tag:theconversation.com,2011:/nz/topics/feminisme-25317/articlesféminisme – The Conversation2024-03-25T16:38:27Ztag:theconversation.com,2011:article/2251372024-03-25T16:38:27Z2024-03-25T16:38:27ZLes violences sexistes et sexuelles dans le cinéma français : une « exception culturelle » ?<p>Invitée de l’émission <em>Quotidien</em> le 8 janvier 2024, Judith Godrèche dénonce l’emprise présumée de Benoît Jacquot à son égard. Si ses propos font écho à la diffusion d’un numéro de <em>Complément d’enquête</em> sur Gérard Depardieu, Judith Godrèche revient à plusieurs reprises au cours de sa carrière sur les violences subies : les différents registres de discours qu’elle a pu employer, jusqu’à affirmer l’impossibilité du consentement des enfants, soulignent la manière dont cette prise de conscience s’inscrit sur le temps long.</p>
<p>Le 23 février 2024, lors de la cérémonie des Césars, elle prend à nouveau la parole. La force de son discours réside dans son interpellation des professionnels du monde du cinéma sur ces questions :</p>
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<p>« Depuis quelque temps, je parle, je parle, mais je ne vous entends pas, ou à peine. Où êtes-vous ? Que dites-vous ? Un chuchotement. Un demi-mot. »</p>
</blockquote>
<p>En s’adressant à ses pairs, l’actrice souhaite sortir du « silence » qui accompagne les témoignages de violences au sein de la « grande famille du cinéma ». Le 29 février, lors d’une audition au Sénat, elle rappelle le rôle des institutions, notamment du CNC, dans le maintien de ce silence systémique.</p>
<p>Cette prise de parole s’inscrit dans la continuité d’autres témoignages et dans le sillon de mobilisations féministes nationales et internationales, et pourtant elle résonne au sein d’un milieu professionnel traversé par des contradictions. Si on enjoint les victimes à briser le silence, on les discrédite aussitôt en les accusant, par exemple, de vouloir attirer l’attention sur elles après des années d’absence. Si on sanctionne les auteurs, accusés ou condamnés, en les excluant de la cérémonie des Césars, on continue de leur décerner des prix, en montrant ainsi que la culture de la récompense en France est en pleine négociation avec les valeurs de la société contemporaine.</p>
<p>Afin de comprendre pourquoi et comment le cinéma français a pu devenir une fabrique de l’omerta sur les violences sexistes et sexuelles, il est crucial de « dézoomer » et d’interroger, dans une perspective historique, la construction d’une identité cinématographique française, incarnée par une génération d’auteurs et une prolifération d’œuvres où les rapports sociaux de sexe ont été longtemps désaxés.</p>
<p>Et il est également fondamental de questionner les conditions de production des témoignages de victimes, notamment leur réception par des instances officielles et les mobilisations qui les ont accompagnés.</p>
<h2>La question des auteurs</h2>
<p>Dans <a href="https://www.seuil.com/ouvrage/peut-on-dissocier-l-oeuvre-de-l-auteur-gisele-sapiro/9782021461916"><em>Peut-on dissocier l’œuvre de l’auteur ?</em></a>, Gisèle Sapiro rappelle que les milieux culturels français (contrairement à la tradition étasunienne) se sont construits sur une « position esthète », à savoir une conception des arts et de la culture tournée vers l’appréciation des propriétés esthétiques, et non pas morales, des œuvres et par une valorisation, de matrice romantique, de la notion de « talent » dont l’auteur serait naturellement doté.</p>
<p>Au cinéma, le mot <em>auteur</em> <a href="https://theconversation.com/la-face-cachee-de-lexception-culturelle-francaise-un-cinema-dauteur-au-dessus-des-lois-224003">n’est pas anodin</a>, au contraire, il est politique. Entre 1954 et 1955, dans <em>Les Cahiers du cinéma</em> et dans le magazine <em>Arts</em>, une formule circule – « La Politique des Auteurs » – à travers laquelle cinéastes et critiques, comme Truffaut, revendiquent la centralité du réalisateur et de son style afin de légitimer le cinéma comme un art à part entière.</p>
<p>Cette théorie critique trouve sa consécration dans la Nouvelle Vague, composée par ces mêmes cinéastes et critiques pour qui un auteur considéré un génie jouit d’une sorte d’impunité esthétique : « Ali Baba eut-il été raté que je l’eusse quand même défendu en vertu de la “Politique des Auteurs” », <a href="http://www.cineressources.net/ressource.php?collection=ARTICLES_DE_PERIODIQUES&pk=16372">écrivait Truffaut</a> sur un film de Becker. Dans les <em>Cahiers du cinéma</em> (n° 47, mai 1955), il écrivait encore :</p>
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<p>« “La Tour de Nesle” est […] le moins bon des films d’Abel Gance [mais] comme il se trouve qu’Abel Gance est un génie, “La Tour de Nesle” est un film génial. »</p>
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<p>Par définition exceptionnels, les génies transgressent les normes de leur société, par leurs œuvres, leur vie ou les deux à la fois, et si la Nouvelle Vague avait bien l’ambition de renverser l’ordre esthétique et politique existant, ce <a href="https://www.cnrseditions.fr/catalogue/arts-et-essais-litteraires/la-nouvelle-vague/">renversement</a> s’est opéré à travers « l’imaginaire de jeunes hommes […] peu à même de placer les rapports de sexe au cœur de leur entreprise de subversion ».</p>
<p>Célébrée par la critique, imbriquée aux revendications de Mai 68 et à la révolution sexuelle, la Nouvelle Vague a longtemps incarné la norme cinématographique dominante en France.</p>
<h2>Au-delà d’un conflit « générationnel » ?</h2>
<p>Ainsi cristallisée, cette conception d’un cinéma « à la française » façonne tous les milieux (de la production à l’enseignement, en passant par les festivals) et réapparaît, insurgée, dans une <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/01/09/nous-defendons-une-liberte-d-importuner-indispensable-a-la-liberte-sexuelle_5239134_3232.html">tribune</a> publiée en 2018 dans <em>Le Monde</em> et signée, entre autres, par Catherine Deneuve, s’opposant aux vagues de dénonciation contre <a href="https://www.francetvinfo.fr/culture/cinema/retour-sur-les-affaires-et-accusations-impliquant-roman-polanski_3695951.html">Polanski</a>, <a href="https://www.liberation.fr/debats/2017/12/12/blow-up-revu-et-inacceptable_1616177/">Antonioni</a> et <a href="https://www.genre-ecran.net/?Ce-que-les-films-m-ont-appris-sur-le-fait-d-etre-une-femme">Ford</a>.</p>
<p>Ici, la liberté d’expression des auteurs se lie à une « liberté d’importuner », celle d’« hommes sanctionnés dans l’exercice de leur métier » pour avoir « touché un genou, tenté de voler un baiser, parlé de choses “intimes” lors d’un dîner professionnel ».</p>
<p>Suit en 2023 une <a href="https://www.lefigaro.fr/vox/culture/n-effacez-pas-gerard-depardieu-l-appel-de-50-personnalites-du-monde-la-culture-20231225">tribune publiée dans <em>Le Figaro</em></a> en faveur de Gérard Depardieu rassemblant 50 personnalités du monde de la culture dont Serge Toubiana, critique de cinéma et ancien directeur de la Cinémathèque française.</p>
<p>Cette institution avait déjà fait l’objet d’une <a href="https://www.genre-ecran.net/?Cinematheque-Dorothy-Arzner-dans-l-oeil-du-sexisme">tribune</a> dénonçant la quasi-absence de rétrospectives – 7 sur 293 entre 2006 et 2017 – consacrées aux femmes, ainsi que la misogynie et la lesbophobie des textes d’hommage à la cinéaste <a href="https://www.telerama.fr/television/dorothy-arzner-une-pionniere-a-hollywood_cri-7029512.php">Dorothy Arzner</a>.</p>
<p>Enfin, qualifié de « dernier monstre sacré du cinéma », « génie d’acteur » à la « personnalité unique et hors norme », Depardieu incarnerait l’emblème d’un cinéma qu’il a contribué à faire rayonner à l’international, celui de Truffaut, de Pialat, de Ferreri, de Corneau, de Blier ou de Bertolucci.</p>
<p>Au vu du profil des signataires des deux tribunes (2018 et 2023), il serait facile de réduire le #MeToo du cinéma français à un conflit générationnel. En réalité, de multiples rapports de pouvoir sont à l’œuvre, et la <a href="https://theconversation.com/la-face-cachee-de-lexception-culturelle-francaise-un-cinema-dauteur-au-dessus-des-lois-224003">dénonciation publique de Judith Godrèche, ainsi que celle d’Isild Le Besco</a>, illustrent cette complexité.</p>
<h2>Une parole incarnée, des mobilisations collectives</h2>
<p>Tout en pouvant être qualifié de remarquable, le témoignage de Judith Godrèche fait écho à d’autres prises de parole individuelles et collectives, anonymes ou incarnées. Les mobilisations féministes et syndicales devant les portes de l’Olympia lors de la cérémonie en témoignent.</p>
<p>En 2020, les Césars sont également marqués par la sortie d’Adèle Haenel lors de la remise du prix à Roman Polanski : accompagnée d’une dizaine de personnes dont Céline Sciamma, l’actrice s’exclame « La honte ! Bravo la pédophilie ! » Ce moment a d’ailleurs fait l’objet d’une tribune de Virginie Despentes, une autre « petite fille » (pour reprendre les propos de J. Godrèche lors de son allocution aux Césars) devenue punk.</p>
<p>Sa prise de position fait suite aux accusations présumées d’attouchements et de harcèlement sexuel du cinéaste Christophe Ruggia à son encontre, alors qu’elle avait entre 12 et 15 ans. Dans ce contexte, les actions organisées en amont et cours de la cérémonie par des groupes féministes comme Osez le Féminisme ! ou #NousToutes se déploient autour de la formule « César de la honte » ou du hashtag #Jesuisunevictime.</p>
<p>Les quatre années qui séparent ces deux moments soulignent néanmoins les difficultés à témoigner publiquement et à être entendues dans le monde du cinéma.</p>
<p>Au-delà des espaces artistiques, ces mobilisations font écho à la circulation massive et transnationale <a href="https://www.pressesdesmines.com/produit/numerique-feminisme-et-societe/">du hashtag #MeToo</a>. En s’inscrivant dans un « féminisme de hashtag », ce mot dièse et ses nombreuses déclinaisons, comme #MeTooMedia, #MeTooInceste ou encore #YoTambien, ont en commun de faire circuler des témoignages de violences et des paroles de soutien vis-à-vis des victimes.</p>
<p>Pour autant, ces mobilisations doivent être replacées dans des « traces » passées en ligne et hors ligne, à l’image du mouvement #MeToo lancé il y a une quinzaine d’années par <a href="https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2022/10/05/tarana-burke-la-lanceuse-meconnue-de-metoo_6144424_4500055.html">l’activiste afro-américaine Tarana Burke</a>, travailleuse sociale qui a fondé l’association « Me Too » pour lutter contre les violences sexuelles commises sur les petites filles noires ou des mobilisations féministes transnationales autour des violences.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/les-armes-numeriques-de-la-nouvelle-vague-feministe-91512">Les armes numériques de la nouvelle vague féministe</a>
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<p>En 2012, par exemple, plusieurs centaines de manifestations sont organisées en Inde suite au viol collectif et au meurtre de <a href="https://www.bbc.com/news/world-63817388">Jyoti Singh Pandey</a>. Dans la continuité de la dénonciation des féminicides, la première manifestation <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2022/10/08/avant-metoo-le-mouvement-niunamenos-mobilisait-l-amerique-latine_6144976_3224.html">Ni Una Menos</a> se déploie en mai 2015 et rassemble près de 300 000 personnes à Buenos Aires : le mouvement s’étend par la suite en Amérique latine et en Europe, comme en Italie avec la structuration en 2016 de Non Una Di Meno. Ces actions, parmi d’autres, mettent au jour la centralité accordée par les mouvements féministes contemporains à la prise en charge des violences, ainsi que le caractère massif de ces mobilisations.</p>
<h2>Comment les médias ont-ils intégré et dénoncé ces violences ?</h2>
<p>Par-delà de la dimension collective du témoignage de Judith Godrèche, le cadrage et l’activité médiatique qui l’accompagnent s’avèrent tout aussi importants. En effet, en matière de violences sexistes et sexuelles, les médias ont élaboré de <a href="https://www.cairn.info/feuilleter.php?ID_ARTICLE=HERM_BODIO_2022_01_0109">nouvelles stratégies discursives</a>, se sont dotés de figures professionnelles spécialisées et ont produit des <a href="https://journals.openedition.org/edc/10041#quotation">dispositifs de dénonciation</a>, même si des changements sont encore nécessaires.</p>
<p>Dans cette perspective, le 9 février 2024, le magazine <em>Télérama</em>, sous la plume de la directrice de la rédaction Valérie Hurier, questionne sa propre responsabilité au sein d’un :</p>
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<p>« système, celui de la production cinématographique, qu’il convient aujourd’hui de réexaminer à la lumière de ces témoignages. Un système dont les médias, Télérama compris, se sont parfois faits les complices par leurs éloges ».</p>
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<p>Quelques jours plus tard, l’AFP <a href="https://www.konbini.com/popculture/violences-sexuelles-le-cinema-dauteur-francais-force-de-se-regarder-dans-la-glace/">rapporte les propos de Dov Alfon</a>, directeur de la publication et de la rédaction à Libération, sur la « prise de conscience » amenant le journal à « commencer par un vrai travail de relecture aux archives sur [ses] différents papiers de l’époque, pour en rendre compte à [ses] lecteurs ».</p>
<p>Si ces déclarations à la marge renseignent sur une potentielle sortie de la figure du « monstre », déjà initiée avec l’ouvrage <em>Le Consentement</em> de Vanessa Springora, afin d’interroger l’ensemble des acteurs impliqués dans ces violences systémiques, elles peinent néanmoins à couvrir les difficultés de penser les violences sexistes et sexuelles en dehors d’espaces, affaires et secteurs particuliers, à l’image des nombreuses déclinaisons de #MeToo.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/225137/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Irène Despontin Lefèvre a obtenu un contrat doctoral pour réaliser sa thèse en sciences de l'information et de la communication au sein de l'Université Paris-Panthéon-Assas. Dans le cadre de ses recherches, elle a réalisé une enquête (n)ethnographique et a été amenée notamment à rencontrer des membres du collectif #NousToutes et des militantes féministes.</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Giuseppina Sapio ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>La récente prise de parole de Judith Godrèche s’inscrit dans le sillon des mobilisations féministes nationales et internationales, et interroge la façon dont les médias se font l’écho de ces paroles.Irène Despontin Lefèvre, Enseignante contractuelle à la Faculté des sciences économiques, sociales et des territoires de l'Université de Lille, Université Paris-Panthéon-AssasGiuseppina Sapio, Maîtresse de conférences en sciences de l'information et de la communication, Université Paris 8 – Vincennes Saint-DenisLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2252262024-03-08T13:34:19Z2024-03-08T13:34:19Z« Si on s’arrête le monde s’arrête » ou comment la grève féministe s’est installée en France<p>« Si on s’arrête le monde s’arrête », « 8 mars 15h40 grève féministe » sont quelques-uns des slogans diffusés pour appeler à la grève féministe en France.</p>
<p>Ce mot d’ordre émerge depuis quelques années dans le mouvement féministe français, dans la continuité des grèves féministes menées à l’international (Argentine, Suisse, Espagne, Chili, etc.) qui ont <a href="https://theconversation.com/droits-des-femmes-la-vague-mauve-en-espagne-et-en-france-129659">rassemblé des milliers de personnes</a>.</p>
<p>La pratique de la grève est <a href="https://www.cairn.info/revue-mouvements-2020-3-page-22.htm">classique</a> du mouvement ouvrier et chez les <a href="https://www.contretemps.eu/greve-feministe-genealogie-histoire-gallot">féministes</a>, comme le rappelait Eva Gueguen dans son mémoire, <em>L’arme des travailleuses, c’est la grève ! Appropriation et usages de la grève par le mouvement féministe à l’assemblée générale féministe Paris-Banlieue</em> (2023, Paris Dauphine). Mais la « grève féministe » quant à elle connaît un regain depuis la seconde moitié des années 2010, devenant l’une des revendications mises en avant à l’occasion de la journée internationale de lutte pour les droits des femmes du 8 mars. Comment ce mot d’ordre s’est-il imposé ? À quoi renvoie-t-il ?</p>
<h2>Un outil révolutionnaire ?</h2>
<p>Tout d’abord, la grève féministe renvoie à l’arrêt du travail productif (rémunéré dans la sphère professionnelle) et celui <a href="https://theconversation.com/les-metiers-tres-feminises-du-soin-et-du-lien-pourquoi-il-est-urgent-de-les-reconnaitre-a-leur-juste-valeur-223670">reproductif</a> réalisé gratuitement (travail domestique, de soin, etc.).</p>
<p>Les militant·e·s expliquent que ce dernier est majoritairement réalisé par des femmes (et des minorités de genre, c’est-à-dire les personnes trans’ et non binaires) et <a href="https://theconversation.com/les-revenus-des-femmes-diminuent-apres-la-naissance-dun-enfant-voici-pourquoi-223150">invisibilisé dans la société</a>.</p>
<p>La grève féministe ambitionne de faire reconnaître ce travail considéré comme essentiel dans les économies et pour lequel « si on s’arrête, le monde s’arrête », c’est-à-dire, selon ce slogan féministe, si celles-ci ne le réalisaient plus, l’économie ne pourrait plus fonctionner.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/la-dette-nouvelle-forme-de-travail-des-femmes-204323">La dette, nouvelle forme de travail des femmes</a>
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<p>Il s’agit par la grève de transformer la société et reconfigurer les rapports sociaux. Les militantes, rencontrées lors d’un atelier sur la grève féministe (Coordination féministe à Rennes, le 22 janvier 2022) souhaitent « mettre en lumière à la fois l’aspect économique de l’oppression des femmes et les conséquences économiques concrètes » sur l’organisation du pays quand elles cessent leur activité, « dégager du temps » pour d’autres activités que le travail, et rassembler largement autour de cette revendication en mobilisant l’ensemble du mouvement social et pas uniquement les féministes.</p>
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<p>La grève féministe est alors un outil permettant de penser ensemble l’imbrication entre différents rapports de domination – patriarcat, capitalisme, racisme –. Pour le 8 mars 2024, les militantes appellent par exemple au <a href="https://coordfeministe.wordpress.com/2024/02/19/appel-a-la-greve-feministe-du-8-mars-2024/">« partage du temps de travail et des richesses »</a>, au droit à <a href="https://coordfeministe.wordpress.com/2024/02/19/appel-a-la-greve-feministe-du-8-mars-2024/">disposer de son corps</a>, ou encore dénoncent la <a href="https://theconversation.com/comment-la-loi-immigration-souligne-de-graves-dysfonctionnements-democratiques-220301">loi asile-immigration</a> considérée comme <a href="https://www.grevefeministe.fr/8-mars-2024/">raciste et antiféministe</a>.</p>
<p>En somme, la grève féministe se pose « à rebours d’une vision des féminismes comme « confinées » (à un secteur, une revendication, une minorité), en <a href="https://www.cairn.info/revue-mouvements-2020-3-page-137.htm">liant le féminisme au reste des mouvements sociaux</a>.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/marie-huot-antispecisme-et-feminisme-un-meme-combat-contre-les-dominations-au-xix-siecle-210576">Marie Huot : antispécisme et féminisme, un même combat contre les dominations au XIXᵉ siècle</a>
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<h2>Inspirations internationales</h2>
<p>La diffusion de cette revendication en France s’inscrit dans un contexte de mobilisation internationale autour des grèves féministes. À partir de 2016, celles-ci se multiplient en Pologne, Argentine, Suisse, Chili, etc. C’est aussi le cas en Espagne où les militantes appellent à cesser le travail pendant 24h le 8 mars 2018.</p>
<p>La mobilisation est conséquente, réunissant 5 millions de personnes où les militantes dénoncent « les féminicides et les agressions, les humiliations, les exclusions, l’ensemble des violences machistes » auxquelles sont <a href="https://www.cairn.info/revue-mouvements-2018-4-page-155.htm">exposées les femmes</a></p>
<p>La grève espagnole « inspire le mouvement féministe français », elle est qualifiée « d’initiative extraordinaire » qui montre que la grève est un « outil qui fonctionne » indique en entretien une militante de la Coordination féministe. L’ampleur de ce mouvement a ainsi inscrit les revendications féministes dans les sphères politiques et médiatiques. Rappelons que le Premier ministre espagnol <a href="https://www.leparisien.fr/international/espagne-greve-feministe-et-manifestations-monstres-a-barcelone-et-madrid-08-03-2019-8027928.php">a d’ailleurs défilé en tête de cortège</a> lors de la grève féministe l’année suivante, quelques semaines avant la tenue des législatives.</p>
<p>Prenant acte de ce phénomène, les féministes françaises ont établi et entretiennent des liens avec ces militantes internationales. Celles-ci se rencontrent dans des espaces politiques et syndicaux de gauche – par exemple au sein de la <a href="https://www.universalis.fr/encyclopedie/socialisme-les-internationales/4-la-ive-internationale/">Quatrième internationale</a>, organisation trotskyste – ou lors de rencontres féministes internationales, comme celles organisées par <a href="https://radar.squat.net/fr/event/toulouse/toutes-en-greve-31/2019-10-26/rencontres-feministes-internationales">Toutes en grève à Toulouse en 2019</a>. Les féministes échangent sur leurs expériences et modes d’action.</p>
<p>Les mouvements de grévistes à Toulouse ont été particulièrement actifs, d’une part du fait de la proximité des militantes avec celles Espagnoles, mais aussi historique, car réactivant une initiative précédente, celle du collectif <a href="https://rapportsdeforce.fr/classes-en-lutte/8-mars-la-greve-feministe-simpose-dans-les-syndicats-030120602">Grève des femmes qui existe dans la région depuis 2012</a>.</p>
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<figcaption><span class="caption">Mouvement sans précédent le 8 mars 2018 en Espagne (<em>Courrier International</em>).</span></figcaption>
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<p>À ce titre, plusieurs militantes de la Coordination féministe (anciennement au collectif toulousain Toutes en grève 31) expliquent avoir repris les modalités d’organisation des grèves italiennes et espagnoles, qui fonctionnent avec des assemblées et des petits groupes de travail.</p>
<p>C’est donc dans ce sillage internationaliste que la grève féministe émerge en France.</p>
<h2>« Si on s’arrête, le monde s’arrête »</h2>
<p>Dans une temporalité similaire, « On arrête toutes » se forme à Paris, en 2019 et propose de faire grève le 8 mars en arrêtant le travail à 15h40. Ce chiffre symbolique correspond chaque jour à l’heure à laquelle les femmes arrêtent d’être payées par rapport aux hommes, au regard des <a href="https://www.snrt-cgt-ftv.org/jdownloads/Communiques/2017/170228a.pdf">26 % d’écart salarial entre femmes et hommes</a>.</p>
<p>Ce projet va ensuite prendre de l’ampleur. Toutes en grève 31 organise des rencontres internationales en octobre 2019 pour appeler à la grève générale <a href="https://www.facebook.com/events/692675771192523">du 8 mars 2020</a> et dans la continuité, la Coordination féministe – réseau d’associations, collectifs et assemblées féministes en France – est créé en 2020, structurant progressivement son activité autour de la grève féministe.</p>
<p>D’autres collectifs s’en saisissent progressivement, comme <a href="https://theconversation.com/mobiiser-dans-un-contexte-post-metoo-la-strategie-du-collectif-noustoutes-193771">« Nous toutes »</a>, qui y appelle pour la première fois à l’occasion du 8 mars 2024, avec un consortium d’organisations <a href="https://coordfeministe.wordpress.com/2024/02/19/appel-a-la-greve-feministe-du-8-mars-2024/">dont la Coordination féministe</a>.</p>
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<figcaption><span class="caption">Le 8 mars on arrête tout !</span></figcaption>
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<h2>Un cadre théorique issu de la pensée féministe-marxiste</h2>
<p>Au-delà des circulations militantes internationales, la <a href="https://lms.hypotheses.org/676">diffusion de la grève féministe</a>, passe par des actrices féministes issues de <a href="https://shs.hal.science/halshs-01349832">différentes sphères</a> (académique, associative ou encore syndicale) de « l’espace de la cause des femmes ».</p>
<p>Elles interviennent dans des syndicats, des conférences, ou encore dans des <a href="https://www.contretemps.eu/read-offline/22714/pour-greve-feministe-koechlin.print">interviews</a> ou des <a href="https://www.contretemps.eu/greve-feministe-genealogie-histoire-gallot">articles</a>.</p>
<p>Cette organisation s’appuie aussi sur la mobilisation d’un corpus féministe-marxiste des <a href="https://www.jstor.org/stable/j.ctt1vz494j">théories de la reproduction sociale</a>. Celles-ci reprennent les analyses de Marx, « étendues au travail reproductif des femmes et à leur rôle dans les rapports de (re)production capitaliste ». Ces théories mettent en lumière le <a href="https://www.cairn.info/revue-travail-genre-et-societes-2022-2-page-113.htm">travail reproductif</a> principalement pris en charge par les femmes, consistant à « produire l’être humain », c’est-à-dire l’ensemble des activités nécessaires à produire le travailleur, à faire en sorte qu’il/elle soit apte au travail dit productif au quotidien (travail domestique, prise en charge des enfants, mais aussi santé publique, éducation, etc.).</p>
<p>Cette critique du travail reproductif s’inscrit dans le cadre de travaux plus larges liant capitalisme et patriarcat, comme l’expliquent des autrices telles que <a href="https://www.raisonsdagir-editions.org/catalogue/economies-populaires-et-luttes-feministes/">Verónica Gago</a>, <a href="https://www.librairie-des-femmes.fr/listeliv.php?base=paper&form_recherche_avancee=ok&auteurs=Silvia%20Federici">Silvia Federici</a> ou encore <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/feminisme_pour_les_99-9782348042881">Cinzia Arruzza, Tithi Bhattacharya, Nancy Fraser</a>.</p>
<p>Si ces ouvrages féministes-marxistes ne sont qu’un point d’appui pour les militant·es, leur circulation va accompagner le <a href="https://www.cairn.info/revue-travail-genre-et-societes-2022-2-page-113.htm">regain d’intérêt pour la grève féministe</a> « qui réintègre alors les répertoires d’action collective de certaines parties du mouvement féministe » depuis quelques années.</p>
<p>Si en France les grèves ne sont pas aussi massives que dans d’autres pays comme l’Espagne ou l’Argentine, elles offrent la possibilité aux féministes de faire considérer la cause féministe comme un projet politique global qui vise à la transformation des rapports sociaux. En 2024, pour la première fois, <a href="https://www.grevefeministe.fr">au-delà d’une centaine de collectifs féministes</a> ce sont aussi huit organisations syndicales qui appellent ensemble à faire grève le <a href="https://solidaires.org/sinformer-et-agir/les-journaux-et-bulletins/solidaires-en-action/n-165/interprofessionnel-le-8-mars-cest-la-greve-feministe/">8 mars</a>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/225226/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Mathilde Guellier a obtenu un contrat doctoral pour réaliser sa thèse en science politique au sein de l'Université Paris-Dauphine PSL. Dans le cadre de ses recherches, elle a réalisé une enquête ethnographique et a été notamment amenée à rencontrer des membres de la Coordination féministe et des militantes féministes.
</span></em></p>La grève féministe connaît un regain depuis la seconde moitié des années 2010, devenant l’une des revendications de la journée internationale de lutte pour les droits des femmes du 8 mars.Mathilde Guellier, Doctorante en science politique, Université Paris Dauphine – PSLLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2234212024-03-07T16:18:02Z2024-03-07T16:18:02ZDans « Pauvres créatures », des costumes pour rapiécer les destins<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/577969/original/file-20240226-28-ouf33d.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=25%2C10%2C932%2C579&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">A Lisbonne, Bella se lance dans une danse endiablée.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.allocine.fr/film/fichefilm-290065/photos/detail/?cmediafile=22056255">Allociné</a></span></figcaption></figure><p>« Dress the creature, will you ? » : c’est Dirk Bogarde qui formule cette demande dans le film <a href="https://www.cinematheque.fr/article/1583.html"><em>Providence</em> (1977) d’Alain Resnais</a>, à un tailleur engagé pour habiller un étrange personnage, qui a tendance à se couvrir d’un excès de poils et à se transformer en loup-garou. Mais « Habillez la créature, voulez-vous ? » peut aussi s’interpréter comme la phrase clé qui définit le lien que le cinéma contemporain voit entre le dépassement de l’animalité et la civilisation : question d’habits, de costumes propres au « sacerdoce » social.</p>
<p>Au cinéma, les costumes agissent en même temps comme des filtres qui révèlent ou dissimulent une dimension intime des personnages. Ils contraignent les corps, définissent les gestes, et forment une sorte de deuxième peau pleine d’indices <a href="https://journals.openedition.org/signata/2878">sur le passé et le destin probable des protagonistes</a>.</p>
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<p>Dans le film <em>Pauvres créatures</em>, le personnage de Bella Baxter (interprétée par Emma Stone) est une jeune femme enceinte suicidaire. Elle saute d’un pont, puis est ramenée à la vie par un savant fou qui implante dans son crâne le cerveau du bébé qu’elle portait. Le spectateur se retrouve alors en présence de cette femme « réenfantée » qui est à la fois une chimère, résultat d’une expérimentation médicale délirante, et l’incarnation du désir masculin le plus stéréotypé.</p>
<p>Placée dans cette situation narrative paradoxale, à la fois nourrisson et jeune femme, la protagoniste incarne une sorte de dissonance cognitive et affective entre aptitude morale et tenue sociale. À travers ses nombreux changements de costumes – conçus par la très douée <a href="https://www.harpersbazaar.fr/mode/rencontre-avec-holly-waddington-costumiere-de-pauvres-creatures-je-voulais-que-les-tissus-donnent-limpression-detre-en-vie_1790">Holly Waddington</a> – le film de Yorgos Lanthimos nous montre le potentiel d’ambivalence des relations humaines, quand le fait de prendre soin cohabite avec une forme de cruauté.</p>
<h2>Subversion des mœurs</h2>
<p>Le raffinement excessif des <a href="https://www.metmuseum.org/art/metpublications/From_Queen_to_Empress_Victorian_Dress_1837_1877">vêtements de style victorien tardif</a>, choisis pour évoquer la fin du XIX<sup>e</sup> siècle – dans un univers plein d’anachronismes – contraste avec l’incapacité, pour l’héroïne, d’adopter un comportement digne de ses parures.</p>
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<p>Ce décalage perturbe le regard des médecins – des adultes aux manières impeccables – qui entourent la jeune femme. Ils s’efforcent de maintenir un regard clinique sur la chimère qu’ils ont créée et sur son apprentissage des choses de l’esprit et de la chair. Dans une synchronisation contre nature de leurs développements respectifs – tête malléable (de bébé) et corps irrésistible (de jeune femme)–, ce personnage d’innocente pécheresse est une projection exclusivement masculine de la féminité.</p>
<p>Selon les canons de la fable pourtant dystopique, la contre-histoire de l’héroïne – objet du désir à la découverte de ses propres appétits – passe sans surprise par l’étape de l’éloignement.</p>
<p>Après un rocambolesque voyage, Bella finit par céder aux désirs masculins, puis se range en se mariant, après un itinéraire suffisamment surprenant pour préserver une forme de suspense – et donc de désir. L’attrait irrépressible éprouvé par les personnages masculins pour cette femme est tolérable aux yeux de Bella à condition qu’elle ne soit pas perçue comme un membre de la famille (ni fille, ni épouse) ni prise dans une relation professionnelle (cobaye ou patiente). Ainsi, au lieu d’épouser le disciple du père, Max McCandles (Ramy Youssef), Bella fuit à l’étranger avec Duncan Wedderburn (Mark Ruffalo).</p>
<p>Si ce dernier voit en Bella la chimère d’un pur désir, comme celui incarné par les poupées mécaniques (imaginaire filmique qui traverse l’histoire du cinéma de <em>Die Puppe</em> de Lubitsch au <em>Casanova</em> de Fellini), la femme réenfantée déconstruit peu à peu la sacralisation hypocrite de la figure féminine ; une déconstruction qui passe par la subversion des mœurs et, figurativement, des costumes.</p>
<h2>Des costumes parlants</h2>
<p>La trame du film est en effet ponctuée par les changements de vêtements de la protagoniste. Toutefois, en évitant toute déclinaison didactique et pédante des thèmes évoqués (l’empire du désir masculin, l’émancipation féminine), <em>Pauvres créatures</em> ne présente pas une évolution linéaire de l’héroïne et de ses costumes.</p>
<p>La surabondance et l’apparence des vêtements dépassent les postures et les gestes de la protagoniste. D’une part, les manches énormes des vêtements rappellent des « poumons » (comme l’a dit la costumière elle-même), des prothèses respiratoires qui permettent à cette femme suicidaire d’être encore vivante ; d’autre part, Bella semble toujours sur le point de disparaître dans les plis de sa robe, comme engloutie par une machine désirante plus grande qu’elle.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/577970/original/file-20240226-24-wodr4p.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/577970/original/file-20240226-24-wodr4p.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=383&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/577970/original/file-20240226-24-wodr4p.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=383&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/577970/original/file-20240226-24-wodr4p.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=383&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/577970/original/file-20240226-24-wodr4p.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=482&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/577970/original/file-20240226-24-wodr4p.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=482&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/577970/original/file-20240226-24-wodr4p.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=482&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Des manches-poumons.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.allocine.fr/film/fichefilm-290065/photos/detail/?cmediafile=22056255">Allociné</a></span>
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<p>Comment échapper à la confection, à la fabrication d’artifices ? Le parcours initiatique de Bella est ponctué de robes splendides qui empêchent toute émancipation, et ne lui permettent pas d’exprimer qui elle est. À travers la multiplication des costumes, Bella semble comprendre qu’elle doit accepter son destin de chimère, y adhérer encore et encore et encore avec de nouvelles mises, sans échappatoire à ce destin soumis au règne de l’artifice.</p>
<p>D’ailleurs, le père de Bella, Godwin Baxter (Willem Dafoe) est un Frankenstein social qui a décidé de reproduire l’artifice chimérique dont il est lui aussi un résultat aberrant : il survit grâce à des dispositifs médicaux alambiqués et son visage n’est qu’un affreux rapiéçage de peaux et d’os recomposés. La reprise et variation constante d’une malédiction originaire est-elle le meilleur moyen de s’adapter à cette dernière ? Le docteur Baxter rote comme un petit enfant en produisant une sorte de bulle de savon/saveur dont on craint qu’elle n’éclate en survolant les plats d’un somptueux dîner. Ce circuit du besoin alimentaire – à partir du bol alimentaire dans la bouche, des sécrétions sont déjà générées qui assaisonneront la table avec de nouveaux condiments ! – est à la fois dégoûtant et sublime car il passe justement par une bulle, une enveloppe précaire et translucide qui concède aux « pauvres créatures » la possibilité de développer, malgré tout, une intériorité. Les vêtements sociaux, comme des bulles, échappent alors à leurs créateurs, en disséminant ici et là une partie de leur vécu.</p>
<h2>Jouer avec la difformité</h2>
<p>Les vêtements de Bella, avec leurs épaulettes bizarrement disproportionnées, poussent l’esthétique sociale jusqu’aux limites de la difformité. Si l’on met de côté la robe bleue portée par la protagoniste dans lorsqu’elle saute d’un pont, la première robe dans laquelle on la voit ressuscitée se présente comme une série d’excroissances, résonances textiles des des bonnes manières. Ces représentations difformes du goût social dessinent une sublime « femme-éléphant », ou une créature digne de <em>La Forme de l’eau</em> (Guillermo del Toro, 2017). Côté syntaxe vestimentaire, un jupon à la queue rembourrée (sorte d’infinie « perruque de juge », selon Waddington) accompagné d’une veste aux épaules surdéveloppées (4<sup>e</sup> costume de Bella) dessinent une femme à la fois vamp et enfant, prête à séduire et en même temps à se pisser dessus.</p>
<p>Ce n’est que lorsque Bella annonce qu’elle veut se marier et partir en voyage que ses vêtements apparaissent, l’espace d’un instant, presque normaux, avec une coupe équilibrée et plus moulante. Mais alors qu’elle prépare ses vêtements pour le départ, son père coud dans l’un d’eux une poche intérieure dans laquelle il cache de l’argent. De manière emblématique, la survie de la femme continue de passer par les coutumes sociales qu’elle devra porter. Toute la vie du père putatif est également faite de prothèses (machines dont sa physiologie est dépendante) et de rapiéçages (son visage est une série de raccommodages de morceaux de peau).</p>
<h2>La poupée libérée</h2>
<p>Nous avons parlé de l’ambiguïté du désir masculin : les vêtements de Bella préfigurent et contiennent sa beauté explosive ; parallèlement, ils la transforment en poupée prête à satisfaire le désir masculin. Vers le milieu du film, Bella Baxter est accidentellement reconnue à Lisbonne comme la défunte Victoria Blessington ; cet événement, apparemment aussitôt archivé par la protagoniste, la pousse en réalité à dénuder ses épaules et avec des pantalons déjà transparents, elle se lance dans un ballet totalement anachronique et primitif. Non seulement elle finit par impliquer son mari dans la danse mais l’utilise, en le manipulant par derrière, presque comme une marionnette, dans le but d’inscrire sur le corps masculin les gestes de libération féminine que celui-ci voulait en fait camoufler.</p>
<p>La force de cette danse libératrice s’amplifie à travers la convocation d’une imaginaire visuelle plus vaste. En effet, peu après, le film nous présente, dans la cour du docteur Baxter, une seconde femme (Felicity), dotée d’un implant cérébral de fœtus. Cette réédition de la chimère est interprétée par Margaret Qualley, ce qui nous invite à relire la scène de la danse comme une citation possible du célèbre spot <a href="https://www.youtube.com/watch?v=NoMqvniiEkk">Kenzo World</a> réalisé par Spike Jonze (2016). Dans cette publicité, Qualley quittait un gala de fin d’année, emblème d’une société opulente, pour se lancer dans une danse où les gestes animaux sont adoptés comme une claire transgression des normes, normes dans lesquelles la femme risque d’être emprisonnée dans une opposition de finalisations du désir masculin que Lanthimos rappelle impitoyablement : « tu me tues ou bien tu m’épouses ».</p>
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<h2>Perversion de la beauté</h2>
<p>Si la musique du film, jouée sur des instruments désaccordés, thématise une esthétique défaillante, la magnificence des costumes incarne la perversion de la beauté à laquelle on ne peut échapper. Chacun doit rentrer dans ses propres « habits » et renverser le sens habituel des artifices, qui dépassent leur statut fonctionnel et deviennent des idéalisations alambiquées auxquelles il faut tenter d’adhérer faute de mieux.</p>
<p>Toutefois, les aventures de Bella ne sont pas édifiantes (la protagoniste se consacre tour à tour au luxe, à la prostitution et à une vengeance cruelle), et ses vêtements marquent précisément les contradictions de son parcours existentiel.</p>
<p>Lorsqu’elle se trouve à pleurer devant un lazaret que lui montre le cynique Harry Ashley, Bella arbore les vêtements les plus ostensiblement aristocratiques (une robe victorienne blanche à manches bouffantes), et son rouge à lèvres est la première chose qu’elle regrette face aux horreurs du monde.</p>
<p>Au contraire, quand elle reprend en main son destin à Paris pour se lancer dans l’expérimentation extrême de la prostitution, ses vêtements sont de nouveau contenus et moulants (une cape en latex jaune, une sorte « manteau-préservatif », selon Waddington). Lorsqu’elle rentre finalement à Londres, elle est accueillie par la servante comme « le cheval qui est rentré à la maison », vêtue toute en noir, prête à rencontrer à nouveau un père putatif qui a déjà un pied dans la tombe et donc peut-être prêt à lui révéler ce qu’elle craint déjà en réalité : elle est à la fois mère et fille d’elle-même, prisonnière d’un circuit masculin qui la réduit à une « pauvre créature » : objet du désir et machine à procréer.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/577979/original/file-20240226-26-mbbxr.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/577979/original/file-20240226-26-mbbxr.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=466&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/577979/original/file-20240226-26-mbbxr.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=466&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/577979/original/file-20240226-26-mbbxr.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=466&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/577979/original/file-20240226-26-mbbxr.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=586&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/577979/original/file-20240226-26-mbbxr.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=586&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/577979/original/file-20240226-26-mbbxr.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=586&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Une « robe-préservatif », selon la costumière., pour la période où Bella se prostitue à Paris.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.allocine.fr/film/fichefilm-290065/photos/detail/?cmediafile=22056255">Allociné</a></span>
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<p>La cape jaune et semi-transparente de Paris est presque reproduite à l’identique à Londres dans la séquence dans laquelle elle demande au docteur Max McCandles de l’épouser ; mais le costume suivant, la robe de mariage, aux épaulettes disproportionnées, affiche de nouveau le thème du dédoublement : Bella est cette femme qui veut intégrer une nouvelle famille (et avec elle, la médecine) et une femme déjà mariée, avant son suicide, avec Alfie Blessington. De manière assez surprenante, Bella demande à Dieu (mais « God » est aussi le diminutif du père putatif, Godwin Baxter) de pouvoir quitter à la fois l’église et le mariage en cours, afin de suivre son ancien époux. En réalité, elle veut comprendre les raisons de son suicide.</p>
<h2>Renverser les hiérarchies</h2>
<p>Bella Baxter ne devra pas attendre longtemps pour passer d’une robe blanche luxueuse, qui épouse l’élégance du palais où réside son mari, à son premier costume rouge, caractérisé par une allure « militaire » et par une forme trapézoïdale sur la poitrine. Cette forme géométrique est inversée : en effet, Bella se retrouve sous l’autorité de son mari, réduite à l’état de prisonnière, un objet appartenant au « territoire » de celui-ci. Mais la robe indique justement que Bella est déjà prête à renverser les hiérarchies, au point de capturer le mari pour lui implanter le cerveau d’une chèvre et l’amener ainsi à brouter le gazon, le « territoire » des Baxter. Le bleu du vêtement de Mme Blessington suicidaire se transforme en rouge dans la robe de Bella qui lui permet d’assumer ses propres cruautés : d’un côté, son « manque d’instinct maternel » (elle n’a jamais accouché, et s’est suicidée en entraînant dans la mort de son propre enfant), et de l’autre, la réduction du mari – un général – à un animal « incurable » (sa perte d’humanité est définitive).</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/577977/original/file-20240226-16-gfx0s.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/577977/original/file-20240226-16-gfx0s.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=359&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/577977/original/file-20240226-16-gfx0s.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=359&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/577977/original/file-20240226-16-gfx0s.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=359&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/577977/original/file-20240226-16-gfx0s.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=451&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/577977/original/file-20240226-16-gfx0s.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=451&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/577977/original/file-20240226-16-gfx0s.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=451&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Un retour à la normale ?</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.allocine.fr/film/fichefilm-290065/photos/detail/?cmediafile=22056255">Allociné</a></span>
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<p>En ce sens, le spectateur reste dans le doute et ne sait pas si l’émancipation de Bella l’a simplement admise au carrousel des horreurs ; ou si les rapiéçages opérés sur les êtres les plus déchirés peuvent finalement faire émerger une famille au-delà du patriarcat et peut-être même du matriarcat : une famille sans créatures ni marionnettistes, sans cobayes ni savants fous. Certes, le dernier costume qui caractérise son personnage – un pull en tricot à col roulé et une jupe longue – suggère une attitude décontractée, mais le jardin qui l’entoure est trop bizarre pour que l’on se sente vraiment rassuré.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/223421/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Pierluigi Basso Fossali a reçu des financements de l'ANR.</span></em></p>L’héroïne du film de Yorgos Lanthimos offre l’occasion rêvée de percevoir les possibles dissonances entre la « tenue » sociale et les costumes que l’on porte.Pierluigi Basso Fossali, Professeur en sciences du langage, Université Lumière Lyon 2 Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2230422024-03-06T16:08:29Z2024-03-06T16:08:29ZLa charge mentale masculine existe-t-elle vraiment ?<p>La charge mentale des hommes – en particulier des pères de famille – est-elle une réalité ? Ces dernières semaines, cette question a fait les titres de plusieurs magazines tels que <em>Le Figaro</em> et <em>Le Point</em>, évoquant cette <a href="https://www.lefigaro.fr/decideurs/management/la-charge-mentale-des-peres-de-famille-ce-sujet-tabou-dont-on-ne-parle-qu-en-coulisses-20240114">« réalité taboue »</a> de notre époque, particulièrement décuplée chez les <a href="https://www.lepoint.fr/societe/la-charge-mentale-des-hommes-existe-t-elle-21-01-2024-2550293_23.php">classes moyennes et supérieures</a> à la suite du premier confinement. Si les sondages menés par Ipsos mettent en exergue la présence d’une charge mentale excessive chez <a href="https://www.ipsos.com/fr-fr/charge-mentale-8-femmes-sur-10-seraient-concernees">14 % des hommes en 2018</a>, ils soulignent que ce taux reste de 9 points plus élevé chez les femmes.</p>
<p>Les travaux de la sociologue <a href="https://www.persee.fr/doc/sotra_0038-0296_1984_num_26_3_2072">Monique Haicault</a> explorent dès 1984 l’idée d’une <a href="https://theconversation.com/penser-a-tout-pourquoi-la-charge-mentale-des-femmes-nest-pas-pres-de-salleger-221659">charge mentale</a> liée à la double charge de travail – salarié et domestique – pour les femmes au sein du couple hétérosexuel. La charge mentale est une notion qui n’englobe pas simplement l’exécution pratique des tâches domestiques, telles que faire le ménage, préparer les repas, ou s’occuper des enfants. Elle prend aussi en compte <a href="https://theconversation.com/charge-mentale-au-travail-comment-la-detecter-et-la-combattre-89329">le travail d’organisation</a> et de coordination de ces tâches, nécessaire à la vie du foyer, ainsi que la responsabilité de leur réalisation.</p>
<hr>
<p>
<em>
<strong>
À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/charge-mentale-comment-eviter-une-surchauffe-du-cerveau-222843">Charge mentale : comment éviter une surchauffe du cerveau ?</a>
</strong>
</em>
</p>
<hr>
<p>Alors que dans la sphère salariée, penser l’organisation du travail est valorisé économiquement et symboliquement, puisque relevant de <a href="https://onlinelibrary.wiley.com/doi/abs/10.1111/1467-6486.00149">l’activité de management</a>, au foyer, la charge mentale demeure invisible, non rémunérée et <a href="https://hal.science/hal-02881589">supposée naturelle pour les femmes</a>.</p>
<p>Cependant, depuis 2017 et le mouvement #MeToo, déclencheur d’une résurgence des combats féministes, la notion de charge mentale, autrefois réservée au cercle universitaire, a fait son apparition dans la sphère publique. Les travaux de la dessinatrice <a href="https://emmaclit.com/2017/05/09/repartition-des-taches-hommes-femmes/">Emma</a> ont joué un rôle crucial dans sa diffusion, grâce à une bande dessinée virale sur les réseaux sociaux.</p>
<p><div data-react-class="InstagramEmbed" data-react-props="{"url":"https://www.instagram.com/p/BssNQ_Ngh9M/?hl=fr","accessToken":"127105130696839|b4b75090c9688d81dfd245afe6052f20"}"></div></p>
<h2>« Je fais largement mes 50 % »</h2>
<p>Cette mise en lumière de la charge mentale des femmes a suscité une réaction importante de la part des hommes, inquiets que leur contribution à l’organisation du foyer ne soit pas reconnue à sa juste valeur. Parmi les commentaires sous la BD d’Emma, <a href="https://emmaclit.com/2017/05/09/repartition-des-taches-hommes-femmes/">sur son site</a>, on peut par exemple lire :</p>
<blockquote>
<p>« Il ne faudrait pas faire croire non plus que les femmes seraient les seules à subir une charge mentale. »</p>
</blockquote>
<p>De la même façon, dans une recherche en cours <a href="https://theconversation.com/profiles/edwige-nortier-1503170">d’une des autrices</a>, l’idée d’un partage de la gestion du travail domestique est revendiquée par les pères interrogés. L’un d’eux affirme ainsi qu’il « fait largement [ses] 50 % », et défend être à domicile à 18h30 « pour relayer » son épouse en prenant notamment en charge les devoirs, avant de « retourner bosser » pendant que sa femme gère le repas et le coucher. Plus largement, divers témoignages d’hommes dans la <a href="https://www.lefigaro.fr/sciences/qui-sont-les-nouveaux-peres-20230725">presse</a> semblent indiquer une volonté d’implication croissante des pères dans les tâches du foyer. Cette évolution s’inscrit notamment dans le cadre de la flexibilisation du travail pendant la crise sanitaire, ainsi que les réformes récentes du congé paternité (actuellement de 25 jours en France depuis juillet 2021).</p>
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<h2>Une amélioration grâce aux confinements ?</h2>
<p>Il semblerait toutefois que la réalité soit <a href="https://www.gouvernement.fr/actualite/letat-des-lieux-du-sexisme-en-france">plus contrastée</a> que les discours des hommes sur leur implication dans le foyer. Les <a href="https://www.insee.fr/fr/statistiques/1281050?sommaire=2118074">dernières données</a> relevées par l’Insee en 2010 montraient que les femmes consacraient en moyenne 3h26 de leur journée aux tâches domestiques, contre 2h pour les hommes. Si leur mise à jour n’a lieu qu’en 2025, des études intermédiaires, notamment lors des confinements de 2020, soulignent que les femmes continuent d’assumer <a href="https://www.insee.fr/fr/statistiques/4797670?sommaire=4928952#titre-bloc-29">l’essentiel des tâches domestiques et parentales</a>. Dans ce contexte de <a href="https://theconversation.com/pour-les-femmes-la-flexibilite-des-horaires-de-travail-se-paye-au-prix-fort-143702">télétravail</a> imposé, le changement de répartition du travail domestique n’a été que très marginal. Il s’est fait principalement <a href="https://blog.insee.fr/sur-les-taches-domestiques-l-homme-est-remplacant/">autour des courses</a> – qui, il faut le rappeler, étaient à ce moment-là un des rares moyens de sortir du domicile. Ainsi, en <a href="https://www.insee.fr/fr/statistiques/4797670?sommaire=4928952#titre-bloc-29">mai 2020</a>, alors que plus de la moitié des femmes déclaraient consacrer minimum 2h aux tâches domestiques chaque jour, les hommes n’étaient que 28 %. De même pour le temps quotidien consacré aux enfants : 58 % des femmes déclaraient y consacrer au minimum 4h pour seulement 43 % des hommes.</p>
<p>Par ailleurs, l’utilisation accrue d’outils tels que les calendriers ou les <em>to-do</em> listes pour se répartir les tâches pendant cette période a en fait maintenu la charge mentale <a href="https://www.emerald.com/insight/content/doi/10.1108/AAAJ-08-2020-4880/full/html">sur les femmes</a>. Dans la même lignée, une <a href="https://academic.oup.com/sf/advance-article-abstract/doi/10.1093/sf/soad125/7301284">étude menée sur 10 ans</a>, montre que même lorsque les hommes bénéficient d’horaires aménagés, ils ne prennent pas plus en charge les responsabilités familiales au sein des couples hétérosexuels.</p>
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<h2>Le congé paternité : facteur de changement ?</h2>
<p>Le congé paternité cristallise tout particulièrement ce déséquilibre de charge mentale. L’une de nos études montre que les hommes auraient tendance à <a href="https://publications.aaahq.org/accounting-horizons/article-abstract/doi/10.2308/HORIZONS-2022-099/11576/Men-s-Experiences-of-Paternity-Leaves-in">organiser ce congé</a> non pas autour de la naissance de leurs enfants mais autour de leurs obligations professionnelles. L’un des hommes interrogés dans cette recherche explique avoir coupé son congé en deux pour pouvoir :</p>
<blockquote>
<p>« prendre une période plus longue sans que ça impacte trop [son] activité [professionnelle] ».</p>
</blockquote>
<p>Sa femme avait une vision différente : pour elle, le congé paternité ne devrait pas être « un gros break à Noël » mais un temps pour être présent dans l’éducation des enfants.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/penser-a-tout-pourquoi-la-charge-mentale-des-femmes-nest-pas-pres-de-salleger-221659">« Penser à tout » : pourquoi la charge mentale des femmes n’est pas près de s’alléger</a>
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<p>Ces stratégies opérées par les hommes peuvent s’expliquer en partie par une culture du lieu de travail et par des contraintes professionnelles qui <a href="https://journals.sagepub.com/doi/10.1177/0003122414564008">n’encouragent pas la prise complète du congé</a> lors de la venue d’un enfant, mais aussi par la crainte d’être stigmatisé par ce choix. De nombreux hommes perçoivent encore le congé paternité comme un heurt à leur carrière, et certains managers tentent même parfois de <a href="https://onlinelibrary.wiley.com/doi/10.1111/gwao.12904">dissuader leurs collègues</a> d’y avoir recours alors qu’ils en ont eux-mêmes bénéficié.</p>
<p>Le lieu de travail est pensé et organisé pour et par les « joueurs masculins » qui ont « créé les règles du jeu » pour reprendre la métaphore des sociologues <a href="https://doi.org/10.1177/017084069201300107.">Alvesson et Billing</a>. Dans ce contexte, tout écart par rapport aux attentes traditionnelles de genre est perçu comme un risque pour les employés – ce qui met en lumière la rigidité des rôles de genre au sein des espaces de travail.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/le-travail-invisible-une-lutte-sans-fin-pour-les-femmes-203284">Le travail invisible, une lutte sans fin pour les femmes</a>
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<h2>De quelle charge mentale parle-t-on ?</h2>
<p>L’exemple du congé paternité met en évidence un décalage notable entre la définition académique de « charge mentale » chez les femmes, et son emploi dans les discours publics pour caractériser l’expérience des hommes. L’<a href="https://www.ipsos.com/fr-fr/charge-mentale-8-femmes-sur-10-seraient-concernees">étude Ipsos</a> de 2018 permet déjà de souligner cette distinction. Celle-ci indique que pour une femme sur deux l’apparition de la charge mentale est liée à l’arrivée d’un enfant, alors qu’un homme sur deux l’associe à l’entrée dans la vie active.</p>
<p>En 2024, en France, <a href="https://www.gouvernement.fr/actualite/letat-des-lieux-du-sexisme-en-france">70 % des hommes</a> estiment encore qu’ils doivent être le soutien financier de leur famille pour être valorisés socialement. La sphère professionnelle prime ainsi dans les activités des hommes, <a href="https://journals.sagepub.com/doi/10.1177/1097184X01004001001">même quand ils deviennent pères</a>. Leur « charge mentale » reste majoritairement pensée dans la continuité d’un rôle de « breadwinner » (principal pourvoyeur de revenus pour la famille).</p>
<p>Pourtant, la proportion de ménages où les deux partenaires subviennent également aux besoins du foyer ou de ménages où la femme est la principale « breadwinner » est en <a href="https://www.demographic-research.org/articles/volume/35/41/">augmentation</a> dans de nombreux pays d’Europe. En France, cette dernière catégorie représente un <a href="https://www.ined.fr/fr/publications/editions/document-travail/are-female-breadwinner-couples-always-less-stable/">couple sur quatre</a> en 2017, contre un <a href="https://www.insee.fr/fr/statistiques/1281400">couple sur cinq</a> en 2002.</p>
<p>Cette augmentation ne s’accompagne néanmoins pas forcément d’un changement significatif de répartition des tâches ménagères et des soins aux enfants. Dans une étude menée par la sociologue <a href="https://www.unine.ch/socio/home/collaborateurs/nuria-sanchez.html">Núria Sánchez-Mira</a> en 2016 en <a href="https://onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1111/gwao.12775">Espagne</a>, lorsque la femme devient « breadwinner » pour son foyer, aucun des couples étudiés n’atteint une répartition équitable. La participation des hommes n’augmente donc que de manière limitée, et la séparation genrée des tâches persiste. Par ailleurs, cette recherche espagnole souligne que les discours et la réalité autour de cette séparation diffèrent :</p>
<blockquote>
<p>« Si l’on compare les récits des hommes à ceux de leurs partenaires, on constate dans certains cas une surestimation de leur contribution réelle. Les hommes semblent se livrer à un exercice d’ajustement de la réalité pour correspondre à un discours politiquement correct de co-responsabilité dans les tâches ménagères et les soins aux enfants ».</p>
</blockquote>
<h2>Charge mentale : les hommes font-ils une crise ?</h2>
<p>Le discours autour de la charge mentale des hommes s’inscrit dans une expression plus large d’une <a href="https://theconversation.com/la-crise-de-la-masculinite-ou-la-revanche-du-male-96194">« crise de la masculinité »</a>, c’est-à-dire le sentiment qu’il serait <a href="https://www.gouvernement.fr/actualite/letat-des-lieux-du-sexisme-en-france">difficile d’être homme</a> dans la société actuelle du fait d’une remise en cause des rôles genrés traditionnels, particulièrement depuis 2017 et le mouvement #MeToo. De fait, en 2024, 37 % des hommes disent considérer que le féminisme menace leur place et leur rôle, et qu’ils sont en train de perdre le pouvoir. Le HCE souligne que <a href="https://www.gouvernement.fr/actualite/letat-des-lieux-du-sexisme-en-france">ces résultats</a> indiquent un retour préoccupant des injonctions conservatrices qui réassignent les femmes à la sphère domestique.</p>
<p>Comme l’explique le professeur de sciences politiques <a href="https://www.editionspoints.com/ouvrage/la-crise-de-la-masculinite-francis-dupuis-deri/9782757892268">Francis Dupuis-Déri</a>, cette notion de crise de la masculinité n’est pas récente. Elle est régulièrement invoquée pour expliquer et justifier l’(in) action des hommes et les inégalités de genre. Il souligne que cette idée relève du mythe plus que de la réalité empirique :</p>
<blockquote>
<p>« Les hommes ne [seraient] pas en crise, ils [feraient] des crises quand les femmes refusent le rôle […] qui leur est assigné. »</p>
</blockquote>
<p>Le débat sur la « charge mentale » des hommes peut être considéré comme une marque de la « crise » en cours, signalant une résistance aux luttes féministes. En effet, elle relève d’une tentative de symétriser dans le discours l’implication des femmes et des hommes au foyer. Cela invisibilise la permanence d’une <a href="https://theconversation.com/inegalites-femmes-hommes-tout-ce-que-les-chiffres-ne-nous-disent-pas-171040">inégale répartition du travail domestique</a>.</p>
<p>Il est bien sûr important de reconnaître que les hommes <a href="https://www.insee.fr/fr/statistiques/1303232?sommaire=1303240">s’impliquent davantage</a> dans le foyer depuis ces 25 dernières années, notamment sur l’éducation des enfants. Toutefois, dans le contexte actuel, la notion de « charge mentale des hommes » relève d’une subversion du concept originel aux dépens de sa politisation féministe initiale.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/223042/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>Certains articles soulignent que, comme les femmes, les hommes ressentiraient une charge mentale. Est-ce vraiment le cas ? De quelle charge mentale parle-t-on ?Edwige Nortier, Assistant Professor Comptabilité, Contrôle, Audit, EM Lyon Business SchoolElise Lobbedez, Lecturer (assistant professor), University of EssexJuliette Cermeno, Docteure en sciences de gestion - théorie des organisations, Université Paris Dauphine – PSLLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2216592024-02-26T15:50:59Z2024-02-26T15:50:59Z« Penser à tout » : pourquoi la charge mentale des femmes n’est pas près de s’alléger<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/577885/original/file-20240226-24-1r3dog.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=51%2C8%2C5760%2C3802&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Selon l'Insee, en 2010, en France, les femmes prennent en charge 64 % des tâches domestiques et 71 % des tâches parentales au sein des foyers.</span> <span class="attribution"><span class="source">Yakobchuk Viacheslav</span></span></figcaption></figure><p><em>Mères, travailleuses, attentives à la dimension du soin dans la relation aux autres, beaucoup de femmes ploient sous le poids de la charge mentale. En plus d’exécuter la grande majorité des tâches domestiques au sein de la famille, elles sont souvent celles qui les organisent, les planifient, y « pensent », tout simplement. Et ce d’autant plus que l’éducation des enfants est devenue un enjeu central de notre époque. Cette charge qui leur incombe au quotidien peut être alourdie par les nouveaux outils numériques. Ce vécu intime, cette addition des tâches et leur répercussion, impossibles à quantifier, doivent être appréhendés collectivement.</em></p>
<hr>
<p>Comment être une « bonne mère », tout en étant une « professionnelle impliquée », une « amie dévouée » mais aussi une « représentante associative engagée » et une partenaire attentive… en même temps, tout le temps ?</p>
<p>Les rôles sociaux que les personnes investissent tendent à se multiplier ; nos identités se conjuguent dans une dialectique entre notre identité propre et celle tournée vers autrui. En résulte une « charge mentale » démultipliée et parfois incommensurable.</p>
<p>Cette charge mentale, <a href="https://theconversation.com/le-travail-invisible-une-lutte-sans-fin-pour-les-femmes-203284">comme un très grand nombre de femmes</a>, il m’arrive moi-même de l’expérimenter dans mon quotidien, en tant que mère de quatre enfants avec une vie professionnelle dense. Sociologue de la famille et de l’éducation, je me suis donc intéressée de près à cette question.</p>
<p>Mais de quoi parle-t-on exactement ? Apparue dans les années 80, la « charge mentale » peut être définie <a href="https://lejournal.cnrs.fr/nos-blogs/dialogues-economiques/la-charge-mentale-une-double-peine-pour-les-femmes">selon Nicole Brais</a>, chercheuse en philosophie à l’Université de Laval qui a théorisé cette notion, comme un « travail de gestion, d’organisation et de planification qui est à la fois intangible, incontournable et constant, et qui a pour objectif la satisfaction des besoins de chacun et la bonne marche de la résidence ».</p>
<p>Mais c’est la sociologue Monique Haicault qui, la première, décrit dans son ouvrage <a href="https://www.jstor.org/stable/43149231"><em>La gestion ordinaire de la vie en deux</em></a>, la « double journée » des femmes, prises en étau entre le travail domestique et familial et la montée en puissance des exigences professionnelles.</p>
<h2>71 % des charges parentales assurées par les femmes</h2>
<p>Première caractéristique : la charge mentale affecte le vécu et l’expérience des femmes. Certes, la généralisation du travail féminin, intervenue au XX<sup>e</sup> siècle, participe d’un mouvement d’émancipation de ces dernières. Mais il ne s’est pas accompagné d’un partage équitable des tâches domestiques et familiales. En effet, selon l’Insee, en 2010, en France, les femmes prennent en charge 64 % des tâches domestiques et 71 % des tâches parentales <a href="https://www.insee.fr/fr/statistiques/1303232?sommaire=1303240">au sein des foyers</a>.</p>
<p>Il ne s’agit pas seulement du temps passé avec l’enfant, mais du temps à penser à tout ce qui le concerne : tri des vêtements au fil des saisons, gestion du calendrier vaccinal, organisation des vacances à venir, cadeaux à offrir aux goûters d’anniversaire, dates à retenir pour <a href="https://theconversation.com/fr/topics/parcoursup-55513">Parcoursup</a>…</p>
<p>Cette charge ne permet pas de concilier équitablement vie professionnelle et familiale et nuit au bien-être des femmes, <a href="https://www.dialogueseconomiques.fr/article/la-charge-mentale-une-double-peine-pour-les-femmes">tant elle les oblige à être constamment en alerte</a>.</p>
<p>Il ne s’agit pas seulement de partager équitablement la réalisation des tâches au sein du couple pour partager la charge mentale. Plus diffuse, cette charge est aussi cognitive, car elle résulte davantage d’une réflexion visant la gestion et la planification des tâches domestiques, éducatives et de soin.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/soins-aux-personnes-agees-le-travail-invisible-des-femmes-migrantes-195496">Soins aux personnes âgées, le travail invisible des femmes migrantes</a>
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<p>On touche ainsi à une seconde caractéristique : cette charge mentale est invisible et a ceci de particulier qu’elle ne se quantifie pas.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/03niGsj9SGE?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">La dessinatrice Emma, 2019.</span></figcaption>
</figure>
<p>Pour rendre compte de son intensité, souvent invisible, paraît en 2016 <a href="https://emmaclit.com/2017/05/09/repartition-des-taches-hommes-femmes/"><em>Fallait demander</em>, une bande dessinée par l’autrice-illustratrice Emma</a>. La BD, d’abord publiée sur Internet, fait œuvre pédagogique et provoque le débat dans les sphères médiatiques mais également intimes.</p>
<p>L’autrice s’emploie à décrire les soubassements d’une injustice de genre dans un contexte de supposée égalité entre les sexes. L’engouement suscité est aussi lié à une intensification générale de cette charge mentale.</p>
<p>En effet, si cette notion est autant discutée aujourd’hui, c’est aussi parce qu’elle englobe de nouveaux registres, à l’instar du <a href="https://theconversation.com/les-mots-de-la-science-c-comme-care-158918"><em>care</em></a> tel que défini par Monique Haicault :</p>
<blockquote>
<p>« Le soin, le bien-être, le souci de l’autre et de la relation à autrui composent la part émotionnelle et altruiste de la dimension affective de la vie, plus présente aujourd’hui qu’hier. »</p>
</blockquote>
<h2>Saturation du travail parental</h2>
<p>Enseignante-chercheuse, je mène des entretiens sociologiques auprès de nombreuses femmes. Elles décrivent souvent longuement ce qui s’apparente à une saturation de leur travail parental. Je partage à certains égards leur expérience, tant je sais ce qu’il en coûte d’avoir à penser à tout, pour soi-même mais également pour l’ensemble de sa famille, concernant tous les aspects de la vie intime, scolaire, médicale, sociale.</p>
<p>Beaucoup d’enquêtées évoquent une élévation du référentiel associé au registre éducatif : on a plus d’exigence et on s’investit plus que par le passé dans l’éducation de notre progéniture.</p>
<p>En effet, nos sociétés contemporaines <a href="https://journals.openedition.org/lectures/1301">accordent une attention croissante et inédite à l’enfant</a> et c’est sans surprise sur les mères que repose principalement l’application de ces nouvelles normes.</p>
<hr>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/les-femmes-universitaires-font-davantage-de-taches-de-soin-mais-elles-ne-sont-pas-reconnues-179047">Les femmes universitaires font davantage de tâches de soin, mais elles ne sont pas reconnues</a>
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<p>En ce sens, une caractéristique contemporaine de cette « charge mentale » semble d’ailleurs tenir dans l’évolution de la considération des besoins de l’enfant et de sa norme attenante de « bien-être ».</p>
<p>Le <a href="https://www.cairn.info/revue-cahiers-de-psychologie-clinique-2018-1-page-17.htm">tournant pédocentrique</a>, amorcé au début des années 1990, s’est diffusé jusque dans nos psychés et nos affects les plus intimes.</p>
<p>Comme le souligne le sociologue Gérard Neyrand :</p>
<blockquote>
<p>« Si aujourd’hui ce n’est plus le mariage mais la venue de l’enfant qui fait famille, cela confère à l’enfant une centralité d’autant plus grande qu’il se fait plus rare qu’autrefois, qu’il demeure plus longtemps chez ses parents, et que l’attachement affectif qu’il engendre n’a jamais été aussi élevé »</p>
</blockquote>
<p>D’ailleurs, dans certains cas, la parentalité peut pour ces raisons être vécue comme une expérience de solitude, <a href="https://journals.openedition.org/gss/3901">qui génère un fort sentiment d’incomplétude et d’épuisement</a>. Le fait d’avoir des enfants <a href="https://www.puq.ca/catalogue/livres/des-imaginaires-aux-realites-conjugales-familiales-4005.html">peut même finir par être appréhendé comme un assujettissement</a>.</p>
<p>Si l’épuisement est d’abord personnel, il met par ailleurs à l’épreuve la conjugalité contemporaine et ses normes de partage et d’équité. Cette charge occupe la discussion de bien des couples, et apparaît nettement comme un des facteurs de délitement de la conjugalité dans les entretiens sociologiques que j’ai pu produire. Ainsi, cette jeune femme raconte :</p>
<blockquote>
<p>« On est un jeune couple, tout va bien c’est super c’est merveilleux, l’enfant arrive et là, très rapidement le vent tourne, et là Hermione on va dire qu’elle a six mois et moi je me dis que ça va pas le faire, l’histoire dure encore un an supplémentaire mais ça ne le fait pas, clairement il sert à rien, il me convient plus, il m’aide pas, je me sens seule et je me dis quitte à me sentir seule, autant l’être pour de vrai ! » (Clémence, une enfant de 14 ans, séparée).</p>
</blockquote>
<p>Si les couples les mieux positionnés sur l’échiquier social peuvent avoir recours à des services leur permettant d’externaliser un certain nombre de tâches ménagères, domestiques, éducatives, cela ne va pas de pair avec une diminution de cette charge cognitive. Parfois, l’effet peut même être inversé, car il s’agit de penser les conditions (qui, comment, où…) de cette prétendue externalisation de la gestion du quotidien ! Externalisation <a href="https://theconversation.com/nounous-africaines-a-paris-trop-presentes-pour-etre-visibles-195385">qui incombe bien souvent à d’autres femmes</a>.</p>
<h2>Numéro d’équilibriste</h2>
<p>Autre effet paradoxal : celui d’endosser socialement le rôle de gestionnaire, voire de cheffe autoritaire du foyer.</p>
<p>Combien de femmes racontent les reproches qu’elles reçoivent, parfois même accusées de distribuer les rôles et d’occuper une position hégémonique au sein leur famille !</p>
<blockquote>
<p>« À force de penser à tout : choix de l’école, choix de la nounou, départ des filles dans ma famille lors des vacances scolaires, organisation des anniversaires des filles, mais aussi des week-ends entre copains, je suis devenue en plus celle qui décide, et qui s’accapare la prise de décision » _(Amélie, deux filles de 7 et 4 ans, en couple).</p>
</blockquote>
<p>Et puis, à un autre niveau, l’externalisation ne vient que reproduire des inégalités dans la mesure où ces tâches sont toujours déléguées à d’autres femmes, souvent issues des classes populaires, de <a href="https://theconversation.com/les-noires-sont-sales-par-contre-elles-font-de-bonnes-nounous-dans-lemploi-domestique-des-stereotypes-tenaces-150191">l’immigration et qui acceptent des bas salaires</a>.</p>
<p>L’intensification de cette charge mentale et le morcellement de nos rôles sociaux qui en résulte est également à concevoir dans un mouvement d’accélération et de compression des vies privées et professionnelles. Un mouvement notamment rendu possible par les outils numériques et la gestion à distance des tâches, voire des rôles <a href="https://www.anact.fr/limpact-de-lutilisation-des-outils-numeriques-sur-la-charge-mentale-des-salaries">qu’ils permettent</a>.</p>
<hr>
<p><em>Comment habiter ce monde en crise, comment s’y définir, s’y engager, y faire famille ou société ? Notre nouvelle série « Nos vies modes d’emploi » explore nos rapports intimes au monde induits par les nouvelles réflexions technologiques, écologiques ou encore liées au genre survenues au tournant du XXI<sup>e</sup> siècle.</em></p>
<p><em>À lire aussi :</em></p>
<ul>
<li><a href="https://theconversation.com/tous-en-salle-comprendre-lobsession-contemporaine-pour-les-corps-muscles-217329"><em>Tous en salle ? Comprendre l’obsession contemporaine pour les corps musclés</em></a></li>
<li><a href="https://theconversation.com/les-amis-notre-nouvelle-famille-217162"><em>Les amis, notre nouvelle famille ?</em></a></li>
</ul>
<hr>
<p>Je fais par exemple partie de celles qui peuvent à l’occasion télétravailler. Cela me permet de « gagner du temps », d’éviter certains déplacements, parfois de concilier certains impératifs professionnels avec mon travail parental, notamment lorsque mes enfants sont malades.</p>
<p>En résulte cependant un numéro d’équilibriste. Chaque journée peut alors devenir un temps et un espace de négociation avec moi-même, une quête visant à définir la meilleure stratégie possible pour « avancer », limitant autant que possible les sources de perturbations qui me feraient perdre l’équilibre. Par exemple, un déjeuner avec une amie en semaine, un rendez-vous avec une enseignante, une manifestation sportive pour l’un de mes enfants… sont autant d’évènements à même de « gripper » mon organisation, pourtant bien établie.</p>
<p>Reste néanmoins que la conciliation entre tous les espaces-temps constitue le creuset de difficultés quasi universelles de la condition parentale des mères.</p>
<p>Un récent rapport du Haut conseil à l’égalité entre les hommes et les femmes décrit ce phénomène et pointe l’un des <a href="https://www.haut-conseil-egalite.gouv.fr/IMG/pdf/hce-pro-rapport_teletravail_efh-23022023.pdf">risques du télétravail pour les femmes : la réduction des opportunités de carrière</a>.</p>
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<p>Face à cette mise en concurrence de nos identités et au sentiment de morcellement pouvant en résulter, il nous revient certes de penser à des modes d’organisation équitables dans nos relations avec nos partenaires. Toutefois, circonscrire cette problématique au seul volet intime participe d’un effacement de sa dimension politique et laisse à penser qu’il suffirait d’une bonne organisation au sein du couple pour diminuer cette « charge mentale ».</p>
<h2>La dimension collective de la charge mentale</h2>
<p>On touche là à une idéologie bien installée dans notre société : les raisons de ce qui nous pose problème sont à chercher dans notre psyché défaillante, comme le décrivent très bien Eva Illlouz et Edgar Cabanas dans <a href="https://www.cairn.info/revue-ethnologie-francaise-2019-4-page-813.htm"><em>Happycratie, comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies</em></a>.</p>
<p>Dans les discours de la psychologie positive et du développement personnel, la « charge mentale » devient le lieu d’une introspection qui sous-entend uniquement un enjeu individuel. Pareille conception fait cependant l’impasse sur sa dimension collective et sociale : représentations et organisation de la famille, division genrée du travail éducatif, place du travail et de sa valeur dans nos trajectoires de vie…</p>
<p>Si des solutions existent dans des dispositifs de prévention et d’éducation des garçons et des filles afin de les sensibiliser aux stéréotypes et normes de genre, on ne peut cependant pas faire l’économie de penser en termes d’organisation sociale collective.</p>
<p>À ce titre, on peut imaginer l’élaboration de politiques publiques soutenant le travail éducatif et de <em>care</em>, des politiques d’emploi permettant de mieux concilier vie personnelle et professionnelle, notamment à travers la prise en compte des temporalités qu’engage la vie de famille.</p>
<p>Et parce que l’on sait que les <a href="https://theconversation.com/la-persistance-des-stereotypes-entretient-les-inegalites-professionnelles-femmes-hommes-199320">femmes</a> sont plus concernées par le travail à temps partiel, on peut envisager des mesures qui favoriseraient des journées de travail moins longues pour les hommes comme pour les femmes, des mesures qui prévoient des congés parentaux à se répartir entre parents, à commencer par un congé paternité révisé, <a href="https://www.vie-publique.fr/en-bref/280583-conge-paternite-28-jours-compter-du-1er-juillet-2021">au-delà des 28 jours prévus depuis sa réforme au mois de juillet 2021</a>.</p>
<p>À ce jour, des dispositifs d’entreprise visent à allonger le congé pour le deuxième parent, à l’instar du <a href="https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/conge-remunere-second-parent-105-entreprises-sengagent-1169098">#Parentalact</a> qui a fait son apparition en 2020.</p>
<p>Réviser le congé paternité à la faveur d’une division équitable du travail éducatif et de <em>care</em> dès l’arrivée de l’enfant permettrait de rompre avec notre organisation familiale adossée à la mère comme parent principal. À un autre niveau, ce type d’incitation résonnerait comme une révolution culturelle pour notre société tant le travail est encouragé et valorisé, bien au-delà de la considération que suscite l’énergie déployée pour élever des enfants.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/221659/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Jessica Pothet ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>En plus de leur travail, les femmes assurent la majorité des tâches familiales. Une charge mentale alourdie par la place centrale accordée à l’enfant et le développement de nouveaux outils numériques.Jessica Pothet, Maîtresse de conférences en sociologie (Université Lyon-1), chercheuse au laboratoire Max Weber, Université Lumière Lyon 2 Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2240032024-02-21T16:42:48Z2024-02-21T16:42:48ZLa face cachée de l’exception culturelle française : un cinéma d’auteur au-dessus des lois ?<p>Le cinéma de fiction occidental s’est construit depuis les origines sur l’asymétrie entre un regard masculin voyeur et dominateur et des corps féminins fétichisés, objets de ce regard : c’est déjà vrai chez Griffith (<em>Naissance d’une nation</em>, 1915), c’est au cœur du cinéma d’Hitchcock (<em>Vertigo</em>, 1958), c’est encore le cas chez Woody Allen (<em>Un jour de pluie à New York</em>, 2017).</p>
<p>Cette construction culturelle, identifiée comme telle par la théoricienne britannique <a href="https://www.facebook.com/watch/?v=567170008405805">Laura Mulvey</a> dès le milieu des années 1970, a une histoire : dès que le cinéma s’est révélé une industrie rentable, les femmes ont été écartées des positions de pouvoir (scénario, production, réalisation) aussi bien en Europe qu’à Hollywood, au profit d’hommes qui ont mis en place des normes narratives et visuelles pour valoriser la domination masculine et érotiser la soumission des femmes à travers le choix d’actrices jeunes à qui on demandait d’abord d’être désirables. Cette asymétrie genrée traverse tous les genres et tous les registres : on peut par exemple la retrouver dans le film d’auteur (<em>Mulholland Drive</em>, Lynch 2001) comme le film grand public (<em>Lucy</em>, Luc Besson 2014)</p>
<p>Comme l’a montré l’<a href="https://enseignants.lumni.fr/fiche-media/00000001934/l-affaire-harvey-weinstein-et-le-mouvement-balancetonporc.html">affaire Weinstein</a>, ces représentations ont pu donner lieu à des pratiques qui s’apparentent au droit de cuissage, et ont longtemps prospéré à la faveur d’une véritable omerta. Mais le cinéma à Hollywood s’est construit comme une industrie capitaliste avec des patrons et des syndicats, qui sont devenus suffisamment puissants pour poser des limites à l’exploitation des salariées et salariés, et en particulier à ce qu’il était licite de demander aux actrices. Aujourd’hui, les contrats détaillent très précisément les scènes et les postures et des coordinatrices et coordinateurs d’intimité sont constamment présents sur les tournages, au service des actrices et des acteurs.</p>
<h2>Le culte de l’auteur</h2>
<p>En France, la volonté de donner une légitimité culturelle au cinéma, désigné comme 7<sup>e</sup> art, a entraîné depuis les années 1960 le culte de « l’auteur » sur le modèle littéraire, intronisant le réalisateur comme seul auteur du film, malgré la multiplicité des collaborations artistiques et des contraintes économiques spécifiques au cinéma. Dans la tradition romantique de l’artiste dont le génie solitaire engendre une œuvre qui échapperait aux déterminations sociales, le réalisateur qui accède au statut d’auteur, peut être autorisé à tous les abus sous prétexte de donner libre cours à son inspiration. Contrairement à l’industrie hollywoodienne, la France a privilégié un modèle artisanal qui fonctionne sur des réseaux personnels et favorise le <a href="https://www.cairn.info/revue-sociologie-de-l-art-2017-1-page-161.htm">népotisme, l’arbitraire et les listes noires</a>. Si elle veut faire carrière, une actrice doit généralement accepter de se soumettre aux desiderata du réalisateur quels qu’ils soient et à taire les abus qu’elle peut subir sous prétexte d’expérience artistique.</p>
<p>Le 7 décembre 2023, l’émission « Complément d’enquête » a fait découvrir un Gérard Depardieu inédit, tout au moins pour les cinéphiles – depuis, <a href="https://www.youtube.com/watch?v=wmXSlKkHWIU">Anouk Grinberg</a> a confirmé que sur les plateaux ses propos obscènes ou insultants étaient monnaie courante. Filmé en Corée du Nord par Yann Moix, on voit un acteur rigolard qui fait des remarques obscènes dès qu’il est en présence d’une femme, quels que soient son âge et son statut. Ces images ont confirmé <a href="https://www.genre-ecran.net/?Culture-du-viol-Balance-ton-film">l’existence d’une culture du viol</a> qui existe depuis des lustres, mais devient enfin visible en étant incarnée par l’acteur sans doute le plus prestigieux du cinéma français.</p>
<p>C’est un véritable tsunami qui s’est abattu sur le milieu, provoquant une avalanche de tribunes et de déclarations en soutien ou en dénonciation de l’acteur, y compris de la part du chef de l’État qui ne craint pas de se mettre en contradiction avec ses propres déclarations sur la lutte contre les violences faites aux femmes comme <a href="https://www.egalite-femmes-hommes.gouv.fr/legalite-entre-les-femmes-et-les-hommes-declaree-grande-cause-nationale-par-le-president-de-la-republique">grande cause nationale</a>.</p>
<p>Mais au-delà du cas particulier de Depardieu – <em>Mediapart</em> avait déjà documenté les nombreuses plaintes pour agression et viol dont il fait l’objet –, ce sont les violences sexistes et sexuelles systémiques dans le monde du cinéma qui émergent. On s’aperçoit que la vague #MeToo déclenchée en <a href="https://www.radiofrance.fr/franceinter/les-dates-cle-du-mouvement-metoo-1155610">2017 aux États-Unis</a> et qui s’était répandue dans la plupart des pays occidentaux, avait en fait rapidement reflué en France, comme en témoignent les Césars décernés à Polanski en 2020 par la profession. Et <a href="https://www.dailymotion.com/video/x88ujnd">Adèle Haenel</a>, qui a dénoncé publiquement ce scandale, a arrêté de faire du cinéma…</p>
<h2>Des pratiques systémiques</h2>
<p>Aujourd’hui, des pratiques systémiques de harcèlement et d’agression sexuelle sur les plateaux de tournage ont été confirmées par de nombreux nouveaux témoignages. Dans la plupart des cas, les jeunes actrices sont les premières victimes de ces pratiques parce qu’elles débutent dans leur carrière et sont soumises à une hiérarchie sans contre-pouvoir.</p>
<p>Cette banalisation du droit de cuissage, déguisé en une histoire de Pygmalion qui exprime son génie en « révélant » une inconnue, s’apparente souvent à un rapport incestueux entre un réalisateur d’âge mûr et une très jeune femme à peine pubère, bien incapable de résister au prestige de l’artiste réputé qui l’a « élue ». C’est cette posture que revendique Benoît Jacquot, mais que pratiqueraient aussi Jacques Doillon et <a href="https://www.francetvinfo.fr/societe/harcelement-sexuel/le-realisateur-philippe-garrel-accuse-de-violences-sexuelles-par-plusieurs-comediennes_6033911.html">Philippe Garrel</a> (la liste n’est malheureusement pas close), tous visés aujourd’hui par de multiples plaintes pour agression sexuelle et/ou viol.</p>
<p>C’est grâce au courage de Judith Godrèche qu’une brèche a été ouverte, dans laquelle se sont engouffrées beaucoup d’actrices, moins célèbres ou plus vulnérables, comme <a href="https://www.liberation.fr/societe/droits-des-femmes/judith-godreche-anna-mouglalis-isild-le-besco-quelles-sont-les-accusations-portees-contre-le-cineaste-jacques-doillon-20240208_UXHSNWYJNNHDFIQQIKDVT2OLRA/">Isild Le Besco</a> ou <a href="https://www.mediapart.fr/journal/france/180224/l-actrice-christine-citti-metoo-nous-sauve-la-vie">Christine Citti</a>.</p>
<p>La liberté de création artistique qui consiste en « la capacité de matérialiser, sans contraintes, une ou plusieurs œuvres, de formes diverses, dans un domaine artistique » a été réaffirmée en France <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000032854341">par la loi du 7 juillet 2016</a>. Elle aboutit à légitimer que l’artiste puisse se placer au-dessus des lois, sous prétexte d’exprimer le caractère « transgressif » de son génie. Dans les faits, cette assimilation du réalisateur de film à un artiste dont il faut protéger la liberté de création a permis à Polanski de continuer à faire des films en France dans un cadre plus que confortable alors <a href="https://www.francetvinfo.fr/culture/cinema/retour-sur-les-affaires-et-accusations-impliquant-roman-polanski_3695951.html">qu’il est toujours poursuivi pour agression sexuelle sur mineure aux États-Unis</a>, sans parler des autres plaintes qui se sont multipliées depuis contre lui. De même le <a href="https://www.radiofrance.fr/franceinter/ce-qu-il-faut-retenir-du-docu-sur-woody-allen-et-les-accusations-de-viol-portees-par-sa-fille-de-7-ans-1273420">procès pour inceste fait à Woody Allen aux États-Unis</a>, dont il s’est sorti grâce à des arguties que l’on peut juger largement discutables, l’empêche désormais de faire des films dans son pays, alors qu’il continue à avoir un fan club parmi les critiques et le public cinéphile français.</p>
<h2>Sacraliser la liberté de création</h2>
<p>Cette sacralisation de la liberté de création a pour effet d’interdire tout regard critique sur l’œuvre d’un cinéaste dès lors qu’il est intronisé comme « artiste » par ses pairs et par les institutions ad hoc (Festival de Cannes, Cinémathèque française, Institut Lumière, CNC, commission d’avance sur recettes où les mêmes personnes sont tour à tour attributrices et bénéficiaires des aides).</p>
<p>Depuis la Nouvelle Vague, les critiques sont devenus des « passeurs » (selon le concept créé par Serge Daney, célèbre critique à <em>Libération</em> et aux <em>Cahiers du cinéma</em> dans les années 1970 et 1980), grands prêtres du culte de « l’auteur », dont on se contente de louer les choix thématiques et formels en refusant de porter un regard critique sur leur vision du monde. Le principe étant, aux <em>Cahiers du cinéma</em> comme à <em>Positif</em>, les deux revues cinéphiliques historiques, de ne chroniquer que les films que l’on aime (d’autres voix se font entendre aujourd’hui mais elles restent marginales). Or, les « transgressions » dont se prévalent beaucoup de cinéastes s’apparentent souvent à l’expression de fantasmes masculins totalement indifférents aux questions de consentement ou de respect des partenaires. La focalisation sur les questions de forme et de style a favorisé un aveuglement complet sur les histoires que racontent ces films et comment ils les racontent. <em>Annette</em> de Leos Carax a suscité une admiration unanime pour son style brillant, sans que soit commenté le fait que le film raconte un féminicide en étant en empathie avec son auteur.</p>
<p>À partir de la Nouvelle Vague, la tâche des critiques de cinéma en France consiste à faire l’éloge et l’exégèse des œuvres, en les référant au génie de leur auteur, dont on analyse le style et les « obsessions », en laissant soigneusement dans l’ombre les déterminations sociales, qu’elles soient de genre, de classe ou de race, qui structurent aussi toute œuvre artistique.</p>
<p>La proximité qui existe entre beaucoup de cinéastes et de critiques, comme en témoignent les émissions de la radio publique sur le cinéma (<em>On a tout vu</em> sur France Inter, <em>Plan large</em> sur France Culture), a pour conséquence qu’un regard critique sur les œuvres a laissé la place à la parole des « artistes » (cinéastes, acteurs et actrices, collaborateurs de création). Les quelques émissions de critique, dont la plus célèbre est <em>Le Masque et la plume</em> sur France Inter, relèvent plus du spectacle que de l’analyse.</p>
<p>L’artiste que dessine cette critique est en effet une construction imaginaire qui valorise le caractère « subversif » de l’œuvre, même quand une condamnation vient révéler les abus que s’autorise tel ou tel artiste pour « stimuler » sa créativité, comme ça a été le cas pour <a href="https://www.telerama.fr/cinema/en-2005,-laffaire-brisseau-bien-avant-metoo,-un-proces-toujours-unique-en-son-genre,n6251367.php">Jean-Claude Brisseau</a> (1944-2019) condamné en 2005 et 2006 pour harcèlement sexuel et agression sexuelle sur trois actrices.</p>
<p>Pour ces cinéastes comme pour ces critiques, il n’y a aucune contradiction à se réclamer des positions les plus « transgressives », tout en traitant les femmes dans leurs discours et dans leurs pratiques comme de purs objets de fantasmes… Le milieu du cinéma d’auteur apparaît ainsi comme un des derniers remparts de la domination masculine.</p>
<p>Depuis les années 1970, a émergé un cinéma écrit et réalisé par des femmes qui propose souvent un autre regard sur les rapports entre les femmes et les hommes (<em>Portrait de la jeune fille en feu</em>, Céline Sciamma, 2019). Mais leur nombre n’a toujours pas atteint le seuil critique qui modifierait le modèle dominant du cinéma d’auteur. Et beaucoup de films de femmes reconduisent l’asymétrie genrée qui règne aussi bien dans le cinéma de genre que dans le cinéma d’auteur.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/224003/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Geneviève Sellier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Le culte de « l’auteur », en France, explique comment tout un système a autorisé les abus et les mécanismes d’emprise envers des jeunes femmes, qui commencent à être dénoncés dans le monde du cinéma.Geneviève Sellier, Professeure émérite en études cinématographiques, Université Bordeaux MontaigneLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2236592024-02-20T14:43:59Z2024-02-20T14:43:59ZLes féministes ont-elles une sexualité plus épanouie ? Une étude canadienne assure que oui<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/575884/original/file-20240208-26-s9dix2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=11%2C260%2C7551%2C4784&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Contrairement aux mythes et clichés toxiques, les femmes féministes ont une vie sexuelle agréable.</span> <span class="attribution"><span class="source">Shutterstock</span></span></figcaption></figure><p>C’est un stéréotype bien connu depuis les années 1970 : les féministes ne sont que des femmes en colère qui ont juste besoin de trouver un homme capable de les satisfaire sexuellement.</p>
<p>Malheureusement, alors que nous pensions avoir tourné le dos à ces mythes toxiques, Le sénateur américain Ted Cruz a tenté de raviver ce cliché dans des <a href="https://twitter.com/RonFilipkowski/status/1737220576190873699">commentaires récents lors d’une conférence conservatrice</a>, déclarant : « Si vous étiez une femme de gauche et que vous deviez coucher avec ces mauviettes [sous-entendu, des hommes qui partagent vos convictions], vous seriez également en colère. » Il a laissé entendre que les femmes ne pouvaient obtenir de satisfaction sexuelle qu’en se soumettant à des hommes dominateurs.</p>
<p>J’ai mené des recherches sur le thème de l’identité féministe et du comportement sexuel, et j’ai des informations à fournir à Cruz et à tous ceux qui s’inquiètent de la satisfaction sexuelle des féministes : elles font l’amour aussi souvent que les non-féministes. Mieux, elles déclarent que leurs rapports sexuels sont plus affectueux et plus agréables que ceux des femmes qui ne sont pas féministes.</p>
<p>Merci de vous inquiéter, sénateur Cruz, mais nous nous en sortons très bien.</p>
<h2>Les féministes déclarent avoir de meilleures relations sexuelles</h2>
<p>En 2022, <a href="https://doi.org/10.1007/s10508-021-02158-7">j’ai interrogé un échantillon représentatif de 2 303 adultes au Canada</a> et j’ai analysé les réponses des 1 126 femmes qui ont participé. Les participantes ont été interrogées sur leurs activités sexuelles, seules ou avec un partenaire.</p>
<p>J’ai constaté que les femmes qui s’identifiaient comme féministes et non féministes déclaraient toutes deux des niveaux élevés de satisfaction sexuelle. Cependant, les femmes qui revendiquent une identité féministe sont plus susceptibles de déclarer que leur dernier rapport sexuel comprenait des baisers et des câlins que les femmes non féministes.</p>
<p>[<em>Plus de 85 000 lecteurs font confiance aux newsletters de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde</em>. <a href="https://memberservices.theconversation.com/newsletters/?nl=france&region=fr">Abonnez-vous aujourd’hui</a>]</p>
<p>Parmi les femmes, 57 % des non-féministes ont déclaré que leur dernier rapport sexuel comprenait des baisers et des câlins, contre 68 % des féministes. Ces données suggèrent que les féministes ne sont pas tristes et solitaires, mais qu’elles s’engagent dans des relations sexuelles amoureuses et agréables dans une plus large mesure que les non-féministes.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/574539/original/file-20240208-16-9k7ay3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Deux femmes souriant et s’embrassant" src="https://images.theconversation.com/files/574539/original/file-20240208-16-9k7ay3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/574539/original/file-20240208-16-9k7ay3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/574539/original/file-20240208-16-9k7ay3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/574539/original/file-20240208-16-9k7ay3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/574539/original/file-20240208-16-9k7ay3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/574539/original/file-20240208-16-9k7ay3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/574539/original/file-20240208-16-9k7ay3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Les femmes féministes sont plus susceptibles de se trouver dans des cercles sociaux où on parle de sexe de manière décomplexée.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Shutterstock</span></span>
</figcaption>
</figure>
<h2>Le clitoris, au centre des préoccupations</h2>
<p>L’une des différences entre les femmes féministes et non féministes qui est ressortie le plus clairement de mes recherches concerne le centre du plaisir du corps féminin : le clitoris. Les féministes sont plus nombreuses à déclarer avoir reçu une stimulation clitoridienne sous forme de sexe oral de la part de leur partenaire : 38 % des femmes féministes, contre 30 % des femmes non féministes, ont déclaré avoir reçu du sexe oral lors de leur dernière rencontre.</p>
<p><a href="https://doi.org/10.1080/0092623x.2017.1346530">La stimulation clitoridienne est la voie du plaisir sexuel et de l’orgasme pour les femmes</a>, qu’elles soient féministes ou non. Cependant, il arrive que les rapports sexuels – en particulier dans les couples hétérosexuels – accordent plus d’attention au plaisir masculin, en se concentrant principalement sur la stimulation du pénis par la pénétration vaginale. La stimulation du clitoris, par la bouche, les mains ou les jouets sexuels, reçoit moins d’attention. La stimulation clitoridienne peut être reléguée aux préliminaires ou en l’excluant d’une manière ou d’une autre de ce que l’on considère comme des « rapports sexuels normaux ».</p>
<p>Les femmes ne devraient-elles pas avoir autant accès au plaisir sexuel que les hommes ? Il existe de nombreuses preuves, dans le cas des couples hétérosexuels, qu’il y a un <a href="https://doi.org/10.1177/08912432211073062">écart entre les sexes en matière d’orgasmes</a>, les femmes ayant moins d’orgasmes que les hommes. Si l’on a une sensibilité féministe, il semble naturel de considérer qu’il est évident que les femmes devraient avoir autant de plaisir sexuel que les hommes, et que leurs comportements sexuels devraient refléter cet idéal.</p>
<h2>Pourquoi les féministes auraient-elles de meilleures relations sexuelles ?</h2>
<p>De nombreuses femmes considèrent le <a href="https://www.psychologytoday.com/ca/blog/social-lights/202103/the-joy-feminism">féminisme comme une source d’accomplissement personnel et d’autonomisation</a>, et le lien entre l’identité féministe et une meilleure sexualité pourrait être assez simple : Les féministes savent ce qu’elles veulent au lit et se sentent plus à même de le demander.</p>
<p>Les féministes sont plus susceptibles de fréquenter d’autres amies féministes, à l’aise pour parler de sexe et de plaisir, ce qui leur donne une chance de découvrir ce qu’elles attendent d’une rencontre sexuelle. En effet, mon enquête a également révélé que les femmes féministes se donnent plus souvent du plaisir que les non-féministes.</p>
<p>Peut-être ont-elles plus de chances d’avoir des partenaires sexuelles qui sont également féministes. Nous savons que les <a href="https://brighterworld.mcmaster.ca/articles/men-who-identify-as-feminists-are-having-more-and-more-varied-sex/">hommes féministes ayant des rapports sexuels avec des femmes</a> sont plus enclins à pratiquer le sexe oral avec leurs partenaires et à stimuler davantage le clitoris de leurs partenaires sexuelles que les hommes non féministes.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/574496/original/file-20240208-30-gsx5ri.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Un homme et une femme sont allongés dans un lit et se serrent dans les bras." src="https://images.theconversation.com/files/574496/original/file-20240208-30-gsx5ri.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/574496/original/file-20240208-30-gsx5ri.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/574496/original/file-20240208-30-gsx5ri.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/574496/original/file-20240208-30-gsx5ri.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/574496/original/file-20240208-30-gsx5ri.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/574496/original/file-20240208-30-gsx5ri.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/574496/original/file-20240208-30-gsx5ri.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Les femmes qui revendiquent une identité féministe sont plus susceptibles de déclarer que leur dernier rapport sexuel comprenait des baisers et des câlins que les femmes non féministes.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Shutterstock</span></span>
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</figure>
<p>Les femmes féministes hétérosexuelles sont peut-être plus susceptibles d’avoir des partenaires masculins féministes que les non-féministes, ce qui leur permet d’avoir un meilleur accès à des amants plus généreux. Les femmes qui ont des relations sexuelles avec des femmes sont également plus susceptibles de recevoir des fellations que les femmes ayant des partenaires masculins.</p>
<p>Que ce soit grâce à leur autonomie personnelle, à une meilleure communication ou à des partenaires sexuels prêts à leur donner ce dont elles ont besoin, les féministes ont des relations sexuelles qui sont affectueuses et stimulantes.</p>
<p>Contrairement aux déclarations de Cruz sur le sujet, les féministes ont des relations sexuelles aussi souvent que les non-féministes, et les relations sexuelles qu’elles ont sont souvent agréables. Il est temps d’abandonner les stéréotypes haineux. Penchons-nous plutôt sur l’idée qu’une sexualité satisfaisante devrait être accessible à tous.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/223659/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Tina Fetner a reçu des financements du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.</span></em></p>La recherche montre que les femmes féministes sont plus susceptibles d’avoir des relations sexuelles plus amoureuses et plus agréables.Tina Fetner, Professor, Sociology, McMaster UniversityLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2231502024-02-15T16:19:30Z2024-02-15T16:19:30ZLes revenus des femmes diminuent après la naissance d’un enfant. Voici pourquoi<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/574447/original/file-20240131-19-fg2aeg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=760%2C416%2C7407%2C5003&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">La naissance d'un enfant entraîne d'importantes pertes de revenus pour les femmes.</span> <span class="attribution"><span class="source">(Shutterstock)</span></span></figcaption></figure><p>Les inégalités entre les hommes et les femmes persistent dans de nombreux domaines. Les <a href="https://doi.org/10.1787/4ead40c7-en">femmes gagnent toujours moins que les hommes en moyenne sur le marché du travail</a>. </p>
<p>Une différence encore plus frappante est l’écart salarial lié à la maternité, qui se produit lorsque les femmes ont des enfants. Phénomène également connu sous le nom <a href="https://doi.org/10.1257/app.20180010">« pénalité liée à la maternité »</a>, le salaire des femmes s’effondre après la naissance d’un enfant, tandis que celui des hommes reste pratiquement inchangé.</p>
<p><a href="https://doi.org/10.1257/jep.12.1.137">De nombreuses études</a> se sont penchées sur les causes de l’inégalité entre les sexes et ont conclu que les femmes ne sont pas en mesure de rattraper les niveaux de revenus des hommes en partie en <a href="https://doi.org/10.1086/684851">raison des responsabilités parentales</a>. </p>
<p>Pourquoi cela se produit-il ? Les enfants ont un effet négatif sur la productivité des femmes sur le marché du travail en réduisant considérablement leur <a href="https://www.britannica.com/money/human-capital">capital humain</a>, ce qui se traduit par une <a href="https://doi.org/10.1086/260293">réduction significative de leurs revenus</a>. </p>
<p>Après la naissance de leur enfant, les mères ont tendance à se tourner vers des emplois à temps partiel, des postes aux horaires flexibles ou des postes offrant des conditions de travail plus favorables à la conciliation famille-travail — autant d’éléments qui tendent à <a href="https://doi.org/10.1093/cje/23.5.543">payer des salaires plus bas</a>.</p>
<p>À leur tour, les employeurs peuvent considérer les employés à temps partiel comme moins dévoués et moins productifs, en particulier lorsqu’ils s’appuient sur des <a href="https://www.psychologytoday.com/us/basics/heuristics">heuristiques</a> — des raccourcis mentaux pour résoudre des problèmes — pour juger de la qualité des travailleurs, plutôt que sur des informations réelles concernant leur performance. Cela peut se traduire par <a href="https://dx.doi.org/10.2139/ssrn.2911397">moins de primes et de promotions</a> pour ces employés.</p>
<h2>Les effets de la parentalité</h2>
<p><a href="https://doi.org/10.1257/app.20180010">Une étude portant sur le Danemark</a>, l’un des pays les plus égalitaires au monde, indique que les mères sont pénalisées à long terme d’environ 20 % en termes de revenus.</p>
<p><a href="https://doi.org/10.3138/cpp.2023-015">Une de nos études</a> révèle une situation similaire au Canada. Nous avons utilisé les données de l’Étude longitudinale et internationale des adultes de Statistique Canada et des dossiers administratifs historiques de 1982 à 2018. </p>
<p>Nous avons comparé l’évolution des revenus des hommes et des femmes après la naissance de leur premier enfant entre 1987 et 2009. En utilisant une méthodologie de type étude d’événement, nous avons suivi le revenu d’emploi des individus sur une période allant de cinq ans avant la naissance jusqu’à dix ans après.</p>
<p>Nous avons observé des effets négatifs significatifs et persistants de la parentalité pour les mères, mais pas pour les pères. Les revenus des mères chutent de 49 % l’année de la naissance, avec une pénalité de 34,3 % dix ans plus tard. Les revenus des pères ne semblent guère affectés.</p>
<h2>Effets inégaux des enfants</h2>
<p>La naissance d’un enfant entraîne des pertes de revenus importantes, qui ne sont pas réparties uniformément entre les parents des couples hétérosexuels. Les pères restent sur la même trajectoire de revenus, tandis que les femmes subissent des pénalités qui persistent au fil des ans. Ceci est particulièrement vrai pour les <a href="https://doi.org/10.3138/cpp.2023-015">mères ayant plusieurs enfants ou celles qui ont un faible niveau d’éducation</a>. </p>
<p>Cet appauvrissement déclenché par la naissance d’un enfant peut avoir des répercussions économiques importantes en <a href="https://espace.inrs.ca/id/eprint/13576">cas de séparation du couple</a>. Au Canada, près <a href="https://doi.org/10.25318/3910005101-eng">d’un tiers des mariages</a> se termine par un divorce. </p>
<p>Les femmes sont généralement <a href="https://doi.org/10.4054/DemRes.2016.35.50">désavantagées financièrement</a> à la suite d’une séparation. Ce désavantage peut être dû à des facteurs antérieurs à la séparation, tels que la répartition inégale des tâches pendant le mariage et les revenus inférieurs des femmes, mais aussi à l’absence prolongée des femmes sur le marché du travail en raison de leurs responsabilités familiales.</p>
<h2>A travail égal, salaire égal</h2>
<p>Dans ce contexte, il est essentiel de se demander s’il existe des mesures susceptibles d’éliminer, ou du moins de réduire, l’impact économique associé aux responsabilités familiales sur les revenus et l’emploi des mères. </p>
<p>Nous avons étudié le rôle des politiques familiales, puisqu’elles ont été en partie conçues pour encourager le travail des femmes et promouvoir un partage plus équitable des responsabilités parentales entre conjoints. </p>
<p>Plus précisément, nous nous sommes concentrés sur la prolongation des congés parentaux au Canada et sur l’introduction des <a href="https://www.mfa.gouv.qc.ca/en/services-de-garde/programme-contribution-reduite/Pages/index.aspx">services de garde d’enfants à contribution réduite pour les familles du Québec</a>. Nous avons trouvé des preuves que ces politiques peuvent contribuer à réduire les pénalités liées la maternité. </p>
<p>Les politiques « à travail égal, salaire égal », telles que la <a href="https://www.canada.ca/en/services/jobs/workplace/human-rights/overview-pay-equity-act.html">loi sur l’équité salariale du gouvernement fédéral</a>, ont également le potentiel de faire une différence substantielle. Ces politiques peuvent rendre le marché du travail plus équitable et plus attrayant pour les femmes et réduire <a href="https://doi.org/10.1257/jel.20160995">l’impact potentiellement négatif de la rémunération basée sur l’expérience</a> pour les mères. </p>
<h2>Plus d’avantages au bout du compte</h2>
<p>En plus d’avoir un effet positif sur la situation économique des femmes, encourager l’emploi des mères pourrait contribuer à éliminer les stigmates de la division du travail au sein des couples en exposant les enfants à un modèle plus symétrique de travail rémunéré et non rémunéré. </p>
<p>Une <a href="https://doi.org/10.1177/0950017018760167">étude récente</a> utilisant des données provenant de 29 pays a montré que les mères qui travaillent sont plus susceptibles de transmettre des valeurs égalitaires à leurs enfants, tant au travail qu’à la maison. Les filles dont les mères travaillent finissent elles-mêmes par travailler davantage : elles font plus d’heures, sont mieux payées et occupent plus souvent des postes de supervision que les filles dont les mères restent à la maison. </p>
<figure class="align-center ">
<img alt="Un enfant en bas âge est assis sur les genoux d’une femme, probablement sa mère, devant un bureau. Il sourit et touche un ordinateur portable tandis que sa mère lui sourit" src="https://images.theconversation.com/files/573140/original/file-20240202-17-6ybyzo.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/573140/original/file-20240202-17-6ybyzo.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/573140/original/file-20240202-17-6ybyzo.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/573140/original/file-20240202-17-6ybyzo.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/573140/original/file-20240202-17-6ybyzo.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/573140/original/file-20240202-17-6ybyzo.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/573140/original/file-20240202-17-6ybyzo.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Les mères au travail sont plus susceptibles de transmettre des valeurs égalitaires à leurs enfants.</span>
<span class="attribution"><span class="source">(Shutterstock)</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Ce résultat n’a pas été observé chez les garçons. Cependant, les garçons ayant grandi avec une mère salariée étaient plus impliqués dans les responsabilités familiales et domestiques à l’âge adulte que les hommes dont la mère n’était pas sur le marché du travail. Les filles passaient également moins de temps à effectuer des tâches ménagères. </p>
<p>Les mères qui travaillent semblent avoir un impact intergénérationnel favorisant l’égalité des sexes, tant au sein de la famille que sur le marché du travail.</p>
<p>Nous savons tous qu’élever des enfants prend beaucoup de temps. Les enfants, bien sûr, <a href="https://doi.org/10.1086/675070">bénéficient de cet investissement en temps des parents</a>. Mais élever des enfants est également coûteux. Notre recherche a quantifié un type de coût : la trajectoire des revenus inférieurs. Il est essentiel de savoir comment ces coûts sont partagés entre les deux parents pour permettre une meilleure prise de décision, pour les décideurs politiques, mais aussi, en fin de compte, pour les parents, les futurs parents et leurs enfants.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/223150/count.gif" alt="La Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Marie Connolly a reçu des financements du Fonds de recherche du Québec - Société et Culture et du CIRANO. Les analyses contenues dans ce texte ont été réalisées au Centre interuniversitaire québécois de statistiques sociales (CIQSS), membre du Réseau canadien des centres de données de recherche (RCCDR). Les activités du CIQSS sont rendues possibles grâce à l’appui financier du Conseil de recherche en sciences humaines (CRSH), des Instituts de recherche en santé du Canada (IRSC), de la Fondation canadienne pour l’innovation (FCI), de Statistique Canada, du Fonds de recherche du Québec - Société et culture (FRQSC), du Fonds de recherche du Québec – Santé (FRQS) ainsi que de l’ensemble des universités québécoises qui participent à leur financement.</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Catherine Haeck a reçu des financements du Fonds de recherche du Québec - Société et Culture et du CIRANO. Les analyses contenues dans ce texte ont été réalisées au Centre interuniversitaire québécois de statistiques sociales (CIQSS), membre du Réseau canadien des centres de données de recherche (RCCDR). Les activités du CIQSS sont rendues possibles grâce à l’appui financier du Conseil de recherche en sciences humaines (CRSH), des Instituts de recherche en santé du Canada (IRSC), de la Fondation canadienne pour l’innovation (FCI), de Statistique Canada, du Fonds de recherche du Québec - Société et culture (FRQSC), du Fonds de recherche du Québec – Santé (FRQS) ainsi que de l’ensemble des universités québécoises qui participent à leur financement.</span></em></p>Avoir des enfants a un impact négatif sur les revenus des femmes, ce qui n’est pas le cas chez les hommes. Les effets peuvent être durables et contribuer à l’écart de rémunération entre les deux sexes.Marie Connolly, Professor of Economics, Université du Québec à Montréal (UQAM)Catherine Haeck, Full Professor, Economics Department, Université du Québec à Montréal (UQAM)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2201832024-01-23T16:37:34Z2024-01-23T16:37:34ZLes féministes d’aujourd’hui sont-elles extrémistes ?<p>Les féministes d’aujourd’hui sont-elles extrémistes ? Des magazines tels <em>Causeur</em> et <em>Valeurs actuelles</em> font leurs gros titres sur la <a href="https://www.causeur.fr/feminisme-lahaie-fourest-menard-vienet-33706">« terreur féministe »</a> et la radicalité des combats que des militantes <a href="https://www.journaldesfemmes.fr/societe/combats-de-femmes/2625279-valeurs-actuelles-alerte-les-feministes-sont-devenues-folles/">« devenues folles »</a> mèneraient contre le genre masculin. Le Rapport annuel 2024 sur l’état des sexismes en <a href="https://www.haut-conseil-egalite.gouv.fr/stereotypes-et-roles-sociaux/actualites/article/6e-etat-des-lieux-du-sexisme-en-france-s-attaquer-aux-racines-du-sexisme">France</a> qui met en avant une augmentation des idées machistes chez les jeunes hommes de 24-35 ans déplace le pôle de la radicalité en question.</p>
<p>« Faisons du sexisme de l’histoire ancienne », commente le rapport 2024. Ces débats sur le postulat de l’extrémisme féministe d’aujourd’hui et le constat de la montée concomitante des conservatismes masculins à l’égard des femmes intéressent assurément l’histoire et renvoient aux positionnements des <a href="https://www.puf.com/antifeminismes-et-masculinismes-dhier-et-daujourdhui">antiféminismes et masculinismes d’hier</a>.</p>
<p>Un exemple édifiant est la loi qui a permis aux jeunes filles d’accéder à l’enseignement secondaire en France. Adoptée le 21 décembre 1880, sous la III<sup>e</sup> République, la <a href="https://www.gouvernement.fr/partage/9844-la-loi-camille-see-ouvre-l-enseignement-secondaire-aux-jeunes-filles">« loi Camille Sée »</a> a révélé un masculinisme agitant le chiffon rouge de ce qui était perçu à l’époque comme de l’extrémisme féministe.</p>
<p>Tout à la fois, cette loi républicaine est novatrice et conservatrice.</p>
<p>Novatrice, car elle instaure pour les jeunes filles ce que le Second Empire n’a pas réussi à faire. Soucieux de promouvoir un enseignement secondaire féminin, le ministre de l’Instruction publique <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Victor_Duruy">Victor Duruy</a> avait posé avec la circulaire du 30 octobre 1867 le projet de la création de Cours d’enseignement secondaire pour les jeunes femmes. Cette initiative avait soulevé une violente opposition de l’Église catholique qui contribuera à l’échec de cette entreprise. La politique scolaire du ministre se situait dans le contexte d’un Second Empire qui avait initié une ébauche d’instruction féminine dans le primaire, avec la loi Falloux qui permettait l’ouverture d’une école primaire pour les filles dans chaque commune de plus de 800 habitants et la loi de Victor Duruy du 10 avril 1867 qui abaissait ce seuil à 500. Ces mesures étaient des avancées au regard de la loi de juin 1833 de <a href="https://www.guizot.com/fr">François Guizot</a> qui, sous la monarchie de Juillet, avait obligé l’ouverture d’écoles primaires pour les garçons dans chaque commune de plus de 500 habitants, en faisant l’impasse sur l’instruction primaire des filles.</p>
<p>Cette loi républicaine du 21 décembre 1880 est aussi conservatrice car elle crée de façon volontaire un enseignement féminin qui n’a ni le même cursus, ni le même programme, ni le même diplôme que celui des garçons. Il se déroule en cinq ans, au lieu de sept pour eux. Il privilégie un enseignement ménager et de couture pour elles. Et il n’inclut dans son programme aucun cours de philosophie et de langues anciennes. Or, ces matières sont <a href="https://www.decitre.fr/livres/histoire-du-baccalaureat-9782350770901.html">obligatoires au baccalauréat</a>. La fin du cursus donne accès non pas un baccalauréat, mais à un « diplôme de fin d’études secondaires » qui ne permet pas aux filles d’accéder à l’université. Les républicains ont donc profité du revers du Second Empire pour créer un enseignement féminin à leur convenance. Mais s’ils ont œuvré pour que la jeune fille ne soit plus élevée « sur les genoux de l’église », selon la formule chère à leur adversaire clérical, Monseigneur Dupanloup, ils ont aussi agi pour qu’elle soit élevée sur les genoux républicains du foyer familial.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/les-maths-pour-les-garcons-le-francais-pour-les-filles-comment-les-stereotypes-de-genre-se-perpetuent-a-lecole-202392">Les maths pour les garçons, le français pour les filles ? Comment les stéréotypes de genre se perpétuent à l’école</a>
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<p>Cet inégalitarisme de scolarisation entre filles et garçons n’est pas le fait du hasard. Dans ce <a href="https://galeries.limedia.fr/histoires/les-stereotypes-de-genre-au-XIXe-si%C3%A8cle/">XIX<sup>e</sup> siècle masculiniste</a>, il résulte d’une peur que les hommes ont que les femmes puissent accéder à autre chose qu’un simple enseignement élémentaire. Cette <a href="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k54988777/f1.item.r=lyc%C3%A9es%20et%20coll%C3%A8ges%20de%20jeunes%20filles%20documents%20rapports%20et%20discours">frayeur tourne autour d’une trilogie</a> que scandent législateurs et autres théoriciens de l’éducation dans les discours, ouvrages et articles dont ils sont les auteurs : les femmes studieuses seraient des femmes orgueilleuses, hideuses, dangereuses. Les délibérations qui se tiennent à la Chambre des députés en décembre 1879 et janvier 1880 ainsi qu’au Sénat en novembre et décembre 1880 permettent de bien rentrer dans le <a href="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k54988777/f1.item.r=lyc%C3%A9es%20et%20coll%C3%A8ges%20de%20jeunes%20filles%20documents%20rapports%20et%20discours">détail de ces émois</a>.</p>
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<h2>Femmes studieuses, femmes orgueilleuses</h2>
<p><a href="https://www.larousse.fr/encyclopedie/oeuvre/les_Femmes_savantes/119250"><em>Les Femmes savantes</em></a> de Molière et <a href="https://www.livre-rare-book.com/book/20676660/12142"><em>Les Bas-Bleus</em></a> de Barbey d’Aurevilly sont dans toutes les têtes lors des débats parlementaires et sénatoriaux. Ces pédantes ridicules sans talent sont des repoussoirs absolus. Dans l’introduction à son projet de loi, le député Camille Sée <a href="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k54988777/f84.image.r=Chrysale%20a">rassure</a> ses collègues parlementaires :</p>
<blockquote>
<p>« Il ne s’agit ni de détourner les femmes de leur véritable vocation, qui est d’élever leurs enfants et de tenir leurs ménages, ni de les transformer en savants, en bas-bleus, en ergoteuses. » (ndlr, « bas-bleu » est expression péjorative pour désigner une femme cultivée)</p>
</blockquote>
<p>Pas plus par snobisme hautain que par surcroît d’intellectualité, il leur promet que la femme républicaine n’abandonnera les tâches culinaires qui lui reviennent :</p>
<blockquote>
<p>« L’économie domestique leur est indispensable ; Chrysale a raison : il faut songer au pot-au-feu. On le dédaignait par mondanité ; il ne faut pas qu’on le dédaigne par excès de capacité. »</p>
</blockquote>
<p>Sur les bancs de ces nobles assemblées, des cris fusent contre les « habits déchirés » que la femme, trop « occupée de hautes études » ne voudra plus recoudre pour son mari. Ils s’indignent aussi du « rôti brulé » et du « pot-au-feu manqué » qu’elle ne manquera pas de lui servir.</p>
<p>Toutes ces admonestations sur les « savantes », les « bas-bleus », les « ergoteuses » avec leur « mondanité », leur « capacité » et leurs « hautes études » sont des doigts sévèrement pointés sur celles qui sont perçues comme de futures orgueilleuses instruites et diplômées qui ne pourront que regarder de haut les tâches subalternes des habits à recoudre et du dîner à préparer. Même après la proclamation de la loi, les recommandations restent tenaces contre « l’orgueil » de la jeune fille instruite.</p>
<p>Tout ce qui relève du scientifique exacerbe particulièrement les élites de l’époque. Le 28 juillet 1882, l’ancien ministre de l’Instruction publique Jules Simon déclare lors d’une remise de prix à de jeunes lycéennes :</p>
<blockquote>
<p>« Je soutiens qu’il est parfaitement inutile d’enseigner la chimie et la physique aux filles […] »</p>
</blockquote>
<p>Le risque de ces sciences, continue-t-il, est de faire de ces jeunes femmes des mères infatuées qui ne s’abaisseront plus à nourrir leur progéniture. Elles utiliseront un langage châtié pour vérifier que leur servante ait bien mis du sucre dans le bouillon de leur petit. Jules Simon se moque du ridicule qu’aurait leur style ampoulé :</p>
<blockquote>
<p>« [Elles] ne manqueront pas […] de s’écrier en molestant la nourrice de leur enfant – car elles ne nourriront certainement plus elles-mêmes – “Avez-vous donné à mon fils son potage sacchariné ?” »</p>
</blockquote>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/ces-hommes-qui-mexpliquent-la-vie-de-nouvelles-solutions-a-un-tres-vieux-probleme-120646">« Ces hommes qui m'expliquent la vie » : de nouvelles solutions à un très vieux problème</a>
</strong>
</em>
</p>
<hr>
<h2>Femmes studieuses, femmes hideuses</h2>
<p>La femme hideuse, c’est la « virago », cette mégère autoritaire aux allures masculines que généreront ces études secondaires. Trois jours après la séance sénatoriale du 22 novembre 1880, l’écrivain <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/sans-oser-le-demander/qui-etait-octave-mirbeau-3439692">Octave Mirbeau</a> dans le journal <a href="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k523648k/f1.image"><em>Le Gaulois</em></a> s’étrangle de colère devant la politique républicaine en cours :</p>
<blockquote>
<p>« Qu’est-ce que j’apprends ? Et où allons-nous, mon Dieu ? Ne voila-t-il pas, maintenant, qu’ils veulent prendre nos filles pour en faire des hommes ! »</p>
</blockquote>
<p>Après quelques considérations sur « la barbe au menton » qu’elles ne manqueront pas d’avoir, il dénonce le sabotage d’identité qui se trame :</p>
<blockquote>
<p>« II s’agit de les déniaiser, de les savantiser, de les bas-bleuiser, de les garçonniser, de les viriliser. »</p>
</blockquote>
<p>Tous horizons politiques confondus, le « bas-bleu » n’est donc pas seulement une prétentieuse qui pérore à tout va. C’est aussi une femme qui trahit hideusement sa nature féminine. Un « homme manqué », un « hermaphrodite » qui s’échine à vouloir ressembler à son homologue masculin pour mieux le toiser. Charles Baudelaire, Georges Proudhon ou Jules Barbey d’Aurevilly se déchainent sur les affreuses métamorphoses à venir. En femme de plume célèbre, George Sand est une de leurs cibles favorites. Plus cyniques que jamais, les <a href="https://laffont.ca/livre/journal-des-goncourt-t-3-ne-a-paraitre-97822211t41267/">frères Goncourt</a> s’en prennent aussi à elle pour attester des mutations en cours :</p>
<blockquote>
<p>« Si on avait fait l’autopsie des femmes ayant un talent original, comme Mme Sand […] on trouverait chez elles des parties génitales se rapprochant de l’homme, des clitoris un peu parent de nos verges. »</p>
</blockquote>
<h2>Femmes studieuses, femmes dangereuses</h2>
<p>On s’effraie des « bas-bleus » dégénérés autant que des « bas-rouges » révoltés à venir. Le lendemain du vote en première lecture de la loi sur les lycées de jeunes filles, le journal catholique <em>L’Univers</em> <a href="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k703581x">fait son miel</a> du péril imminent que préparent les savoirs et diplômes féminins. Les « futures doctoresses et avocates », élevées « sans religion » et « bourrées de cette science-frelatée » ne seront que les répliques des violences de 1848 et 1870 :</p>
<blockquote>
<p>« La haine de ces bas-rouges sera d’autant plus féroce que leurs appétits seront plus vastes ; elles voudront réformer une société où elles ne sauraient trouver place, et s’en iront, avec les Hubertine Auclert et les Louise Michel, courir les réunions publiques et réclamer les droits de la femme. »</p>
</blockquote>
<p>Lors des débats parlementaires précédant le vote de la loi, le sénateur bonapartiste Georges Poriquet agite également l’épouvantail de l’émeutière communarde. « Même améliorée par la République », il ne veut pas de cette « femme savante, électeur et orateur, la <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/la_commune-9782707186805">Louise Michel</a> du présent et de l’avenir ».</p>
<p>Dangereuses pour les autres, les femmes studieuses le seraient aussi pour elles-mêmes. Ces littératures prédisent que, désœuvrées par ces nouveaux savoirs, elles se donneront « au premier homme qui passera », « qu’elles se tueront », qu’elles « deviendront folles »…</p>
<p>Les hommes du XIX<sup>e</sup> siècle ont eu peur des évolutions à venir. Et ils ont fait peur à leurs contemporains pour que ces progrès ne se fassent pas. Leur refus d’un enseignement secondaire à égalité avec celui des garçons a été extrême. Il a rejeté de toutes ses forces ces changements en dramatisant leurs enjeux. Il faudra attendre le décret de <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/L%C3%A9on_B%C3%A9rard_(homme_politique)">Léon Bérard</a> en 1924 pour que les filles puissent commencer à passer un baccalauréat identique à celui des garçons ; soit cent seize ans après le décret impérial du 17 mars 1808 de Napoléon 1er.</p>
<p>Deux siècles plus tard, les conservateurs s’offusquent de l’extrémisme des féminismes d’aujourd’hui. Ces femmes seraient une fois encore <a href="https://www.entreprendre.fr/le-neo-feminisme-nouveau-totalitarisme-engendrant-des-monstres/">orgueilleuses</a>, <a href="https://mamanvogue.fr/bien-etre/enfants/psychologie-enfants/comment-le-feminisme-met-en-danger-la-feminite/">hideuses</a>, <a href="https://atlantico.fr/article/decryptage/le-neo-feminisme-une-ideologie-totalitaire-feministes-militants-societe-france-critiques-pensee-philosophie-revendications-jean-gabard">dangereuses</a>… Ce n’est rien de neuf sous le soleil noir des <a href="https://theconversation.com/il-faut-quon-parle-de-la-maniere-dont-on-parle-des-incels-182928">conservatismes sexistes</a> du XXI<sup>e</sup> siècle.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/220183/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Jean-Michel Barreau ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Les féministes du XXIᵉ siècle sont parfois taxées d’extrémisme. L’Histoire nous montre que ce chiffon rouge est souvent agité notamment lors des débats sur l’accès des femmes à l’éducation secondaire.Jean-Michel Barreau, Professeur émérite en Sciences de l'éducation. Historien de l'école et de l'éducation. Spécialiste des normes et valeurs scolaires., Université de LorraineLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2209362024-01-22T15:30:44Z2024-01-22T15:30:44ZCinéma : que voit-on quand les femmes passent derrière la caméra ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/570562/original/file-20240122-29-va5mdg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=113%2C318%2C1775%2C1650&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Dans _Outrage_ (1950), Ida Lupino se penche sur les traumatismes subis par une jeune femme, victime d'un viol.</span> </figcaption></figure><p>Les réflexions théoriques sur le cinéma ont principalement été écrites par des hommes, à partir d’un corpus de films de réalisateurs : les philosophes Gilles Deleuze et Stanley Cavell, l’historien Marc Ferro, le sémiologue Christian Metz, le sociologue Siegfried Kracauer, le théoricien des genres filmiques Rick Altman et le spécialiste du son Michel Chion… pensent le mouvement et le temps filmiques à travers l’analyse d’un corpus d’œuvres conçues dans un cadre de production exclusivement masculin. </p>
<p>L’histoire du cinéma français ou états-unien repose sur une liste de films majoritairement réalisés par des hommes. Dans <em>Voyage à travers le cinéma français</em> (2016), Bertrand Tavernier retient uniquement des œuvres d’hommes (René Clair, Jean Renoir, Jean Duvivier, Marcel Carné, Jacques Becker…) à l’exception du film d’Agnès Varda, <em>Cléo de 5 à 7</em> (1962). Cette sélection souligne l’absence des femmes derrière les caméras et un regard de spectateur formé par un <a href="https://theconversation.com/a-la-cinematheque-francaise-cest-encore-et-toujours-au-nom-du-pere-67667">cinéma pensé au masculin</a>.</p>
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<h2>La théorisation du « male gaze »</h2>
<p>L’audace critique de Laura Mulvey fait d’elle une pionnière des études féministes appliquées à l’analyse filmique : « Visual Pleasure and Narrative Cinema », article publié dans la revue britannique <a href="https://www.amherst.edu/system/files/media/1021/Laura%20Mulvey%2C%20Visual%20Pleasure.pdf"><em>Screen</em> en 1975</a>, développe la notion du <a href="https://theconversation.com/lenvers-des-mots-male-gaze-199625">« male gaze »</a> comme expression de la <a href="https://www.cairn.info/revue-etudes-de-communication-2023-2-page-189.htm">scopophilie cinématographique</a> – la scopophilie étant, selon Freud, le plaisir de posséder l’autre par le regard. Elle s’appuie sur l’étude narrative et esthétique des films d’Alfred Hitchcock (<em>Fenêtre sur cour</em>, 1955 ; <em>Vertigo</em>, 1958 ; <em>Marnie</em>, 1964) pour conclure à une dichotomie des rôles basée sur les genres dans le cinéma classique hollywoodien : le masculin est agent (actif) du récit et le féminin objet (passif) du regard.</p>
<p>Mulvey s’attache ainsi à déconstruire l’appareil idéologique qui fonde une esthétique patriarcale et sexiste du cinéma. S’il est possible de nuancer cette perspective en s’attachant à l’étude de films singuliers ou d’un genre, comme a pu le faire E. Ann Kaplan dans un ouvrage consacré à la dimension subversive incarnée par les <a href="https://www.goodreads.com/book/show/1151564.Women_in_Film_Noir">femmes du film noir</a>, l’image des femmes à l’écran est souvent l’expression d’un fantasme d’homme. </p>
<p>Alors que les biographies abondent qui décrivent la transformation physique des actrices pour satisfaire un idéal de beauté à atteindre au prix de profondes souffrances (comme en témoignent les ouvrages dédiés à la carrière de <a href="https://www.leurabooks.com.au/product/552295/Shirley-Temple-American-Princess-Anne-Edwards">Shirley Temple</a>, <a href="https://muse.jhu.edu/pub/176/monograph/book/10610">Rita Hayworth</a>, <a href="https://www.theguardian.com/books/2009/sep/27/secret-life-marilyn-monroe">Marylin Monroe</a>), les autobiographies permettent aux <a href="https://en.wikipedia.org/wiki/Inside_Out_(Moore_book)">autrices</a> de témoigner de l’intimité des maux à peine dissimulés par la lumière jetée sur les prouesses de leur carrière. <a href="https://www.francetvinfo.fr/culture/cinema/l-039-actrice-tippi-hedren-affirme-dans-ses-memoires-qu-039-hitchcock-l-039-a-agressee-sexuellement_3376831.html">Tippi Hidren</a> ne mentionna jamais l’agression sexuelle subie de la part d’Alfred Hitchcock avant la publication de ses mémoires en 2016.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/570568/original/file-20240122-21-ggfdwx.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/570568/original/file-20240122-21-ggfdwx.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=365&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/570568/original/file-20240122-21-ggfdwx.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=365&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/570568/original/file-20240122-21-ggfdwx.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=365&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/570568/original/file-20240122-21-ggfdwx.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=458&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/570568/original/file-20240122-21-ggfdwx.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=458&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/570568/original/file-20240122-21-ggfdwx.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=458&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Un plan de <em>Fenêtre sur cour</em> d’Alfred Hitchcock (1954).</span>
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<h2>Les caractéristiques d’un cinéma féminin</h2>
<p>En France, la chercheuse Geneviève Sellier <a href="https://theconversation.com/une-image-davantage-quun-sujet-les-femmes-dans-le-cinema-de-jean-luc-godard-190574">porte un regard critique</a> sur les formes de domination masculine <a href="https://journals.openedition.org/ges/1886">relayées par le cinéma populaire</a> ; son parcours de pionnière des études sur le genre dans les études filmiques l’a longtemps <a href="https://journals.openedition.org/essais/6456">isolée dans le paysage critique national</a>. Elle explique comment son ouvrage sur <em>La Nouvelle Vague : un cinéma au masculin singulier</em> (2005) fut</p>
<blockquote>
<p>« littéralement boycotté, encore plus résolument que le précédent, par la critique mais aussi par la plupart des universitaires en cinéma [qui] refusent obstinément de considérer que les productions artistiques puissent être prises dans des déterminations sociales, <a href="https://doi.org/10.4000/essais.6456">qu’elles soient de classe, de genre ou de “race”</a> ».</p>
</blockquote>
<p>Geneviève Sellier a creusé un sillon que les chercheuses et chercheurs s’empressent désormais de prolonger en interrogeant les caractéristiques d’un cinéma féminin. Il s’agit d’une part de recouvrer <a href="https://salleovale.bnf.fr/fr/selections-thematiques/alice-guy-pionniere-du-cinema-daniel-chocron">l’héritage des pionnières comme Alice Guy</a>, Loïs Weber, Musidora, Germaine Dulac, Jacqueline Audry, et d’autre part de considérer comment les réalisatrices tentent de redéfinir les modalités narratives et les conventions génériques pour créer des films qui s’affranchissent de l’idéologie patriarcale. Dans <em>Femmes et cinéma, sois belle et tais-toi !</em>,Brigitte Rollet observe que l’invisibilisation des femmes réalisatrices procède d’un <a href="https://doi.org/10.4000/ges.667">« manque de moyens mis en œuvre et de volonté de reconnaissance »</a> par les institutions publiques (festivals, écoles de cinéma, musées…). Elle évoque donc un problème structurel qui se prolonge dans des scénarios dont le sexisme est confirmé par le <a href="https://theconversation.com/feminisme-dans-la-fiction-quand-bechdel-regarde-moliere-198252">test « de Bechdel »</a>.</p>
<p>Un cinéma de femmes existe pourtant et Iris Brey s’attache à explorer un corpus majoritairement féminin pour théoriser le « female gaze », c’est-à-dire <a href="https://www.editionspoints.com/ouvrage/le-regard-feminin-iris-brey/9782757887998">« le fait d’être mise dans la peau d’un personnage féminin, de ressentir ce qu’une héroïne traverse et de ne plus la regarder de loin. »</a> L’autrice définit ainsi une « nouvelle grammaire » du cinéma à partir d’une approche phénoménologique du cinéma illustrée par exemple <a href="https://www.youtube.com/watch?v=V-RK1CXWTyk">par l’œuvre d’Ida Lupino</a>.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/nxM2MN5icUk?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<p>D’abord actrice, Ida Lupino devint réalisatrice et scénariste lorsqu’elle créa sa propre maison de production (The Filmmakers) avec son époux Collier Young en 1949. Réalisés en marge du cinéma hollywoodien, les cinq films d’Ida Lupino se distinguent du cinéma dominant à travers le rythme singulier que la réalisatrice imprime <a href="https://www.genre-ecran.net/">au récit et les sujets abordés</a>. </p>
<p>Ainsi, <em>Outrage</em> (1950) explore les conséquences humaines d’un viol dont le film ne montre rien. L’ellipse attire l’attention sur la vulnérabilité de la femme dans un espace urbain filmé en grand-angle, dont Lupino capture l’hostilité et le danger pour l’héroïne. La durée des séquences et une photographie en noir et blanc traduisent la sensation d’isolement et de solitude d’une femme prise au piège par les valeurs conservatrices de la <a href="https://www.arte.tv/fr/videos/110367-000-A/ida-lupino-une-cineaste/">société d’après-guerre</a>. Les films d’Ida Lupino démontrent qu’un cinéma féminin existe et qu’il permet de se représenter le monde au-delà des stéréotypes dominants.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/9uBiCnEhtoA?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<h2>Un espace encore marginal dans la production cinématographique</h2>
<p>Bien que les femmes représentent en moyenne <a href="https://rm.coe.int/female-professionals-in-european-film-production-2023-edition-p-simone/1680acfdcb">23 % des réalisatrices en Europe entre 2018 et 2022</a>, leurs films occupent un espace souvent marginal de la production <a href="https://doi.org/10.4000/rfsic.15274">et des récompenses</a> distribuée dans les festivals. La visibilité de quelques réalisatrices (notamment celles dont les films ont été primés – Sarah Polley, Chloé Zhao, Julia Ducournau, Justine Triet, Céline Sciamma) laisse penser qu’un changement s’opère dans l’industrie, mais les statistiques témoignent au contraire de la difficulté que rencontrent la plupart des femmes à financer un <a href="https://rm.coe.int/female-professionals-in-european-film-production-2023-edition-p-simone/1680acfdcb">second film</a>. Le documentaire et le film d’animation apparaissent comme des genres plus accessibles pour les réalisatrices (en raison de leurs coûts de production moindres) selon les données recueillies <a href="https://rm.coe.int/female-professionals-in-european-film-production-2023-edition-p-simone/1680acfdcb">par l’observatoire européen de l’audiovisuel</a>, mais ce succès reste relatif (27 % des documentaires sont faits par des femmes).</p>
<p>Les recherches sur les films des réalisatrices ont commencé à se développer dans les universités anglophones (Mary Harrod, <a href="https://doi.org/10.4000/ejas.19515"><em>Heightened Genre and Women’s Filmmaking in Hollywood : The Rise of the Cine-fille</em></a>, mais elles sont à encourager dans les universités françaises. Le projet ANR FEMME (Female Filmmakers and Feminism in the Media), dans lequel s'inscrit mon travail, vise à soutenir la recherche sur le cinéma féminin en adoptant une approche comparative entre la France, les États-Unis et la Grande-Bretagne. </p>
<p>Il s’agit de mettre en lumière les stratégies de productions et de créations (esthétiques, narratives…) élaborées par les réalisatrices, les scénaristes et les productrices, dans différents contextes culturels occidentaux. Le projet crée un espace de réflexion dans les universités pour aborder l’impact des films de femmes sur les approches théoriques et féministes du cinéma, tout en promouvant une plus grande visibilité aux œuvres des réalisatrices oubliées ou minorées par le biais de projections publiques.</p>
<hr>
<p><em>Le <a href="https://www.univ-lemans.fr/fr/actualites/agenda-2023/octobre-2023/anr-2023-une-belle-annee-pour-le-mans-universite/femme-realisatrices-et-feminisme-dans-les-medias.html">projet ANR FEMME (Female Filmmakers and Feminism in the Media)</a> est soutenu par l’Agence nationale de la recherche (ANR), qui finance en France la recherche sur projets. Elle a pour mission de soutenir et de promouvoir le développement de recherches fondamentales et finalisées dans toutes les disciplines, et de renforcer le dialogue entre science et société. Pour en savoir plus, consultez le site de l’<a href="https://anr.fr/">ANR</a>.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/220936/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Delphine Letort a reçu des financements de l'Agence Nationale de la Recherche (projet FEMME).</span></em></p>Les réflexions théoriques sur le cinéma ont surtout été écrites par des hommes, à partir de films de réalisateurs : le passage du « male gaze » au « female gaze » reste lent et semé d’embûches.Delphine Letort, Etudes américaines, études filmiques, Le Mans UniversitéLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2194142024-01-02T16:28:22Z2024-01-02T16:28:22ZVirginia Woolf ou l’histoire oubliée d’une émancipation par le journalisme<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/566390/original/file-20231218-25-rn4t2f.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C16%2C1142%2C569&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Virginia Woolf dans son cottage de Monk's House.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Fichier:Virginia_Woolf_at_Monk%27s_house.jpg">Wikipédia</a></span></figcaption></figure><p>Si on connaît la Virginia Woolf romancière, essayiste et éditrice, son parcours de journaliste reste méconnu. Elle fut pourtant une digne représentante de la profession, dès 1904, à en croire la profusion de ses excellentes collaborations littéraires dans les journaux de l’époque et la modernité de ses articles les plus politiques, engagés en faveur du féminisme et du pacifisme.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/566931/original/file-20231220-17-rrvdey.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/566931/original/file-20231220-17-rrvdey.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/566931/original/file-20231220-17-rrvdey.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=916&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/566931/original/file-20231220-17-rrvdey.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=916&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/566931/original/file-20231220-17-rrvdey.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=916&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/566931/original/file-20231220-17-rrvdey.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1151&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/566931/original/file-20231220-17-rrvdey.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1151&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/566931/original/file-20231220-17-rrvdey.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1151&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">L’édition Gallimard du « Hye Park Gate News ».</span>
<span class="attribution"><span class="source">Gallimard</span></span>
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<p>À l’âge de 9 ans, <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Virginia_Woolf">Virginia Woolf</a> écrit ses premiers articles pour le journal qu’elle a créé en 1891 avec sa sœur aînée, Vanessa. Le titre de l’en-tête du journal est <em>Hyde Park Gate News</em>, inspiré du nom de la rue où elles vivent, située dans le quartier chic de Kensington. Elles y écrivent de brèves chroniques manuscrites de la vie quotidienne, des devinettes, des histoires de famille et d’amis mais aussi des feuilletons, des fausses correspondances. Dans le premier numéro, elles présentent des caricatures de leurs frères et des anecdotes personnelles, parfois chargées de connotations satiriques. Cette aventure journalistique dure quatre ans. La famille Stephen a un autre journal rival : <em>The Talland Gazette</em>, édité par leur frère Adrian.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/566912/original/file-20231220-23-1dr487.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/566912/original/file-20231220-23-1dr487.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/566912/original/file-20231220-23-1dr487.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=805&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/566912/original/file-20231220-23-1dr487.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=805&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/566912/original/file-20231220-23-1dr487.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=805&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/566912/original/file-20231220-23-1dr487.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1011&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/566912/original/file-20231220-23-1dr487.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1011&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/566912/original/file-20231220-23-1dr487.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1011&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Virginia Woolf et sa sœur Vanessa jouant au cricket, en 1894.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Wikimedia</span></span>
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<p>La presse fait partie de l’univers familial. Son père, Sir <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Leslie_Stephen">Leslie Stephen</a>, est journaliste et écrivain. La petite Virginia, suivant les traces de la tradition paternelle, manifeste dès son enfance un penchant précoce pour l’écriture et l’inventivité. Elle se construit autour d’un amour inconditionnel à la lecture et à l’écriture. En 1904, elle note dans son journal : « Je ne peux pas m’empêcher d’écrire ». Cette année-là, le journalisme devient son premier métier.</p>
<h2>Transformer toute expérience en mots</h2>
<p><a href="https://data.bnf.fr/fr/11929398/virginia_woolf/">Virginia Woolf</a> possède l’art de transformer toute expérience en mots. Autodidacte, elle n’est jamais allée à l’école ni à l’université. Lectrice vorace, c’est dans la fabuleuse bibliothèque familiale qu’elle découvre les classiques et la grande littérature. Elle fait ses premiers pas dans l’écriture professionnelle grâce au journalisme. Woolf débute dans le métier en 1904, bien avant de devenir écrivaine et publier son premier roman <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Travers%C3%A9e_des_apparences"><em>La Traversée des apparences</em></a> (1915), à l’âge de 33 ans.</p>
<p>Avec un grand talent, Virginia Woolf rédige d’innombrables critiques littéraires et essais journalistiques tout au long de sa vie. Elle publie de nombreux articles dans divers médias – tant en Angleterre qu’aux États-Unis – principalement dans le <em>Guardian</em>, le <em>Times Literary Supplement</em>, <em>Nation & Athenaeum</em>, <em>Criterion</em>, <em>Academy and Literature</em>, <em>Atlantic Monthly</em>, la <em>Saturday Review of Literature</em>, le <em>New York Evening Post</em>, le <em>New Republic</em> et dans la presse populaire féminine avec <em>Good Housekeeping</em> et <em>Vogue</em>, entre autres.</p>
<h2>L’indépendance chevillée au corps</h2>
<p>Le journalisme littéraire reste sa principale source de revenus, un espace où elle forge sa plume, expérimente et élargit sa pensée. Dans son célèbre essai <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Une_chambre_%C3%A0_soi"><em>Une chambre à soi</em></a> (1929), elle affirme qu’« une femme doit avoir de l’argent et une chambre à soi si elle souhaite pouvoir écrire des histoires ». Et le métier de journaliste lui permet d’acquérir cette indépendance financière qu’elle a toujours désirée et défendue pour être une femme libre.</p>
<p>Dans une conférence qu’elle donne sur les « Professions pour les femmes » à la National Society for Women’s, le 21 janvier 1931 à Londres, l’écrivaine justifie à partir de sa propre expérience de journaliste l’importance de l’émancipation féminine :</p>
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<p>« Revenons à mon histoire – elle est simple. Il suffit d’imaginer une jeune fille assise un crayon à la main. Elle n’a qu’à faire glisser ce crayon de gauche à droite – de dix heures du matin à une heure. Puis il lui vient l’idée de faire quelque chose qui est, après tout, simple et peu coûteux – glisser quelques-unes de ces pages dans une enveloppe, y coller en haute à droite un timbre d’un penny, et jeter l’enveloppe dans la boîte aux lettres au coin de la rue. C’est ainsi que je devins journaliste ; et mes efforts furent récompensés le premier du mois suivant – quel jour heureux ce fut pour moi – par une lettre du directeur d’une revue contenant un chèque d’une livre, et une dizaine de shillings. »</p>
</blockquote>
<p>Ce texte montre à quel point Virginia Woolf assume son travail de journaliste, une profession oubliée dans la plupart des biographies qui lui sont dédiées. Si le journalisme lui permet de gagner sa vie, et contribue à façonner son style d’écriture, elle s’y consacre pleinement avant de se lancer dans la fiction. Un métier qu’elle exerce alors même qu’elle est déjà romancière reconnue, lui donnant la même importance que son œuvre narrative. La preuve : la romancière a publié une sélection de ses essais journalistiques en 1925 sous le titre « The Common Reader » (<a href="https://www.arche-editeur.com/livre/le-commun-des-lecteurs-404">« Le Commun des lecteurs »</a>, ce qui lui a valu une grande reconnaissance en tant que critique littéraire. La grande majorité de ses articles <a href="https://en.wikipedia.org/wiki/Andrew_McNeillie">ont été rassemblés en plusieurs volumes par Andrew McNellie</a>.</p>
<p>Seule l’universitaire Leila Brosnan, dans <a href="https://edinburghuniversitypress.com/book-reading-virginia-woolf-s-essays-and-journalism.html"><em>Reading Virginia Woolf Essais and Journalism</em></a> semble s’être penchée sérieusement sur la carrière journalistique de Woolf. Les études littéraires académiques ne la présentent généralement que comme une essayiste – toujours sous l’étiquette des « Essais de Virginia Woolf » – et à peine comme journaliste, peut-être parce que le journalisme est considéré comme un genre mineur. Il faut pourtant garder à l’esprit l’importance de la dimension journalistique de ses articles, qui sont marqués par l’actualité et destinés aux lecteurs de la presse écrite.</p>
<h2>Un premier article sur les sœurs Brontë</h2>
<p>À l’âge de 22 ans, Virginia Woolf publie son premier article dans le <a href="https://www.theguardian.com/gnm-archive"><em>Guardian</em></a>. Un âge auquel beaucoup des jeunes journalistes d’aujourd’hui sont encore stagiaires. Son amie Violet Dickinson l’a présentée à la rédactrice en chef du supplément féminin du journal – la seule porte d’entrée pour une femme aspirant au journalisme à l’époque – et Virginia lui propose d’y collaborer. Elle publie d’abord une critique d’une œuvre du romancier américain W.D. Howells, puis l’article, intitulé <a href="https://www.ecoledeslettres.fr/un-texte-inedit-de-virginia-woolf-au-pays-des-soeurs-bronte/">« Pèlerinage à Haworth »</a>, paraît le 21 décembre, non signé en décembre 1904. Virginia y raconte sa visite au presbytère de Haworth, <a href="https://www.bronte.org.uk/">où vivaient les sœurs Brontë</a>. C’est ainsi que commence sa carrière de journaliste.</p>
<p>Ses premières critiques dans le <em>Guardian</em> sont anonymes. Plus tard, elle contribue à d’autres publications prestigieuses telles que le <a href="https://www.the-tls.co.uk/"><em>Times Literary Supplement</em></a>- et le <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/The_Nation_and_Athenaeum">magazine <em>Nation & Athenaeum</em></a>, dont les pages littéraires sont sous la responsabilité de son mari, <a href="https://www.lemonde.fr/livres/article/2023/03/26/les-passions-de-leonard-woolf_6167035_3260.html">Leonardo Woolf</a>, avec qui elle fonde la maison d’édition Hogarth Press.</p>
<p>Il est regrettable que l’activité journalistique de Virginia Woolf ait été reléguée au second plan, notamment parce que le journalisme a joué un rôle important dans sa carrière littéraire et a contribué à façonner son style d’écriture. La romancière s’est principalement impliquée dans la critique littéraire mais a également écrit des articles plus politiques liés à l’actualité, dans lesquels elle défend la cause féministe, le pacifisme ou son soutien à la République pendant la guerre civile espagnole, où son neveu a perdu la vie en tant que membre des Brigades internationales. Fervente pacifiste, elle aborde dans son essai sociopolitique <a href="https://www.lemonde.fr/archives/article/2002/11/08/trois-guinees-de-virginia-woolf_4244607_1819218.html"><em>Trois guinées</em></a> la question de <a href="https://www.rtbf.be/article/virginia-woolf-ecrire-dans-la-guerre-un-podcast-avec-valerie-bauchau-et-pascale-seys-11027483">« Comment éviter la guerre ? »</a>, dans lequel elle dénonce le fascisme, le bellicisme et la discrimination féminine dans la société patriarcale anglaise.</p>
<h2>L’art de l’essai journalistique</h2>
<p>Sa production journalistique, qui représente un corpus de plus de 500 articles, témoigne des passions et de l’engagement de Virginia Woolf. Deux types de textes se distinguent : d’une part, ceux qui sont attachés à l’actualité littéraire avec des critiques de livres. D’autre part, il y a des articles de fond, qui répondent au genre de l’essai journalistique, où l’écrivaine donne libre cours à sa réflexion sur la littérature et la création. L’essai journalistique lui permet d’établir un dialogue direct avec les lecteurs – où abondent les clins d’œil, parfois une certaine ironie –, mais aussi une confrontation entre tradition littéraire et culture. Elle révèle aussi parfois ses propres confessions, pénétrant même dans le territoire de la fiction en toute liberté. Dans un article intitulé « La décadence de l’essai » publié dans la revue <em>Academy and Literature</em> le 25 février 1905, Virginia Woolf pose les bases de sa conception et de son renouvellement de ce genre journalistique qu’elle qualifie d’« essai personnel » :</p>
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<p>« La plus marquante de ces innovations littéraires est l’invention de l’essai personnel. On ne saurait nier qu’il remonte en fait à Montaigne, mais nous pouvons aisément le ranger parmi les modernes. […] La forme particulière de l’essai sous-entend une substance particulière : cette forme nous permet de dire ce que nulle autre forme ne nous permet de dire avec autant de précision. »</p>
</blockquote>
<p>Pour l’écrivaine, l’essai journalistique, en tant que genre d’opinion, de commentaire, est « avant tout l’expression d’une opinion personnelle ».</p>
<p>On notera également dans sa production journalistique les biographies des grandes figures de la littérature, de ses auteurs fétiches tels que Dostoïevski, Montaigne ou Tolstoï, pour ne citer que quelques exemples, sans oublier Jane Austen, Kipling, Whitman ou Henry James… Dans un article publié dans le <em>Times Litterary Supplement</em> le 31 janvier 1924, elle rend hommage à Montaigne :</p>
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<p>« Cette manière de parler de soi-même, au gré de son inspiration, en donnant les méandres, le poids, la couleur et la mesure de son âme dans toute sa confession, sa bigarrure, son imperfection – cet art revient à un homme, un seul : Montaigne. […] Dire la vérité sur soi-même, se découvrir dans toute sa familiarité, n’est guère chose aisée. »</p>
</blockquote>
<h2>Un père autoritaire</h2>
<p>Justement, sur « L’art de la biographie », elle publie un article portant le même titre dans la revue <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/The_Atlantic"><em>Atlantic Monthly</em></a> en avril 1939. Virginia hérite ce goût particulier pour la biographie que son père, Sir Leslie Stephen, rédacteur en chef du <a href="https://onlinebooks.library.upenn.edu/webbin/metabook?id=dnb"><em>Dictionary of National Biography</em></a>, cultivait si bien. Un père illustré et raffiné, qui, devenu veuf, devient autoritaire avec ses filles. Plus tard, Virginia avoue dans son journal intime, le 28 novembre 1928, à l’âge de 46 ans, comment sa mort l’a libérée pour écrire :</p>
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<p>« Anniversaire de père. Il aurait eu 96 ans, oui 96 ans aujourd’hui, 96 ans comme d’autres personnes que l’on a connues. Mais Dieu merci, il ne les a pas eus. Sa vie aurait absorbé toute la mienne. Que serait-il arrivé ? Je n’aurais rien écrit, pas un seul livre. Inconcevable. »</p>
</blockquote>
<p>Dans ses articles de critique littéraire, Virginia Woolf s’enthousiasme pour les classiques et l’influence qu’ils ont exercée sur elle, en particulier la littérature française et russe. Par ailleurs, on y trouve plus d’auteurs disparus qu’actuels. Virginia Woolf a du mal à juger ses contemporains, un éternel dilemme pour les écrivains qui sont aussi critiques littéraires. Certains auteurs comme <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/E._M._Forster">E. M. Forster</a> font l’éloge de son style personnel, libre et inimitable. Dans une conférence donnée après la mort de Virginia, Forster loue ses qualités de critique littéraire, sa finesse d’analyse et sa pertinence. Cependant, il lui reproche sa difficulté à analyser ses contemporains. C’est le cas avec James Joyce, qu’elle qualifie après la publication d’<a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/cinq-conseils-pour-parvenir-a-lire-ulysse-de-james-joyce-1068184"><em>Ulysse</em></a> de « catastrophe mémorable ».</p>
<p>Les journaux intimes de Virginia Woolf font souvent référence à ses contributions journalistiques au <em>Times</em>. Parfois, elle se plaint qu’on lui envoie des livres qu’elle n’a pas envie de critiquer, d’autres fois, c’est elle qui propose un auteur qui suscite un grand intérêt pour elle. L’écrivaine avoue son malaise face à la pression des lecteurs et craint d’être mal comprise dans ses prises de positions, comme elle l’avoue dans son journal intime le 15 avril 1920 :</p>
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<p>« Prétentieux, disent-ils ; et une femme qui écrit bien, et qui écrit aussi pour le <em>Times</em>, il n’y a plus rien à dire. »</p>
</blockquote>
<p>Son incessant travail journalistique l’accable parfois, car Virginia Woolf s’y consacre avec beaucoup d’énergie, comme elle le reconnaît dans une autre note de son journal, le 11 avril 1931 :</p>
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<p>« Je suis très fatiguée de corriger mes propres écrits – ces huit articles – même si j’ai appris à écrire vite, ce qui signifie renoncer à la pudeur. Je veux dire que le style est libre ; mais corriger est un travail répugnant, ce qui me donne la nausée. Et la condensation et la coupe. Et ils me demandent des articles et encore des articles. Il faudrait que j’écrive des articles pour toujours. »</p>
</blockquote>
<p>Virginia Woolf élabore une théorie littéraire inspirée de sa propre pratique d’écriture et de ses préférences en tant que lectrice, comme elle l’évoque dans l’article « Comment écrire un livre », publié dans le <em>Times Literary Supplement</em> :</p>
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<p>« Arracher une émotion, s’enivrer d’elle, se fatiguer et la jeter, c’est aussi courant en littérature que dans la vie. Mais si l’on distille ce plaisir chez Flaubert, le plus austère de tous les écrivains, il n’y a pas de limite aux effets enivrants de Meredith, Dickens et Dostoïevski, de Scott et Charlotte Brontë. »</p>
</blockquote>
<p>Dans d’autres articles, l’écrivaine aborde non seulement ses lectures, mais aussi la notion de bibliothèque, les frontières de la fiction… Le tout dans un langage très soigné, fluide et direct. Son style avant-gardiste l’amène même à pratiquer la liberté stylistique en jouant avec les conventions typographiques et la ponctuation. Les qualités journalistiques de Virginia Woolf mettent en évidence la grande clarté et l’agilité de la pensée dans sa réflexion littéraire, marquée par l’omniprésence du « je ».</p>
<h2>Féminisme et engagement politique</h2>
<p>Parmi ses articles d’actualité se détachent des écrits d’ordre plus politique et engagé, comme « Mémoires d’une coopérative de travailleuses », publié dans la <a href="https://yalereview.org/"><em>Yale Review</em></a> en septembre 1930. Sur un ton affirmé d’éditorialiste, Virginia Woolf fait un plaidoyer à la faveur de l’amélioration des conditions de vie des ouvrières. Avec de forts témoignages et une interpellation des responsables :</p>
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<p>« Je suis une femme de mineur. Il vient juste de rentrer couvert de suie. Il doit tout d’abord se laver. Puis il doit prendre son dîner. Mais nous n’avons pas qu’un baquet à lessive. Mon fourneau est encombré de casseroles. Impossible de faire ce que j’ai à faire. Toute ma vaisselle est à nouveau couverte de poussière… Pourquoi, mon Dieu, ne puis-je pas avoir de l’eau chaude et l’électricité comme les femmes de la classe moyenne… ‘ Alors me je dresse et réclame ‘le confort domestique et une réforme de l’habitat’. Je me dresse en la personne de Mrs. Giles de Durham ; en la personne de Mrs. Philippe de Bacup ; en la personne de Mrs. Edwards de Wolverton ».</p>
</blockquote>
<p>Elle décrit la volonté d’émancipation des ouvrières et réclame le droit de vote des femmes :</p>
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<p>« Dans ce vaste public, parmi toutes ces femmes qui travaillaient, ces femmes qui avaient des enfants, ces femmes qui frottaient et cuisinaient et marchandaient sur tout et savaient au sou près ce qu’elles pouvaient dépenser, pas une n’avait le droit de vote. »</p>
</blockquote>
<p>Dans d’autres passages, elle revendique le droit au divorce, le droit à l’éducation, l’amélioration du salaire des femmes et appelle à une réduction de la journée de travail. Cet article s’appuie sur de nombreux faits dans sa dénonciation des conditions d’exploitation des travailleuses :</p>
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<p>« La plupart de ces femmes avaient commencé à travailler à sept ou huit ans, nettoyant les escaliers le dimanche pour un penny, ou portant leur repas aux hommes de la fonderie pour deux pence. Elles étaient entrées à l’usine à l’âge de quatorze ans. Elles travaillaient de sept heures du matin à huit ou neuf heures du soir et gagnaient entre treize et quinze shillings la semaine. »</p>
</blockquote>
<p>Engagée dans son temps, icône incontournable du féminisme – dans son combat pour libérer les femmes de la tyrannie du système patriarcal – Virginia Woolf utilise le journalisme pour exprimer ses positions sur les événements politiques et historiques de l’époque. Un terrain où elle déverse nombre des réflexions développées plus tard dans ses célèbres essais : <em>Une chambre à soi</em> (1929) et <em>Trois Guinées</em> (1938).</p>
<p>Sur fond de Seconde Guerre mondiale, tandis que Londres subit des bombardements incessants, la journaliste-écrivaine publie en 1940 l’article « Considérations sur la paix en temps de guerre » dans le magazine new-yorkais <a href="https://newrepublic.com/"><em>New Republic</em></a>, le 21 octobre 1940, un plaidoyer pacifiste contre la barbarie qui nous interpelle encore face aux conflits armés d’aujourd’hui :</p>
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<p>« Les Allemands ont survolé la maison ces deux dernières nuits. Et ils sont de retour. C’est une étrange expérience que d’être couchée dans le noir à écouter se rapprocher un frelon et de dire que sa piqûre peut à tout moment vous coûter la vie. C’est un son qui fait obstacle à toute méditation détachée et cohérente que nous pourrions avoir sur la paix. Et c’est pourtant – plus encore que les prières et motets – un son qui devrait nous encourager à penser à la paix. »</p>
</blockquote>
<p>La lecture de ces articles de Virginia Woolf est d’une grande pertinence dans un monde encore et toujours ébranlé par le désastre de la guerre, mais aussi par la nécessité de poursuivre le combat féministe pour la pleine égalité. Son travail continue de résonner dans notre conscience contemporaine.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/219414/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>María Santos-Sainz ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Écrivaine engagée, icône du féminisme, Woolf fut aussi une journaliste engagée qui exprima ses prises de position sur la cause des femmes et le pacifisme.María Santos-Sainz, Maître de conférences (HDR), Institut de Journalisme Bordeaux Aquitaine, Université Bordeaux MontaigneLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2196362023-12-28T17:12:35Z2023-12-28T17:12:35ZFemmes, dans les collections des musées comme aux postes à responsabilité, où sont-elles ?<p>Êtes-vous capable, spontanément, de citer plusieurs artistes femmes exposées dans des musées ? Si des noms masculins vous viennent plus facilement à l’esprit, ce n’est pas par hasard : les femmes, dans l’art comme dans bien d’autres sphères associées à une forme de pouvoir, d’influence ou de prestige, sont bien <a href="https://boutique.centrepompidou.fr/fr/product/10092-pourquoi-t-il-pas-eu-de-grands-artistes-femmes.html">moins reconnues, exposées et étudiées</a> que leurs homologues masculins. Invisibilisées, elles semblent trop souvent condamnées à une gloire posthume, voire à ne jamais parvenir à percer.</p>
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<p>« Faut-il que les femmes soient nues pour entrer au musée ? »</p>
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<p>Dès les années 1980, le collectif d’artistes femmes anonymes les <a href="https://awarewomenartists.com/artiste/guerrilla-girls/">Guerrilla Girls</a>, a réagi par cette question à une <a href="https://www.tate.org.uk/art/artworks/guerrilla-girls-do-women-have-to-be-naked-to-get-into-the-met-museum-p78793">exposition au MoMA</a>, intitulée « Rétrospective internationale de peinture et sculpture contemporaine » qui avait comme ambition d’exposer les plus grands noms de l’art contemporain. Parmi les 169 artistes présentés, seulement 13 étaient des femmes.</p>
<p>Selon plusieurs études récentes, les femmes restent peu présentes dans les musées en tant qu’artistes. Par exemple, aux États-Unis en 2019, dans les 18 musées les plus importants en termes de nombre de visiteurs, <a href="https://journals.plos.org/plosone/article?id=10.1371/journal.pone.0212852">87 % des artistes exposés dans les collections permanentes sont des hommes</a>.</p>
<p>De façon similaire, en France, une <a href="https://www.culture.gouv.fr/Thematiques/Musees/Les-musees-en-France/Les-collections-des-musees-de-France/Decouvrir-les-collections/Les-femmes-artistes-sortent-de-leur-reserve/Informations-complementaires/informations/Milieu-artistique/Les-sujets">étude de 2021</a> répertorie dans les catalogues des musées publics nationaux 93,4 % d’artistes hommes.</p>
<p>On pourrait nous rétorquer que nombre d’expositions récentes, en France, sont consacrées aux artistes femmes : <a href="https://www.centrepompidou.fr/fr/programme/agenda/evenement/OmzSxFv">« Elles font l’abstraction » en 2021</a>, <a href="https://museeduluxembourg.fr/fr/agenda/evenement/pionnieres">« Pionnières » en 2022</a>, ou <a href="https://museedartsdenantes.nantesmetropole.fr/suzanne-valadon">Suzanne Valadon en 2023</a>… En réalité, cette floraison est symptomatique du problème d’égalité des genres : les artistes hommes n’ont pas besoin d’être associés à une catégorie spécifique pour faire l’objet d’expositions thématiques ou monographiques. Ils ont eu tout l’espace pour eux pendant des siècles. Pour corriger cette inégalité, on s’efforce de mettre la lumière sur les femmes en créant des expositions qui leur sont dédiées. Mais comme le soulignait un article paru dans <em>Le quotidien de l’art</em> en 2021, « plane sur ce genre d’initiative le danger de mettre dans le même sac des artistes qui n’ont pas grand-chose d’autre en commun que leur sexe, et de les y réduire ».</p>
<p>Pour quelles raisons les femmes sont aussi peu présentes dans les musées ? La difficulté des femmes artistes à trouver leur place dans les catalogues des musées d’art rappelle celle des femmes qui n’arrivent pas à briser le plafond de verre en entreprise. Ce sujet étant aujourd’hui très documenté dans la littérature en management, nous pouvons tenter d’établir des parallèles avec les raisons de la faible représentation des femmes artistes dans les catalogues des musées et dans les salles d’exposition.</p>
<h2>Stéréotypes et présomption d’inaptitude</h2>
<p>Un premier élément d’explication semble être lié aux stéréotypes de genre, avec la présomption d’inaptitude des femmes à créer de l’art « officiel ». Historiquement, en France, l’art était légitimé par l’Académie Royale de Peinture et Sculpture, créée par le cardinal Mazarin en 1648 qui propose un Salon, lieu annuel d’exposition des artistes officiels, validés par les juges de l’Académie. C’est <a href="https://www.beauxarts.com/grand-format/quest-ce-que-le-salon/">au Salon</a> que l’État achète des œuvres pour les exposer dans des musées.</p>
<p>Dans les années 1800-1830, les femmes ne représentent jamais moins de 14 % des exposants au Salon, mais elles ne sont plus que 1,74 % dans les catalogues des musées de l’époque, n’arrivant pas à briser le plafond de verre des experts (hommes) de l’Académie.</p>
<p>De nos jours et de façon similaire, l’accès des femmes aux postes stratégiques dans les organisations dépend fortement de l’évaluation de leurs compétences par leurs homologues hommes – de fait, ils sont plus nombreux aux postes à responsabilité – influencés par les <a href="https://psycnet.apa.org/record/1995-97464-000">stéréotypes de genre</a> (définis comme des croyances partagées concernant les caractéristiques, traits et comportements d’une personne associées à son genre). Depuis les années 1970, plusieurs études montrent que les caractéristiques « masculines » sont plus largement associées à l’idéal type du leader. Malgré le plus grand nombre des femmes en entreprise et dans les universités, ces stéréotypes sont relativement stables, en particulier chez les hommes qui perçoivent les femmes comme non adaptées <a href="https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-00914558/document">pour occuper des positions managériales stratégiques</a>.</p>
<h2>« Think artist, think male »</h2>
<p>Comme le souligne <a href="https://www.cairn.info/revue-cahiers-du-genre-2007-2-page-113.htm">Trasforini (2007)</a>, « à l’art, on associe en effet l’auteur, l’homme, le maker, tandis que la femme, ‘auteure’ non d’une œuvre mais d’un produit utile et souvent collectif ».</p>
<p>Ce constat est réitéré en 2018 par le <a href="https://haut-conseil-egalite.gouv.fr/IMG/pdf/hce_rapport_inegalites_dans_les_arts_et_la_culture_20180216_vlight.pdf">Haut Conseil à L’Égalité entre les femmes et les hommes</a> :</p>
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<p>« La femme est cantonnée au sujet de l’œuvre d’art, au produit du talent de l’homme. Ce que l’on entend aujourd’hui par création – mais également notre manière de concevoir l’artiste – s’inscrit dans la continuité d’une histoire de l’art qui a toujours pensé le « créateur », comme l’homme disposant d’un don original et singulier ».</p>
</blockquote>
<p>De même que dans les milieux de l’art, le génie artistique est plus spontanément associé au genre masculin, dans l’imaginaire collectif des milieux professionnels, les rôles de leadership sont souvent associés aux hommes. La fameuse citation : « Think leader – Think male », illustre la représentation mentale du portrait type du leader en <a href="https://www.theguardian.com/women-in-leadership/2015/jul/15/think-manager-think-man-women-leaders-biase-workplace">lui attribuant un genre masculin</a>. Ce phénomène documenté dans les théories implicites du leadership depuis plus de 40 ans montre la prégnance des stéréotypes dans la représentation d’un vrai leader. <a href="https://www.edhec.edu/fr/recherche-et-faculte/centres-et-chaires/chaire-diversite-inclusion/publications/mars-2018-etude-diversite-inclusion-et-leadership">Une étude récente</a> montre que les attributs d’un leader sont encore plus majoritairement associés à des caractéristiques dites « masculines ». Les femmes sont vues comme manquant de l’« agentivité » (détermination, confiance, indépendance…) nécessaires pour être des leaders qualifiés.</p>
<p>Cette assimilation homme-leader, homme-artiste alimente un cercle vicieux éloignant des femmes des postes de pouvoir dans les entreprises et des projets ambitieux dans les milieux de l’art.</p>
<h2>Accès différencié aux opportunités</h2>
<p>Même si un petit nombre d’artistes femmes arrivent à être exposées dans les musées, historiquement, elles restent le plus souvent cantonnées à des genres de peinture moins prestigieux (les portraits, la nature morte, les miniatures). L’Académie <a href="https://www.culture.gouv.fr/Thematiques/Musees/Les-musees-en-France/Les-collections-des-musees-de-France/Decouvrir-les-collections/Les-femmes-artistes-sortent-de-leur-reserve/Informations-complementaires/informations/Milieu-artistique/Les-sujets">établit une hiérarchie des genres</a> avec, au sommet, la peinture d’histoire qui représente des figures héroïques et le « petit genre », <a href="https://www.culture.gouv.fr/Thematiques/Musees/Les-musees-en-France/Les-collections-des-musees-de-France/Decouvrir-les-collections/Les-femmes-artistes-sortent-de-leur-reserve/Informations-complementaires/informations/Milieu-artistique/Les-sujets">qui montre des sujets intimes ou légers, suivis par le paysage, et enfin la nature morte</a>.</p>
<p>Longtemps écartées de la sculpture, de l’étude du nu et des genres majeurs de la peinture, plusieurs femmes artistes, comme <a href="https://www.connaissancedesarts.com/arts-expositions/conquetes-feminines-elisabeth-vigee-le-brun-et-les-artistes-femmes-du-xviiie-si%C3%A8cle-11134221/">Elisabeth Vigée Le Brun ou Rosalba Carriera</a>, ont pourtant percé dans les portraits. Cependant, plus les femmes se consacrent à ce genre d’art « modeste », moins elles sont exposées et leurs œuvres portées à la postérité, c’est-à-dire exposées dans les musées.</p>
<p>L’accès aux opportunités est un autre parallèle entre la place des femmes artistes dans les musées et celle des femmes au sein des organisations, révélant l’analogie entre la hiérarchie des genres d’expression en art et les postes occupés dans les structures professionnelles. Dans les entreprises, les femmes sont surreprésentées dans des fonctions support (ex. RH communication, marketing, RSE), elles sont rares dans des fonctions dites opérationnelles comme la vente ou la finance, activités centrales qui permettent <a href="https://www.wtwco.com/fr-fr/insights/2021/05/quotas-dans-les-comites-executifs-la-parite-dans-les-instances-dirigeantes#:%7E:text=Les%20femmes%20repr%C3%A9sentent%2037%25%20des,%20constituant%20le%20c%C5%93ur%20du%20business">plus facilement de grimper les échelons et d’occuper des postes stratégiques</a>. Par exemple, <a href="https://www.sia-partners.com/fr/publications/publications-de-nos-experts/la-place-des-femmes-dans-le-secteur-bancaire-francais-au">selon une étude menée en 2022</a>, même si les femmes représentent aujourd’hui 57 % des effectifs dans le secteur bancaire, elles occupent des postes hiérarchiques inférieurs et moins bien rémunérés.</p>
<h2>Réseau et influence</h2>
<p>Au-delà du genre de l’art, du travail et du talent, la reconnaissance et la qualité d’une œuvre dépendent beaucoup des occasions de rencontre avec le public et des ressources financières et humaines dont l’artiste peut disposer. <a href="https://www.culture.gouv.fr/Espace-documentation/Rapports/Mission-EgaliteS">Le rapport de Prat (2009)</a> souligne cette réalité qui n’est pas favorable aux femmes en raison de leur accès limité aux réseaux permettant le partage des savoir-faire, des moyens de production et des outils de travail.</p>
<p>L’inégalité d’accès aux réseaux professionnels et aux personnes influentes limite les possibilités d’évolution, de visibilité et de reconnaissance des artistes femmes. <a href="https://www.culture.gouv.fr/Espace-documentation/Rapports/Mission-EgaliteS">Les réseaux de sociabilité masculine</a>, producteurs de solidarités actives, n’ont pas leur équivalent féminin ou de manière marginale.</p>
<p>L’accès aux institutions et aux expositions leur échappe de leur vivant ; et une fois disparues, leurs travaux n’accèdent pas aux archives, et ne peuvent donc susciter l’intérêt des conservateurs.</p>
<p>De la même manière, pour accéder aux postes stratégiques en entreprise, il est nécessaire de faire partie des réseaux d’influence afin de tisser des liens, construire un capital social et être en capacité de saisir des opportunités et d’émerger comme leaders. En comparaison avec les hommes, les femmes ont plus de difficulté à accéder à des réseaux professionnels <a href="https://www.onufemmes.fr/nos-actualites/2021/3/2/le-leadership-est-il-une-affaire-de-sexe-">ce qui limite leur accès à des rôles de leadership</a>. Les études montrent que les femmes ont également un accès plus limité aux sponsors et aux mentors influents qui peuvent les aider à accélérer leurs carrières et à atteindre des <a href="https://www.hbrfrance.fr/leadership/le-leadership-feminin-une-construction-sociale-60341">postes hiérarchiquement importants</a>.</p>
<p>Aujourd’hui encore les perspectives restent inégalitaires en dépit d’un accès égal à l’éducation : les <a href="https://haut-conseil-egalite.gouv.fr/IMG/pdf/hce_rapport_inegalites_dans_les_arts_et_la_culture_20180216_vlight.pdf">femmes artistes représentent 60 % des élèves en France mais seulement 10 % seulement des artistes récompensés</a>. Si des progrès sont constatés vers une meilleure représentation des femmes à des postes de direction dans les instances de la vie culturelle, des efforts sont toujours nécessaires pour arriver à la parité <a href="https://www.culture.gouv.fr/Thematiques/Etudes-et-statistiques/Publications/Collections-d-ouvrages/Observatoire-de-l-egalite-entre-femmes-et-hommes-dans-la-culture-et-la-communication/Observatoire-2023-de-l-egalite-entre-femmes-et-hommes-dans-la-culture-et-la-communication">(en 2023, 59 % d’hommes occupent la direction des établissements publics culturel, mais ils étaient 70 % en 2017)</a>. Dans les écoles de management et d’ingénieurs, <a href="https://www.cge.asso.fr/barometre-egalite-femmes-hommes-les-grandes-ecoles-toujours-mobilisees/">elles représentent respectivement 50 % et 33 %</a> des effectifs et uniquement <a href="https://ecoda.eu/ecoda-ethics-boards-barometer-of-gender-diversity-in-governing-bodies-in-europe/">3 à 7 % des CEO des entreprises</a> du CAC 40 et du SBF 120.</p>
<p>N’est-il pas temps de rompre ce cercle vicieux qui invisibilise et minimise les femmes aussi bien dans les instances de pouvoir que dans les musées et de (re) poser la question <a href="https://pba-opacweb.lille.fr/fr/collections/ou-sont-les-femmes?p=1">« Où sont les Femmes »</a> ? Les maux sont connus et documentés aussi bien dans la littérature sur les milieux artistiques que managériaux, les remèdes le sont aussi. Par exemple, le code général de la fonction publique prévoit <a href="https://www.culture.gouv.fr/Thematiques/Etudes-et-statistiques/Publications/Collections-d-ouvrages/Observatoire-de-l-egalite-entre-femmes-et-hommes-dans-la-culture-et-la-communication/Observatoire-2023-de-l-egalite-entre-femmes-et-hommes-dans-la-culture-et-la-communication">au moins 40 % de personnes de chaque sexe aux postes de direction</a> et dans le cadre des entreprises <a href="https://www.united-heroes.com/fr/blog/6-actions-d-entreprise-pour-promouvoir-l-egalite-hommes-femmes">l’index de l’égalité</a> vise à garantir la parité. Il faut juste les appliquer.</p>
<p>Les femmes qui constituent la moitié de l’humanité et la moitié des élèves des écoles d’art et de management (on pourrait appliquer le même discours aux carrières scientifiques) doivent avoir les mêmes possibilités que leurs camarades hommes.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/219636/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>« Faut-il que les femmes soient nues pour entrer au musée ? » La question que posaient les Guerilla Girls dans les années 1980 semble toujours d’actualité.Hager Jemel-Fornetty, Associate professor, EDHEC Business SchoolGuergana Guintcheva, Professeur de Marketing, EDHEC Business SchoolLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2185712023-12-01T13:00:52Z2023-12-01T13:00:52ZConflits, guerre, tensions : comment engager un dialogue ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/561981/original/file-20231127-23-vsue0b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=50%2C8%2C5615%2C3724&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Engager un dialogue critique pour discuter des guerres et des conflits armés est une habilité utile pour éviter la polarisation des idéologies.</span> <span class="attribution"><span class="source"> (Unsplash)</span>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/">CC BY-NC-ND</a></span></figcaption></figure><p>S’engager dans un débat, prendre position, ou poser des questions pour saisir les contours d’une guerre ou d’un conflit n’est pas une tâche facile. On le voit bien en ce moment avec la guerre Israël-Hamas, où les perspectives sur la situation sont multiples, les informations souvent discordantes et les tensions de longue date dans la région ancrées dans des idéologies qui ne sont pas toujours bien comprises.</p>
<p>Nous sommes trois professeures en travail social, engagées depuis de nombreuses années à soutenir des personnes en situation de grande vulnérabilité dans une <a href="https://revueintervention.org/wp-content/uploads/2017/05/ri_145_2017.1_ou_jin_lee_et_al.pdf">perspective anti-oppressive</a>. Une telle perspective nous oblige de reconnaître l’existence d’oppressions et d’inégalités de pouvoir. Elle fait appel au besoin de réfléchir sur son propre rôle au sein des systèmes d’oppression afin de s’engager dans une pratique de changement social solidaire. </p>
<p><a href="https://www.cairn.info/les-defis-de-la-formation-des-travailleurs-sociaux--9791034607373-page-143.htm">Notre travail</a> nous amène à transmettre des connaissances et des compétences pour établir des liens relationnels et initier des dialogues critiques sur des thèmes complexes et polarisants. En 2020, nous avons cocréé un Comité de soutien aux crises et catastrophes avec des étudiantes et des étudiants de notre École. Au sein de ce comité, nous avons organisé des <a href="https://www.cairn.info/revue-ecrire-le-social-la-revue-de-l-aifris-2022-1-page-66.htm%20%22%22">groupes d’échange</a>, par Zoom, avec des travailleuses sociales au Canada, au Liban et en Arménie. </p>
<p>Le Liban, en crise économique et sociale depuis plusieurs années, a été bouleversé par une <a href="https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2023/08/lebanon-unacceptable-lack-of-justice-truth-and-reparation-three-years-after-beirut-blast/">explosion dévastatrice</a> au port de Beyrouth, le 4 août 2020. Le pays abrite une population importante d’Arméniens. Or, à peine un mois après la tragédie du port, une <a href="https://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMAnalyse/3446">deuxième guerre entre l’Arménie et son voisin, l’Azerbaïdjan éclate</a>. Nous avons ainsi accompagné nos collègues à travers l’impact émotionnel et professionnel que ces crises ont eu sur elles, sans nous détourner des pièges dans lesquels des discours polarisants et des idéologies auraient pu nous diviser. <a href="https://gipsproject.com/">Nos recherches</a> se réalisent aussi auprès de personnes migrantes.</p>
<p>Nos liens avec les collègues au Liban et en Arménie continuent d’évoluer à la lumière des nouvelles crises, tel que le récent <a href="https://www.hrw.org/fr/news/2023/10/05/le-haut-karabakh-est-depeuple-et-maintenant">conflit armé</a> en Haut-Karabakh et la <a href="https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/2015916/israel-gaza-roquettes-missiles-treve">guerre à Gaza</a>. Il nous apparaissait important de continuer de s’engager dans un dialogue critique et transformateur avec ces partenaires, ainsi qu’avec nos groupes d’étudiantes et d’étudiants afin d’assurer des espaces pour aborder les tensions sociales, politiques et raciales qui découlent de toute guerre. </p>
<h2>Les valeurs et perspectives du travail social</h2>
<p>Le travail social est une pratique et une discipline qui <a href="https://www.cairn.info/ethique-et-travail-social--9782100553686-page-25.htm%20%22%22">se définit souvent par ses « valeurs phares »</a>, soit des valeurs humanistes comme le respect de la dignité humaine, la compassion, la croyance en les capacités des personnes, ainsi que des valeurs démocratiques comme la justice sociale, les de la personne et la solidarité. </p>
<p><a href="https://www.jstor.org/stable/41670012">Une perspective critique en travail social</a> cherche à comprendre la source des inégalités sociales dans une situation donnée en examinant les processus sociaux qui engendrent la domination de certains groupes sur d’autres. Une telle pratique est souvent qualifiée d’engagée. Nous croyons aussi qu’elle soutient et lutte pour un objectif plus large, qui est celui de l’émancipation et de la transformation de la société en un monde plus juste et égalitaire. </p>
<p>Ce sont donc ces valeurs et cette perspective qui agissent en tant que <a href="http://ethicsinthehelpingprofessions.socialwork.dal.ca/wp-content/uploads/2013/10/Weinberg-2008-Structural-Social-Work-CSW.pdf">boussole morale</a> pour guider nos actions en contexte de crise et de guerre.</p>
<h2>Vers un dialogue transformateur</h2>
<p>Le conflit israélo-palestinien perdure depuis 75 ans, et une polarisation s’est instaurée dans l’opinion publique, notamment ces dernières semaines. Ces discours polarisants entravent la possibilité d’un réel dialogue, et cristallise les postures, avec pour conséquences des <a href="https://www.lapresse.ca/actualites/justice-et-faits-divers/2023-10-20/guerre-entre-israel-et-le-hamas/36-crimes-et-incidents-haineux-a-montreal-en-deux-semaines.php">actes haineux islamophobes et antisémites</a>.</p>
<p>Comment entamer des discussions sans être piégé par une polarisation insidieuse ? À l’instar de la <a href="https://www.nytimes.com/2021/12/15/books/bell-hooks-dead.html">féministe bell hooks</a>, intellectuelle, universitaire et militante américaine, théoricienne du <em>black feminism</em>, nous proposons des pistes pour apprendre et désapprendre les systèmes d’oppression qui nous entourent, en finir avec la pensée nous/eux, développer une connaissance historique et reconnaître notre complicité dans une situation d’oppression. </p>
<p>bell hooks propose l’idée de création d’un <a href="https://iresmo.jimdofree.com/2021/03/21/pourquoi-des-brave-spaces/">espace brave</a>, soit un espace de parole qui invite toutes les personnes impliquées à reconnaître collectivement les défis du dialogue critique pour entamer un échange qui privilégie les voix marginalisées ou peu reconnues. </p>
<p>Les six piliers d’un espace brave sont identifiés par <a href="https://www.ssw.umaryland.edu/media/ssw/field-education/2---The-6-Pillars-of-Brave-Space.pdf">l’École de travail social de l’Université Maryland</a>. Ils s’appuient sur les écrits de bell hooks pour créer des conditions afin de s’engager dans une communauté de discussion où les membres se sentent en sécurité pour ouvrir le dialogue et vivre de l’inconfort.</p>
<p><strong>1) La vulnérabilité</strong> : être vulnérable, c’est être dans l’incertitude, prendre des risques et s’exposer émotivement. Nous pouvons être vulnérables en posant des questions et en partageant notre propre positionnement afin de contextualiser nos commentaires.</p>
<p><strong>2) Adopter une perspective</strong> : écouter pour comprendre, plutôt que d’écouter afin de répliquer. L’objectif est d’être curieux, et non d’être en accord avec le positionnement de l’autre.</p>
<p><strong>3) La peur de se lancer</strong> :’<a href="https://journals.sagepub.com/eprint/GYY8QMPZAJRVRZQD7EJT/full">sortir de sa zone de confort</a>’. Se lancer dans une nouvelle expérience ou un débat, malgré nos hésitations afin d’apprendre de nouvelles façons de voir, faire, penser.</p>
<p><strong>4) La pensée critique</strong> : <a href="https://www.cairn.info/revue-sciences-et-actions-sociales-2016-3-page-5.htm">on se questionne et on questionne</a> afin d’apprécier la complexité des idées et des discours. On reconnaît que notre pensée est peut-être limitée, et que la critique est une opportunité pour élargir notre champ de vision.</p>
<p><strong>5) L’examen de ses intentions</strong> : nous devons tout de même mettre nos limites et nous poser des questions. Pourquoi vais-je partager cette idée ? Quelle contribution mes propos auront-ils à la conversation ?</p>
<p><strong>6) La pleine conscience</strong> : une manière de porter attention, de manière intentionnelle et sans jugement, à nos réactions, nos émotions et nos actions afin de favoriser une réponse plutôt qu’une réaction. Ce sixième pilier permet ainsi de faire place aux cinq autres piliers.</p>
<h2>La nécessité de dialoguer pour rappeler notre humanité commune</h2>
<p>En tant que chercheures et citoyennes, notre rôle est d’offrir d’autres perspectives sur le monde. Nous souhaitons continuer de dialoguer et d’échanger avec nos collègues, étudiantes et étudiants, ainsi que notre entourage dans un espace critique, respectueux et conscientisé.</p>
<p>On a un devoir, dans une perspective critique et axée sur des valeurs humanistes et démocratiques, de faire l’effort d’avoir des conversations difficiles et inconfortables. Un espace brave est une stratégie utile, expérimenté dans nos salles de classe, pour discuter de notre humanité commune lorsque celle-ci est oubliée en temps de guerre, conflit armé ou crise politique.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/218571/count.gif" alt="La Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>Dans les moments de haute tension, en raison de guerres, conflits ou crises, créer un « espace brave » permet d’instaurer un dialogue respectueux et ouvert sur les réalités de l’autre.Emmanuelle Khoury, Professeure adjointe, Université de MontréalAline Bogossian, Associate Professor, Université de MontréalCaron Roxane, Professeure en travail social, Université de MontréalLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2184092023-11-23T17:55:45Z2023-11-23T17:55:45ZConversation avec Christelle Taraud : « Le féminicide est un crime de possession »<p><em>Historienne spécialiste des questions de genre, autrice du livre <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/feminicides-9782348057915">« Féminicides : une histoire mondiale »</a> (éditions la Découverte, 2022), Christelle Taraud lors des Tribunes de la presse 2023, a insisté sur le caractère systémique de ces crimes, leur traitement médiatique et son engagement féministe.</em></p>
<hr>
<p><strong>Pourquoi avez-vous décidé d’intervenir aux Tribunes de la presse sur le thème des passions ?</strong></p>
<p><strong>Christelle Taraud</strong> : Je ne suis pas venue sur le thème des passions, mais pour discuter des féminicides. La question « Peut-on encore parler de crime passionnel ? » était posée de manière provocatrice. L’idée était de dire que pendant des années, voire des siècles, on a parlé de crime passionnel. Aujourd’hui, on a bien compris que cela n’existe pas, que ce n’est qu’une <a href="https://theconversation.com/feminicide-a-lorigine-dun-mot-pour-mieux-prevenir-les-drames-162024">construction issue des systèmes patriarcaux</a>. C’est une expression extrêmement problématique qui est en train de disparaître du paysage social, mais aussi du paysage médiatique.</p>
<p>Les exécutions très médiatisées de <a href="https://information.tv5monde.com/terriennes/sohane-morte-brulee-vive-dans-une-banlieue-parisienne-il-y-vingt-ans-1302548">Sohane Benziane</a> et de <a href="https://www.francetvinfo.fr/societe/feminicides/meurtre-de-marie-trintignant-20-ans-apres_5983646.html">Marie Trintignant</a> en 2002 et en 2003 ont marqué le caractère systémique de ces crimes. Les deux sont présentées comme des crimes passionnels dans la presse, alors que ce n’est pas du tout ce dont il s’agit. Quand Marie Trintignant est opérée en urgence et que le chirurgien explique la nature des blessures dont elle a été victime, on comprend que ce n’est pas du tout une petite claque « comme ça ». Elle ne s’est pas cognée contre un meuble, elle a le crâne totalement défoncé, le visage en miettes. Son meurtre est un acte de contrôle.</p>
<p>Sa mère m’a confié que, juste avant d’être tuée, Marie Trintignant avait précisé à Bertrand Cantat qu’elle mettait fin à leur relation. On est donc tout à fait dans le modus operandi du <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/06/02/feminicides-la-rupture-premier-declencheur-du-passage-a-l-acte_6041468_3224.html">féminicide qui survient à la rupture</a>. Toutes les amies de Marie Trintignant racontent depuis, de manière récurrente, le contrôle coercitif qu’elle subissait dans sa relation avec Bertrand Cantat. Elle était obligée de mettre, même quand elle tournait, son téléphone portable dans sa chaussette pour pouvoir entendre le téléphone vibrer, parce que si elle ne répondait pas, il devenait extrêmement violent. Que l’on s’appelle Sohane Benziane ou Marie Trintignant, on meurt du fait de la violence misogyne des hommes.</p>
<p>Lorsque les hommes tuent, c’est un crime de possession. Leur joujou leur échappe, donc ils le tuent. Ce crime est dû au fait que pendant très longtemps, les hommes se sont sentis autorisés à penser que les femmes étaient leur propriété. En France, cela remonte au début du XIX<sup>e</sup> siècle avec la <a href="https://www.gouvernement.fr/actualite/la-femme-mariee-avait-le-statut-de-mineure-au-meme-titre-que-les-enfants">mise en place du code civil napoléonien</a>. Il dit que la femme doit obéissance à son mari et qu’elle est la propriété de l’homme. Cette idée que nous ne sommes pas des individus à part entière a conduit à un régime qui autorise la violence des hommes et qui leur assure une impunité. Pour sortir de cela, il faut que nous travaillions à être des individus à part entière et à ne pas nous laisser enfermer, à être des extensions d’autre chose.</p>
<p><strong>Dans les années 90, vous militiez au sein du collectif Les Marie Pas Claire. Qu’est-ce qui vous a poussé à vous intéresser au féminisme ?</strong></p>
<p><strong>C. T.</strong> : Le féminisme est dans mon ADN ! J’ai toujours été féministe et je le serai toujours. C’est essentiel de l’être, parce que c’est la meilleure défense que nous avons pour construire une société véritablement égalitaire. J’ai été éduquée par une mère seule qui a vraiment planté le germe de la révolte. À cette époque, la violence était un truc de mecs. Il ne fallait surtout pas être violente, agressive, avoir des opinions trop tranchées, parce que sinon on sortait de la féminité. Les <a href="https://www.liberation.fr/vous/1995/11/25/zarmazones-et-marie-pas-claire-reinventent-la-lutte-choisissant-les-rythmes-funk-ou-l-humour-elles-r_148876/">Marie Pas claire</a> est le premier groupe féministe radical non mixte qui émerge dans l’héritage du <a href="https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/le-mlf-histoire-d-un-combat-feministe">Mouvement de libération des femmes</a>, aussi bien dans la radicalité politique que dans l’organisation.</p>
<p>C’est un militantisme horizontal, inclusif et égalitaire. J’ai participé à cette formidable expérience collective qui était une véritable sororité. C’était extrêmement fondateur ! J’ai appris à parler, à écrire et à me défendre. La première chose qu’on a mis en place, ce sont des stages d’autodéfense. On y a appris à crier, parce que quand les femmes sont victimes de violence, elles sont souvent sidérées. Cela est très dangereux car les hommes et la société en général utilisent le fait que nous ne disons rien. Par exemple, en cas de viols, on demande souvent aux filles si elles ont dit non ou si elles se sont défendues, mais la grande majorité des filles sont dans un état de sidération qui interdit cela. Si on veut contrecarrer cette logique qui consiste à dire « vous ne dites rien, vous ne faites rien, donc vous consentez », il faut donc commencer par dire clairement non.</p>
<p><strong>C’est donc votre mère qui a inspiré votre militantisme ?</strong></p>
<p><strong>C. T.</strong> : Oui, ma mère était une femme très en colère contre le monde tel qu’il était, en particulier vis-à-vis des relations très inégalitaires qu’elle a subies en tant que femme. Elle m’a toujours dit : « il faut être libre, il faut être indépendante, il faut travailler ». L’indépendance économique est un point très important : beaucoup de femmes sont obligées de rester dans des situations coercitives <a href="https://www.coe.int/fr/web/gender-matters/socio-economic-violence">car elles n’ont pas les moyens de s’émanciper économiquement</a>. On trouve aussi des <a href="https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/le-zoom-de-la-redaction/violences-conjugales-dans-les-milieux-favorises-5476881">femmes au plus haut niveau de la hiérarchie socio-économique</a> de nos sociétés qui sont victimes de féminicide. Si vous êtes une femme <a href="https://www.francetvinfo.fr/societe/les-femmes-pauvres-plus-battues-que-les-autres_1632389.html">pauvre</a>, <a href="https://www.amnesty.be/campagne/droits-femmes/viol/article/intersectionnalite-violences-sexuelles">racisée</a>, en <a href="https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/publications/etudes-et-resultats/les-personnes-handicapees-sont-plus-souvent-victimes-de-violences">situation de handicap</a>, <a href="https://www.slate.fr/story/195551/violences-conjugales-personnes-agees">âgée</a>, <a href="https://www.slate.fr/story/195551/violences-conjugales-personnes-agees">dans un territoire rural</a>, <a href="https://www.amnesty.org/fr/latest/campaigns/2022/01/try-listening-to-the-people-who-actually-know-whats-going-on/">travailleuse du sexe</a> ou encore <a href="https://www.terrafemina.com/article/femmes-transgenres-l-activiste-lexie-pointe-les-violences-faites-aux-femmes-trans_a356078/1">transgenre</a>, vous êtes encore plus impactée.</p>
<p><strong>Vous dites que ce n’est pas en envoyant des hommes en prison qu’on règle le problème des féminicides, mais en les éduquant différemment. Comment peut-on les éduquer différemment ?</strong></p>
<p><strong>C. T.</strong> : Par une éducation égalitaire. Il faut éduquer les hommes différemment, mais il faut aussi éduquer les filles différemment. Le problème essentiel des femmes est le fait qu’elles ont complètement incorporé, par des politiques de dressage, le fait que la violence est une composante de leur vie. <a href="http://developpement.ccdmd.qc.ca/fiche/identite-de-genre">Dès 18 mois, on prend conscience qu’on a un sexe</a>, et on y associe des droits et des devoirs. Le dressage, inconscient, commence alors. Il est incorporé <a href="https://www.cairn.info/revue-cahiers-du-genre-2010-2-page-55.htm">dans la famille</a> et dans toutes les instances de socialisation, <a href="https://www.enfant-encyclopedie.com/genre-socialisation-precoce/selon-experts/le-role-de-lecole-dans-la-differenciation-precoce-des">notamment à l’école</a>. C’est ce que j’appelle une guerre de basse intensité qui est menée contre les femmes.</p>
<p>En plus, elles vont hiérarchiser les violences : il y aurait des violences excusables et d’autres qui ne le sont pas. C’est pour cela que le continuum féminicidaire est un outil formidable, qui montre que les choses graves sont le produit direct des choses jugées pas graves. Imaginez qu’un homme vous insulte dans l’espace public. Si vous l’arrêtez et qu’il comprend que c’est inacceptable, vous avez peut-être une chance qu’au bout de la chaîne de la violence, il ne tue pas sa compagne. Si vous ne l’arrêtez pas, vous l’acclimatez au fait que la violence sexiste est normale, que c’est un régime d’impunité.</p>
<p><strong>Dans un entretien accordé à Médiapart, vous expliquiez que chaque moment de révolte des femmes se traduit par un pic de violence. Si, même lorsque les femmes se défendent, elles reçoivent de la violence en retour, quelles solutions nous reste-t-il et comment sort-on de ce cercle vicieux ?</strong></p>
<p><strong>C. T.</strong> : De toute façon, que l’on se révolte ou pas, la violence est là. La révolte montre que nous faisons avancer la société dans le bon sens. Nous ne sommes pas dans des sociétés d’égalité réelle, même si l’égalité formelle est là : on a par exemple fait passer des lois d’égalité salariale, mais, depuis le 6 novembre, les <a href="https://www.lesechos.fr/economie-france/social/inegalites-salariales-a-partir-de-ce-lundi-11h35-les-francaises-travaillent-gratuitement-2026856">femmes en France travaillent gratuitement</a>. Il faut donc mener des luttes partout, tout le temps ! C’est un peu épuisant, mais totalement nécessaire. Alors, comment faire ? Je crois beaucoup au concept de sororité inclusive, qui constitue des sororités mixtes. S’il y a des femmes qui collaborent avec le patriarcat, il y a des hommes qui le combattent.</p>
<p>Donc, quand les hommes acceptent d’abandonner le privilège masculin, qui est un privilège exorbitant, ils sont les bienvenus dans nos sororités ! Il faut ensuite plusieurs choses pour changer le monde. D’abord, une politique des femmes. On voit à quel point le monde aurait besoin aujourd’hui d’une diplomatie féministe et de femmes au pouvoir. Nous ne sommes pas des êtres naturellement angéliques, bienveillants, doux, mais nous avons été socialisées comme cela. Cette socialisation fait tenir la société. Donc, si on veut construire une autre société, je pense qu’il faut que les hommes deviennent des femmes.</p>
<p>Évidemment, ils auront toujours des différences physiologiques. Mais le comportement est induit par la construction sociale et n’est pas induit par le fait que nous ayons des pénis ou des utérus. On peut très bien devenir une femme sociale en gardant son pénis ! Mais si les femmes se mettent à adhérer aux valeurs de la masculinité hégémonique, nous sommes foutus. Les sociétés sont de plus en plus violentes, parce que cette masculinité se construit par la violence, l’agressivité, la possession, la conquête, le ravage. Heureusement pour nous, nos grands mâles blancs ont déjà prévu une échappatoire, puisqu’ils ont prévu de coloniser des planètes étrangères après avoir ruiné celle-ci, pourtant magnifique !</p>
<p><strong>Dans le même entretien, vous dites, à propos des féminicides : « Je ne crois pas que parler de quelque chose permette de changer immédiatement, comme par magie, les mentalités. » À quoi sert alors la presse qui s’empare de ces questions ?</strong></p>
<p><strong>C. T.</strong> : Je ne crois pas qu’en parler suffise. Mais en parler avec les bons termes est important ! Le problème est que les terminologies « crime passionnel » ou « crime d’honneur » <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/06/02/feminicides-le-crime-passionnel-un-si-commode-alibi_6041444_3224.html">accréditent de manière positive la violence</a>. Derrière cela, la réalité, ce sont des exécutions de femmes. Quand on écrit un article, on ne dit pas « la femme est morte », on dit « la femme a été exécutée ». Cela ne dit pas la même chose. Une femme meurt d’un cancer du sein. Mais si ton compagnon te tire une balle dans la tête, asperge ton corps d’essence, après t’avoir violée, coupé la tête et enlevé l’utérus, tu n’es pas morte : il t’a exécutée. C’est un sur-meurtre.</p>
<p>Ensuite, qu’on arrête de parler de violences conjugales ou de violences domestiques ! Ce sont des euphémismes qui accréditent la symétrie de la violence. Alors qu’en réalité, on sait que <a href="https://www.actu-juridique.fr/theorie-sociologie/la-masculinite-est-un-facteur-central-des-violences-conjugales/">l’essentiel de cette violence est produite par les hommes</a> contre les femmes, contre les enfants et contre d’autres hommes qui dérogent. Si les agresseurs sont des hommes, il faut le dire ! Les récits ont un grand pouvoir, et les mots tuent. Les femmes sont tuées une première fois dans leur corps, dans leur identité. Ensuite, elles sont tuées dans le récit qu’on fait de leur mort. Pendant très longtemps, on évoquait d’ailleurs très peu la victime en général, et seulement pour la blâmer. Il y a alors une inversion de la responsabilité. La presse a un rôle tout à fait déterminant à jouer dans ce processus et on arrivera, j’espère bientôt, à un code de déontologie.</p>
<p><strong>Libération a publié le 10 novembre dernier une tribune <a href="https://www.liberation.fr/idees-et-debats/tribunes/pour-la-reconnaissance-dun-feminicide-de-masse-en-israel-le-7-octobre-20231110_EMTPN3H2EBDLJBMLLTZ2SRLY6A/">« Pour la reconnaissance d’un féminicide de masse en Israël le 7 octobre »</a>. Est-ce que vous l’avez signée ?</strong></p>
<p><strong>C. T.</strong> : On ne m’a pas demandé de la signer. Évidemment, les violences qui sont dirigées contre les femmes en Israël, qui sont le fait du Hamas, constituent un crime. Ce crime de masse, ce féminicide, il faut le condamner avec la plus grande vigueur. <a href="https://www.cairn.info/revue-confluences-mediterranee-2017-4-page-9.htm?ref=doi">La violence de guerre est bien sûr une violence genrée</a>. Il s’agit de misogynie. Dans les conflits, il y a toujours une animalisation, une déshumanisation du corps de l’ennemi. Elle est maximisée quand il s’agit de femmes.</p>
<p><strong>Si les massacres de guerre sont relayés par les médias, le sort spécifique que subissent les femmes est peu évoqué. Quel est votre regard là-dessus ?</strong></p>
<p><strong>C. T.</strong> : Cela est de plus en plus évoqué. On a toujours tendance à considérer que la violence touche tout le monde de la même manière dans un couple, une guerre ou un génocide, mais c’est faux. Je trouve par exemple très désolant que la question du <a href="https://www.unwomen.org/sites/default/files/Headquarters/Media/Publications/UNIFEM/EVAWkit_06_Factsheet_ConflictAndPostConflict_fr.pdf">viol comme arme de guerre</a> ne soit pas utilisée systématiquement dans les analyses des conflits. C’est pourtant une arme de destruction massive. J’invite donc les médias à avoir un peu de subtilité quand ils parlent des conflits.</p>
<hr>
<p><em>Propos recueillis par Lisa Défossez et Agathe Di Lenardo, étudiantes en master professionnel de journalisme à l’Institut de Journalisme Bordeaux Aquitaine (IJBA).</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/218409/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Christelle Taraud ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Au cours de cet entretien, Christelle Taraud nous parle du traitement médiatique des féminicides et de son parcours militant.Christelle Taraud, Historienne, Université Paris 1 Panthéon-SorbonneLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2144102023-11-22T17:19:47Z2023-11-22T17:19:47ZSarah Bernhardt, l’actrice qui sut imposer son genre<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/561069/original/file-20231122-25-ydxzg0.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C0%2C1220%2C823&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Portrait de Sarah Bernhardt par Félix Nadar, vers 1864. Détail.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Fichier:F%C3%A9lix_Nadar_1820-1910_portraits_Sarah_Bernhardt.jpg">Wikipédia</a></span></figcaption></figure><p>L’exposition consacrée cette année <a href="https://www.petitpalais.paris.fr/expositions/sarah-bernhardt">par le Petit Palais</a> à l’éclectique actrice Sarah Bernhardt (1844-1923) à l’occasion du centenaire de sa mort le démontrait magistralement : être actrice, c’est savoir être autre, se prendre au jeu des identités plurielles, parfois contradictoires. Cette faculté de changer de peau – acquise, et non sans souffrances –, ce pouvoir de métamorphose et la grisante liberté qu’il offre, Sarah Bernhardt, qui par son jeu et sa personnalité bouleversa le monde du théâtre et pour qui Jean Cocteau forgea l’expression de « monstre sacré », les raconte et les analyse dans son autobiographie au titre expressif, <em>Ma Double vie</em> (1907) et ce qu’elle concevait comme son testament théâtral <em>L’Art du théâtre : la voix, le geste, la prononciation</em> (1923, posth.). C’est le romancier Marcel Berger, un de ses familiers, qui, après sa mort, rassembla et ordonna les textes épars qu’elle avait dictés ou écrits sur le sujet.</p>
<h2>Une attention particulière à la condition féminine</h2>
<p>Alors qu’elle retrace sa vie, Sarah Bernhardt se montre singulièrement attentive aux difficultés auxquelles sont confrontées les femmes. Sans doute son enfance et son adolescence n’y sont-elles pas étrangères. Envoyée d’abord à la pension de Mme Fressard à Auteuil dès l’âge de sept ans, elle entre ensuite, deux ans plus tard, au couvent de Grand-Champs à Versailles. Là, elle développe une admiration sans bornes pour la mère supérieure, Sainte-Sophie, et un esprit de camaraderie féminine qui ne se démentira pas tout au long de sa vie.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/XFy6MloNlWs?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<p>Dès le récit de ces années de jeunesse, l’on est frappé par la beauté savoureuse des portraits de femmes qu’elle brosse et qui étayent ensuite son autobiographie. De chapitre en chapitre, elle rend des hommages appuyés aux femmes qui ont compté dans sa vie, sans pour autant les idéaliser, comme sa chère vieille institutrice Mlle de Brabender, à laquelle elle ne fait pas grâce de la description, sur son lit de mort, de son visage déformé par le retrait de son dentier, déposé dans un verre.</p>
<p>Souvent pleins de tendresse et d’admiration, ces portraits n’en sont pas moins d’un réalisme qui semble encore la marque d’une affection sincère : le prosaïsme des caractères comme des corps aimés ne la rebute pas. Elle en donnera une excellente illustration avec sa sculpture <a href="https://nmwa.org/art/collection/apres-la-tempete-after-storm/"><em>Après la tempête</em></a>, qui lui valut une mention honorable au Salon de 1876, et qui représente une grand-mère tenant dans ses bras le corps noyé de son petit-fils.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/561081/original/file-20231122-23-w3q90p.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/561081/original/file-20231122-23-w3q90p.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/561081/original/file-20231122-23-w3q90p.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=904&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/561081/original/file-20231122-23-w3q90p.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=904&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/561081/original/file-20231122-23-w3q90p.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=904&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/561081/original/file-20231122-23-w3q90p.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1136&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/561081/original/file-20231122-23-w3q90p.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1136&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/561081/original/file-20231122-23-w3q90p.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1136&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Sarah Bernhardt, <em>Après la tempête</em>, ca. 1876.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://nmwa.org/art/collection/apres-la-tempete-after-storm/">National Museum of Women in the Arts</a></span>
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</figure>
<p>Après sept ans de pensionnat, de retour dans son foyer à 14 ans, Sarah Bernhardt se trouve à nouveau entourée de femmes : sa mère Judith-Julie Bernhardt, ses tantes Rosine Berendt et Henriette Faure, ses sœurs Jeanne et Régina, son institutrice Mlle de Brabender, Mme Guérard, « la dame du dessus » (surnommée ensuite « mon petit’dame » et qui ne la quittera plus) composent le nouveau gynécée dans lequel elle évolue.</p>
<p>Sarah Bernhardt perd son père l’année de ses 13 ans ; un père dont l’identité est longtemps restée incertaine – elle ne le nomme jamais dans son autobiographie – avant d’être établie en la personne d’Édouard Viel (1819-1857).</p>
<p>Non que les hommes soient tout à fait absents autour de la future actrice : au « conseil de famille » qui décidera de son avenir figurent par exemple son parrain Régis Lavolie – détesté – et son oncle Félix Faure – très aimé –, M. Meydieu – vieil ami de la famille –, le duc de Morny et le notaire de feu son père. C’est le duc de Morny, ami de sa mère, qui la vouera au théâtre, sur « une parole lancée du bout des lèvres ».</p>
<h2>Changer l’image des actrices</h2>
<p>Sarah Bernhardt n’accueille pas avec joie ce projet d’entrer au Conservatoire, et cela tient à l’image qu’elle a des actrices. Comme elle l’explique à sa mère, les <a href="https://www.comedie-francaise.fr/fr/artiste/mlle-rachel">actrices, « c’est Rachel »</a>. Et Rachel, c’est une femme « qui [fait] un métier qui la [tue] » selon la sœur Sainte-Appoline du couvent de Grand-Champs et à laquelle « une petite fille […] avait tiré la langue ». Or pour Sarah Bernhardt, hors de question qu’on lui tire la langue quand elle sera « une dame ». </p>
<figure class="align-left zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/561071/original/file-20231122-17-mn9kzr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/561071/original/file-20231122-17-mn9kzr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/561071/original/file-20231122-17-mn9kzr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=719&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/561071/original/file-20231122-17-mn9kzr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=719&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/561071/original/file-20231122-17-mn9kzr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=719&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/561071/original/file-20231122-17-mn9kzr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=903&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/561071/original/file-20231122-17-mn9kzr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=903&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/561071/original/file-20231122-17-mn9kzr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=903&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Madame R. ou Rachel dans le rôle de Camille, vers 1850, Collections de la Comédie-Française, Paris, France. Huile sur toile par Édouard Dubufe.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Rachel_F%C3%A9lix#/media/Fichier:Rachel_par_Edouard_Dubufe.jpg">Wikimedia</a></span>
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</figure>
<p>Le choix de ce terme pour marquer le passage de l’adolescence à l’âge adulte fait sens : il ne s’agit pas pour elle de devenir simplement une « femme » (être de sexe féminin adulte) mais bien une « dame » (femme des classes sociales supérieures, donc respectée). Dans cet emploi de « dame » se loge, par omission et par contraste, tout ce que ne sont pas, aux yeux du plus grand nombre, les actrices.</p>
<p>Pourtant, ces actrices, Sarah Bernhardt va considérablement en changer l’image. Avec un plaisir évident, dans son autobiographie comme dans son art théâtral, elle bat en brèche l’idée d’une rivalité à mort entre celles-ci, affirmant tout le contraire. Au sujet de son succès inattendu le soir de la Cérémonie de retour à la Comédie française après sa tournée londonienne, elle note :</p>
<blockquote>
<p>« Quelques artistes furent très contents, les femmes surtout, car il est une chose à remarquer dans notre art : les hommes jalousent les femmes beaucoup plus que les femmes ne se jalousent entre elles. »</p>
</blockquote>
<p>Cette jalousie masculine, elle l’explique par l’idée que le théâtre serait un « art essentiellement féminin ». Un « féminin » qu’elle définit, en accord avec l’imaginaire collectif de l’époque, comme la maîtrise de la séduction :</p>
<blockquote>
<p>« Farder sa figure, dissimuler ses vrais sentiments, chercher à plaire, vouloir attirer les regards, sont les travers qu’on reproche aux femmes et pour lesquels on montre une grande indulgence. »</p>
</blockquote>
<p>Sarah Bernhardt transforme ces défauts prêtés aux femmes en atout maître puisqu’il assure leur suprématie au théâtre, « seul art où les femmes peuvent parfois être supérieures aux hommes ». Pour elle, les peintresses (comme <a href="https://awarewomenartists.com/artiste/madeleine-lemaire-jeanne-magdelaine-lemaire-dite/">Madeleine Lemaire</a>, <a href="https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/il-etait-une-femme/rosa-bonheur-l-histoire-etonnante-d-une-artiste-peintre-du-XIXe-si%C3%A8cle-adulee-pour-son-talent-et-sa-fougue-6380052">Rosa Bonheur</a>, <a href="https://awarewomenartists.com/artiste/louise-abbema/">Louise Abbéma</a>), compositrices (comme <a href="https://www.presencecompositrices.com/compositrice/holmes-augusta/">Augusta Holmès</a> et <a href="https://www.presencecompositrices.com/compositrice/chaminade-cecile/">Cécile Chaminade</a> et poétesses (comme Mme <a href="https://www.youtube.com/watch?v=QeVVcjclMmw">Desbordes-Valmore</a>, <a href="https://www.liberation.fr/culture/livres/louise-ackermann-satan-feminin-et-poetesse-trop-libre-pour-son-si%C3%A8cle-20220506_V53EY7J2WRFCHD7NI2QRDYVMXI/">Louise Ackermann</a>, <a href="https://www.dailymotion.com/video/x7y63hh">Anna de Noailles</a>, <a href="https://www.liberation.fr/culture/livres/les-mille-et-une-vies-de-lucie-delarue-mardrus-20220816_EWNCS6GMRVGPXGG3GCCAVZNWIA/">Lucie Delarue-Mardrus</a>) de son époque, pourtant connues et reconnues, sont encore loin d’égaler leurs homologues masculins. </p>
<p>Au contraire, au théâtre, les noms de Mlle Duclos, Adrienne Lecouvreur, Mlle Clairon, Mlle de Champmeslé, Mlle Georges, Mlle Mars, Rachel ne se voient opposer que ceux de Baron, Talma et Mounet-Sully. Que l’on adhère à ce point de vue ou qu’on le récuse, Sarah Bernhardt tient à redorer l’image des actrices, qui sont pour elle les artistes féminines les plus accomplies.</p>
<p>Poursuivant cette logique, elle s’attache à démentir la légende noire d’une compétition acharnée entre <a href="https://www.comedie-francaise.fr/fr/artiste/sophie-croizette">Sophie Croizette</a> et elle, la décrivant comme fabriquée de toutes pièces par l’extérieur : « La guerre était déclarée, non pas entre Sophie et moi, mais entre nos admirateurs et détracteurs respectifs ». À elle cependant les admirateurs les plus sympathiques : « tous les artistes, les étudiants, les mourants et les ratés », à Sophie Croizette, « tous les banquiers et tous les congestionnés ». Il faut dire qu’elle n’avait pas, contrairement à son amie, le physique d’une actrice, tel qu’il était alors perçu, c’est-à-dire tout en courbes et rondeurs.</p>
<h2>Un « manque de féminité » mis à profit</h2>
<p>En effet, ses « cheveux de négresse blonde », tels que les qualifia le coiffeur qui les lui massacra le jour du concours de tragédie du Conservatoire, et surtout sa maigreur d’« os brûlé », selon le mot d’une spectatrice un soir de représentation de <em>Mademoiselle de Belle-Isle</em> – un drame d’Alexandre Dumas joué par Sarah Bernhardt en 1872, lui valent de nombreux reproches et caricatures : à peine est-elle arrivée en Amérique pour sa tournée triomphale, qu’elle est aussitôt croquée en « squelette coiffé d’une perruque frisée » par un jeune dessinateur.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/561066/original/file-20231122-21-54v81x.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/561066/original/file-20231122-21-54v81x.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/561066/original/file-20231122-21-54v81x.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=874&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/561066/original/file-20231122-21-54v81x.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=874&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/561066/original/file-20231122-21-54v81x.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=874&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/561066/original/file-20231122-21-54v81x.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1099&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/561066/original/file-20231122-21-54v81x.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1099&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/561066/original/file-20231122-21-54v81x.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1099&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Sarah Bernhardt dans Hamlet, 1899.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Sarah_Bernhardt#/media/Fichier:Bernhardt_Hamlet2.jpg">Wikimedia</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Elle évoque tant de fois au cours de son autobiographie cette maigreur dont elle a d’abord souffert et qui « alimentait les faiseurs de chansons rosses et les albums de caricaturistes », que celle-ci finit par devenir le signe physique de son exception, s’imposant a posteriori comme un avantage.</p>
<p>Car c’est ce physique atypique qui la révèle, en lui offrant la possibilité d’endosser des rôles particuliers : ceux de personnages masculins. Non qu’elle soit la première femme à jouer des hommes, d’autant qu’à l’opéra, pour certains personnages confiés à des mezzo-sopranos, la pratique des rôles en « travesti » était courante comme pour Chérubin dans <em>Les Noces de Figaro</em> de Mozart – que Sarah Bernhardt interpréta dans la pièce de Beaumarchais en 1872. Mais c’est avec le rôle du troubadour Zanetto dans <em>Le Passant</em> de François Coppée (créé trois ans plus tôt au théâtre de l’Odéon), qu’elle rencontre son premier vrai succès.</p>
<p>Ces rôles masculins, Pierrot en 1883 dans <em>Pierrot assassin</em> de Jean Richepin, Hamlet en 1886 et en 1899 dans la pièce de Shakespeare, Lorenzaccio en 1896 dans la pièce de Musset, le duc de Reichstadt dans <em>L’Aiglon</em> d’Edmond Rostand en 1900 ou encore Pelléas en 1905 dans <em>Pelléas et Mélisande</em> de Maeterlinck, marquent son public et sont pour elle l’occasion d’explorer une nouvelle palette de sentiments dont elle se délecte.</p>
<p>Elle consacre à cette question un chapitre dans son <em>Art du théâtre</em>, expliquant son amour pour le personnage d’Hamlet :</p>
<blockquote>
<p>« Il n’est pas de caractère féminin qui n’ait ouvert un champ aussi large pour les recherches des sensations et des douleurs humaines que ne l’a fait celui d’Hamlet. […] Je puis dire que j’ai eu la chance rare, et je crois unique, de jouer trois Hamlet : le noir Hamlet de Shakespeare, l’Hamlet blanc de Rostand, l’Aiglon, et l’Hamlet florentin d’Alfred de Musset, Lorenzaccio ».</p>
</blockquote>
<p>Mais elle précise aussitôt les conditions impératives pour qu’une femme s’empare d’un rôle masculin :</p>
<blockquote>
<p>« Une femme ne peut interpréter un rôle d’homme que lorsque celui-ci est un cerveau dans un corps débile. Une femme ne pourrait pas jouer Napoléon, Don Juan ou Roméo. Méphisto… oui, parce que c’est en vérité un ange déchu, l’esprit malin qui accompagne Faust ».</p>
</blockquote>
<p>Le rôle de Méphisto constitue un tournant dans sa réflexion car il s’agit d’un « ange », être insexué, d’un « esprit », être asexué. Or justement, elle considère que des rôles masculins comme ceux des « trois Hamlet » sont en réalité des rôles insexués : « il faut que l’artiste [qui voudrait jouer ces rôles] soit dépouillé de virilité » car Hamlet est « un fantôme amalgamé des atomes de la vie et des déchéances qui conduisent à la mort ». Et de conclure </p>
<blockquote>
<p>« que ces rôles gagneront toujours à être joués par des femmes intellectuelles qui seules peuvent leur conserver leur caractère d’êtres insexués, et leur parfum de mystère ». </p>
</blockquote>
<p>Certes Sarah Bernhardt semble oublier que toutes les actrices n’ont pas son physique singulier, ni féminin, ni masculin, sorte de troisième genre sans sexe (et non d’androgyne, qui réunit traits féminins et masculins) mais c’est une façon de conclure à son avantage : Sarah Bernhardt impose son genre.</p>
<p>Cette réflexion sur les rôles masculins découle d’une comparaison entre héroïnes cornéliennes (qualifiées de « raisonneuses hystériques ») et héroïnes raciniennes, qui se solde au profit de ces dernières. Selon Sarah Bernhardt, seules les héroïnes raciniennes (dont Phèdre est pour elle l’emblème, unique rôle féminin à égaler celui d’Hamlet) sont réellement « féminine[s] » car elles tentent jusqu’au bout de dissimuler ce qu’elles ressentent véritablement, ne faisant éclater le corset social qu’en désespoir de cause.</p>
<p>À sa façon donc, en discutant de la vraisemblance et de l’intérêt des rôles féminins, Sarah Bernhardt rejette des clichés liés à une pseudo-nature féminine (non, les femmes ne sont ni des furies, ni des hystériques) pour considérer un fait historique et social (la nécessité pour elles de dissimuler leur for intérieur) qui lui apparaît comme déterminant pour la construction des caractères féminins, réels comme fictifs.</p>
<p>Cette nécessité de dissimuler va de pair pour Sarah Bernhardt avec l’aptitude des femmes à l’assimilation, comme elle l’explique dans son Art du théâtre : « On peut faire en quelques années une adorable duchesse d’un trottin parisien. On ne pourra jamais faire un duc d’un maraud ou d’un bourgeois ».</p>
<p>Ce faisant, elle remarque aussi combien il est difficile de s’émanciper de l’imaginaire collectif qui détermine une image générale de « la » femme, des images particulières de « types » de femmes mais aussi des images intemporelles de l’héroïsme féminin.</p>
<h2>La création d’un héroïsme à soi</h2>
<p>C’est un premier prix manqué lors du concours de comédie du Conservatoire qui semble à l’origine de sa réflexion sur la difficulté, en tant qu’actrice, de (re)créer des personnages féminins. Alors que le premier prix de comédie est remis à son amie Marie Lloyd, Sarah Bernhardt ne reçoit que le second. Mais pour elle, les dés étaient pipés :</p>
<blockquote>
<p>« C’était un prix de beauté que l’on avait décerné à Marie Lloyd ! […] [M]algré […] l’impersonnalité de son jeu, elle avait remporté les suffrages : parce qu’elle était la personnification de Célimène […]. Elle avait réalisé, pour chacun, l’idéal rêvé par Molière. »</p>
</blockquote>
<p>Par cette anecdote, Sarah Bernhardt signale combien nombre de personnages de fiction ont une image préétablie et combien il est difficile, voire vain dans certains cas, de vouloir leur en substituer une autre, en accord avec son physique et son caractère propres. Certes, à elle aussi apparaît d’abord, comme à tout lecteur, une « vision matérialisée » du personnage mais elle effectue ensuite un travail pour essayer de le percevoir tel que l’a conçu l’auteur, quitte à aller contre l’image, parfois ancienne, que le public en a.</p>
<p>Elle concède toutefois qu’il lui semble impossible de détruire le « côté légendaire » d’un personnage devenu mythique, quand bien même les travaux des historiens en ont rétabli la vérité. Elle énumère en guise d’exemples aussi bien des personnages masculins que féminins mais s’arrête sur le cas de Jeanne d’Arc (qu’elle a jouée en 1890 dans la pièce de Jules Barbier et en 1909 dans celle d’Émile Moreau) :</p>
<blockquote>
<p>« Nous ne voulons pas que Jeanne d’Arc soit la fruste et gaillarde paysanne repoussant violemment le soudard qui veut badiner, enfourchant comme un homme le large percheron, riant volontiers des gaudrioles des soldats, et, soumise aux promiscuités impudiques de son époque encore barbare […]. Elle reste, dans la légende, un être frêle, conduit par une âme divine. Son bras de jeune fille qui tient le lourd étendard est soutenu par un ange invisible ».</p>
</blockquote>
<p>En analysant l’image publique de Jeanne d’Arc, Sarah Bernhardt approche la question de l’héroïsme féminin et remarque combien il est indissociable d’une apparence physique éthérée, de gestes élégants, d’une pureté corporelle qui s’apparie mal avec la réalité. Il y a là un frein à son goût pour le réalisme contre lequel elle renonce à lutter.</p>
<p>La prise de rôle d’un personnage féminin se complique encore lorsqu’on y ajoute les visages réels qui y ont été associés au fil des siècles. Et, si l’on adopte le credo de Sarah Bernhardt selon lequel, au théâtre, les noms des actrices se gravent plus aisément dans les mémoires que ceux des acteurs, alors le défi de reprendre un rôle dans lequel une actrice s’est illustrée n’en est que plus grand.</p>
<p>Ainsi du rôle de Phèdre qui fut pour elle une épreuve car Rachel – son aînée d’une vingtaine d’années – avait imposé ses traits à cette héroïne en 1843 et son souvenir était encore vif lorsqu’elle-même en obtint le rôle trente-et-un an plus tard, sachant pertinemment que les comparaisons ne manqueraient pas.</p>
<p>Pourtant, cette fois-là, Sarah Bernhardt triomphe et ne mentionne dans son autobiographie qu’un seul article défavorable, celui de Paul de Saint-Victor, dont elle précise qu’il était « lié avec une sœur de Rachel », façon bien sûr de souligner la partialité du critique.</p>
<p>De même, en 1880, lorsqu’elle joue le rôle <a href="https://www.comedie-francaise.fr/fr/artiste/adrienne-lecouvreur">d’Adrienne Lecouvreur</a> (s’affrontant déjà à une première image d’actrice !) dans la pièce (portant son nom) que lui consacrent Ernest Legouvé et Eugène Scribe à Londres, c’est encore à Rachel – qui avait créé le rôle en 1849 – qu’elle est comparée par le critique du <em>Figaro</em>, Auguste Vitu, « regrettant [qu’elle n’eût] pas suivi les traditions de Rachel » mais admirant aussi chez elle, dans l’acte V, « une puissance dramatique […] une vérité d’accents qui ne sauraient être surpassées » et « une science de composition qu’elle n’avait jamais révélée jusque-là ».</p>
<p>À ces comparaisons, Sarah Bernhardt oppose chaque fois la même objection : elle n’a jamais vu Rachel jouer ces rôles, ce qui, malgré la notoriété de celle-ci, lui laissait une nécessaire liberté de création.</p>
<p>La réputation d’une prédécesseuse, lorsqu’elle est plus lointaine, peut cependant également être source d’inspiration. Pour le rôle de Phèdre par exemple, Sarah Bernhardt confie s’être appuyée sur la renommée de <a href="https://www.comedie-francaise.fr/fr/artiste/champmesle-mademoiselle">Mlle de Champmeslé</a> (1642-1698), se souvenant « qu’elle était au dire des historiens, une créature de beauté et de grâce, et non une forcenée », ce qui confortait son interprétation de Phèdre comme étant « la plus touchante, la plus pure, la plus douloureuse victime de l’amour ».</p>
<p>Toutes ces réflexions sur la création des personnages féminins se révèlent avoir nourri, comme autant d’ébauches, la pensée de Sarah Bernhardt quant à la création de sa propre « personnalité ». Elle semble en effet avoir conjugué étude des rôles qui lui étaient confiés et introspection, construction de soi.</p>
<p>Très tôt au cours de son autobiographie, elle fait part d’un désir d’affirmation de soi et de rayonnement auprès des autres qu’elle aurait éprouvé dès l’enfance et dont la première réalisation remonte au temps du couvent de Grand-Champs : « Enfin, j’étais devenue une personnalité, et cela suffisait à mon orgueil d’enfant », écrit-elle.</p>
<h2>La création d’une personnalité</h2>
<p>Ce mot de « personnalité » est un terme important pour elle, qui en use à plusieurs reprises au cours de son récit : conformément à ses deux sens principaux, il définit à la fois ce qu’elle est déjà – une individualité forte qui se démarque des autres – et ce qu’elle veut être – une personne importante.</p>
<p>Elle l’emploie ainsi souvent dans ce double sens, comme lorsqu’elle attend, inquiète et cependant sûre d’elle, qu’on lui attribue une « part » (et non un « rôle », pièce religieuse oblige) dans la pièce <em>Tobie recouvrant la vue</em> que les élèves du couvent doivent jouer à l’occasion de la visite de l’archevêque de Paris, Monseigneur Sibour.</p>
<p>Mais cette double acception du mot est plus clairement exprimée encore après son premier succès public et social, à savoir sa réussite au concours d’entrée du Conservatoire : « Je sentais le besoin de me créer une personnalité. Ce fut le premier éveil de ma volonté. Être quelqu’un, je voulus cela ».</p>
<p>De fait, le titre de son autobiographie, <em>Ma Double vie</em>, ne fait pas uniquement référence à cette vie partagée entre la scène et la ville dont elle décrit en détail le mécanisme lors d’une représentation de <a href="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b90066393"><em>Mademoiselle de Belle-Isle</em></a>.</p>
<p>Il fait aussi écho à la guerre qui a souvent opposé ses deux « moi », comme lorsqu’elle attend, fébrile, le résultat du concours de comédie du Conservatoire :</p>
<blockquote>
<p>« Il se livrait dans mon frêle cerveau de jeune fille le combat le plus fou, le plus illogique qu’on puisse rêver. Je me sentais toutes les vocations vers le couvent, dans ma détresse de mon prix manqué ; et toutes les vocations pour le théâtre, dans l’espoir du prix à conquérir ».</p>
</blockquote>
<p>Mais ces deux « moi » se réconcilient dans l’ambition puisqu’il ne s’agit rien de moins que de devenir dans un cas « la mère Présidente du couvent de Grand-Champs » et dans l’autre, « la première, la plus célèbre, la plus enviée » des actrices.</p>
<p>Si le dilemme intérieur est assez vite tranché – elle sera actrice –, cette vie aux identités multiples qu’elle embrasse ne se cantonne pas aux planches : à la ville aussi Sarah Bernhardt multiplie les rôles. Et c’est sur ce kaléidoscope identitaire, autant que sur son talent, qu’elle bâtit sa célébrité : Sarah Bernhardt infirmière et patriote – transformant l’Odéon en ambulance lors de la guerre de Prusse, soutenant le moral des soldats de 1914 –, Sarah Bernhardt aventurière – voyage en ballon, descente dans la crevasse de l’« Enfer du Plogoff », tournée dans la sauvage Amérique –, Sarah Bernhardt sculptrice, Sarah Bernhardt peintresse, Sarah Bernhardt goule dormant dans un cercueil, etc.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/561076/original/file-20231122-21-kv4tz7.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/561076/original/file-20231122-21-kv4tz7.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=276&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/561076/original/file-20231122-21-kv4tz7.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=276&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/561076/original/file-20231122-21-kv4tz7.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=276&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/561076/original/file-20231122-21-kv4tz7.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=347&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/561076/original/file-20231122-21-kv4tz7.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=347&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/561076/original/file-20231122-21-kv4tz7.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=347&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Boucq (Meurthe et Moselle), Le théâtre aux armées, en 1916. Sarah Bernhardt, 72 ans (à gauche), joue pour les Poilus. A 60 ans passés, l’actrice se blesse au genou droit en sautant du parapet dans la scène finale de Tosca. La gangrène s’installe : dix ans plus tard, l’actrice est amputée.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://imagesdefense.gouv.fr/sarah-bernhardt-actrice-patriote-theatre-aux-armees">Images défense</a></span>
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<p>L’actrice défraie la chronique, même si elle se défend de le faire sciemment, ne prétendant qu’à vivre librement et selon sa fantaisie. Son impresario américain, Edward Jarrett est, lui, bien décidé à tirer parti de l’aura et du nom de Sarah Bernhardt qu’il vend, autant dans le monde du spectacle que dans celui de la publicité.</p>
<p>Revers de la médaille, l’actrice sent plusieurs fois son image lui échapper, se fait parfois piéger, comme <a href="https://www.ledevoir.com/opinion/chroniques/569154/autopsie-d-une-baleine">lors de l’épisode de la baleine de Boston</a> où un certain Henry Smith, propriétaire de bateaux de pêche, l’entraîne presque de force sur le dos du cétacé mourant dont il lui fait arracher un fanon pour ensuite en tirer une affiche et des réclames publicitaires, faisant de l’animal moribond (voire déjà mort !) une juteuse attraction touristique.</p>
<p>Sarah Bernhardt est si coutumière de ces jeux autour de ses différents « moi » que même dans son autobiographie, elle ne livre d’elle que des morceaux choisis. D’un côté, elle veille à attester précautionneusement de la véracité de son récit (parfois dans une perspective apologétique), prenant soin de citer à l’appui, comme autant de preuves, la « quantité de documents » conservés « précieusement » par Mme Guérard ou les « petits cahiers » dans lesquels son secrétaire avait « ordre de découper, et de coller […], tout ce qui s’écrivait en mal ou en bien » sur elle.</p>
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<p>De l’autre, elle se réserve le droit à l’omission (au mensonge par omission diraient certains), ne révélant que peu de choses de son intimité :</p>
<blockquote>
<p>« Mais je veux mettre de côté dans ces Mémoires tout ce qui touche à l’intimité directe de ma vie. Il y a un “moi” familial qui vit une autre vie, et dont les sensations, les joies et les chagrins naissent et s’éteignent pour un tout petit groupe de cœurs. »</p>
</blockquote>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/561097/original/file-20231122-23-6bva6z.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/561097/original/file-20231122-23-6bva6z.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=800&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/561097/original/file-20231122-23-6bva6z.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=800&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/561097/original/file-20231122-23-6bva6z.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=800&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/561097/original/file-20231122-23-6bva6z.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1005&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/561097/original/file-20231122-23-6bva6z.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1005&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/561097/original/file-20231122-23-6bva6z.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1005&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Encrier sculpté par Sarah Bernhardt, Autoportrait en chimère, 1880. Musée Carnavalet.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Autoportrait_en_chim%C3%A8re,_S3375(4).jpg">Wikimedia</a></span>
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<p>Certes, Sarah Bernhardt narre <a href="https://www.cairn.info/vocabulaire-des-histoires-de-vie-et-de-la-recherch--9782749265018-page-28.htm">« l’histoire de sa personnalité »</a> mais telle qu’elle l’a inventée et sculptée et telle qu’elle souhaite la donner à voir : sphinx et chimère, à l’image de cet encrier qu’elle avait façonné à son effigie et dans lequel elle semble avoir trempé sa plume et dilué ses mystères.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/214410/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Ambre-Aurélie Cordet est membre de "Philomel", fédération des études de genre au sein de Sorbonne Université.</span></em></p>Sarah Bernhardt, par son jeu d'actrice et sa personnalité, bouleversa le monde du théâtre. On lui reprochait son « manque de féminité » : elle en fit une force.Ambre-Aurélie Cordet, ATER - Docteure en Littératures comparées, Université Gustave EiffelLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2143172023-11-21T14:39:11Z2023-11-21T14:39:11ZFaire le mauvais buzz sur les réseaux sociaux, ça vous tente ? Voici comment !<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/559387/original/file-20231114-25-wra0k.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=2%2C0%2C989%2C750&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Parce qu'elles prennent l'esprit au dépourvu, les ruptures de cadre sont des facteurs potentiels de dégradation des relations sociales.</span> <span class="attribution"><span class="source">(Shutterstock)</span></span></figcaption></figure><p><a href="https://semji.com/fr/guide/quest-ce-qu-un-bad-buzz/">Faire l’objet d’une popularité négative et incontrôlable sur Internet</a>, c’est-à-dire « faire le mauvais buzz », ça peut arriver à n’importe qui, même aux gens les mieux intentionnés.</p>
<p>C’est manifestement ce qui est arrivé aux trois personnes dont je présente ici les cas embarrassants, avec le projet de décrypter les raisons de leur mauvaise fortune. Mon objectif n’est pas de mettre en cause la valeur de leurs idées ou de leurs combats (féminisme, LGBTisme ou antispécisme), mais plutôt d’examiner leurs stratégies de communication à partir de mon point de vue d’<a href="https://professeurs.uqam.ca/professeur/genest.sylvie/">artiste anthropologue</a>.</p>
<p>Plus spécifiquement, je souhaite mettre en lumière les <a href="https://ifftb.com/wiki/cadrage-effet-de/">effets de cadrage</a> qui les ont desservies et que je soupçonne être la principale cause de l’énorme dégât de commentaires désobligeants qui ont été formulés à leur endroit, avec atteinte à leur réputation sur les réseaux sociaux. </p>
<p>Construit sur les fondements de mon étude du <a href="https://papyrus.bib.umontreal.ca/xmlui/handle/1866/27428">changement d’état d’esprit</a>, cet article s’intéresse aux ruptures de cadre provoquées par des communicateurs malhabiles ainsi qu’aux répercussions psychiques de leurs prestations sur l’humeur d’internautes mal préparés à cette expérience. </p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/les-talk-shows-quon-aime-des-machines-a-broyer-la-dignite-198044">Les talk-shows qu’on aime : des machines à broyer la dignité ?</a>
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<h2>La « théorie des cadres » en communication</h2>
<p>Les techniques de <a href="https://books.openedition.org/editionsehess/10320?lang=fr">cadrage</a> et de <a href="https://www.cairn.info/revue-therapie-familiale-2006-4-page-377.htm">recadrage</a> soutenues par les principes fondamentaux de la communication sont utilisées en psychiatrie, en thérapie familiale, en publicité, en arts et en gestion médiatique des comportements sociaux ou privés, principalement. </p>
<p>La théorie générale qui sous-tend ces différentes applications est souvent attribuée au sociologue Erving Goffman, dont la pensée sur le sujet fait l’objet du livre intitulé <a href="http://www.leseditionsdeminuit.fr/livre-Les_Cadres_de_l%E2%80%99exp%C3%A9rience-2094-1-1-0-1.html">« Les cadres de l’expérience »</a>. Le principe central de cette théorie est que <a href="https://tactics.convertize.com/fr/definitions/framing-effect-effet-de-cadrage">« nous réagissons différemment aux messages ou aux choix que l’on nous soumet en fonction de la manière dont on nous les présente »</a>.</p>
<p>La théorie des cadres est toutefois antérieure aux travaux de Goffman. Elle prend racine dans l’œuvre de l’anthropologue Gregory Bateson et de ses partenaires de l’<a href="https://www.cairn.info/l-ecole-de-palo-alto--9782130606628.htm">École de Palo Alto</a>. Cette équipe de recherche a établi des rapports significatifs entre <a href="http://olivier.hammam.free.fr/imports/auteurs/bateson/eco-esprit/2-3-0-formes-pathologies-relations2.htm">pathologies de la communication et pathologies des relations sociales</a>. </p>
<p>C’est sous le nom de <a href="https://www.cairn.info/revue-cahiers-critiques-de-therapie-familiale-2001-1-page-229.htm">« syndrome trancontextuel »</a> que Bateson a regroupé les réactions émotives et psychiques observées chez des personnes confrontées à l’expérience brutale d’une rupture de cadre – ou d’une « transgression » des contextes de communication – lorsque celle-ci se produit dans le cours d’un échange significatif. C’est cette épreuve cognitive à la fois troublante et risquée que parodie avec humour la scène suivante construite sur le modèle de la « caméra cachée ».</p>
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<p>Si les ruptures de cadre peuvent provoquer le rire lorsqu’elles sont mises en scène, elles peuvent aussi entraîner la perplexité, la colère ou même la <a href="https://journals.openedition.org/questionsdecommunication/430">souffrance psychique</a> lorsqu’elles se produisent dans la réalité.</p>
<h2>Trois buzz négatifs</h2>
<p>Les trois vidéos qui suivent présentent des cas d’espèce dont les conséquences sur les internautes sont facilement discernables grâce à la présence visible de commentaires, d’apartés et de réactions exprimées au moyen de <a href="https://dictionnaire.lerobert.com/dis-moi-robert/raconte-moi-robert/mot-jour/meme.html">mèmes</a>, comme celui que constitue le <a href="https://www.rtl.fr/culture/cine-series/qui-etait-juan-joya-borja-alias-el-risitas-l-homme-derriere-le-rire-culte-d-internet-7900026236">rire culte de l’humoriste espagnol El Risitas</a>. </p>
<p>Le premier cas est celui d’une entrevue donnée par Typhaine D, une militante dont l’apostolat est de <a href="https://typhaine-d.com/index.php/actualites/234-manifeste-de-la-feminine-universelle">promouvoir une langue « féminine universelle »</a>.</p>
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<p>L’effet déjanté de ses prestations, que ce soit dans la vidéo ci-dessus ou dans une <a href="https://www.youtube.com/watch?v=v4J3m7VnlS8">conférence TEDx Talks de 2022</a>, est une conséquence de sa manière d’enchevêtrer des cadres discursifs réciproquement incompatibles sans avoir l’air de s’en apercevoir : celui du débat d’idées et celui de la comédie burlesque. Pour les personnes qui en ressentent les effets, il en résulte un paradoxe qui les coince entre des émotions contradictoires, comme en témoignent les commentaires laissés sous ses vidéos :</p>
<ul>
<li><p>😂 Franchement, j’ai beaucoup ri ! Puis après je me suis souvenu que cette personne existe pour de vrai et qu’elle n’est pas internée en psychiatrie…</p></li>
<li><p>😵💫 Il n’y a pas de mot assez fort pour décrire le malaise que j’ai éprouvé durant cette vidéo… </p></li>
<li><p>🤔 Je n’ai pas su définir si c’était de l’humour ou un exposé féministe. Je ne sais pas s’il faut que je pleure ou que je rigole ?</p></li>
</ul>
<p>Le deuxième cas concerne Arnaud Gauthier-Fawas, responsable d’une association militante pour les <a href="https://www.inter-lgbt.org/">droits des personnes LGBT</a>.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/nuCV9fh5-b4?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<p>Le paradoxe avec lequel il faut composer ici est à la fois d’ordre <a href="https://journals.openedition.org/lcc/180">perceptif</a> (comme dans une illusion d’optique) et <a href="https://www.universalis.fr/encyclopedie/paradoxe/2-paradoxes-scientifiques/">cognitif</a> (comme lorsque deux visions du monde s’opposent). L’échange auquel on assiste est déconcertant parce qu’il met en doute notre capacité d’évaluer la réalité sur la seule base de nos perceptions : bien qu’on puisse être d’avis que Gauthier-Fawas présente bien l’apparence d’un <em>homme blanc</em>, il faut réviser notre estimation en conséquence de l’arbitraire de son identité psychique : « <em>Je ne suis pas un homme, monsieur ! Je ne suis pas blanc</em> ! » L’effet surréaliste qui en résulte pour l’observateur est comparable à celui qu’entraîne la contemplation du célèbre tableau de Magritte, <a href="https://artshortlist.com/fr/journal/article/trahison-des-images-magritte">La trahison des images (1928)</a>.</p>
<p>Le troisième et dernier cas s’alimente à la source de plusieurs performances médiatiques de Solveig Halloin, activiste <a href="https://www.cairn.info/revue-etudes-rurales-2022-2-page-58.htm">végétaliste</a> se portant, entre autres, à la <a href="https://www.femmeactuelle.fr/actu/news-actu/qui-est-solveig-halloin-la-militante-activiste-qui-a-fait-le-buzz-dans-touche-pas-a-mon-poste-2112721">défense des animaux d’abattage</a>.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/B08OfmfGKV8?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<p>Le mode paradoxal sur lequel s’exprime cette militante – notamment lorsqu’elle affirme « <em>se battre</em> pour que la violence cesse » – garantit à lui seul l’apparition du syndrome de Bateson chez ses interlocuteurs. En sublimant la cause animale qu’elle défend, Solveig Halloin franchit le seuil critique qui relie le profane au sacré, forçant dès lors une promiscuité de sens choquante entre <a href="https://www.facebook.com/watch/?v=343310679576397">élevage et holocauste</a>. Cela appelle des commentaires acides à lire sous plusieurs de ses <a href="https://www.youtube.com/watch?v=rJIOez7-G_s">vidéos</a>.</p>
<h2>Trois cadres rompus</h2>
<p>Ces trois cadres rompus de la communication entraînent des réactions à classer dans des catégories distinctives du syndrome transcontextuel de Bateson. Le premier cas – qui fait sauter les frontières entre le sérieux du débat et le jeu du théâtre – exploite les effets déroutants d’un changement de règles qui survient en plein cours d’un événement social significatif. Les personnes qui s’aventurent sur un tel terrain doivent savoir qu’elles entreprennent un <a href="https://web.archive.org/web/20220718093758id_/https://journals.openedition.org/communication/7002">jeu sans fin</a>, c’est-à-dire un jeu « qui ne peut pas engendrer de l’intérieur les conditions de son propre changement ».</p>
<p>Le deuxième cas – qui abolit les <a href="http://www.lyber-eclat.net/lyber/korzybski/glossaire.html">différences entre la carte des perceptions et le territoire de l’expérience</a> – exploite les effets pervers d’un changement de niveau d’abstraction non maîtrisé. </p>
<p>Le troisième cas – qui culbute le sacré dans la cour du profane et vice-versa – exploite les effets catastrophiques d’un changement de paradigme, lequel commande une conversion irréversible de l’humanité tout entière. Ce dernier type de rupture peut causer des troubles psychiques d’une très grande gravité.</p>
<h2>Les réseaux sociaux comme « méta cadre » de communication</h2>
<p>Parce qu’elles prennent l’esprit au dépourvu, les ruptures de cadre sont des facteurs potentiels de dégradation des relations sociales. Lorsqu’on les envisage dans le « méta cadre » des réseaux sociaux, toutefois, leurs conséquences pathologiques se trouvent diminuées par les ripostes créatives de personnes (youtubeurs, tiktokeurs, instagrameurs et autres influenceurs) pratiquant l’art de la <a href="https://www.cairn.info/la-boite-a-outils-du-dialogue-en-entreprise--9782100798711-page-96.htm"><em>métacommunication</em></a>, c’est-à-dire l’art de « communiquer sur la communication ». </p>
<p>Grâce à la mise en abîme que leurs <a href="https://ici.radio-canada.ca/ohdio/premiere/emissions/region-zero-8/segments/chronique/195001/technologie-youtube-tendance-musique-reaction-video">« vidéos de réaction »</a> accomplissent dans nos esprits – c’est-à-dire grâce à des « vidéos de vidéos » dans lesquelles on peut observer des « réactions humaines à des réactions humaines » – notre sort collectif sur les réseaux sociaux s’en trouve amélioré par la présence de dispositifs nous indiquant comment nous conduire en cas de rupture de cadre : <em>Attention ! Indignez-vous ici ! Riez maintenant ! Soyez méfiant en tout temps !</em></p>
<p>Par leur capacité à recadrer les communications cabossées, ces méta vidéos confirment – au grave détriment de malheureux attiseurs de rumeurs – l’une des plus belles hypothèses de Bateson : « chaque fois qu’on introduit une confusion dans les règles qui donnent un sens aux relations importantes, on provoque une douleur et une inadaptation qui peuvent être graves. Or, si on peut éviter ces aspects pathologiques, l’expérience a des chances de déboucher sur la créativité ».</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/214317/count.gif" alt="La Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Sylvie Genest est membre de l'Institut de recherches et d'études féministes (IREF) de l'Université du Québec à Montréal ; de SAS-Femmes, Collectif de recherches et d'actions pour la sécurité, l'autonomie et la santé de toutes les femmes ; et du Laboratoire de recherche en relations interculturelles (LABRRI) de l'Université de Montréal.</span></em></p>Faire l’objet d’une popularité négative et incontrôlable sur Internet, ça peut arriver à n’importe qui, même aux gens les mieux intentionnés.Sylvie Genest, Professeure à la Faculté des arts, Université du Québec à Montréal (UQAM)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2175742023-11-20T17:14:08Z2023-11-20T17:14:08ZLe lisse et le dru : ce que notre rapport à la pilosité dit de nous<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/560370/original/file-20231120-21-jkuiqn.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=68%2C15%2C5031%2C3922&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Fantaisie érotique montrant une femme nue portant un diadème, s'épilant le pubis sous le regard d'un angelot. 18e siècle. </span> <span class="attribution"><span class="source">Wikipédia</span></span></figcaption></figure><p>Dans l’histoire de l’Occident comme dans celle du monde méditerranéen et proche-oriental, le paradigme historique de la beauté associe la peau lisse, épilée, au genre féminin, tandis que la pilosité est réservée au genre masculin, à quelques exceptions près. Le cas de l’Iran est, à ce titre, exemplaire. La veille du mariage, la <em>bandandaz</em> (l’épilatrice), maniant avec dextérité fil, pâte dépilatoire à base de chaux, rasoir et cire transforme le corps poilu de fille en corps entièrement lisse de femme. L’épilatrice porte une attention particulière aux sourcils devant désormais former des arcs fins et parfaits. Aux « pattes de chèvre » (<em>pâtche bozi</em>) touffues des adolescentes se substituent deux courbes jugées plus harmonieuses.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1522259164575191041"}"></div></p>
<p>Dans le quotidien, l’état des sourcils des Iraniennes renseigne sur le statut de l’interlocutrice et invite d’emblée à employer tel terme d’adresse ou telle formule de politesse. Mais, dans leur souci d’émancipation, de jeunes filles intrépides brouillent ce code de reconnaissance ; anticipant sur le rite de passage et voulant se conformer aux canons de la beauté juvénile occidentale, elles se font épiler les sourcils, ce qui entraîne, dans les milieux conservateurs, la réprobation de leurs parents.</p>
<h2>Des pratiques fluctuantes</h2>
<p>Les exceptions historiques et ethniques à ce schéma général opposant le lisse au dru ne manquent pas. Le christianisme a prôné, avec plus ou moins de succès, le respect de la nature créée par Dieu, les poils ayant, en outre, pour vertu, de cacher les « parties honteuses », tandis que l’épilation du pubis et des aisselles est la norme, pour les deux sexes, dans les sociétés islamiques, les poils qui retiennent les sécrétions (le sang, l’urine, la sueur, les matières fécales) étant considérés comme impurs. On ne saurait, dans ces conditions, effectuer ses obligations religieuses couvert de poils et il est significatif que la pâte dépilatoire soit appelée en persan <em>vâjebi</em> (« obligatoire »).</p>
<p>En France, du Moyen-âge au XVI<sup>e</sup> siècle, les femmes aisées pratiquaient l’épilation intégrale, un usage qu’avaient découvert les Croisés en Orient. On comptait ainsi 26 bains chauds ou étuves à Paris en 1292. Puis, la pratique de l’épilation s’estompe pendant les siècles qui suivent la Renaissance ; l’eau, et surtout l’eau chaude, a alors mauvaise réputation ; elle est censée amollir les chairs et rendre les pores de la peau perméables aux microbes.</p>
<p>Malgré une réhabilitation partielle des bains chauds à la fin du XVIII<sup>e</sup> et au XIX<sup>e</sup> siècle, il faut attendre le XX<sup>e</sup> siècle pour que l’épilation retrouve une pleine légitimité : la disparition des robes longues, l’apparition des décolletés, le dénudement progressif des corps en période estivale, puis l’apparition des bas transparents en nylon en 1946 contribuent à ce retour, voire à une dictature du lisse (« a depilatory age », dit une historienne américaine), qui connote, en outre, la désanimalisation, le net, l’hygiénique et l’inodore. Franchissons l’océan atlantique : au Mexique, dans les zones de frontière ethnique, comme l’a démontré l’anthropologue Jimena Paz Obregon, les femmes d’origine espagnole mettent un point d’honneur à ne pas s’épiler les jambes pour se démarquer des Indiennes à la peau naturellement glabre. Le souci de manifester son appartenance ethnique l’emporte ici sur celui d’exhiber les signes de féminité communément admis en montrant des jambes lisses.</p>
<h2>Des normes en voie de redéfinition</h2>
<p>Chez les femmes d’aujourd’hui, dans le sillon de la récente vague féministe initiée avec le mouvement #MeToo, la <a href="https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/zoom-zoom-zen/le-sens-du-poil-9919696">rébellion contre le lisse</a> correspond au refus de se plier aux normes de genre et de <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/a-l-origine-de-l-epilation-comme-injonction-feminine-6638853">consacrer du temps à des injonctions</a> liées au seul désir masculin dans un cadre hétéronormé, mais aussi au refus d’une forme d’infantilisation ou d’hypersexualisation… sans compter le caractère douloureux et coûteux de l’opération.</p>
<p>En France, les <a href="https://www.charles.co/blog/etudes-et-sondages/sondage-ifop-pratiques-depilatoires/">femmes qui ne s’épilaient pas</a> le pubis étaient 15 % en octobre 2013, contre 28 % en janvier 2021. Plus globalement, la proportion de femmes épilées diminue : 85 % en octobre 2013, contre 72 % en janvier 2021.</p>
<p>Mais la barbe, dira-t-on. Voilà un attribut pileux qui manifeste l’appartenance au genre masculin – quoiqu’elle puisse faire l’objet d’un jeu queer avec le genre, comme en témoigne le chanteur drag queen Conchita Wurst, gagnant de l’Eurovision en 2014. La barbe d’aujourd’hui n’a rien à voir avec la barbe des « poilus » de 1914, avec la moustache drue du temps passé que vantaient les héroïnes de Maupassant (dans un court texte intitulé « La moustache »). La barbe d’aujourd’hui n’est pas non plus celle, hirsute, du révolutionnaire mais une barbe entretenue avec une tondeuse à sabots – la « hype » autour des barbiers pointus en témoigne.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/559346/original/file-20231114-21-42im9u.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/559346/original/file-20231114-21-42im9u.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=401&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/559346/original/file-20231114-21-42im9u.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=401&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/559346/original/file-20231114-21-42im9u.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=401&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/559346/original/file-20231114-21-42im9u.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/559346/original/file-20231114-21-42im9u.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/559346/original/file-20231114-21-42im9u.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Conchita Wurst lors de la conférence de presse des vainqueurs, juste après avoir gagné le Concours Eurovision de la chanson 2014 Copenhague.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Conchita_Wurst#/media/Fichier:ESC2014_winner's_press_conference_06.jpg">Wikimedia</a></span>
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<p>La barbe est de nos jours un signe d’entrée dans la vie adulte (d’après l’enquête Opinion Way de 2018, 92 % des 24-35 ans la portent) alors que, négligée, ce fut longtemps un signe d’entrée dans la vieillesse. Ce qui frappe, c’est donc cette inversion des usages et des significations. Cette différence de génération se reflète aussi dans les appréciations des femmes : d’après la même enquête, les jeunes femmes en couple sont peu séduites par des visages complètement rasés (17 %), alors que 42 % des femmes de plus de 35 ans apprécient ce style. Autre témoignage de cette inversion : 44 % des plus de 50 ans se rasent tous les jours, 6 % seulement des moins de 35 ans.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1084850521196900352"}"></div></p>
<p>Nous sommes passés, chez les hommes, d’une génération au visage lisse à une génération valorisant le poil sur le visage, d’une esthétique faciale glabre à une esthétique pileuse – bien que domptée. Dans les années 1980-1990 caractérisées par un minimalisme esthétique et où dominaient les idéologies modernistes, tout était lisse : le glabre, le clean, la coupe rase des garçons, se sont accordés avec le gris froid de l’ordinateur, la simplicité lisse du mobilier et la nudité des façades ; seuls sur les visages une « mouche » ou quelques poils en bordure des lèvres rappelaient la différence de genre.</p>
<p>Chez les femmes aussi, cette idolâtrie du lisse semble avoir vécu – mais pouvons-nous prévoir l’avenir ? – et les mannequins les plus en vue n’hésitent pas à exhiber des aisselles velues, tandis que certaines influenceuses assument des jambes poilues. Ce mouvement fut initié par Julia Roberts et Milla Jovovich qui exhibaient fièrement en 1999 leurs aisselles dont elles avaient laissé repousser les poils. Serait-ce l’annonce d’un – improbable – retour vers <a href="https://www.nova.fr/news/salvador-dali-larchitecture-du-futur-sera-comestible-et-poilue-143384-26-05-2021/">« une esthétique poilue »</a>, une expression que Salvador Dali employait pour caractériser l’architecture de Gaudi ?</p>
<p><div data-react-class="InstagramEmbed" data-react-props="{"url":"https://www.instagram.com/p/B06HuNWhGiX","accessToken":"127105130696839|b4b75090c9688d81dfd245afe6052f20"}"></div></p>
<p>La mise en relation de la manière d’entretenir ses poils et des dominantes stylistiques est manifeste à d’autres périodes de l’histoire. Ainsi à la fin du XVIII<sup>e</sup> siècle. L’exubérance des jardins baroques, la prolifération ornementale des chapelles de la même époque et les extraordinaires coiffures : perruques du règne de Louis XVI, ornées de plumes, de rubans, de bateau… participent d’un même schème esthétique.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/560462/original/file-20231120-17-gkbvzd.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/560462/original/file-20231120-17-gkbvzd.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=848&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/560462/original/file-20231120-17-gkbvzd.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=848&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/560462/original/file-20231120-17-gkbvzd.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=848&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/560462/original/file-20231120-17-gkbvzd.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1065&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/560462/original/file-20231120-17-gkbvzd.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1065&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/560462/original/file-20231120-17-gkbvzd.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1065&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Typologie des perruques présentée dans l’Encyclopédie méthodique, 1785.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Perruque#/media/Fichier:Perruques_-_Encyclop%C3%A9die_m%C3%A9thodique.png">Wikimedia</a></span>
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<p>Scruter une société par ses recoins pileux peut paraître a priori bien futile. Mais ces jeux de l’apparence qui semblent détourner de l’essentiel nous y ramènent brutalement quand on considère les passions, les polémiques, les interdits, les violences qu’ils peuvent susciter. Comme souvent, l’accessoire (ici le lisse et le dru) est une fenêtre privilégiée pour humer l’air du temps.</p>
<hr>
<p><em>Pour aller plus loin : Christian Bromberger, <a href="http://www.editions-creaphis.com/fr/catalogue/view/1093/les-sens-du-poil/">« Les sens du poil »</a>, Creaphis éd.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/217574/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Christian Bromberger ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Les critères de beauté évoluent, et la pilosité n’échappe à la règle, nous renseignant au passage sur les rôles de genre dans la société.Christian Bromberger, Anthropologue, professeur émérite, Aix-Marseille Université (AMU)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2114532023-11-19T16:36:15Z2023-11-19T16:36:15ZRécit : Des cochons et des hommes<p><em>« Faire le cochon » endurcirait nos existences molles de petits consommateurs, dépossédés, déconnectés des réalités de la vie. L’anthropologue Madeleine Sallustio a effectué une enquête de terrain de plusieurs semaines dans un collectif autogéré en Italie. Avec ces habitants, elle participe à la transformation du cochon. Cela l’amène à documenter des clivages de genre communs dans ces collectifs. Premier article de notre série de récits écrits pour The Conversation France.</em></p>
<hr>
<p>Nous nous sommes levés tôt. Il fait encore nuit. À la frontale, nous sommes plusieurs à converger vers le lieu de rendez-vous : Casa Gialla, un des gros bâtiments de ferme qui compose Montecaro. Ce collectif agricole, dans les collines toscanes, en Italie, est squatté depuis déjà huit ans.</p>
<p>Il recouvre près de 200 hectares d’oliviers, des vignes, quelques champs de blé, de petits jardins et plusieurs bâtis, transformés en habitation. Le groupe de jeunes adultes qui y habite et travaille s’est transformé au cours du temps. Certains étaient poussés par le souci de maintenir la vocation agricole de cet espace face à la <a href="https://www.torrossa.com/en/resources/an/4536290">spéculation immobilière et le marché de la résidence secondaire</a>. D’autres, étaient motivés par l’envie d’expérimenter un <a href="https://www.cairn.info/revue-techniques-et-culture-2020-2-page-178.htm">mode de vie autonome</a>, de voir de quelle utopie ils étaient capables, d’aller un peu plus loin que des <a href="https://www.cairn.info/revue-ethnologie-francaise-2022-3-page-487.htm?contenu=article">mouvements sociaux urbains</a> desquels beaucoup d’entre eux étaient familiers.</p>
<p>Vivre « ici et maintenant » le monde que l’on souhaiterait voir advenir, sans l’aide des partis ou des syndicats, sans espérer ni la révolution ni l’effondrement : telle était la démarche politique défendue ici. C’est ce que je suis venue étudier, moi, Madeleine, anthropologue belge. J’étudie le rapport que les êtres humains entretiennent à l’égard du temps, les choix d’organisation du travail, le rapport au passé, au présent, à l’avenir.</p>
<p>Peu sportive, je trottine de manière précipitée derrière ‘Cici qui, malgré mon italien basique, semble m’avoir trouvée sympathique. Il me taquine, et parfois, me tape gaillardement dans le dos en se moquant de mes origines molisaines. Cette région d’Italie si petite, si dépeuplée, qu’on dit, en Toscane, qu’elle n’existe pas.</p>
<p>Mais ‘Cici avait aussi été accueillant. Il avait trouvé important de m’expliquer comment était né le projet. Il avait « pris le temps », comme on dit. Depuis huit ans, le travail est collectif et autogéré à Montecaro, tout comme la vie quotidienne. On vise l’égalité, l’horizontalité et l’anti-autoritarisme dans les prises de décisions. « Pas de patron dans nos sillons ! », ainsi pourrait-on traduire leur slogan, écrit sur leurs affiches, banderoles et étiquettes, sans trahir leur anonymat. Cette semaine, une des priorités sur laquelle s’est mis d’accord le collectif est l’abattage de plusieurs cochons. Il est déjà un peu tard pour la saison, on a peur des mouches.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/554543/original/file-20231018-27-hrcc1f.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/554543/original/file-20231018-27-hrcc1f.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/554543/original/file-20231018-27-hrcc1f.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/554543/original/file-20231018-27-hrcc1f.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/554543/original/file-20231018-27-hrcc1f.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/554543/original/file-20231018-27-hrcc1f.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/554543/original/file-20231018-27-hrcc1f.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Un groupe du collectif se prépare pour l’abattage du cochon.</span>
<span class="attribution"><span class="source">M. Sallusto</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>On arrive sur place. Francesco, Giuseppe, Simone, Luca, ‘Cici qui s’appelle en réalité également Francesco, Daniele, Lisa et moi, qui sommes les deux seules femmes.</p>
<p>On prépare un gros chaudron d’eau qu’on fait bouillir dans la cour. On installe des palettes en bois, qu’on rince au jet d’eau. Le groupe est calme, parle peu, fume. Il est difficile de distinguer la nervosité de la fatigue. Francesco nous fait un café. Lui, ne participera pas à l’abattage. Il dit avoir d’autres choses à faire, et que, de toute façon, faire le cochon, « ce n’est pas son truc ».</p>
<p>Lorsque l’eau est assez chaude, on se dirige vers l’enclos des cochons. Nous sommes plusieurs à suivre même si notre présence n’est pas requise.</p>
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<h2>Abattre et transformer le cochon consacre la quête de paysannerie</h2>
<p>Une curiosité solennelle flotte dans l’air. Les cochons sont isolés et c’est Giuseppe, un des premiers squatteurs du lieu, formé à l’abattage des cochons par un agriculteur voisin, qui tue le premier animal, au pistolet. Le cochon crie peu. Appâté par un sac de grain, il s’était laissé approcher facilement. Il faut l’aide de deux personnes pour contenir les spasmes post-mortem du corps de l’animal. Giuseppe pointe du doigt certains membres de l’assemblée pour demander de l’aide. Il cherche les gros bras. Cela dure plusieurs minutes. Une fois inerte, le corps de l’animal, d’environ 200 kg, est finalement attaché à une corde et traîné en tracteur jusqu’à l’atelier.</p>
<p>On le hisse sur les palettes. Le travail peut enfin commencer pour les petites mains, comme moi.</p>
<figure class="align-center zoomable">
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<span class="caption">Le cochon est tracté par un tracteur jusqu’au lieu où il sera travaillé par le collectif.</span>
<span class="attribution"><span class="source">M. Sallustio</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<figure class="align-center ">
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<span class="caption">Une fois tué, le cochon est hissé sur un plan de travail en hauteur. L’échaudage peut commencer.</span>
<span class="attribution"><span class="source">M. Sallusto</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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</figure>
<p>L’abattage et la découpe du cochon sont un travail qui nécessite d’être nombreux. Il dure toute la journée. De nombreuses personnes passeront relayer l’équipe ou filer des coups de main, sans nécessairement rester toute la journée. Certains ont plus d’expérience, d’autres moins. L’événement attire aussi de nombreux curieux. De manière générale, <a href="https://www.jstor.org/stable/40988615">comme en France</a>, l’abattage du cochon est un événement. Il incarne l’imaginaire que se font les habitants de Montecaro de la vie paysanne. Il consacre leur projet de vie et de travail agricole en collectif.</p>
<h2>Endurcir nos existences</h2>
<p>On parle beaucoup de l’abattage du cochon dans les pièces communes, avant et après le jour J. Certains compatissent, tantôt avec la bête, tant avec le bourreau. On parle de « courage d’abattre ». De l’importance de tuer sans faire souffrir. On parle aussi de la cohérence que procure le fait de pouvoir tout gérer, de A à Z, manger les bêtes qu’on élève, celles qu’on a chéries, nourries, tuées, découpées, cuisinées. On débat sur le respect de la vie animale.</p>
<p>Certains défendent le fait que manger de la viande sans être capable de tuer ou, a minima, de se confronter à la mort, serait peu honorable. Cela consisterait à déléguer le « sale boulot » qui, par cette rhétorique, cesse aussitôt d’en être un. Cet événement ravive le souhait originel d’autonomie. Apprendre à « faire soi-même ». Et pas n’importe quoi : de la viande, des protéines.</p>
<p>« Faire le cochon », en somme, endurcirait nos existences molles de petits consommateurs, privilégiés et pourtant dépossédés, impuissants, déconnectés des réalités de la vie. Être capable de se confronter à la mort, au lourd, au sale. C’est un discours qui est commun, notamment dans les registres de légitimation de consommation de viande, une <a href="https://www.fayard.fr/livre/apologie-du-carnivore-9782213655826/">« éthique du carnivore »</a> qui défend l’acceptabilité de manger de la viande à condition d’être capable de tuer.</p>
<p>On parle aussi des <a href="https://journals.openedition.org/cm/2910">paysans d’antan</a>, du rôle qu’avait le cochon dans l’alimentation, des recettes toscanes traditionnelles. On tisse un rapport de filiation identitaire avec la paysannerie. « Faire le cochon » est alors, pour certains, une manière de continuer ce que faisaient les anciens.</p>
<p>Ce type d’événement, qui consacre, qui réactualise le ou les projets que chacun est venu chercher ici, n’est pas uniquement l’apanage de l’abattage du cochon. D’autres événements similaires ont cet effet : les vendanges, les moissons, ou des réunions politiques annuelles avec d’autres fermes.</p>
<h2>Avoir sa place</h2>
<p>Mais retournons à nos cochons. Une fois sur les palettes, une petite entaille dans le cou de la bête permet de le vider de son sang. Le plus vite est le mieux. Sans quoi, le sang coagule. Ce dernier est récupéré dans un saladier. On agite le fluide avec un fouet. Il sera cuisiné dans la journée sous forme de crêpe, le <em>migliaccio di sangue</em>.</p>
<p>Ensuite, on procède au toilettage. Il s’agit de raser à blanc le cochon. Le travail se fait par équipes de deux. Une personne gratte la fourrure de l’animal à l’aide d’un couteau et guide son acolyte, qui arrose méticuleusement d’un filet d’eau bouillante les zones à l’aide d’un petit broc en métal. Le travail est précis. Trop d’eau bouillante d’un coup cuirait la peau du cochon et refermerait les pores de sa peau définitivement. Les poils ne s’épileraient plus, ce serait gâcher du lard.</p>
<figure class="align-center ">
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<span class="caption">Le cochon est saigné.</span>
<span class="attribution"><span class="source">M. Sallustio</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<figure class="align-center ">
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<figcaption>
<span class="caption">Le cochon est échaudé.</span>
<span class="attribution"><span class="source">M. Sallustio</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
</figcaption>
</figure>
<figure class="align-center ">
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<figcaption>
<span class="caption">La préparation des carcasses pour la boucherie prend toute la journée et est un travail collectif.</span>
<span class="attribution"><span class="source">M. Sallustio</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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</figure>
<p>Lisa et moi sommes à ce poste, avec la nièce de Daniele, une enfant d’une dizaine d’années, que je trouve particulièrement volontaire. À trois, nous versons de l’eau à la demande des manieurs de couteaux et remplissons nos petits brocs en métal dans la grosse marmite d’eau. Les autres habitantes du collectif n’interviendront dans ce travail qu’à l’étape de préparation des saucisses et pâtés, le jour qui suit la boucherie. Et encore, plusieurs d’entre elles sont végétariennes, ce qui diminue la main-d’œuvre féminine potentielle, dans un collectif déjà majoritairement <a href="https://journals.openedition.org/itti/2667">composé d’hommes</a>.</p>
<p>Derrière cette organisation du travail spontanée qui se met en place, il existe des enjeux d’égalité de genre. Lisa, qui n’en est pas à son premier cochon, m’explique qu’il lui a été difficile de s’imposer comme légitime dans cette activité.</p>
<blockquote>
<p>« La première fois que j’étais là pour le cochon, j’avais dit la veille que j’aurais aimé participer et ils sont partis le faire sans me prévenir ! Ils disaient qu’ils n’avaient pas pensé que j’étais sérieuse, que les filles étaient d’habitude dégoutées par le sang, la mort, ce genre de chose. Mais pas moi ! Alors, je suis venue, et on m’a fait verser de l’eau chaude pendant des heures. J’avais pas le droit de tenir le couteau quoi ! On finissait toujours par me l’enlever des mains. Quand ils coupaient la viande, j’avais très envie d’apprendre. Mais comme c’était la veille d’une fête, il y avait plein de choses à faire et quelqu’un est venu me chercher pour que je peigne des panneaux pour indiquer le parking. Pourquoi il ne l’a pas demandé à Francesco ? Lui non plus n’avait jamais découpé le cochon, c’était pas comme s’il était plus efficace que moi ! Non, mais c’est un mec. Il avait sa place là. »</p>
</blockquote>
<h2>Travail visible, travail invisible</h2>
<p>Cette situation est récurrente dans le travail agricole, et ce, dans la très grande majorité des collectifs que j’ai rencontrés, tant en France, qu’en Italie et qu’en Espagne. La division genrée du travail fait la norme. Cela se manifeste par la répartition inégale des genres dans les activités. Les femmes sont plus souvent en charge des plantes médicinales, de l’éducation des enfants, du ménage ou un travail administratif ; et les hommes aux machines, sur les tracteurs, avec les tronçonneuses, les charges lourdes et les outils coupants. Ce n’est pas un hasard si nous sommes si minoritaires aujourd’hui, Lisa et moi. Des mises à l’écart informelles s’exercent, notamment sous le couvert de l’efficacité et de la sécurité (que chacun fasse ce qu’il <em>sait</em> faire), ou de l’aisance et du choix personnel (que chacun fasse ce qu’il a <em>envie</em> de faire, là où il se sent le plus à l’aise).</p>
<figure class="align-left zoomable">
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<figcaption>
<span class="caption">Une fois les bêtes échaudées, elles sont suspendues par les tendons à des crochets pour être vidées de leurs entrailles.</span>
<span class="attribution"><span class="source">M. Sallusto</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Pourtant, rares sont ceux qui arrivent formés à l’agriculture : des relations de formation informelles existent. La division genrée commence par ce biais : les tâches d’hommes seront enseignées prioritairement aux hommes, façonnant par là un ensemble de compétences et d’attitudes genrées dans le quotidien. Il en va de la manipulation du tracteur, de la sollicitation pour porter de lourdes charges (comme des ballots de foin, des bûches de bois, du matériel de construction, des sacs de grain), ou encore de la camaraderie autour de la boisson alcoolisée. La vinification ou le brassage de la bière sont effectivement aussi des activités qui attirent davantage les hommes.</p>
<p>Lisa a bien conscience de cette division qu’elle considère à la fois comme une injustice et comme le risque de se voir dépossédée du projet en tant que tel.</p>
<blockquote>
<p>« Quand tu es dans une ferme, tu fais le cochon, tu conduis le tracteur, tu bucheronnes… c’est ça qui est visible. Personne ne va venir dans la ferme et te dire “qu’est-ce qu’ils sont jolis tes panneaux de parking.” […] Mais du coup on va féliciter Giuseppe pour ses cochons. “Bravo, Giuseppe, merci, Giuseppe”. Ça donne du pouvoir ça ! Il devient plus irremplaçable. Moi quand on dit ça, je réagis toujours : “non, ce sont NOS cochons” ».</p>
</blockquote>
<figure class="align-center ">
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<figcaption>
<span class="caption">Les carcasses sont fendues dans le sens de la longueur et amenées au lieu de boucherie.</span>
<span class="attribution"><span class="source">M. Sallusto</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
</figcaption>
</figure>
<h2>Les femmes redoublent d’efforts pour se situer à l’égal des hommes</h2>
<p>Le toilettage continue. Nous insistons pour prendre un couteau, tourner, changer de poste. Ce que nous vivons comme une revendication politique est en vérité accepté sans discussion. On me tend le couteau. Je découvre qu’être à ce poste implique, à un moment, d’extraire l’anus du cochon. L’opération me dégoûte profondément pour diverses raisons, mais je tente de garder mes haut-le-cœur pour moi. L’heure n’est pas aux aveux de faiblesse, il s’agit de montrer que je suis à la hauteur, sans quoi je crains être reléguée et à jamais enfermée dans le rôle de la verseuse d’eau, avec les femmes et les enfants. Lisa note mon désemparement et éclate de rire.</p>
<blockquote>
<p>« J’ai eu la même réaction quand j’ai dû couper les couilles de mon premier cochon ! J’ai pas réussi… J’étais tellement déçue que Tonio le fasse à ma place, j’avais l’impression d’avoir confirmé l’image qu’ils avaient de moi. »</p>
</blockquote>
<p>Ici comme ailleurs, il est intéressant de constater à quel point les femmes redoublent souvent d’efforts pour se situer à l’égal de l’homme. Chantiers non mixtes pour apprendre à manier la tronçonneuse, cours d’ergonomie pour porter des charges lourdes, démonstration de force. L’inverse est rarement vrai. C’est par exemple ce que m’expliquait Rita, une autre habitante du collectif :</p>
<blockquote>
<p>« On ne prend pas assez au sérieux la cuisine. Or, ce n’est pas si évident de prévoir des menus équilibrés sur la semaine pour 25 personnes avec les produits du jardin ! Ça aussi, ça nécessite des formations. Pour les gars, ça irait si on mangeait juste des pâtes midi et soir, mais ce n’est pas sain. Sauf que si ça ne te convient pas, alors, c’est toi qui te retrouves à faire à manger. Prendre soin, c’est encore pour les femmes ».</p>
</blockquote>
<p>D’autres cochons sont tués : un adulte et trois petits. Une fois les bêtes échaudées, elles sont suspendues par les tendons à des crochets pour être vidées de leurs entrailles. Ici encore, c’est Giuseppe qui veille à ce que les coups de hachette et de couteaux soient précis. Il s’agit de ne pas perforer les intestins. Les abats destinés à être cuisinés le jour même sont mis de côté. Une fois le cochon lavé, vidé, il est fendu en deux dans le sens de la longueur. Il faudra être plusieurs pour amener sa carcasse, devenue viande, jusqu’au lieu de boucherie. Là encore, on appelle aux gros bras. On laisse faisander les carcasses une nuit. La boucherie n’aura lieu que le lendemain.</p>
<h2>« Et alors ! ? On ne t’a pas appris à aiguiser des couteaux à Milan ? »</h2>
<p>Le lendemain, je réponds présente. Il y a moins de monde. C’est moins spectaculaire. Lisa n’est pas là. C’est une autre ambiance. Nous sommes à l’intérieur d’un grand hangar dont la fonction est polyvalente. Salle de fête, d’assemblée, de formation, de stockage, de boucherie. On écoute du rap très fort. On aiguise des couteaux réservés à cet usage.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/558638/original/file-20231109-21-u53mqf.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/558638/original/file-20231109-21-u53mqf.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/558638/original/file-20231109-21-u53mqf.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/558638/original/file-20231109-21-u53mqf.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/558638/original/file-20231109-21-u53mqf.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/558638/original/file-20231109-21-u53mqf.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/558638/original/file-20231109-21-u53mqf.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Boucherie : les os sont fendus à la hache, les jambons coupés, ainsi que les côtelettes et filets.</span>
<span class="attribution"><span class="source">M. Sallusto</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Giuseppe et ‘Cici ne quittent pas leur posture de pédagogue de la veille. Ils seront très patients et bienveillants avec moi, s’assurant que tout aille bien, que je ne me coupe pas, que je n’aie pas mal au dos. Ils sont en revanche beaucoup plus moqueurs et provocateurs avec Enzo, plus jeune. Ancien étudiant de philosophie, Enzo a rejoint le collectif depuis peu. Il était arrivé en vélo, faisait de la musique, et surjouait une attitude légère et dilettante.</p>
<p>Giuseppe lève les yeux au ciel en voyant Enzo tenter d’aiguiser un couteau avec le fusil. Il lui prend le couteau des mains :</p>
<blockquote>
<p>« Et alors ! ? On ne t’a pas appris à aiguiser des couteaux à Milan ? »</p>
</blockquote>
<p>Tous les hommes éclatent de rire. Les railleries sur son origine milanaise sont nombreuses, Milan apparaissant comme la ville bourgeoise et « bling bling », loin de l’autonomie libertaire. Enzo en joue. Il incarne tantôt le vagabond bohème, tantôt l’enfant de riche, voire l’enfant tout court. Jouer au fou, au Mat, lui permet d’échapper au sérieux et aux responsabilités qui l’accompagnent. Sa posture est intéressante car le décalage de cet homme avec la virilité et l’ardeur technique au travail attendues de lui permet de mettre en lumière le rôle qu’il ne remplit pas. Cela fait donc l’objet de moqueries et, par là, visibilise les normes relatives à la masculinité dans ce collectif.</p>
<figure class="align-right ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/554958/original/file-20231020-27-tchtxe.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/554958/original/file-20231020-27-tchtxe.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=900&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/554958/original/file-20231020-27-tchtxe.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=900&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/554958/original/file-20231020-27-tchtxe.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=900&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/554958/original/file-20231020-27-tchtxe.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1131&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/554958/original/file-20231020-27-tchtxe.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1131&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/554958/original/file-20231020-27-tchtxe.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1131&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Les premiers bouts de viande sont cuits au barbecue alors que la boucherie continue. Ce sera l’occasion de faire une pause.</span>
<span class="attribution"><span class="source">M. Sallustio</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Francesco, quant à lui, est depuis hier pendu aux lèvres de Giuseppe et ‘Cici. Clope au bec, il apprend. Un jour, il devra pouvoir le faire seul. Je travaille pour ma part avec Enzo. Nous sommes en bout de chaîne, à dégraisser, désosser, et tailler le lard et les plus petits morceaux de viande pour le hachoir à saucisse. Les autres, vrais bouchers, fendent des os à la hache, à la scie, détachent jambons, côtelettes, filets. Aucune partie du cochon ne sera gâchée. Tous les os, bouts de peau, de gras, les pieds et autres morceaux seront bouillis dans une grande marmite. On épicera le tout selon différentes recettes pour faire du pâté de tête.</p>
<p>La viande sera congelée ou transformée en saucisse, elle-même congelée pour les grandes occasions. Quelques morceaux seront consommés au barbecue, petit privilège des travailleurs. L’équipe de boulangers, à l’œuvre en même temps que nous dans le fournil, fait de même avec la <em>focaccia</em> sortie du four. Bénéficier directement de son labeur, après tout, est un des leitmotive du travail tel qu’il est déployé ici.</p>
<h2>Ce sont systématiquement les femmes qui s’en vont</h2>
<p>Malgré les aspirations égalitaires des collectifs que j’ai rencontrés dans le cadre de mes terrains en Italie, en France et en Espagne, l’organisation du travail et de la vie quotidienne demeure donc fortement genrée. Si l’objectif de ces lieux est de réinventer des manières de s’organiser « alternatives », on est en droit de se demander de quelle alternative au patriarcat il est question.</p>
<p>Les initiatives néo-paysannes reproduisent en effet la matrice dominante dans leur manière de penser les archétypes, en l’occurence, le <a href="https://anthrosource.onlinelibrary.wiley.com/doi/epdf/10.1525/ae.2005.32.4.593">paysan traditionnel, homme, blanc, hétérosexuel</a>. S’identifier à la paysannerie, pour les femmes, demande un travail de désexualisation de cet archétype, sans quoi, l’identification au rôle de la <em>paysanne</em> et de sa position dans les rapports de domination n’est pas enviable.</p>
<p>Cet effort de nécessairement penser l’anticapitalisme et le « retour à la terre » selon une perspective écoféministe est permanent et la difficulté à transformer les rapports de force internes à ces groupes se manifeste notamment par la désertion des femmes.</p>
<p>À la fin de mon terrain en novembre 2021, de nombreuses femmes allaient en effet quitter le collectif, laissant Lisa comme seule habitante. Cela l’attristait, malgré les blagues des habitants du lieu qui cherchaient à dédramatiser la situation. « Vive la reine ! Vive la reine ! Vive la reine des lieux ! » était une phrase souvent scandée à son égard dans les espaces collectifs, tout particulièrement pour la remercier d’avoir fait la cuisine. Elle se séparera un an après de son conjoint et quittera également le collectif.</p>
<p>Ce sont systématiquement les femmes qui s’en vont. Les hommes, davantage intégrés, formés, engagés dans le projet, sont plus systématiquement intégrés au travail, non sans pression sociale. Si le but de ces initiatives est de reprendre de la maîtrise sur son environnement, se ressaisir, multiplier les savoirs et savoir-faire, les hommes ont une expérience finalement plus émancipatrice que les femmes dans ces aventures néo-paysannes pour qui le « retour à la terre » s’apparente plutôt à un <a href="https://www-sciencedirect-com.ezproxy.ulb.ac.be/science/article/pii/S0743016714000400">« retour au foyer »</a>.</p>
<p>Si pour <a href="https://thecommunists.org/2023/06/15/news/environment-day-un-ecology-without-class-struggle-gardening/">Chico Mendes</a> l’écologie sans la lutte des classes se résume à du jardinage, on est en droit de se demander ce qu’est le « retour à la terre » s’il fait l’économie du féminisme.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/211453/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Madeleine Sallustio a reçu des financements de l'InSHS (CNRS) et du Centre de sociologie des organisations (CSO) de SciencesPo pour la réalisation de cette recherche. </span></em></p>Au sein d’un collectif agricole autogéré, on abat soi-même le cochon. Si cet événement témoigne d’une forte volonté politique, il visibilise aussi des clivages de genre. Récit.Madeleine Sallustio, Anthropologue, Sciences Po Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2162842023-10-30T19:09:19Z2023-10-30T19:09:19ZComment les sorcières sont devenues des icônes féministes<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/556306/original/file-20231027-17-4bj4it.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=1%2C0%2C1020%2C590&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Femmes accusées d'être sorcières brûlées sur le bûcher à Derenburg en 1555</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Zeitung_Derenburg_1555_crop.jpg">Wikimedia Commons</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span></figcaption></figure><p>Halloween oblige, les sorcières réapparaissent, aux côtés d’autres figures d’épouvante convoquées pour l’occasion. Pourtant, contrairement aux citrouilles, zombies et autres <em>poltergeists</em>, elles n’ont jamais tout à fait quitté l’actualité ces dernières années – et surtout, elles se rapportent à une réalité historique.</p>
<p>Des personnalités contemporaines, comme la députée Sandrine Rousseau, ont par exemple signé des <a href="https://www.lejdd.fr/Societe/lappel-de-200-personnalites-sorcieres-de-tous-les-pays-unissons-nous-3928922">tribunes associant cette figure à leurs revendications</a>. Présentées comme des femmes persécutées en raison de leur genre, dans la lignée des <a href="https://entremonde.net/caliban-et-la-sorciere">travaux de la philosophe Silvia Federici</a> et de <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/sorcieres-9782355221224">l’ouvrage de Mona Chollet</a>, les sorcières irriguent le débat public.</p>
<p>En effet, la répression de la sorcellerie peut être vue comme une <a href="https://www.nonfiction.fr/article-9624-la-sorciere-metaphore-de-la-condition-feminine.htm">métaphore de la condition féminine à travers l’histoire</a>, manifestation violente de l’hégémonie patriarcale.</p>
<p>Pour les historiennes et les historiens spécialistes, le <a href="https://www.cambridge.org/core/books/abs/witchcraft-in-early-modern-europe/many-reasons-why-witchcraft-and-the-problem-of-multiple-explanation/8E67EE2828CB2F730F9E5D1DDB1B31A4">constat est plus contrasté</a>, <a href="https://books.openedition.org/pul/7157?lang=en">sans minimiser l’impact des discours et des imaginaires misogynes à l’œuvre dans ces accusations</a>, ni la réalité des dizaines de milliers de femmes persécutées et tuées pour crime de sorcellerie.</p>
<p>Finalement, de quoi parle-t-on lorsque nous évoquons les « sorcières » ? De trois objets, complémentaires, mais distincts. La persécution réelle d’individus accusés de sorcellerie d’abord. D’une figure symbolique ensuite, s’appuyant sur cette dernière, mais construction culturelle au fil des siècles sur laquelle se sont bâtis et appuyés des discours puissants et encore actifs aujourd’hui. D’une nouvelle réalité, enfin, celle d’individus s’identifiant comme « sorcières » et dont les pratiques comme les croyances se revendiquent des accusées du passé, notamment les adeptes des <a href="https://www.persee.fr/doc/assr_0335-5985_1997_num_100_1_1181_t1_0106_0000_3">mouvements néo-païens</a>.</p>
<h2>La répression de la sorcellerie, une réalité historique</h2>
<p>De l’Antiquité, le Moyen Âge conserve le souvenir d’une législation <a href="https://www.persee.fr/doc/efr_0000-0000_1976_ant_27_1_2009">romaine</a> et impériale rigoureusement sévère contre les magiciens et la magie, <a href="https://www.jstor.org/stable/283219">qu’elle condamnait à mort lorsque celle-ci était destinée à nuire</a>. Héritier de ces conceptions, le Moyen Âge chrétien organise une lutte contre toutes formes de réminiscences du paganisme – pratiques magiques et divinatoires, culte des idoles, etc. – que l’Église englobe dans le champ des superstitions.</p>
<p>Les premiers procès de sorcellerie apparaissent, dans les sources, <a href="https://www.binge.audio/podcast/pop-culture/maxime-et-les-proces-de-sorcellerie-partie-1">dès le début du XIIIᵉ siècle, notamment en Italie du Nord</a>. Ils se rencontrent de plus en plus fréquemment en raison, notamment, d’un changement de perception.</p>
<p>De fait, la sorcellerie est progressivement considérée comme un crime plus grave. Dès les années 1280, elle tend à être assimilée à une hérésie, dans le cadre d’une mouvement plus large. En effet, à la même période, l’Église inaugure un vaste projet de lutte contre toutes les hérésies, dans un contexte de crise politique et d’affirmation du pouvoir pontifical. Elle se dote d’une institution spécifiquement dédiée à ce projet, <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-lundis-de-l-histoire/heresie-et-inquisition-9253397">l’Inquisition</a>.</p>
<p>Dans ce nouveau paradigme, la sorcellerie impliquerait explicitement un pacte avec le diable et l’invocation des démons. De ce fait, les accusés encourent la peine réservée aux hérétiques : la <a href="https://journals.openedition.org/medievales/1087">condamnation au bûcher</a>. Un des moments clefs de cette nouvelle définition est la promulgation, en 1326, de la bulle <em>Super illius specula</em> <a href="https://www.cairn.info/satan-heretique--9782738113665-page-17.htm">par le pape Jean XXII (1316-1334)</a>. La sorcellerie est considérée comme une menace tangible pour la société chrétienne.</p>
<p>Pour la combattre, l’Église n’est pas seule. Les pouvoirs laïcs – les rois, les seigneurs, mais aussi les villes – et leur justice participent également à la répression.</p>
<p>Les procès se rencontrent de plus en plus fréquemment en Europe et se multiplient jusqu’à la fin du XV<sup>e</sup> siècle, sans être toutefois un phénomène de masse.</p>
<p>Bien qu’associées dans l’imaginaire collectif au Moyen Âge, les grandes « chasses aux sorcières » ne démarrent véritablement qu’à l’époque moderne.</p>
<p>L’approche quantitative de la répression de la sorcellerie est complexe. La conservation des sources est incomplète, leur étude non exhaustive. Néanmoins, un consensus se dégage. En Europe, entre les XIII<sup>e</sup> et XVIII<sup>e</sup> siècles, le nombre de procès en sorcellerie se situerait entre <a href="https://www.kaggle.com/datasets/michaelbryantds/witch-trials">100 000 et 120 000 pour 30 000 à 50 000 exécutions</a>.</p>
<h2>Entre 1550 et 1650, 80 à 85 % des personnes poursuivies sont des femmes</h2>
<p>Parmi les individus accusés, les femmes occupent une part prépondérante sur l’ensemble de la période de criminalisation.</p>
<p>Celles-ci ont des profils très divers. Contrairement aux idées reçues, l’étude des procès révèle que ce ne sont <a href="https://www.persee.fr/doc/hes_0752-5702_1993_num_12_2_1668">pas exclusivement des femmes marginalisées, vieilles, célibataires ou veuves</a>. Toutes les catégories sociales se rencontrent devant les tribunaux, y compris les mieux insérées et les plus fortunées.</p>
<p><a href="https://www.cath.ch/newsf/la-chasse-aux-sorcieres-sest-developpee-comme-une-fake-news/">Personne n’est à l’abri d’une accusation de sorcellerie</a>, souvent issue d’une dénonciation, qui peut découler d’une rumeur ou de tensions.</p>
<p>À l’origine, la machine judiciaire n’est pas spécifiquement dirigée contre les femmes, mais la persécution se concentre sur elles <a href="https://books.openedition.org/pul/7157?lang=en">à partir de la fin du Moyen Âge et tout au long de l’époque moderne</a>.</p>
<p>Ainsi, si cette criminalisation touche à l’époque médiévale <a href="https://hal.science/hal-03296671/">autant les femmes que les hommes</a> – avec parfois des particularismes régionaux où peuvent s’observer <a href="https://journals.openedition.org/crm/11507?lang=es">certaines nuances</a>, <a href="https://www.routledge.com/The-Witch-Hunt-in-Early-Modern-Europe/Levack/p/book/9781138808102">entre 1550 et 1650, 80 à 85 % des personnes poursuivies auraient été des femmes</a>.</p>
<p>Pour comprendre cette évolution, il faut se pencher sur le concept novateur du sabbat, sur lequel se sont appuyées les chasses aux sorcières. Cet imaginaire, qui se construit au XV<sup>e</sup> siècle, englobe, en apparence, autant les hommes que les femmes. Toutefois, dès le départ, comme l’indiquent les historiennes Martine Ostorero et Catherine Chêne, il diffuse les ferments d’une misogynie destinée à s’amplifier par la suite, dans une <a href="https://shs.hal.science/halshs-03394529">période de circulation intense de stéréotypes contre les femmes</a>. Selon ce paradigme, les femmes, plus faibles, sont davantage susceptibles de <a href="https://journals.openedition.org/crm/768">céder au diable que les hommes</a>.</p>
<p>Avant toute chose, c’est du fait de la croyance en la réalité de leur pacte avec les démons que ces femmes, mais aussi ces hommes et ces enfants, font l’objet de poursuites judiciaires et, dans un cas sur deux, sont susceptibles d’être condamnés, le plus souvent à mort.</p>
<h2>La sorcière, de la répression à la figure « mythique »</h2>
<p>Plusieurs coups d’arrêts marquent la fin des procès et amorcent la décriminalisation de la sorcellerie (édit du Parlement de Paris de 1682, <em>Witchcraft Act</em> de 1736). Ainsi, en Europe, <a href="https://www.slate.fr/societe/femmes-coupables/anna-goldi-proces-injuste-sorciere-condamnee-mort-histoire-suisse">Anna Göldi</a> fut la dernière personne exécutée pour sorcellerie en 1734 à Glaris, en Suisse.</p>
<p>Désormais dépénalisé, le phénomène devient un objet d’études et de fascination.</p>
<p><em>La Sorcière</em> de Jules Michelet (1862) marque une rupture importante dans la réhabilitation du personnage. En insistant sur sa dimension symbolique et mythique dans le discours historique national, la sorcière ne serait plus simplement une création de l’Église et de l’État pour justifier leur pouvoir. C’est l’incarnation du peuple, auquel il attribue un génie particulier, et de sa <a href="https://books.openedition.org/septentrion/13577?lang=fr">révolte contre les oppressions du Moyen Âge</a>.</p>
<p>Une nouvelle approche de la sorcellerie émerge en parallèle, mettant l’accent sur ses éléments folkloriques. Certains auteurs, comme les frères Grimm, cherchent à démontrer les liens entre la <a href="https://publikationen.sulb.uni-saarland.de/handle/20.500.11880/23635">sorcellerie et les anciennes croyances païennes</a>. Leurs œuvres ont contribué à la circulation de la <a href="https://www.24heures.ch/comment-ma-sorciere-est-devenue-bien-aimee-259859275274">figure de la sorcière dans la culture populaire</a>, où l’on a assisté à son <a href="https://leclaireur.fnac.com/article/66475-sorcieres-des-icones-de-la-pop-culture-entre-bouc-emissaire-et-stars-des-reseaux-sociaux/">« réenchantement »</a>.</p>
<h2>Sorcières et paganisme</h2>
<p>Au tournant du XX<sup>e</sup> siècle, Alphonse Montague Summers suggère que les sorcières étaient membres d’une organisation secrète, hostile à l’Église et à l’État, qui poursuivrait des <a href="https://www.academia.edu/79069952/The_History_OF_Witch_Craft_And_Demonology_Montague_Summers_Complete_Edition_Ultra_Rare_Book_Exhaustive_Annalysis_on_Demons_to_the_Occult_ETC">cultes païens antérieurs au christianisme</a>. On lui doit surtout la traduction du <em>Marteau des sorcières</em>, traité du dominicain Heinrich Kramer, composé entre 1486-1487, dans lequel il appelle à la lutte contre l’hérésie des sorcières, que Summers produit pour donner une <a href="https://www.jstor.org/stable/43446479">nouvelle actualité à son contenu et à ses théories misogynes, auxquelles il adhère</a>.</p>
<p>En 1921, Margaret Alice Murray propose des <a href="https://books.openedition.org/pur/52872?lang=fr">interprétations nouvelles et controversées sur le paganisme des sorcières</a>.</p>
<p>Dans <em>The Witch-Cult in Western Europe</em> (1921), elle suppose l’existence continue d’un culte archaïque de la fertilité dédiée à la déesse Diane dont les sorcières avaient prolongé la pratique ainsi que l’existence réelle, partout en Europe, au sein de sectes de sorcières (des <em>covens</em>). En 1931, dans <em>God of Witches</em>, elle postule encore que ce culte rendrait hommage à un « dieu cornu », diabolisé au Moyen Âge, et que les sorcières avaient été persécutées, après que ces <em>covens</em> furent découverts, vers 1450, puisqu’elles auraient formé une résistance souterraine opposée à l’Église et à l’État.</p>
<p>Ses théories sont <a href="https://www.persee.fr/doc/assr_0335-5985_1997_num_100_1_1181_t1_0106_0000_3">à l’origine des mouvements néo-païens comme la Wicca</a>. Les adeptes de cette religion se nomment sorcières et sorciers. Initiée au Royaume-Uni par Gerald Gardner en s’inspirant des travaux de Murray, la Wicca fait partie d’un mouvement païen contemporain plus vaste fondant leurs pratiques <a href="https://theconversation.com/as-witchcraft-becomes-a-multibillion-dollar-business-practitioners-connection-to-the-natural-world-is-changing-209677">sur l’idée d’une réactivation d’une culture qualifiée de préchrétienne</a>.</p>
<p>Le nombre d’adeptes de cette religion fait l’objet de discussions intenses, mais on estime qu’il pourrait y avoir <a href="https://www.newsweek.com/witchcraft-wiccans-mysticism-astrology-witches-millennials-pagans-religion-1221019">environ 1,5 million de « sorcières » et de « sorciers » aux États-Unis</a>.</p>
<h2>Sorcières et féminisme</h2>
<p>Dès la fin du XIX<sup>e</sup> siècle, dans la première vague féministe, la célèbre autrice et suffragette américaine <a href="https://www.jstor.org/stable/25163624?searchText=Matilda%20Joslyn%20Gage&searchUri=%2Faction%2FdoBasicSearch%3FQuery%3DMatilda%2BJoslyn%2BGage&ab_segments=0%2Fbasic_search_gsv2%2Fcontrol&refreqid=fastly-default%3A62c5b4843b71d8780360c10391a32089">Matilda Joslyn Gage</a> voit en la sorcière le symbole de la science réprimée par l’obscurantisme et l’Église.</p>
<p>Dans le cadre du mouvement de libération des femmes, l’œuvre de Murray inspire un <em>Witches Liberation Movement</em> qui donne naissance à de nombreux groupes féministes aux États-Unis <a href="https://www.jstor.org/stable/3173832">tout particulièrement à New York, à partir d’octobre 1968</a>.</p>
<p>En proposant de réhabiliter le terme « sorcière » grâce à la déconstruction des stéréotypes négatifs associés à ce terme, le mouvement le réinterprète comme une figure de résistance féminine.</p>
<p>Dans les milieux américains, en 1973, Barbara Ehrenreich et Deirdre English, journalistes et écrivaines, signent <em>Sorcières, sages-femmes et infirmières</em>. Elles avancent une théorie controversée. Si les femmes ont été persécutées comme sorcières, c’est en raison d’un savoir accumulé qui mettrait en péril la norme et la domination de genre, et plus spécifiquement la communauté médicale masculine concurrencée par leur connaissance du corps féminin. S’il est vrai que les <a href="https://theconversation.com/la-disparition-progressive-des-femmes-medecins-du-moyen-age-une-histoire-oubliee-192360">professions médicales se structurent au profit des hommes</a> à la fin du Moyen Âge, rien n’établit une corrélation entre un savoir détenu par les femmes et leur condamnation pour sorcellerie. L’historien David Harley parle même de <a href="https://academic.oup.com/shm/article-abstract/3/1/1/1689119">« mythe » de la sorcière sage-femme</a>.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/iBpSYYJSf9k?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">« Tremate, tremate le streghe son tornate ! » (Tremblez, tremblez, les sorcières sont de retour !).</span></figcaption>
</figure>
<p>Dans le même temps, en Italie, les mouvements militants en faveur de la légalisation de l’avortement et engagés dans l’« Unione Donne Italiane », une association féministe italienne créée en 1944, s’inspirent de la vision de Michelet et utilisent pour slogan « Tremate, tremate, le streghe son tornate » (<em>Tremblez, tremblez, les sorcières sont de retour !</em>).</p>
<p>Issues de ces luttes, la sociologue Leopoldina Fortunati et la philosophe Silvia Federici proposent une lecture nouvelle de Karl Marx pour expliquer l’émergence du capitalisme. Selon elles, la naissance de ce système a nécessairement impliqué l’apport d’une <a href="https://www.alternatives-economiques.fr/dictionnaire/definition/96548">accumulation primitive de capital</a> permise par la dépossession sytématique par les hommes du travail non payé des femmes, de leurs corps, de <a href="https://journals.openedition.org/grm/783">leurs moyens de production et de reproduction</a>. En somme, pour les autrices, le <a href="https://www.lemonde.fr/livres/article/2014/07/09/le-corps-terrain-originel-de-l-exploitation-des-femmes_4454118_3260.html">capitalisme n’aurait pas pu se déployer sans le contrôle des corps féminins</a>. L’institutionnalisation du viol, de la prostitution et de la chasse aux sorcières auraient été des manifestations de l’assujettissement méthodique des femmes par les hommes <a href="https://journals.openedition.org/grm/783">et de l’appropriation de leur travail</a>.</p>
<p>Dans cette perspective, Françoise d’Eaubonne, grande figure du MLF et de l’écoféminisme français, dans <em>Le sexocide des sorcières</em> (1999), analyse la chasse aux sorcières comme une « guerre séculaire contre les femmes ».</p>
<p>Très largement médiatisée, la sorcière entre définitivement dans le langage commun comme une figure devenue incontournable de l’<em>empowerment</em> féminin.</p>
<p>Il existe donc un écart manifeste entre la compréhension historique d’un phénomène de répression et les discours et interprétations qui mobilisent la figure de la sorcière depuis le XIX<sup>e</sup> siècle.</p>
<p>Ces réinvestissements – <a href="https://theyorkhistorian.com/2017/03/11/the-european-witch-hunts-a-mass-murder-of-women/">sans être exempts d’approximations ou d’anachronismes</a> – ne possèdent pas moins de valeur, tant sur le plan symbolique qu’analytique. Ils témoignent des préoccupations actuelles, politiques, sociales et culturelles.</p>
<p>Plus généralement, comme l’annonçait dès 1975 la <a href="https://femenrev.persee.fr/issue/sorci_0339-0705_1975_num_1_1">revue féministe française <em>Sorcières</em></a>, ils expriment le combat pour la cause des femmes.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/216284/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Maxime Gelly-Perbellini ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>De quoi parle-t-on lorsque nous évoquons les « sorcières » ? Et quels imaginaires convoque cette figure historique devenue mythique ?Maxime Gelly-Perbellini, Doctorant en histoire du Moyen Âge, École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2147422023-10-16T17:02:50Z2023-10-16T17:02:50ZDéwé Gorodey : l’héritage d’une figure majeure de Nouvelle-Calédonie<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/553988/original/file-20231016-17-85xdy5.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C0%2C928%2C615&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Déwé Gorodey, alors en charge de la condition féminine au gouvernement.
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://la1ere.francetvinfo.fr/nouvellecaledonie/disparition-de-dewe-gorodey-une-personnalite-politique-et-culturelle-de-la-nouvelle-caledonie-s-en-est-allee-1312336.html">Marguerite Poigoune / NC la 1ère</a></span></figcaption></figure><p>L’hiver 2023 en Nouvelle-Calédonie a été marqué par des événements significatifs, <a href="https://theconversation.com/la-nouvelle-caledonie-se-rappelle-au-bon-souvenir-de-la-strategie-indo-pacifique-210485">dont la visite d’Emmanuel Macron</a>, ravivant l’attention sur la situation politique de la région. L’avenir de cette collectivité française d’outre-mer reste incertain <a href="https://la1ere.francetvinfo.fr/nouvellecaledonie/un-an-apres-le-referendum-du-12-decembre-2021-retour-sur-une-annee-tres-politique-1348376.html">après un troisième référendum contesté par les indépendantistes en décembre 2021</a>.</p>
<p>Cette actualité géopolitique nous offre l’occasion d’explorer la vie et l’héritage de Déwé Gorodé ou Gorodey, une figure éminente de la Nouvelle-Calédonie, écrivaine et femme politique, <a href="https://www.lemonde.fr/disparitions/article/2022/08/15/mort-de-dewe-gorodey-figure-de-la-litterature-et-de-l-independantisme-de-nouvelle-caledonie_6138049_3382.html">disparue il y a un an</a>.</p>
<p>Déwé Gorodey, <a href="https://gouv.nc/actualites/17-08-2022/lhommage-dewe-gorodey">ayant occupé des postes gouvernementaux</a>, notamment ceux de la culture, de la condition féminine et de la citoyenneté, a acquis une influence politique significative en Nouvelle-Calédonie. Parallèlement, en tant qu’écrivaine, elle a contribué à l’épanouissement de la littérature kanak en Nouvelle-Calédonie et au sein du monde francophone, sous le nom de Déwé Gorodé, comme le souligne le journaliste des <em>Nouvelles Calédoniennes</em> <a href="https://www.lnc.nc/article/nouvelle-caledonie/politique/maj-reactions-dewe-gorodey-la-fin-des-luttes">Yann Mainguet</a> :</p>
<blockquote>
<p>« Quand la femme politique se transforme en auteure, Déwé Gorodey abandonne une lettre pour devenir Déwé Gorodé. »</p>
</blockquote>
<p>Déwé Gorodé a grandi imprégnée de la culture française et des récits de sa famille kanak, <a href="https://www.youtube.com/watch?v=xX0VS2vO3FM">notamment de son père écrivain</a>. Son éducation politique a été influencée par ses études en France, juste après mai 68, où elle s’est inspirée des luttes étudiantes et des idées de la négritude et de Karl Marx, la <a href="https://www.youtube.com/watch?v=7Y7Gz1NS57o">motivant à s’engager contre les inégalités en Nouvelle-Calédonie</a>. Deux causes en particulier ont revêtu une considérable importance à ses yeux : l’identité kanake et la défense des femmes.</p>
<h2>Quête de reconnaissance de l’identité kanak</h2>
<p>Déwé Gorodey a été une figure influente du mouvement indépendantiste en Nouvelle-Calédonie. Son engagement pour l’indépendance s’est manifesté par sa participation aux <a href="https://la1ere.francetvinfo.fr/nouvellecaledonie/il-y-cinquante-ans-naissance-foulards-rouges-744867.html">Foulards rouges</a> dès 1973, puis au <a href="https://la1ere.francetvinfo.fr/nouvellecaledonie/palika-40-ans-de-lutte-pour-l-independance-379437.html">Parti de Libération Kanak (Palika)</a> en 1976, qui a rejoint le <a href="https://www.france-politique.fr/wiki/Front_de_Lib%C3%A9ration_Nationale_Kanak_et_Socialiste_(FLNKS)%20(FLNKS)">Front de libération nationale kanak et socialiste</a> en 1984.</p>
<p>Elle a d’ailleurs été <a href="https://www.lnc.nc/article/nouvelle-caledonie/politique/maj-reactions-dewe-gorodey-la-fin-des-luttes">emprisonnée au Camp-Est en 1974 et 1977</a> pour ses activités politiques. Son combat était motivé par la quête de la reconnaissance de l’identité kanak, incluant la <a href="https://www.culture.gouv.fr/Actualites/Culture-kanak-entre-transmission-et-heritage">préservation des langues indigènes</a>, qu’elle a promue une fois au gouvernement, avec la <a href="https://alk.nc/academie-des-langues-kanak/conseil-d-administration">mise en place de l’Académie des Langues kanakes</a>.</p>
<p>Son œuvre littéraire, intrinsèquement liée à son engagement politique, a d’abord pris la forme de poèmes engagés, écrits lors de son incarcération au Camp-Est, regroupés en 1985 dans le recueil <a href="https://www.monde-diplomatique.fr/1987/09/DOUSSET_LEENHARDT/40293"><em>Sous les cendres des conques</em></a>. Cet ouvrage, ainsi que ses autres recueils de poésie et récits fictifs, défendent la cause kanak dans les idées énoncées, mais aussi dans le style de l’auteure : elle entrelace son écriture en langue française de termes <a href="https://www.alk.nc/langues/paici">paicî</a>, sa langue maternelle. Ses écrits ont un impact significatif pour la littérature francophone océanienne, car comme l’indique <a href="https://www.youtube.com/watch?v=uMZYlU9_uxA">Virginie Soula</a>, Maître de conférences à l’Université de Nouvelle-Calédonie :</p>
<blockquote>
<p>« [Déwé Gorodé est] d’abord le premier écrivain kanak […] elle est la première à se lancer dans une carrière littéraire […] de manière pleinement assumée. »</p>
</blockquote>
<p>Cependant, l’auteure a toujours cherché à dépeindre la réalité de la société telle qu’elle est, en opposition à ce qu’elle juge comme « une prostitution et une folklorisation de la culture kanak » d’après les termes de <a href="https://www.youtube.com/watch?v=N21g8sEbteQ">Patrice Godin</a>, anthropologue. Ses nouvelles et romans offrent des récits sans embellissement, reflétant les expériences de son peuple, comme illustré dans des œuvres telles que <a href="https://www.calameo.com/read/001508557499444ba9255">Tâdo, Tâdo, wéé ! ou « No more baby »</a>. Ce roman met en scène le personnage de Tâdo, femme kanak qui s’engage activement dans les mouvements indépendantistes, tout en luttant pour trouver sa place au sein d’une société profondément patriarcale, parfois au prix de sacrifices personnels. Tâdo est l’un des nombreux exemples de figures féminines courageuses auxquelles Déwé Gorodé veut rendre hommage.</p>
<h2>Un combat pour les femmes</h2>
<p>L’écrivaine a été une voix importante pour la cause féministe. Ses écrits ont mis en avant des femmes luttant contre la colonisation et la violence perpétrée par les hommes. Son premier roman, <a href="https://presencekanak.com/2022/11/22/lepave-de-dewe-gorode/"><em>L’Épave</em></a>, publié en 2005, traite de manière poignante de la violence sexuelle. En choisissant des femmes abusées et soumises comme protagonistes, cette œuvre a eu un impact sur la prise de conscience des violences faites aux femmes en Nouvelle-Calédonie, comme le signale <a href="https://www.postcolonial.org/index.php/pct/article/view/1199/1300">Raylene Ramsay</a>, chercheure à l’université d’Auckland. En effet, selon <a href="https://journals.openedition.org/eps/195?file=1">l’étude menée en 2002-2003</a> par les chercheures Christine Hamelin et Christine Salomon à l’Inserm de Saint-Maurice, il est très rare que les femmes kanak ayant déclaré avoir subi une agression sexuelle le signalent à la police.</p>
<p>En tant que femme politique, Déwé Gorodey a œuvré activement pour éliminer les problèmes qu’elle a dénoncés dans ses écrits. <a href="https://www.youtube.com/watch?v=1fvGLMyz3cs">Elle a soutenu la sensibilisation aux violences faites aux femmes</a>, réalisée par Salomon et Hamelin, plaidé pour une <a href="https://www.dnc.nc/dewe-gorodey-femme-engagee/">meilleure représentation politique des femmes</a>, et cherché à surmonter les obstacles liés à la coutume dans le cadre de sa collaboration avec le <a href="https://www.lnc.nc/article/politique/quelle-place-pour-le-senat-coutumier">Sénat coutumier</a>. Cette institution, composée uniquement d’hommes, créée suite à <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000000555817">l’Accord de Nouméa</a>, est un vestige des usages patriarcaux de la société kanak. <a href="https://www.lnc.nc/article/societe/il-reste-encore-beaucoup-a-faire">Malgré les défis rencontrés</a>, le Sénat coutumier <a href="https://gouv.nc/actualites/08-03-2022/le-senat-coutumier-sengage-en-faveur-des-femmes">a récemment montré des signes d’évolution vers un engagement en faveur des femmes</a>. Tout au long de sa vie, Déwé Gorodé/Gorodey a eu un impact significatif sur la société kanak et calédonienne, ce qui lui a valu <a href="https://gouv.nc/actualites/09-11-2009/dewe-gorodey-medaillee">d’être nommée Chevalier des Arts et des Lettres</a>.</p>
<h2>Vers l’apaisement</h2>
<p>Bien qu’indépendantiste convaincue, Déwé Gorodey a été en faveur de l’unité après les <a href="https://www.mncparis.fr/uploads/accords-de-matignon_1.pdf">Accords de Matignon-Oudinot</a> en 1988 et de Nouméa en 1998. Elle a contribué à transformer la date du 24 septembre, jour de deuil pour les Kanaks en raison de la prise de possession de la Nouvelle-Calédonie par les Français en 1853, en une <a href="https://www.lnc.nc/article/societe/150-ans-d-histoire-et-un-destin-commun">journée de célébration et de partage entre les communautés</a>, rebaptisée <a href="https://www.lnc.nc/article/nord/koumac/une-citoyennete-a-definir">« journée » ou « fête de la citoyenneté » depuis 2014</a>.</p>
<p>Elle a joué un rôle actif dans la création du <a href="https://maisondulivre.nc/silo/">Salon International du Livre océanien</a> (SILO) en 2003, cherchant à rapprocher les différentes communautés de Nouvelle-Calédonie. De même, son écriture est devenue plus ouverte à l’Autre, illustrée par sa collaboration avec d’autres auteurs. Elle a ainsi écrit avec <a href="https://auventdesiles.pf/auteur/kurtovitch-nicolas/">Nicolas Kurtovitch</a>, écrivain calédonien d’origine européenne, l’ouvrage <a href="https://www.lalibrairie.com/livres/dire-le-vrai_0-1195866_9782841701216.html"><em>Dire le vrai</em></a> en 1997, soit un an avant la signature de l’Accord de Nouméa, <a href="https://www.youtube.com/watch?v=UxswBk9HvzA">comme le signale Hamid Mokkadem</a>, professeur agrégé de philosophie en Nouvelle-Calédonie.</p>
<p>Ce modèle de collaboration s’est reproduit avec <a href="https://www.francetvinfo.fr/culture/livres/festival-voix-vives-de-sete-la-nouvelle-caledonie-entre-poesie-et-politique_3362289.html">Imasango, auteure métissée</a>, pour <a href="https://www.babelio.com/livres/Imasango-Se-donner-le-pays-paroles-jumelles/872750"><em>Se donner le pays. Paroles jumelles</em></a>, publié en 2016. L’un des derniers poèmes de ce livre, « L’accord de Nouméa », se conclut de manière positive quant à l’avenir de la Nouvelle-Calédonie, comme le montrent les deux derniers vers :</p>
<blockquote>
<p>« d’un pays de dialogue aux couleurs arc-en-ciel<br>
d’un seul peuple en devenir sur les sentiers de la paix »</p>
</blockquote>
<p>Ces mots reflètent son optimisme à l’approche du <a href="https://www.interieur.gouv.fr/actualites/actualites-du-ministere/3e-referendum-dautodetermination-en-nouvelle-caledonie">premier référendum d’autodétermination en 2018</a>.</p>
<p>Un an après la disparition de Déwé Gorodé, que peut-on dire de son héritage ? Bien que ses aspirations à l’indépendance et à l’unité n’aient pas été pleinement réalisées de son vivant, son influence demeure considérable. Elle a joué un rôle majeur dans la promotion de la culture kanak, officiellement reconnue par l’État français grâce aux Accords de Matignon-Oudinot et de Nouméa, comme en témoigne le <a href="https://www.vie-publique.fr/discours/290549-emmanuel-macron-26072023-nouvelle-caledonie">discours d’Emmanuel Macron à Nouméa en juillet 2023</a>. Son plaidoyer contre les non-dits et son engagement en faveur des droits des femmes, bien avant l’émergence du mouvement #MeToo, attestent de sa pertinence et de son dévouement pour la justice et la réconciliation, des valeurs toujours cruciales pour la Nouvelle-Calédonie aujourd’hui.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/214742/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Angeline Greugny ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Figure influente du mouvement indépendantiste en Nouvelle-Calédonie et voix fervente de la cause féministe, Déwé Gorodé a disparu il y a un an. Retour sur le parcours d’une femme engagée.Angeline Greugny, Doctorante en Sciences du Langage, Didactique des Langues, Université d'AngersLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2155672023-10-12T17:26:59Z2023-10-12T17:26:59ZFaut-il se réjouir du « Nobel » d’économie attribué à Claudia Goldin ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/553529/original/file-20231012-22-4qedpe.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=3%2C381%2C2123%2C1114&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Claudia Goldin a apporté des thèmes nouveaux à la science, mais avec des méthodes plutôt standard.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Claudia_Goldin#/media/Fichier:Claudia_Goldin_(cropped).jpg">Wikimedia Commons</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span></figcaption></figure><p>Le prix de la Banque Centrale de Suède, communément appelé <a href="https://theconversation.com/topics/prix-nobel-20616">« prix Nobel »</a> d’économie, vient tout récemment d’être attribué à Claudia Goldin pour avoir mis en lumière les <a href="https://www.kva.se/en/news/the-prize-in-economic-sciences-2023/">« principaux facteurs de différences entre les hommes et les femmes sur le marché du travail »</a>.</p>
<p>L’économie, en tant que discipline, est connue pour son sexisme, à la fois dans son organisation interne et dans sa manière de comprendre et d’influencer le monde. Le métier d’économiste reste à <a href="https://women-in-economics.com/index/">dominance masculine</a> et le champ scientifique <a href="https://www.pressesdesciencespo.fr/fr/book/?GCOI=27246100423030">invisibilise</a> les contributions des économistes femmes, pourtant <a href="https://www.jstor.org/stable/2117818">nombreuses</a> depuis les travaux fondateurs. Après Elinor Ostrom en 2009 et Esther Duflo en 2019, Claudia Goldin n’est que la troisième femme à remporter cette prestigieuse récompense, sur 93 lauréats depuis la création du prix en 1968.</p>
<p>Primer des travaux focalisés exclusivement sur les <a href="https://theconversation.com/topics/inegalites-hommes-femmes-136794">inégalités de genre</a> est par ailleurs inédit dans l’histoire de ce prix. De ce point de vue, le prix semble donc plutôt une bonne nouvelle. Les <a href="https://theconversation.com/topics/science-economique-33724">méthodes</a> sur lesquels ils reposent invitent néanmoins à nuancer l’idée.</p>
<h2>Courbe en U et travail cupide</h2>
<p>À 77 ans, Claudia Goldin est toujours professeure au prestigieux département d’économie de l’Université d’Harvard, où elle est d’ailleurs la première femme à avoir été titularisée, en 1989. Elle a pour particularité de combiner une approche néoclassique de l’économie et une perspective historique. Rendre justice à une œuvre prolifique qui s’étend sur près de cinq décennies est évidemment vain. Donnons simplement un aperçu de deux résultats saillants.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1711800007601652192"}"></div></p>
<p>Le premier consiste à avoir modélisé la <a href="https://www.nber.org/papers/w4707https://www.nber.org/papers/w4707">« courbe en U »</a> de l’emploi féminin en fonction des degrés de « développement » des pays et à proposer une interprétation. Cette courbe montre que l’emploi féminin est élevé dans les économies de subsistance ; il décline lorsque les économies commencent à se monétariser et se marchandiser mais n’offrent que des emplois manuels, fortement stigmatisés pour les femmes ; puis il remonte lorsque les femmes ont accès à des emplois « à col blanc », plus respectables.</p>
<p>La transformation des normes familiales et l’accès à la pilule contraceptive amorcent une autre étape. Les jeunes femmes puis les futures mères peuvent désormais planifier leur avenir, et donc s’engager dans des études puis des métiers, perçus désormais comme de véritables carrières professionnelles et non comme un simple adjuvant au revenu familial. Exhumant de nombreuses archives, compilant diverses bases de données, Claudia Goldin retrace cette évolution pour les États-Unis mais aussi dans d’autres contextes, y compris postcoloniaux, suggérant l’universalité de cette courbe en U et de son interprétation.</p>
<p>Le second résultat, plus récent, porte sur la notion de « travail cupide » (<a href="https://www.nber.org/reporter/2020number3/journey-across-century-women"><em>greedy work</em></a> en anglais). Elle s’interroge ici non plus sur les taux d’emploi des femmes mais sur la persistance des inégalités de salaire au sein d’un même métier. À l’issue de travaux économétriques sophistiqués visant à isoler différents facteurs explicatifs, elle conclut que les inégalités relèvent moins de discrimination que de ce « travail cupide », qui consiste à exiger des travailleurs une grande flexibilité horaire, laquelle pénalise les femmes du fait de leurs responsabilités domestiques.</p>
<p>Les emplois les plus exigeants en termes de longues heures de travail et les moins flexibles sont rémunérés de manière disproportionnée, tandis que les revenus des autres emplois stagnent. C’est ainsi qu’elle explique la persistance de fortes inégalités de salaires femme-homme, notamment dans les métiers hautement diplômés.</p>
<h2>Thèmes nouveaux, méthode <em>mainstream</em> ?</h2>
<p>Loin de se cantonner à ses écrits et enseignements académiques, Claudia Goldin s’engage sur de multiples fronts, y compris pour l’égalité dans sa propre profession. D’abord en faisant office de modèle, puisqu’elle reconnaît <a href="https://freakonomics.com/podcast/the-true-story-of-the-gender-pay-gap/">gagner davantage que son mari</a> Lawrence Katz, lui-même économiste et avec qui elle a régulièrement collaboré (tout en soulignant avoir davantage d’ancienneté). Ensuite en promouvant des <a href="https://scholar.harvard.edu/goldin/UWE#:%7E:text=The%20Undergraduate%20Women%20in%20Economics,aimed%20at%20fulfilling%20this%20goal">programmes spéciaux</a> incitant les jeunes femmes à étudier l’économie.</p>
<p>Les travaux de Claudia Goldin ont eu l’immense mérite d’attirer l’attention de la discipline sur des thématiques longtemps impensées. Ils sont toutefois circonscrits à une méthode et une conception du travail et de l’économie qui limitent nécessairement leur portée.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1712434997091578147"}"></div></p>
<p>Claudia Goldin reste fidèle à une approche néoclassique des phénomènes économiques, considérant l’emploi comme un choix et un calcul économique rationnel individuel, influencé par une série de contraintes, d’incitations ou de chocs externes, dont l’origine ne mérite pas d’être questionnée. Elle appuie ses démonstrations sur des analyses économétriques visant à isoler les effets de différents facteurs, dont les non observables et/ou incommensurables sont écartés. Raisonner « toute chose égale par ailleurs » occulte l’entremêlement inextricable de certains facteurs.</p>
<p>La courbe en U, à portée prétendument universelle, s’applique certainement à plusieurs régions du monde et certains groupes sociaux, beaucoup moins à d’autres. Citons le <a href="https://blog.courrierinternational.com/bombay-darling/2021/05/24/en-inde-les-femmes-travaillent-de-moins-en-moins/">cas de l’Inde</a>, où l’emploi des femmes ne cesse de décliner dans une économie pourtant florissante.</p>
<p>Outre le fait de rendre justice à des trajectoires hétérogènes, reconnaître et explorer cette diversité visent surtout à complexifier l’analyse des <a href="https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/135457097338799">structures de hiérarchie sociale</a> et de la manière dont les inégalités de genre s’articulent avec d’autres rapports de pouvoir, afin de mieux penser leur dépassement. Même au sein des contextes occidentaux, il existe une diversité de <a href="https://journals.sagepub.com/doi/10.1177/095892879200200301">régimes de genre</a>, avec des modalités très inégales dans la manière dont État, marché, famille et milieu associatif se partagent les responsabilités. Entrent en jeu ici les droits sociaux, les questions fiscales, les réglementations relatives aux temps et horaires de travail ou encore les normes de masculinité, féminité et parentalité.</p>
<p>Plus encore, l’arbitrage emploi/soin aux enfants se révèle être un processus <a href="https://www.librairie-des-femmes.fr/livre/9782721004680-de-la-difference-des-sexes-en-economie-politique-nancy-folbre/">complexe et ambivalent</a> où s’entremêlent des aspirations, des obligations et des contraintes multiples, mais aussi des sentiments et des affects, extraordinairement variables selon les lieux, les contextes et les groupes sociaux.</p>
<h2>« Membres productifs de l’économie »</h2>
<p>Dans son ouvrage de vulgarisation sur l’idée de « greedy work », paru en 2021, en contexte post-pandémique, Claudia Goldin plaide par ailleurs pour des mesures de soutien aux parents et aux prestataires de soin afin de leur permettre, suggère-t-elle, d’être de <a href="https://press.princeton.edu/books/hardcover/9780691201788/career-and-family">« meilleurs membres productifs de l’économie »</a>. Comme l’ont cependant montré de nombreuses recherches, y compris en économie, cette course à la productivité est précisément <a href="https://press.uchicago.edu/ucp/books/book/chicago/E/bo28638720.html">l’épicentre des inégalités comme de l’insoutenabilité</a> de nos systèmes économiques, puisque la productivité des uns se nourrit de la prétendue non-productivité des autres.</p>
<p>On n’insistera jamais assez sur l’immense responsabilité du savoir économique dominant dans la fabrique d’un monde profondément <a href="https://journals.sagepub.com/doi/abs/10.1177/030981689706200111">inégalitaire et insoutenable</a>, les deux allant de pair. En cantonnant l’économie (comme réalité) et la richesse à la production de biens et services échangeables sur un marché, le savoir économique dominant a entériné et justifié scientifiquement la <a href="https://www.bloomsbury.com/us/patriarchy-and-accumulation-on-a-world-scale-9781350348189/">dévalorisation d’activités, de personnes et de régions du monde</a>, supposées improductives et sans valeur.</p>
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<p>Il en va ainsi des <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/quotidien_politique-9782348069666">activités de soin et de subsistance</a>, principalement assumées par des femmes. C’est bien cette dévalorisation qui explique la persistance du <a href="https://www.cairn.info/revue-travail-genre-et-societes-2006-1-page-27.htm">« salaire féminin d’appoint »</a> : les femmes seraient par essence dépendantes de leur époux et leurs besoins seraient donc moindres. En France, c’est bien cette dévalorisation qui explique une partie du <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/un_quart_en_moins-9782707179104">« quart en moins »</a>, référence au 25 % de décalage entre les revenus moyens des femmes et des hommes.</p>
<p>C’est bien cette dévalorisation qui explique la persistance de secteurs entiers féminisés, sous-payés, et souvent racisés. Majoritairement dédiés aux soins ou à l’éducation, ces secteurs d’activité sont pourtant déterminants pour la survie et le bien-être de nos sociétés. Cette hiérarchisation des activités et des revenus féminins et masculins est gravée dans les normes sociales et les croyances, des hommes comme des femmes, mais aussi dans la réglementation, le droit et son interprétation, notamment le <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/le_genre_du_capital-9782348044380">droit du travail</a> ou le <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/le_genre_du_capital-9782348044380">droit sur les successions</a>.</p>
<p>En somme, si l’on peut se réjouir de cette nomination, gardons la tête froide : sa capacité à infléchir les modes dominants de pensée et d’action vers plus d’égalité et de soutenabilité semble, hélas, limitée.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/215567/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Isabelle Guérin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>La néo-nobélisée a été pionnière en économie pour l’étude des inégalités entre hommes et femmes. Néanmoins, et paradoxalement peut-être, à partir de méthodes qui en sont aussi pour partie à l’origine.Isabelle Guérin, Directrice de recherche à l'IRD-Cessma (Université de Paris), affiliée à l’Institut Français de Pondichéry, Institut de recherche pour le développement (IRD)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2124802023-10-06T16:47:32Z2023-10-06T16:47:32ZSport : les filles sont-elles hors-jeu ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/550062/original/file-20230925-19-zmpuc7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C49%2C2048%2C1312&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Quel que soit l’âge, les femmes déclarent moins souvent une pratique intensive, et le décrochage est particulièrement marqué à l’adolescence. Coupe de l'X 2021 sur le campus de L'Ecole polytechnique, 2021.
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/117994717@N06/51592614104">École polytechnique - J.Barande</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/">CC BY-NC-ND</a></span></figcaption></figure><p>La gazette de l’été a été marquée par des exploits sportifs féminins. Après des années d’arrêt, le Tour de France Femmes s’est ainsi élancé pour la deuxième édition dans la foulée de la course masculine, puis les Bleues ont fait parler d’elles dans une Coupe du monde dont elles ont été éliminées par les Australiennes à l’issue d’« <a href="https://www.lequipe.fr/Football/Actualites/Les-bleues-eliminees-en-quarts-de-la-coupe-du-monde-apres-une-seance-de-tirs-au-but-irrespirable-face-a-l-australie/1413206">une séance de tirs au but irrespirable</a> ».</p>
<p>Si l’écho médiatique de telles manifestations reste toujours plus <a href="https://theconversation.com/la-coupe-du-monde-feminine-a-t-elle-respecte-ladage-de-la-glorieuse-incertitude-du-sport-211967">confidentiel</a> que lorsqu’elles se déclinent au masculin, il n’empêche que la diffusion de ces images contribue à lutter contre certains <a href="https://theconversation.com/stereotypes-de-genre-dans-le-football-francais-les-defis-des-medias-pour-les-jeunes-209617">stéréotypes de genre</a> qui cantonnent le foot ou le cyclisme à des « sports de garçon ». Même si les clichés ont la vie dure : les sportives de haut niveau évoluant dans ce type de sport restent souvent confrontées à un <a href="https://www.cairn.info/revue-cahiers-du-genre-2004-1-page-163.htm">« procès de virilisation »</a>, comme le qualifie la sociologue Catherine Louveau, c’est-à-dire qu’on a tendance à leur reprocher de <a href="https://theconversation.com/le-football-feminin-en-france-une-realite-qui-derange-encore-209449">déroger à la norme du féminin</a> et donc à venir « troubler l’ordre du genre ». Cette expression forgée par <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/trouble_dans_le_genre-9782707150189">la philosophe Judith Buttler</a>, est très bien illustrée dans dans le documentaire <em>En terrain libre</em> (Marie Famulicki, Delphine Moreau, Corinne Sullivan, 2021). </p>
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<iframe src="https://player.vimeo.com/video/656170698" width="500" height="281" frameborder="0" webkitallowfullscreen="" mozallowfullscreen="" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Un film de Marie Famulicki - Delphine Moreau - Corinne Sullivan (2021)</span></figcaption>
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<h2>Des pratiques sportives qui ne sont pas neutres</h2>
<p>En effet, c’est bien l’un des apports des enquêtes en sociologie du sport que de montrer que les pratiques sportives ne sont pas neutres : elles s’inscrivent dans des rapports sociaux de classe, de genre, d’âge et de sexualité. Première constatation, donc, les hommes et les femmes ne font ni les mêmes sports, ni à la même fréquence. D’après <a href="https://www.insee.fr/fr/statistiques/6047763?sommaire=6047805">l’Insee</a>, en 2020, 87 % des 16 ans ou plus déclarent avoir pratiqué une activité physique ou sportive au moins une fois au cours des douze derniers mois. </p>
<p>Quel que soit l’âge, les femmes déclarent moins souvent une pratique intensive, et le décrochage est particulièrement <a href="https://www.insee.fr/fr/statistiques/3202943">marqué à l’adolescence</a>. À cet âge, c’est aussi le moment où les entraînements et les compétitions cessent souvent d’être mixtes, ce qui tend à renforcer des entre-soi sexués, avec les filles, d’un côté et les garçons, de l’autre. </p>
<p>Avec à la clé, la diffusion et le renforcement de stéréotypes genrés associés aux représentations juvéniles du sport : les sports collectifs comme le foot ou le rugby valoriseraient la rudesse et la compétitivité masculine ; à l’inverse des sports comme la gymnastique ou l’équitation qui seraient particulièrement ajustés à des qualités traditionnellement associées à la féminité comme l’élégance et la légèreté. Ces représentations influencent fortement les pratiques : par exemple, en 2022, sur les 2,1 millions de licenciés de la FFF (Fédération française de foot) <a href="https://www.fff.fr/article/6934-les-chiffres-cles-du-football-feminin.html">moins de 200 000 étaient des femmes</a>.</p>
<h2>L’inégal accès aux équipements publics</h2>
<p>Or ce qui se joue dans les fédérations et dans le choix des familles s’observe aussi à l’échelle des équipements publics ou de loisirs installés à destination des jeunes dans l’espace public. C’est ce que montrent <a href="https://hal.science/hal-00658958/document">les travaux réalisés</a> par l’équipe de chercheurs autour des géographes Yves Raibaud et Edith Maruéjouls dans des quartiers prioritaires de la métropole bordelaise entre 2010 et 2013. Ils notent : </p>
<blockquote>
<p>« Les résultats de l’enquête, toutes disciplines et communes confondues, font apparaître que les filles sont deux fois moins nombreuses dans les activités sportives (35% F, 65% G). Cet écart qui correspond aux statistiques nationales est plus important encore lorsque les communes s’appuient sur le seul secteur associatif. La proposition municipale s’adresse en majorité à des enfants de l’école primaire. »</p>
</blockquote>
<p>Si dans l’espace public il existe bien une offre de loisirs qui se présente comme neutre, les skatepark, citystades, activités liées aux « cultures urbaines » sont en réalité conçus en priorité pour les garçons.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/550063/original/file-20230925-22-u1z8wx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/550063/original/file-20230925-22-u1z8wx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/550063/original/file-20230925-22-u1z8wx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/550063/original/file-20230925-22-u1z8wx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/550063/original/file-20230925-22-u1z8wx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/550063/original/file-20230925-22-u1z8wx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/550063/original/file-20230925-22-u1z8wx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Si le foot et le skate ne sont pas en soi réservés aux garçons, les pratiques genrées sont consacrées par l’usage.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://pxhere.com/fr/photo/957623">Pxhere</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/">CC BY-NC-ND</a></span>
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<p>Dans cette perspective, ce n’est pas tant le développement de la pratique sportive qui est recherché que la pacification de la jeunesse masculine réputée difficile des quartiers populaires, comme l'indique la sociologue <a href="https://metropolitiques.eu/Ce-que-le-sport-fait-aux-filles-et.html">Carine Guérandel</a>. L’attention publique portée aux garçons se traduit finalement par la valorisation d’un masculin neutre (les jeunes, les sportifs) qui masque, de fait, l’absence des filles dans les activités et sur les terrains.</p>
<h2>Souligner les barrières symboliques</h2>
<p>Car si le foot et le skate ne sont pas en soi réservés aux garçons, les pratiques genrées sont consacrées par l’usage. Dans le cadre de La Fête de la Science, nous menons une enquête participative avec un groupe de lycéens dans le quartier de Nantes Nord, un quartier populaire qui fait l'objet <a href="https://metropolitiques.eu/Des-solutions-fondees-sur-la-nature-dans-un-quartier-de-grands-ensembles.html">d'une vaste opération de renouvellement urbain</a>.</p>
<p>Cette exploration urbaine a permis de souligner les barrières symboliques qui structurent l’entrée dans les espaces publics sportifs comme le citystade, à la fois en termes de représentations et de pratiques - « moi je ne veux pas m’afficher avec les garçons et jouer devant tout le monde » ; « je ne peux pas jouer, je suis en jupe.» </p>
<p>Sur le terrain de foot, il faut surtout tenir son « rôle de genre », et comme le note <a href="https://www.seuil.com/ouvrage/les-choses-serieuses-isabelle-clair/9782021510133">la sociologue Isabelle Clair</a> « ne pas être un pédé » pour les garçons, et « ne pas être une pute » pour les filles. Les équipements sportifs fonctionnent alors comme des <a href="https://books.openedition.org/msha/930?lang=fr">« opérateurs hiérarchiques de genre »</a> : les garçons se démarquent par la technicité et la virilité ; les filles sont, au mieux, cantonnées au rôle d’observatrices voire de supportrices.</p>
<hr>
<p>
<em>
<strong>
À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/ni-putes-ni-prudes-et-surtout-pas-pedes-attentes-de-genre-chez-les-adolescent-e-s-66793">Ni « putes » ni prudes, et surtout pas « pédés » : attentes de genre chez les adolescent(e)s</a>
</strong>
</em>
</p>
<hr>
<h2>Quelles alternatives ?</h2>
<p>Le géographe Yves Raibaud dénonce une ville faite pour et par les hommes : non seulement les postes clés de la construction et de la gestion de la ville sont occupés par des hommes, mais surtout les choix budgétaires ne sont pas neutres. Il <a href="https://hal.science/hal-01560821/document">note</a> ainsi que :</p>
<blockquote>
<p>« 75 % des budgets publics destinés aux loisirs des jeunes profitent aux garçons, toutes activités confondues (de la danse au foot, en passant par la médiathèque, les centres de loisirs, les séjours de vacances ou les écoles de musique) ». </p>
</blockquote>
<p>Pour contrer ces inégalités de genre, certaines communes, à l’image de Nantes, s’engage à respecter un équilibre femmes / hommes dans les dépenses municipales, ce qu’on appelle aujourd’hui « <a href="https://www.lagazettedescommunes.com/814897/la-budgetisation-sensible-au-genre/">la budgétisation sensible au genre</a> » (BSG).</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/550061/original/file-20230925-17-mq8lwa.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C15%2C5156%2C3107&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/550061/original/file-20230925-17-mq8lwa.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=364&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/550061/original/file-20230925-17-mq8lwa.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=364&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/550061/original/file-20230925-17-mq8lwa.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=364&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/550061/original/file-20230925-17-mq8lwa.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=458&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/550061/original/file-20230925-17-mq8lwa.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=458&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/550061/original/file-20230925-17-mq8lwa.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=458&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Les barrières symboliques structurent l’entrée dans les espaces publics sportifs.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://unsplash.com/fr/photos/b24JhTZlxSg">Ashima Parag/Unsplash</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/">CC BY-NC-ND</a></span>
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<p>Cette attention doit soutenir la promotion de sports mixtes, dont il est prouvé qu’ils favorisent la présence des femmes dans les équipements publics. Dans les enquêtes réalisées par Yves Raibaud, cette mixité est une demande qui émane en très grande majorité des femmes qui y voient une façon de promouvoir une <a href="https://www.cairn.info/revue-sciences-sociales-et-sport-2022-2-page-15.htm">ville plus inclusive</a>.</p>
<h2>Faire du sport… mais pas que</h2>
<p>Il s’agit aussi de sécuriser les environnements des équipements et, par exemple, d’installer des bancs autour des skatepark pour autoriser une pratique du terrain de glisse qui ne soit pas que sportive. </p>
<p>C’est aussi au plan des représentations qu’il s’agit d’agir : le collectif Égal Sport a publié en 2018 une étude intitulée <a href="https://www.egalsport.com/les-%C3%A9tudes-d-egal-sport/au-nom-des-sportives/">« Au nom des sportives »</a>, portant notamment sur la toponymie des installations sportives françaises montrant que seules 9% d’entre elles portent des noms de sportives ou de dirigeantes !</p>
<p>En matière de mixité, des exemples à l’étranger peuvent être inspirants : <a href="https://irev.fr/thematiques/discriminations-egalite/egalite-femmes-hommes">à Barcelone, à Vienne, à Genève…</a>. Il faut retenir à la fois un principe de méthode – inciter les habitant·es à participer à la programmation de l’équipement – et d’ouverture - la pratique sportive doit s’inscrire dans la ville aux côtés d’autres usages (se rencontrer, discuter, échanger, etc.).</p>
<p>Réfléchir à la place des jeunes filles dans les équipements sportifs c’est plus généralement lutter contre l’hégémonie masculine dans la ville et le sentiment d’insécurité pour les femmes qui, parfois, en découle.</p>
<hr>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/485612/original/file-20220920-3440-4oxruu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/485612/original/file-20220920-3440-4oxruu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=250&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/485612/original/file-20220920-3440-4oxruu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=250&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/485612/original/file-20220920-3440-4oxruu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=250&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/485612/original/file-20220920-3440-4oxruu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=314&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/485612/original/file-20220920-3440-4oxruu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=314&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/485612/original/file-20220920-3440-4oxruu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=314&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<p><em>Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la science (qui a lieu du 6 au 16 octobre 2023 en métropole et du 10 au 27 novembre 2023 en outre-mer et à l’international), et dont The Conversation France est partenaire. Cette nouvelle édition porte sur la thématique « sport et science ». Retrouvez tous les événements de votre région sur le site <a href="https://www.fetedelascience.fr/">Fetedelascience.fr</a>.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/212480/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Frédérique Letourneux mène des projets de recherche-action au sein de Plan 9, un collectif de recherche en sciences sociales, basé à Nantes.</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Elvire Bornand est membre de l'association Plan 9 qui dans le cadre de la Fête de la science a reçu une subvention de 210 euros pour mener à bien son projet. </span></em></p>Les pratiques sportives ne sont pas neutres : elles s’inscrivent dans des rapports sociaux de classe, de genre, d’âge et de sexualité.Frédérique Letourneux, Sociologue, Université de NantesElvire Bornand, Enseignante en sociologie, Université de NantesLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2138302023-10-06T16:45:19Z2023-10-06T16:45:19ZL’égalité femmes-hommes dans le sport français : une chimère ?<p>À la veille des Jeux olympiques et paralympiques de Paris en juillet 2024, certaines parties prenantes de l’événement vont sans doute accentuer la communication sur les valeurs choisies comme étendard vertueux de cette olympiade.</p>
<p>Parmi elles, l’égalité entre les femmes et les hommes (F/H) occupe une place de choix car ces jeux seront les premiers de l’histoire olympique à être paritaires (autant d’hommes que de femmes parmi les athlètes en compétition mais aussi parmi les relayeurs et relayeuses de la flamme olympique, et – presque – parmi les salariées et salariés du comité d’organisation avec 52 % de femmes).</p>
<p>Dans cette perspective, cette olympiade propose également plus d’épreuves mixtes ; un logo à l’effigie de Marianne (porte-parole de la devise républicaine) ; une mascotte en forme de <a href="https://www.theguardian.com/sport/2022/nov/15/mascot-paris-olympic-games-2024-likened-to-clitoris-in-trainers-phryges">bonnet phrygien</a> que les internautes ne manquent pas de <a href="https://www.liberation.fr/sports/jo-2024-vive-les-phryges-les-mascottes-clitoris-qui-en-mettent-plein-la-vulve-20221114_QE3ICJC3ZZCYTLIZJYDCEBQXTQ/">comparer avec un clitoris</a>.</p>
<p>Enfin, ces jeux candidatent au nouveau <a href="https://www.egalite-femmes-hommes.gouv.fr/cp-lancement-label-gesi-08-03-2022">label d’État Terrain d’égalité</a> (lancement en 2022) en vue de promouvoir l’égalité entre les femmes et les hommes et de lutter contre les discriminations et les violences sexistes et sexuelles dans le domaine de l’événementiel sportif. Bien que volontaires, ces mesures sont-elles les signes d’une politique aboutie d’égalité entre les femmes et les hommes dans le mouvement olympique et/ou représentatives de la situation des femmes dans le mouvement sportif français ?</p>
<h2>Parcours de combattantes</h2>
<p>La parité des athlètes aux JOP 2024 est assurément un élément clé de la communication égalitaire des instances olympiques quand on sait le parcours de combattantes nécessaire, d’une part à l’intégration des femmes dans ses grands événements et à leur lente augmentation numérique dans <a href="https://hal.science/hal-02359712">l’ensemble des disciplines olympiques</a>. Alors que <a href="https://www.facebook.com/watch/?v=1215418759273381">Pierre de Coubertin, en 1912</a>, juge l’arrivée des femmes dans le programme officiel des JO, « impratique, inintéressante, inesthétique et, nous ne craignons pas d’ajouter incorrecte », il faudra toute la persévérance et la pugnacité d’une femme, Alice Milliat, pour s’opposer à <a href="https://www.cairn.info/revue-vingt-et-vingt-et-un-revue-d-histoire-2019-2-page-93.htm">l’idéologie androcentrique de l’institution olympique</a> ; organiser – comme alternative – des Jeux mondiaux féminins entre 1922 et 1934 et fédérer les <a href="https://ehne.fr/fr/encyclopedie/th%C3%A9matiques/genre-et-europe/gagner-sa-vie-en-europe/dirigeantes-du-sport-au-XXe-si%C3%A8cle">dirigeantes internationales</a> du sport <a href="https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/17460263.2019.1652845">autour de la cause des femmes dans et par le sport</a>.</p>
<p>Ainsi, le premier combat pour les sportives fut de conquérir le droit d’accès aux fédérations sportives nationales (le droit d’obtenir une licence sportive), et ensuite aux compétitions internationales comme les JO (le droit de performer). Ainsi, pas de femmes licenciées à la fédération française de cyclisme jusqu’en 1948 et <a href="https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/09523367.2015.1134500">pas de femmes cyclistes aux JO avant 1984</a>. Pas de femmes licenciées à la fédération française de football jusqu’en 1970 et <a href="https://www.editions-harmattan.fr/livre-histoire_du_football_feminin_au_XXeme_si%C3%A8cle_laurence_prudhomme_poncet-9782747547307-15071.html">pas de footballeuses aux JO avant 1996</a>.</p>
<p>Quantitativement, la progression des femmes parmi les athlètes fut lente, irrégulière jusqu’à la dernière décennie du XX<sup>e</sup> siècle où le sujet de l’égalité F/H dans le sport gagne en légitimité et visibilité lors de la déclaration de Brighton en 1994 (sous l’égide du groupe de travail international femmes et sport) ; de la conférence mondiale sur les femmes de Beijing en 1995 (sous l’égide de l’ONU) ; puis de diverses commissions et projets <a href="https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/19406940.2021.1939763">au sein du Comité international olympique</a>. </p>
<p>Au final, c’est en 2012 (JO d’été) et 2014 (JO d’hiver) que toutes les disciplines olympiques (mais pas forcément toutes les épreuves) sont autorisées aux femmes comme aux hommes. Néanmoins, encore aujourd’hui, le ratio femmes/hommes demeure très variable en fonction des délégations olympiques et en fonction des disciplines sportives (par exemple à Tokyo en 2021, seules six fédérations internationales – le canoë, le judo, l’aviron, la voile, le tir et l’haltérophilie – ont adopté des quotas équilibrés d’athlètes entre les femmes et les hommes).</p>
<h2>Des inégalités persistantes</h2>
<p>De plus, si cet objectif de parité des athlètes aux Jeux olympiques de Paris constitue l’un des leviers clés de la promotion, à l’international, du sport vers les femmes, il s’avère décalé avec la situation des sportives dans la plupart des pays. En France, par exemple, les <a href="https://injep.fr/donnee/recensement-des-licences-sportives-2020/">femmes représentaient 39 % des licences sportives en 2020</a> (chiffre au plus haut avant la pandémie de Covid-19), mais elles n’étaient que 32,8 % dans les fédérations olympiques françaises (et majoritaires dans seulement 4 fédérations olympiques sur 39 : les fédérations de danse, de gymnastique, de roller et skateboard et celle d’équitation). Certes, la progression des licences sportives repose principalement sur l’arrivée de femmes et davantage de jeunes filles – avec +8,1 % de licences féminines contre +2,5 % de licences masculines entre 2012 et 2017 – mais il demeure une <a href="https://www.cairn.info/revue-agora-debats-jeunesses-2022-1-page-71.htm">importante division sexuée dans l’adhésion aux sports en France</a>.</p>
<p>S’il n’est plus possible d’imputer ce constat à des politiques d’exclusion (inégalités d’accès) – comme ce fut le cas par le passé – sans doute révèle-t-il les effets – moins directs – <a href="https://shs.hal.science/halshs-04072725">d’inégalités de traitement</a> (moindres ressources matérielles, financières et humaines) et de reconnaissance (moindre valeur et dignité) persistantes qui continuent à être <a href="https://www.theses.fr/s233255">largement défavorables</a> à l’engagement des <a href="https://www.cairn.info/revue-staps-2021-1-page-5.htm">femmes et des filles dans le sport</a>.</p>
<p>Dorénavant, les restrictions à l’égard des femmes prennent la forme <a href="https://theses.hal.science/tel-01131575">d’une absence de sections féminines</a> dans le club sportif choisi à proximité ; d’une offre d’activités, d’horaires, d’équipements, de budget ou d’encadrement (parfois tout à la fois) <a href="https://www.cairn.info/revue-travail-genre-et-societes-2018-2-page-218.htm">restreinte</a>. Ces inégalités de traitement vont de pair avec un système de représentations culturelles qui, non seulement entretient la distinction entre la catégorie, socialement construite, des femmes et celle des hommes (autour de ce que « doit être » une femme ou un homme) mais davantage les hiérarchise (Clair, 2015). Ainsi, dès le plus jeune âge, sous les effets d’une <a href="https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/17430437.2023.2181163">socialisation genrée</a> qui se joue dans plusieurs instances, <a href="https://www.cairn.info/revue-education-et-societes-2022-1-page-63.htm?ref=doi">dont les médias</a>, les filles sont davantage encouragées à être <a href="https://www.cairn.info/inegalitees-culturelles-retour-en-enfance--9782111399785.htm">lectrices, musiciennes ou sédentaires plutôt que sportives</a> – ou <a href="https://www.cairn.info/revue-reseaux-2011-4-page-87.htm">danseuses, gymnastes, athlètes</a> plutôt que footballeuses, rugbywomen ou boxeuses.</p>
<p>Les filles sont davantage incitées à participer, à coopérer et à entretenir leur(s) forme(s) plutôt qu’à se battre, se dépasser et performer. Les filles intériorisent une représentation déclassée d’elles-mêmes qui justifierait qu’elles valent moins et donc mériteraient moins de moyens que les hommes. Ainsi, au-delà de la seule parité numérique des athlètes, d’autres critères d’égalité devront être mobilisés pour juger de l’égalité entre les femmes et les hommes comme les usages des espaces sportifs, la qualité des commentaires médiatiques, et plus largement le droit à la reconnaissance de la dignité de toutes les personnes.</p>
<h2>Le leadership féminin à la traîne</h2>
<p>De plus, en matière d’égalité, il convient également d’interroger la situation des femmes hors de l’aire de compétition, notamment dans les fonctions de direction (politique et/ou technique) du sport. Bien que peu médiatisé, le <a href="https://www.theses.fr/2020BORD0200">sujet mobilise</a> le législateur français, comme la <a href="https://www.taylorfrancis.com/chapters/edit/10.4324/9781315692883-13/gender-diversity-governance-international-sport-federations-johanna-adriaanse">gouvernance</a> du mouvement olympique, <a href="https://onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1111/gwao.12790">depuis une vingtaine d’années</a>. </p>
<p>Au sujet de l’égalité d’accès aux fonctions électives du sport, la France est à l’avant-garde avec, en l’espace de huit ans, deux lois ambitieuses : celle du 4 août 2014, puis celle du 2 mars 2022 fixant l’exigence de parité dans les conseils d’administration des fédérations sportives pour 2024 et dans les conseils d’administration des ligues sportives régionales pour 2028. En l’espace de quelques olympiades, <a href="https://e-archivo.uc3m.es/bitstream/handle/10016/31436/impact_valiente_SIS_2020_ps.pdf">ces politiques</a> ont fait bondir la représentation des femmes <a href="https://patrickbayeux.com/actualites/federations-sportives-le-defi-de-la-parite/">dans les instances dirigeantes</a> du sport français (passant de 27,4 % en 2009-2012 à 40,3 % en 2021-2024).</p>
<p>Mais ces résultats numériques ne sont que l’arbre qui cache (mal) la forêt des inégalités, car en matière de politique sportive, le plancher colle. En France, seules deux femmes (5,7 %) sont, en 2023, présidentes d’une fédération olympique et pour les autres, nous manquons cruellement d’études sur les fonctions qu’elles occupent dans les CA ; les mécanismes de résistance qu’elles rencontrent et/ou les stratégies de contournement qui limitent un partage efficace du pouvoir. « Car ce n’est pas tant le pouvoir des nombres, qui, somme toute, fait la différence, <a href="https://doi.org/10.7202/011092ar">mais bien le nombre au pouvoir</a> ».</p>
<p>Enfin, les mondes de l’entraînement sportif et/ou de l’arbitrage révèlent également d’importantes inégalités entre les femmes et les hommes. En France, le <a href="https://insep.hal.science//hal-03081973">pourcentage de femmes entraîneurs de haut niveau</a> stagne durablement entre 8 % en 2006 et 11 % en 2020. Dans ce secteur professionnel, la mixité (et encore moins la parité) n’est pas à l’ordre du jour, et ce d’autant plus que la situation des femmes est encore mal connue. Si les <a href="https://www.cairn.info/quelle-mixite-dans-les-formations-et-les-groupes-p--9782296554597-page-193.htm">travaux</a> de la sociologue Caroline Chimot font encore figure d’exception, ils sont actuellement prolongés au sein du LVIS par des recherches en cours sur les carrières et conditions de travail des femmes entraîneurs, sur les raisons de leur moindre durabilité dans le métier et sur les formes de leadership qu’elles développent en lien (ou non) avec les perceptions/réceptions dans l’écosystème sportif.</p>
<p>Ainsi, sans vouloir minimiser la portée politique et culturelle de cette décision historique, espérons que la parité aux JOP de Paris 2024 ne sera pas <a href="https://www.paris2024.org/fr/parite/">« le dernier pas vers une parité historique aux JO »</a> mais une étape de route vers des politiques et pratiques permettant l’inclusion des personnes minorisées sur le plan de l’ordre de genre à partir <a href="https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/19406940.2022.2161599">d’un travail critique</a> sur les pratiques et politiques à l’œuvre et/ou de <a href="https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/19406940.2022.2161599">l’ancrage épistémique et idéologiques</a> des dirigeants du sport en France et au-delà.</p>
<hr>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/485612/original/file-20220920-3440-4oxruu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/485612/original/file-20220920-3440-4oxruu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=250&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/485612/original/file-20220920-3440-4oxruu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=250&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/485612/original/file-20220920-3440-4oxruu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=250&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/485612/original/file-20220920-3440-4oxruu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=314&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/485612/original/file-20220920-3440-4oxruu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=314&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/485612/original/file-20220920-3440-4oxruu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=314&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<p><em>Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la science (qui a lieu du 6 au 16 octobre 2023 en métropole et du 10 au 27 novembre 2023 en outre-mer et à l’international), et dont The Conversation France est partenaire. Cette nouvelle édition porte sur la thématique « sport et science ». Retrouvez tous les événements de votre région sur le site <a href="https://www.fetedelascience.fr/">Fetedelascience.fr</a>.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/213830/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Cécile Ottogalli-Mazzacavallo ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Ces jeux seront les premiers de l’histoire olympique à être paritaires. Pour autant, peut-on parler d’égalité entre les femmes et les hommes dans le paysage sportif français ?Cécile Ottogalli-Mazzacavallo, Maîtresse de Conférences en histoire, Université Claude Bernard Lyon 1Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2105762023-10-01T15:43:41Z2023-10-01T15:43:41ZMarie Huot : antispécisme et féminisme, un même combat contre les dominations au XIXᵉ siècle<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/550325/original/file-20230926-29-8eev1u.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=14%2C89%2C766%2C602&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Portrait de Marie Huot par Nadar.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b53162049q">Gallica </a></span></figcaption></figure><p>A l’heure de l’urgence des défis écologiques, l’itinéraire singulier de Marie Huot (1846–1930) ressurgit dans toute son actualité. Longtemps invisibilisé, son combat pour la cause animale et l’émancipation des femmes devient, un siècle plus tard, une source d’inspiration pour les jeunes générations.</p>
<p>Écrivaine, poétesse et militante libertaire, <a href="http://www.atelierdecreationlibertaire.com/Marie-Huot.html">Marie Huot</a> fut une pionnière de la limitation des naissances. Son nom est réapparu en novembre 2022, au moment où la population mondiale a franchi le seuil des huit milliards d’habitants. La croissance démographique <a href="https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/le-telephone-sonne/le-telephone-sonne-du-mardi-15-novembre-2022-5774448">redevient un sujet politique d’actualité</a>.</p>
<h2>Un combat d’hier et d’aujourd’hui</h2>
<p>Ses idées trouvent une résonance très contemporaine dans les <a href="https://theconversation.com/a-lheure-du-dereglement-climatique-doit-on-arreter-davoir-des-enfants-212631">mouvements écologistes</a>. Les questionnements actuels d’une génération qui se <a href="https://www.payot-rivages.fr/payot/livre/faut-il-arr%C3%AAter-de-faire-des-enfants-pour-sauver-la-plan%C3%A8te-9782228929684">demande s’il faut avoir des enfants</a>, alors que les gouvernements et les opinions publiques restent immobiles ou paralysés face aux actions à entreprendre dans le domaine climatique et environnemental, mettent en lumière l’héritage potentiel de Marie Huot.</p>
<p>En parallèle, sa lutte contre les violences infligées aux animaux fait écho aux revendications de nombreux militants écologistes et végans. Cette pionnière de <a href="https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/zoom-zoom-zen/zoom-zoom-zen-du-lundi-30-janvier-2023-2005710">l’antispécisme</a> mena un combat acharné contre la tauromachie qui reste un modèle pour les <a href="https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/textes/l16b0635_proposition-loi#">luttes actuelles</a>.</p>
<p>Enfin, son engagement a ouvert la voie à des débats sur la <a href="https://www.francetvinfo.fr/economie/transports/sncf/greve-a-la-sncf/quest-ce-que-la-convergence-des-luttes_2697938.html">convergence des luttes</a>, mettant en évidence l’intersectionnalité des combats sociaux, <a href="https://enseignants.lumni.fr/fiche-media/00000000406/appel-du-mlf-a-la-greve-des-femmes.html">féministes</a> et écologistes, dans le but de dessiner une autre société plus solidaire et égalitaire.</p>
<h2>La grève des ventres</h2>
<p>Marie Huot ne défend pas une simple limitation des naissances. Elle préconise un moyen d’action humain et politique plus radical : la <a href="https://www.cairn.info/la-greve-des-ventres--9782700701777.htm">grève des ventres</a>.</p>
<p>En 1892, dans son article <a href="http://www.atelierdecreationlibertaire.com/Marie-Huot.html">« Maternités »</a>, paru dans le journal anarchiste l’<em>En dehors</em>, elle aborde directement la question de l’avortement et de la nécessité d’une « grève des ventres » pour lutter contre la misère et l’inégalité entre hommes et femmes. Sa contribution aux combats féministes est emblématique de la volonté de faire de la maternité un acte conscient, réfléchi, et un élément de transformation de la société.</p>
<p>En faisant de la maternité, ou du refus de la maternité, un objet de lutte politique, elle s’inscrit également dans le <a href="https://www.persee.fr/doc/mat_0769-3206_1989_num_16_1_404023">courant antimilitariste</a> qui refuse de considérer les enfants comme de la « chair à canon ».</p>
<p>En 2019, le mouvement international <a href="https://theconversation.com/too-afraid-to-have-kids-how-birthstrike-for-climate-lost-control-of-its-political-message-181198">Birthstrike</a> reprend directement l’héritage de Marie Huot et son mode d’action, relayé par des personnalités de premier plan comme <a href="https://www.independent.co.uk/news/world/americas/us-politics/alexandria-ocasio-cortez-children-climate-change-aoc-instagram-young-people-a8797806.html">Alexandria Ocasio-Cortez</a>.</p>
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<h2>Mon corps m’appartient !</h2>
<p>Surtout, pour Marie Huot, les femmes doivent s’engager pleinement dans les combats politiques afin de s’émanciper du <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/03/01/michelle-perrot-au-XIXe-si%C3%A8cle-une-femme-bien-elevee-est-une-femme-silencieuse_5429745_3232.html">rôle exclusif d’épouse et de mère</a> auquel la société bourgeoise et capitaliste du XIXᵉ siècle les cantonne.</p>
<p>Marie Huot s’engage dans le courant <a href="http://mirbeau.asso.fr/dicomirbeau/index.php?option=com_glossary&id=196">« néomalthusianiste »</a> qui prône une limitation des naissances comme préalable à une vie meilleure pour les prolétaires. Elle participe à des manifestations, signe des pétitions, donne des conférences pour promouvoir l’émergence d’un contrôle des naissances, qu’elle considère comme la <a href="https://ehne.fr/fr/encyclopedie/th%C3%A9matiques/genre-et-europe/f%C3%A9minismes-et-mouvements-f%C3%A9ministes-en-europe/f%C3%A9minisme-et-n%C3%A9o-malthusianisme">condition première de l’émancipation des femmes</a>.</p>
<p>Un combat que l’on retrouve actuellement dans de <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/greve-feministe-de-la-greve-des-ventres-a-l-egalite-de-salaire-9050426">nombreux courants féministes</a> au nom de la justice sociale.</p>
<p>Elle soutient le pédagogue anarchiste <a href="https://maitron.fr/spip.php?article155235">Paul Robin</a> dans sa lutte pour une éducation intégrale prenant en compte les différentes facettes de l’enfant, contrairement à la vision de l’enseignement traditionnel. Apprendre avec la tête, mais aussi le corps et les émotions demeure révolutionnaire dans le domaine de l’éducation, <a href="http://www.atelierdecreationlibertaire.com/L-education-integrale.html">hier comme aujourd’hui</a>.</p>
<p>Pour Marie Huot, l’éducation sexuelle est indispensable, un préalable incontournable à l’avènement d’une « génération consciente ». Connaître son corps, lorsqu’on est une femme, c’est se donner la possibilité d’en disposer librement. Faut-il rappeler qu’il faut attendre 2017 pour qu’un <a href="https://information.tv5monde.com/terriennes/le-clitoris-correctement-represente-dans-un-manuel-scolaire-enfin-27242">manuel scolaire représente un clitoris</a> ?</p>
<p>Il convient également de souligner qu’à la fin du XIX<sup>e</sup> siècle, la « prudence procréatrice » et le contrôle des naissances étaient violemment attaqués par les conservateurs et les religieux qui prônaient une morale puritaine et rigoriste. Et au sein des courants révolutionnaires et progressistes, il s’agissait de questions minoritaires.</p>
<h2>Cause animale et féminisme</h2>
<p>Avec les <a href="https://journals.openedition.org/amnis/1057">premières féministes libertaires françaises</a>, <a href="https://theses.hal.science/tel-03450965">« ni ménagères, ni courtisanes »</a>, Marie Huot s’engage à lutter contre le système de domination patriarcal. Pour elle, la <a href="https://ehne.fr/fr/encyclopedie/th%C3%A9matiques/%C3%A9cologies-et-environnements/non-humains/militer-pour-la-cause-animale%C2%A0-une-affaire-de-genre">convergence des combats féministes et pour la cause animale</a> est une évidence car le système patriarcal et capitaliste opprime et domine à la fois les femmes et les animaux.</p>
<p>Elle souligne constamment, dans ses écrits sur les <a href="https://www.cahiers-antispecistes.org/le-droit-des-animaux/">droits des animaux</a>, les points communs entre les violences infligées aux animaux et celles subies par les femmes. Ainsi, par des interventions concrètes, elle lutte contre la médecine expérimentale pratiquée par des hommes médecins qui profitent de leur ascendant pour mener des <a href="https://journals.openedition.org/trajectoires/1236?lang=de">expériences violentes et inutiles sur les animaux, mais aussi sur les femmes</a>.</p>
<p>Elle s’insurge contre les médecins qui, au nom de la méthode dite expérimentale de <a href="https://books.openedition.org/lisaa/892?lang=fr">Claude Bernard</a>, abusent de la vivisection « dans des démonstrations mille fois répétées ». Elle n’hésite pas à <a href="https://journals.openedition.org/genrehistoire/4102?lang=en">interrompre le médecin Brown-Séquard</a> qui pratiquait une vivisection publique sur un jeune singe vivant. Ses liens d’amitié avec Louise Michel, militante anarchiste et figure majeure de la Commune de Paris, mis au jour par leur correspondance, montrent une Marie Huot offensive, multipliant les actions « coup de poing » et les interventions au sein de la <a href="https://books.openedition.org/cths/15685">Ligue populaire contre la vivisection</a>, en particulier contre la tauromachie qui commence à se développer en France.</p>
<p>De son vivant, Marie Huot a été attaquée en tant que <a href="https://hal.science/hal-01900699/document">femme, libertaire et antispéciste</a>. Invisibilisée par les historiens en raison de son éclectisme et de la difficulté à la « caser » dans un courant idéologique spécifique. Pourtant, Marie Huot jette les bases d’une philosophie antispéciste. Elle affirme, avec force, que le sexisme et le spécisme partagent une même racine de discrimination et de domination, et qu’ils doivent être combattus ensemble pour un nouvel équilibre entre tous les êtres vivants, fondé non plus sur la domination mais sur l’égalité.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/210576/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Sylvain Wagnon ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Longtemps invisibilisé, le combat de cette écrivaine et militante pour la cause animale et l’émancipation des femmes résonne avec l’actualité.Sylvain Wagnon, Professeur des universités en sciences de l'éducation, Faculté d'éducation, Université de MontpellierLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2128262023-09-14T17:32:33Z2023-09-14T17:32:33ZComment Balzac a créé le stéréotype de la vieille fille<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/548333/original/file-20230914-29-r0x6k9.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=2%2C0%2C1994%2C1497&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Dans cette édition illustrée de _La cousine Bette_ (1948), l'héroïne célibataire a les traits durs, la mine sévère et triste. </span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.edition-originale.com/fr/litterature/livres-illustres/balzac-la-cousine-bette-1948-39977">Editions Albert Guillot, Paris 1948.</a></span></figcaption></figure><p>Il suffit d’entendre l’expression « vieille fille », pour que surgisse le <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/vieille_fille-9782348072765">stéréotype</a> semblant vieux comme le monde d’une femme d’environ quarante ans, célibataire et inactive sexuellement, vivant seule ou avec quelques chats, passablement laide, souvent un peu aigrie, voire carrément méchante ; un stéréotype qui flirte avec l’imaginaire très connoté de la <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/sorcieres-9782355221224">sorcière</a>. La théorie féministe questionne et fustige depuis des décennies cette véritable figure-repoussoir dont la présence dans notre imaginaire collectif servirait surtout de <a href="https://www.illustre.ch/magazine/feministe-ou-anticonformiste-la-revanche-de-la-vieille-fille-539866">menace aux femmes qui s’aviseraient de ne pas se marier ou de refuser de devenir mères</a>.</p>
<p>Lorsque l’on s’intéresse à l’historique de <a href="https://theconversation.com/feminisme-dans-la-fiction-quand-bechdel-regarde-moliere-198252">ces représentations</a>, difficile de ne pas tomber nez à nez avec Balzac et sa colossale <em>Comédie Humaine</em>, dans laquelle les portraits de vieilles filles se croisent et se ressemblent, jusqu’à constituer un <a href="https://www.maisondebalzac.paris.fr/sites/default/files/dossier_portraits_enseignants.pdf">type social</a> qui infuse encore dans nos imaginaires – l’un de ses romans s’intitule d’ailleurs <em>Vieille fille</em>. Retour sur la création de ce véritable mythe négatif qu’est la vieille fille, et sur les motivations de son auteur à créer un tel stéréotype.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/548337/original/file-20230914-1223-y31aks.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/548337/original/file-20230914-1223-y31aks.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=413&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/548337/original/file-20230914-1223-y31aks.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=413&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/548337/original/file-20230914-1223-y31aks.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=413&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/548337/original/file-20230914-1223-y31aks.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=518&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/548337/original/file-20230914-1223-y31aks.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=518&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/548337/original/file-20230914-1223-y31aks.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=518&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Johann Heinrich Füssli, <em>Les trois sorcières</em>, 1783.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Johann_Heinrich_F%C3%BCssli_019.jpg">Wikimedia</a></span>
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<h2>La célibataire, ennemie publique numéro un</h2>
<p>Pourquoi Balzac a-t-il créé un « type » stigmatisant pour les femmes non mariées d’âge mûr ? Il semblerait que le point de départ soit sa détestation pure et simple du célibat, état qu’il juge « improductif » et « contraire à la société ». Il écrit ainsi :</p>
<blockquote>
<p>« En restant fille, une créature du sexe féminin n’est plus qu’un non-sens : égoïste et froide, elle fait horreur. Cet arrêt implacable est malheureusement trop juste pour que les vieilles filles en ignorent les motifs. » (Balzac, « Les célibataires : Le curé de Tours »)</p>
</blockquote>
<p>Dans la préface de son roman <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Pierrette_(roman)"><em>Pierrette</em></a>, il va jusqu’à proposer la reprise d’une suggestion de loi datant de la Révolution qui souhaitait prescrire un impôt supplémentaire aux personnes non mariées… Bien qu’il se défende d’être « célibatairophobe », on ne peut que ressentir chez Balzac une aversion profonde pour ceux qui montrent une incapacité à faire famille, et surtout à engendrer. Les hommes comme les femmes sont ciblés par ses reproches – on ne parlera pas ici des portraits d’<a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Cur%C3%A9_de_Tours">hommes d’Église efféminés et ridicules</a> ou de <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Rabouilleuse">célibataires dispendieux poussant leur famille à la ruine</a>, qui sont bien présents dans La Comédie humaine. </p>
<p>Mais la figure de la vieille fille fait l’objet d’une attention satirique toute particulière : il semblerait que la profonde empathie dont le <a href="https://www.revuedesdeuxmondes.fr/balzac-feministe/">« romancier des femmes »</a> fait habituellement preuve à l’égard de ces dernières s’arrête à celles qui ne se réalisent pas dans le mariage et la maternité.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/relire-balzac-a-lere-des-humanites-numeriques-131090">Relire Balzac à l’ère des humanités numériques</a>
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<p>Bien sûr, ce rejet ne sort pas de nulle part, et la stigmatisation du célibat n’a pas été inventée par Balzac – cette fameuse idée d’impôt supplémentaire date de <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Imp%C3%B4t_sur_le_c%C3%A9libat">l’antiquité</a>. Mais c’est bien Balzac qui donnera ses lettres de noblesse – si l’on peut dire – à la figure de la vieille fille, à travers un panel de portraits qui nous montre plusieurs variations de caractères liés à ce stéréotype de la femme célibataire. Dans <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Vieille_Fille_(Balzac)"><em>La vieille fille</em></a>, il se moque allégrement de la naïveté d’une femme si peu instruite des choses de l’amour qu’elle ne parvient pas à se marier ; dans <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Cousine_Bette"><em>La Cousine Bette</em></a>, il décrit les manipulations d’une vieille fille prête à tout pour ruiner sa propre famille, utilisant sans détour l’esthétique de la sorcière. Enfin, dans <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Cur%C3%A9_de_Tours"><em>Le Curé de Tours</em></a> et <em>Pierrette</em>, il dresse le double portrait presque identique de deux célibataires aigries, avares et laides menant leur entourage à sa perte. Ignorance sexuelle ridicule, existence ennuyeuse, nature vicieuse : c’est bien le type de la vieille fille telle qu’on la connaît encore aujourd’hui qui apparaît au fil des histoires.</p>
<p>On note un certain paradoxe dans la manière dont Balzac caractérise ces personnages. D’une part, il critique le célibat comme étant un choix de vie improductif et contre nature. De l’autre, il semble s’attacher à montrer que ce célibat n’est pas un choix, mais découle de la nature profonde de ses protagonistes, pour qui le célibat est une fatalité absolue dont elles ne sortiront jamais. Le célibat apparaît ici moins comme un choix libre qu’un état de fait tenant <a href="https://theconversation.com/tout-le-monde-naime-pas-le-sexe-comment-lasexualite-devient-un-objet-detudes-184801">presque de l’asexualité</a>.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/le-feminist-gaze-quand-les-femmes-ecrivent-en-feministes-212586">Le « feminist gaze » : quand les femmes écrivent en féministes</a>
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<p>Or si Balzac honnit le célibat, il déteste tout autant l’idée du mariage forcé ou malheureux, dont il dénonce l’effet désastreux sur la santé et la psyché des femmes dans son roman <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Femme_de_trente_ans"><em>La femme de trente ans</em></a>. Il paraît dès lors étrange de pointer du doigt un célibat qui est peut-être la seule alternative à un mariage non désiré…</p>
<p>Alors qu’est-ce qui est reproché précisément aux vieilles filles, et à quoi tient ce parasitisme des célibataires invoqué par l’auteur ? Tout d’abord, on s’en sera douté, la non-maternité est mise en cause :</p>
<blockquote>
<p>« [Elles] deviennent âpres et chagrines, parce qu’un être qui a manqué à sa vocation est malheureux ; il souffre, et la souffrance engendre la méchanceté. » (Balzac, « Les célibataires : Le curé de Tours »)</p>
</blockquote>
<p>L’absence de désir et d’amour est également pointée du doigt, d’autant plus que chez Balzac, le désir est un fort moteur romanesque, qui pousse ses personnages à aller de l’avant et à se dépasser, à entrer dans leur rôle de héros de roman. C’est un manque d’amour au sens large qui caractérise les vieilles filles balzaciennes ; dénuées d’affection amoureuse ou maritale, elles sont également incapables de développer un amour familial : Sylvie Rogron torture sa jeune cousine jusqu’à la mort, la cousine Bette manipule l’ensemble de sa famille pour la plonger dans la misère et arriver à ses fins. Le message est clair : la femme célibataire est nécessairement un danger pour la famille, structure indispensable au bon fonctionnement social traditionnel. Elle se transforme ainsi en figure terrifiante, voire monstrueuse, souvent bestialisée. Au fond, ce qui effraie le plus chez la vieille fille, c’est son indépendance, son incapacité profonde à être assujettie à un homme.</p>
<h2>Une absence de vie sexuelle qui dérange</h2>
<p>C’est cette liberté, qui sied si peu à la femme telle que le XIX<sup>e</sup> siècle l’envisage, qui est diabolisée par Balzac. Sous sa plume, les vieilles filles perdent leur féminité et acquièrent quasi systématiquement une forme d’androgynie.</p>
<p>Ainsi, une femme sans homme et sans enfants, sans désir d’être désirée, sans sensualité ni sexualité, semble cesser pour lui d’être tout à fait une femme. Le débat ne semble pas clos aujourd’hui : on pense à l’essai de Marie Kock, <em>Vieille fille</em>, paru en 2022, ou au très récent ouvrage d’Ovidie, <em>La chair est triste hélas</em>, ou à <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/lsd-la-serie-documentaire-sur-vivre-sans-sexe-du-12-au-15-avril-sur-france-culture-2161159">sa série documentaire sur France Culture</a> : ne pas avoir de vie sexuelle, voire le revendiquer, sur une courte période ou tout au long de sa vie, reste dérangeant aux yeux de la société.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/548342/original/file-20230914-8719-zf28te.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/548342/original/file-20230914-8719-zf28te.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/548342/original/file-20230914-8719-zf28te.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=961&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/548342/original/file-20230914-8719-zf28te.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=961&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/548342/original/file-20230914-8719-zf28te.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=961&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/548342/original/file-20230914-8719-zf28te.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1208&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/548342/original/file-20230914-8719-zf28te.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1208&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/548342/original/file-20230914-8719-zf28te.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1208&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Aigrie, laide, sèche, maladivement jalouse de sa cousine Adeline et de sa beauté, la cousine Bette s’acharne à faire son malheur.</span>
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<p>Quand l’héroïne balzacienne n’est pas possédée par un mari ou un amant, les forces se renversent, la domination masculine est mise sens dessus dessous, et Mademoiselle Gamard, Sylvie Rogron ou la Cousine Bette assujettissent les hommes de leur entourage dans une ascension contre nature. Vu sous cet angle, le célibat féminin mis en scène dans <em>La Comédie Humaine</em> prend une valeur anarchique, presque révolutionnaire, capable de mettre en danger des institutions millénaires. Et si Balzac s’applique à nous montrer sa profonde détestation pour ces dangers ambulants, on perçoit également chez lui une certaine fascination pour l’immoralité profonde de ses si terribles célibataires. Après tout l’un de ses romans les plus délicieux, <em>La cousine Bette</em>, est porté par son anti-héroïne saphique et vicieuse et par ses manigances machiavéliques qu’il décrit avec une réjouissance évidente, la rendant plus ou moins malgré lui bien plus charismatique et mémorable que ses consœurs « respectables ».</p>
<p>Alors que faire de ces vieilles filles balzaciennes ? L’évidente misogynie et la « célibatairophobie » – quoique Balzac en dise – qui se dégage d’elles ne doit pas nous empêcher de s’appuyer sur ces figures archétypiques pour questionner la manière dont est culturellement abordée la famille ou la maternité au fil du temps.</p>
<p>La place des célibataires au sein d’une société, pourtant largement documentée par la littérature, les arts et les sciences, est encore trop peu étudiée et questionnée par les sciences humaines. Libre à nous de nous pencher sur ces figures balzaciennes, de les réinterpréter, voire de nous les réapproprier.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/212826/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Loup Belliard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Au fil de sa Comédie humaine, Balzac a créé un stéréotype négatif qui a infiltré l’imaginaire collectif.Loup Belliard, Doctorante en littérature du XIXe siècle et gender studies, Université Grenoble Alpes (UGA)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.