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Nucléaire : retour sur le débat autour de la nouvelle taxonomie européenne

Leonore Gewessler, la ministre autrichienne de l’Environnement, a indiqué que son pays porterait plainte contre la labellisation « verte » des centrales nucléaires au sein de l’UE. ALEX HALADA / AFP

Dans le cadre de l’objectif de neutralité carbone fixé aux États membres à l’horizon 2050, Ursula Von der Leyen, la présidente de la Commission européenne, a tenu sa promesse et fourni fin 2021 de nouvelles décisions concernant le volet climatique de la « taxonomie » européenne ; cette taxonomie sert à classifier des activités économiques ayant un impact favorable sur l’environnement.

Contrairement à un premier texte publié en juin 2021, le nucléaire – au même titre que le gaz naturel – figure désormais dans ce classement.

Le 2 février 2022, le communiqué de presse de la Commission faisait ainsi savoir que « le collège des commissaires est finalement parvenu à un accord politique sur ce texte » qui « vise à orienter les investissements privés vers les activités nécessaires pour parvenir à la neutralité climatique », et qui « couvre (désormais) certaines activités des secteurs du gaz et du nucléaire ».

Cette décision était très attendue par la filière nucléaire et aussi par le gouvernement français qui vient d’annoncer sa volonté de reprendre le fil de la grande aventure du nucléaire civil avec la prolongation de « tous les réacteurs qui peuvent l’être » au-delà de 50 ans et la construction d’au moins six nouveaux EPR.

Emmanuel Macron annonce 6 nouveaux réacteurs EPR en France. (Euronews/Youtube, 10 février 2022)

Mais cette décision est aussi très controversée et largement critiquée par certains partis politiques (Europe Écologie–Les Verts ou La France insoumise) et gouvernements européens, Autriche et Luxembourg en tête.

Quels sont les principes de cette nouvelle nomenclature et du débat, à la fois technique et politique, provoqué par cette décision ?

Un label « investissement vert » pour le nucléaire

Associer la couleur « verte » à l’énergie nucléaire est une manière de l’assimiler à une production renouvelable, comparaison qui, on peut le comprendre, fait grincer des dents chez les écologistes antinucléaires. Il s’agit en réalité d’un raccourci, le « vert » n’étant pas mentionné dans les textes officiels, comme l’a d’ailleurs souligné Greenpeace.

Selon la Commission, cette taxonomie permettra « de guider et de mobiliser les investissements privés en faveur des activités nécessaires pour parvenir à la neutralité climatique dans les 30 prochaines années » ; dans cette optique, « le gaz naturel et le nucléaire ont un rôle à jouer pour faciliter le passage vers un avenir s’appuyant majoritairement sur les énergies renouvelables ».

En d’autres termes, la labélisation du nucléaire permettra à la filière de bénéficier de meilleures conditions de financement et d’attirer les investisseurs privés désireux de montrer qu’ils répondent aux critères environnementaux, sociaux et de bonne gouvernance (ESG).

« Sans causer de préjudice important »

Tout cela devra néanmoins répondre à certaines conditions. Selon la taxonomie, une activité peut en effet être inclue si elle correspond à au moins l’un des six objectifs durables portant principalement sur ses émissions de gaz à effet de serre et son impact environnemental.

Rappelons ces six objectifs : atténuation du changement climatique ; adaptation au changement climatique ; utilisation durable et protection des ressources aquatiques et marines ; transition vers une économie circulaire ; contrôle de la pollution ; protection et restauration de la biodiversité et des écosystèmes.

Ladite activité devant également contribuer significativement à un ou plusieurs des six objectifs, « sans causer de préjudice important aux autres objectifs » – soit le principe DNSH en anglais, pour Do Not Significant Harm.

Et c’est bien cette dernière condition qui divise au sujet du nucléaire : car s’il permet de produire de l’électricité décarbonée, l’impact environnemental de ses déchets radioactifs et les risques d’accident, eux, continuent d’alerter.

Pour les pro, la condition de la neutralité carbone

L’argument principal des partisans du nucléaire comme « énergie verte » repose, notamment en France, sur le fait indéniable que le nucléaire n’émet que très peu de CO2, ne contribuant ainsi pas au changement climatique et permettant à la France d’atteindre ses objectifs dans le domaine.

Selon Xavier Moreno, à la tête du Think Tank Cérémé, il s’agit bien de « la seule énergie décarbonée à même de répondre aux besoins, l’intermittence des énergies renouvelables ne pouvant pas être compensée par du stockage à l’échelle des quantités en jeu ni au vu des technologies actuelles. »

Quid de son impact environnemental ? Suite à l’exclusion préliminaire du nucléaire de la taxonomie européenne et à la pression qui s’en est suivie de la part de certains États membres, dont la France, la Commission a chargé son centre de recherche (le Joint Research Center, JRC) d’examiner la question.

Remises à l’été 2021, les analyses du JRC n’ont révélé aucune preuve scientifique indiquant que l’énergie nucléaire serait plus dommageable pour la santé humaine ou l’environnement que d’autres technologies de production d’électricité déjà incluses dans la taxonomie – comme le solaire ou l’éolien.

Au sujet plus précis de la gestion des déchets radioactifs, le JRC conclut à « un vaste consensus dans la communauté scientifique […] selon lequel le stockage géologique en profondeur est la solution la plus efficace et sûre pour assurer le respect du principe DNSH ».

De cette manière, le rapport conclut que l’énergie nucléaire remplit les critères pour être incluse dans la liste des activités contribuant à la transition écologique de l’UE.

Pour les anti, un frein au développement des ENR

Les opposants dénoncent eux une « provocation » et un frein au développement des énergies renouvelables ; ils estiment d’autre part le nucléaire dangereux : ses déchets ne peuvent pas ne pas provoquer « de dommages significatifs »…

Ils dénoncent également la captation de futurs capitaux vers le nucléaire au détriment des énergies renouvelables : les prochains EPR ne seront mis en service que d’ici 10 ou 20 ans alors que les énergies renouvelables sont compétitives et disponibles dès aujourd’hui.


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Dès l’annonce de la décision de la Commission européenne concernant la nouvelle taxonomie, début février 2022, les gouvernements luxembourgeois et autrichien ont annoncé leur intention d’engager une action en justice afin de lutter contre cette création d’un label « vert » pour les centrales nucléaires.

La ministre du Climat et de l’Environnement, Leonore Gewessler, a ainsi qualifié la démarche d’« opération de cape et d’épée », rappelant que, pour l’Autriche, ni l’énergie nucléaire ni le gaz ne devraient être inclus dans la taxonomie ; ceux-ci sont « nuisibles à l’environnement et détruisent l’avenir de nos enfants ».

Et l’Autriche semble faire des émules : bien que divisé sur la question, le gouvernement allemand envisagerait également de déposer une plainte contre la taxonomie verte de l’UE, entraînant potentiellement Madrid dans son sillage…

Et si la taxonomie ne prenait pas effet ?

Avant de répondre à cette question, il importe de questionner, pour la France, la faisabilité d’un mix électrique sans nucléaire d’ici 2050.

Les scénarios développés par RTE indiquent qu’un mix 100 % renouvelable est imaginable à la condition que nous investissions massivement, à la fois dans les renouvelables et dans la réduction de la consommation finale (via l’efficacité énergétique et la sobriété énergétique).

De la même manière, les scénarios Negawatt indiquent qu’un mix sans nucléaire est réalisable, en mettant encore plus l’accent sur la réduction de nos consommations via l’adoption d’un mode de vie plus sobre… et donc plus contraignant.


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Si le nucléaire était finalement rejeté de la taxonomie – au cas où l’Autriche et le Luxembourg lanceraient une procédure devant la Cour de justice de l’UE et obtiendrait gain de cause – les conséquences seraient lourdes pour la France ; Paris envisage en effet de construire 14 nouveaux EPR d’ici 2050 et de rénover autant que possible les réacteurs existants pour les prolonger au-delà de 50 ans.

Cette décision aurait un impact négatif significatif sur l’ensemble de l’industrie nucléaire civile qui n’obtiendrait ainsi pas la certitude d’être reconnue institutionnellement et réglementairement comme une partie de la solution, avec donc moins de financements pour le nucléaire.

Cela l’empêcherait à la fois d’avoir accès à de meilleurs taux, de faire baisser le coût du capital et d’avoir une électricité plus compétitive. EDF ne serait alors plus aussi compétitive à l’export, et rendrait compliqué la vente à l’étranger de ses réacteurs de nouvelle génération, ou de ses futurs petits réacteurs modulaires (SMR).

Ce scénario semble toutefois très peu probable : à la fois au vu de la coalition de pays européens pro-nucléaires qui s’est formée (France, Pays-Bas, Finlande, Pologne, Finlande et nombreux pays de l’Est de l’UE), et du compromis géopolitique qui a été trouvé dans le même temps au sujet du gaz naturel pour satisfaire les intérêts d’autres pays européens.

L’Allemagne, par exemple, qui s’oppose à la France sur le nucléaire, aurait finalement accepté de soutenir Paris dans les négociations de l’été 2021, à condition que le gaz naturel (nécessaire à sa transition énergétique sans nucléaire) soit également inclus.

C’est au prix de tels aménagements que le texte sur la nouvelle taxonomie a pu être adopté, début février 2022, chaque pays venant avec son lot de contraintes et de contradictions, liées aux particularités de son mix énergétique…

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