous sommes retournés à notre campement et y sommes restés. Mais les bulldozers sont revenus et nous avons dû nous enfuir à nouveau. On marchait de nuit, d’un lieu à un autre… On ne savait pas où aller pour être à l’abri des bulldozers. »

Les attaquants du monde

Contrairement aux premières descriptions qui furent faites d’eux comme des primitifs stéréotypés, avant le contact, les Ayoreo n’étaient donc pas déterminés par une représentation cyclique du temps mythique mais par leurs relations à des forces économiques et politiques globales.

Pour les Totobiegosode, les bulldozers sont devenus les instruments et le signe de la fin des temps. Ils les appellent eapajocacade, « attaquants du monde ».

Ces machines de l’agriculture industrielle ont hanté leur forêt pendant les deux décennies où ceux-ci se sont cachés, dans les années 1980 et 1990.

Le bruit du bulldozer – dont l’origine est difficile à identifier dans l’acoustique complexe de la forêt – faisait fuir les Totobiegosode vite et loin. Dans la précipitation, ils abandonnaient souvent derrière eux quelques membres du groupe. Ils pensaient que les bulldozers étaient des êtres monstrueux contrôlés par les Cojnone.

Les bulldozers étaient des êtres monstrueux contrôlés par les Cojnone. Élèves de l’école Penninghen pour la revue Terrain

Ce terme (Cojnoiau singulier) désignait originellement tous les non-Ayoreo et embrassait différents degrés d’inimitié, d’ignorance et de statut infra-humains.

Aujourd’hui il fait presque exclusivement référence aux « Blancs », c’est-à-dire aux non-Indiens. La terreur était si présente que les devins ont commencé à avoir des visions de la mort de l’ensemble du groupe, une prophétie qui a des précédents dans l’histoire ayoreo.

Ces peurs n’ont fait que s’intensifier dans les groupes totobiegosode restés dans la forêt, tandis que la fin de leur monde se trouvait évoquée par des images d’éternelles nuits sans feu, d’enfants incapables de parler, de massues impossibles à soulever et de terres broyées, mortes. Les Totobiegosode, vivant cachés au nord du Paraguay dans des forêts se réduisant à grande vitesse, en ont conclu qu’ils avaient peu de chances de survie.

« Nous souffrions beaucoup dans la forêt, et c’est la raison pour laquelle nous avons décidé de vivre avec les Blancs. Nous pensions que la nourriture des Cojnone était donnée gratuitement. Mais maintenant nous savons qu’elle coûte très cher. Avant nous avions faim. Mais il s’est avéré qu’ils vendaient leur nourriture. »

Vidéo de Survival International, 2014.

Fatale sédentarisation

Quatre mois après le contact, les hommes du « nouveau groupe », comme il s’appelait désormais, avaient commencé à travailler comme salariés à côté des bulldozers dans la construction de clôtures de pâtures pour une paie quotidienne de trois à cinq dollars. Leurs maigres gains leur permettent aujourd’hui d’acheter des pâtes, des gâteaux et du Coca-Cola. En suivant un tel régime, ils sont souvent faibles et malades. Certains meurent d’infections qui seraient bénignes ailleurs. On diagnostique aux adolescents des formes rares de cancer et, plus récemment, le VIH.

Par une ironie cruelle, la sédentarisation expose désormais les Totobiegosode à des spores de champignons qui attaquent leurs poumons, spores qui restent normalement dans les sols en l’absence de déforestation.

La poussière dorée, omniprésente, est ainsi devenue la source potentielle d’une contagion mortelle. Les Ayoreo ne distinguent pas d’ordinaire la santé physique, le bien-être moral et l’agentivité sociale.

Le simple fait de se remémorer avec plaisir la vie précontact est réputé attirer les infections. Élèves de l’école Penninghen pour la revue Terrain

« Beaucoup m’ont affirmé ne plus se souvenir de grand-chose de leur vie d’avant »

L’expérience quotidienne de la maladie et de la marginalité sociale est ainsi lue comme le signe d’une faiblesse morale inhérente à ce groupe et aux sociétés amérindiennes voisines. Beaucoup pensent que cette faiblesse puise ses racines dans un passé que les Ayoreo doivent transcender pour accéder à des sources de pouvoir radicalement différentes dans ce lieu qu’ils appellent Cojnone-gari, « ce-qui-appartient-aux-non-Ayoreo ».

Ils le considèrent comme le lieu de la modernité même. Là, le passé fait peser une menace constante sur le bien-être collectif, une source de danger potentiel et de contagion qui doit être activement réprimée.

Le simple fait de se remémorer avec plaisir la vie précontact est réputé attirer les infections, la vengeance de Dieu pour s’être abandonné à un « souvenir amer ».

Durant mon terrain, beaucoup m’ont affirmé ne plus se souvenir de grand-chose de leur vie d’avant. Les croyants totobiegosode ont le sentiment aigu que le présent opère dans une écologie morale radicalement différente de celle du passé, une écologie morale structurée autour du retour de Jésus et de la transformation physique des vrais croyants.

« Tous ceux qui sont vivants aujourd’hui vont certainement connaître la fin de ce monde. Cela arrivera du vivant de cette génération, cela n’arrivera pas à une génération future. Cela va arriver à cette génération. Quand Dieu viendra, personne ne sera capable de distinguer le ciel et la terre, seulement la Parole de Dieu. […] Nous devons être prêts parce qu’il peut arriver n’importe quel jour. »

L’or brun, les âmes indiennes

La conversion du groupe en 2004 a été conduite par des Totobiegosode apparentés contactés en 1986, avec lesquels ils partagent désormais un village. Même si les visites tous les trois jours de Bobby, missionnaire nord-américain adepte de la chasse à l’arc, ont joué un rôle dans cette conversion, ses agents principaux sont des Ayoreo.

Les prédicateurs indiens en charge de convertir le « nouveau groupe » s’inspirent des enseignements des missionnaires de la New Tribes Mission (NTM), qui avaient reçu un mandat exclusif auprès de l’État bolivien pour initier le contact et ont ensuite poursuivi cette entreprise au Paraguay.

Voyant comme de « l’or brun » les âmes des Indiens, ces missionnaires profitaient souvent des épidémies, par exemple de certains échecs des techniques chamaniques pour guérir de la rougeole, pour mettre en scène la supériorité de leur grâce sur la sorcellerie « satanique ».

La fin de leur monde se trouvait évoquée par des images d’éternelles nuits sans feu, d’enfants incapables de parler, de massues impossibles à soulever et de terres broyées, mortes. Élèves de l’école Penninghen pour la revue Terrain

Le but de ces démonstrations était clair : les corps et les âmes des Ayoreo étaient insuffisants, désormais vulnérables. Aujourd’hui, des affirmations ordinaires comme « Dieu détestait nos anciennes manières d’être » ou « nous ne valions rien et péchions » soulignent que Jésus est l’arbitre ultime du pouvoir au sein de la nouvelle écologie métaphysique à Cojnone-gari, une reconnaissance partagée qui fait désormais du christianisme un synonyme à la fois de la modernité et de la moralité ayoreo.

Puissance générative de la violence

Aussi brutal que soit ce processus, largement fondé sur la moquerie et la domination, par lequel est passé le « nouveau groupe », il est considéré comme indispensable pour survivre à Cojnone-gari. Cette position suppose que les termes contemporains de la vie elle-même sont modifiés de manière si radicale que le seul espoir de survie réside dans la mort des formes humaines précédentes et la transformation intérieure des corps.

Ces croyances ayoreo sont un témoignage de la puissance générative de la violence : elles excèdent et catalysent à la fois les cadres de pensée des missionnaires (leur opposition entre âmes indigènes et intériorité corporelle) et les ontologies ayoreo préexistantes.

L’imminente transformation du corps et l’imminente destruction du monde ne sont pas un écart logique si important pour ceux qui estiment être déjà passés par là. Beaucoup d’Ayoreo disent qu’ils attendent désormais Jésus. De la même manière que les adeptes du culte du cargo en Nouvelle-Guinée, dont Kenelm Burridge a décrit en 1960 les rêves mythiques collectifs, les fidèles ayoreo peuplent cette « structure de l’attente » d’espérances à demi articulées, de conflits et de rumeurs. Les histoires de chiens qui parlent, d’animaux sataniques et de Blancs cannibales sont courantes.

Un territoire éclaté entre camps, favelas et missions

Ces visions et ces espoirs sont souvent déçus par les conditions précaires de la vie postcontact. Aujourd’hui, la plupart des Ayoreo sont dispersés entre trente-huit communautés, missions, favelas et camps de travail temporaires situés à la périphérie de leur territoire ancestral.

Ceux qui vivent dans ces camps font partie des plus démunis, des plus pauvres d’entre les Indiens dans une région où ceux-ci, d’une manière générale, sont censés céder la place aux Blancs sur le trottoir et où certains restaurants refusent de les servir.

Ils sont fréquemment la cible de violences et, des deux côtés de la frontière, éloignés des villes par l’armée qui considère qu’ils n’y sont pas à leur place, qu’ils constituent une menace pour l’hygiène et l’ordre public.

Ils sont trop culturels ou trop modernes, trop primitifs ou pas assez. À Cojnone-gari, les lois de l’échange capitaliste les poussent à appliquer eux-mêmes les scénarios de la fin du monde. Ils sont souvent contraints de participer à la destruction d’un environnement naturel qui était auparavant la source occulte de leur sacré. Il y a peu, chaque plante, insecte ou animal dans l’univers était un membre de la tribu.

Aujourd’hui, la plupart des Ayoreo coupent arbres et arbustes dans les rares parcelles qu’ils contrôlent encore afin de les brûler dans des fours enterrés pour fabriquer du charbon qui alimentera peut-être des jardins allemands. L’une des principales marques qui commercialisent ce charbon a pour logo un Indien de dessin animé à moitié nu.

De nouvelles manières d’être au monde

Pour les Totobiegosode-Ayoreo récemment contactés, le futurisme apocalyptique, une sorte de schéma apocalyptique qui donne sens au présent à partir d’un futur imaginé, est devenu un puissant cadre explicatif pour comprendre ou créer des événements passés et définir leur nouvelle place comme « peuple autochtone » au Paraguay.

Il s’agit d’un cadre de pensée qui représente des enjeux particulièrement importants pour les anciens « primitifs » en Amérique latine, où le maintien de la « culture traditionnelle » apparaît souvent comme seule légitimation possible des autochtones dans leur quête d’une visibilité politique et dans leurs demandes de ressources adressées à l’État.

L’adoption par les Ayoreo de l’imaginaire apocalyptique ne marque pas l’effacement de leurs catégories ontologiques, pas plus qu’elle ne manifeste la permanence d’un noyau culturel caché sous un vernis de changement apparent.

Il forge de nouvelles manières d’être au monde qui, transcendant tout système de valeurs cohérent déjà présent, soulignent la valeur intrinsèque de la transformation elle-même.

Cet imaginaire constitue ainsi une forme de savoir incarné qui émerge des contradictions insolubles posées par la violence coloniale, transformant la souffrance sociale en source de vie et faisant du présent l’effet d’un futur imminent. Les Ayoreo concluent de leur histoire que la modernité et l’indianité sont deux régimes de vie qui ne peuvent accueillir, une fois de plus, qu’un humain radicalement transformé. Ils l’expriment par un jeu de mots répandu :

« Nous ne sommes plus ayoreo [humains], nous sommes devenus ayore-cojnoque, [ce qui peut être traduit comme “Ayoreo-Blancs” et “humains-non humains”]. »


Ce texte est publié en collaboration avec la revue Terrain où est apparue une première version longue dans le numéro 71, Apocalypses traduite en français par Emmanuel de Vienne ainsi que sur le blog carnets de Terrain.

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