tag:theconversation.com,2011:/nz/topics/karl-marx-43922/articlesKarl Marx – The Conversation2022-03-22T19:35:17Ztag:theconversation.com,2011:article/1793852022-03-22T19:35:17Z2022-03-22T19:35:17ZÉlections présidentielles 2022 : que reste-t-il de Karl Marx chez les candidats ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/452413/original/file-20220316-13-1i54aqm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=17%2C12%2C1180%2C790&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Portrait de Karl Marx sur un mur à Saint-Romain-au-Mont-d’Or, en région Rhône-Alpes.
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/home_of_chaos/4016285125">Thierry Ehrmann/Flickr</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span></figcaption></figure><p>L’affirmation fréquente selon laquelle les enjeux internationaux ont peu d’influence sur des élections nationales est aujourd’hui fragilisée par la déflagration internationale provoquée par l’offensive lancée par l’État russe sur le territoire ukrainien. S’il est bien peu pertinent d’en tirer des conclusions dès à présent, il est fréquent que les pouvoirs en place ressortent relativement renforcés par des périodes de forte instabilité.</p>
<p>Aussi il n’est pas inutile de réaffirmer que les questions nationales sont délimitées par les enjeux internationaux, et c’est d’emblée dans une optique internationale que Marx et Engels avaient développé leurs réflexions, notamment en concluant un de leurs textes les plus influents par « Prolétaires de tous les pays unissez-vous » (<em>Manifeste du parti communiste</em>, 1848).</p>
<p>C’est à partir de leur pensée que nous allons tâcher de donner des clés de compréhension du moment représenté par l’élection présidentielle de 2022 en France, tout en nous gardant de la concevoir comme « un dogme, mais [plutôt comme] un guide pour l’action » (Engels, <em>Lettre à Sorge</em>, 1886), avec pour perspective « l’épanouissement [du] véritable royaume de la liberté » (Marx, <em>Le Capital</em>, 1867).</p>
<h2>« L’histoire est l’histoire de la lutte de classes »</h2>
<p>La théorie de Marx peut être décomposée en deux grands axes, la question économique avec une analyse du capitalisme articulée autour de la plus-value (richesse tirée de l’exploitation) et une réflexion sur le développement historique, avec la conception des modes sociaux comme transitoires.</p>
<p>C’est ainsi que les modalités d’extraction de la plus-value génèrent des classes sociales, et qu’elles se confrontent dans des rapports sociaux qui peuvent interroger l’existence d’une structure sociale dominante à un moment donné.</p>
<p>Si aucun des 12 candidats ne se revendique explicitement de Marx, nous pouvons en trouver des occurrences dans le programme de Nathalie Arthaud, de Lutte ouvrière, et dans celui de Philippe Poutou, du Nouveau Parti anticapitaliste (une fois chacun). C’est dire si cette figure ne semble pas porteuse pour des élections, et nous allons ici tâcher d’apporter un éclairage spécifique en nous appuyant sur les concepts qu’il a développés.</p>
<p>Depuis plus de deux siècles, les deux principales classes qui s’affrontent (pôles entre lesquels se trouvent une multitude de configurations complexes) sont la classe capitaliste, détentrice du capital, et donc des moyens de production, et la classe des travailleurs, détentrice de sa force de travail, les élections étant présentées comme un « thermomètre » (Engels, <em>L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État</em>, 1884) mesurant les rapports de classe. C’est ainsi à partir de ces catégories de classe que nous pouvons distinguer les organisations qui présentent un candidat aux élections, entre ceux qui sont issus de la mobilisation des travailleurs, et ceux qui ne le sont pas, à défaut les partis de la classe capitaliste.</p>
<h2>Les candidats du travail</h2>
<p>Dans le camp historiquement lié aux travailleurs, nous pouvons trouver les candidats de Parti socialiste (premier parti ouvrier de France, section française de l’Internationale ouvrière), du Parti communiste français (section française de l’Internationale communiste, après rupture avec le PS-SFIO), de La France insoumise (qui a principalement émergé du PS même si elle a regroupé d’autres courants), de LO et du NPA (tous deux issus de la lutte menée autour de Léon Trotsky pour construire une quatrième internationale contre le courant stalinien).</p>
<p>En adoptant les catégories de réforme et révolution, le premier implique des compromis avec le capitalisme, le second préconisant une rupture, pour qualifier les discours de ces organisations, nous pouvons les classer de la manière suivante. Le PS, le PCF et LFI se trouvent de toute évidence dans la première catégorie. Outre la différence significative entre les deux premiers et le troisième tenant à ce que le PS et le PCF ont connu une importante pratique du pouvoir, leurs différences programmatiques relèvent de l’ampleur des compromis.</p>
<p>Précisément pour cette élection, le PS, avec Anne Hidalgo, ne souhaite pas s’opposer au capitalisme et envisage une démarche de compromis. Un exemple porte sur la durée du travail, une clé de l’histoire du mouvement ouvrier, et de laquelle elle ne souhaite pas « modifier la durée légale [mais] inciter les entreprises qui le souhaitent à avancer vers la réduction du temps de travail ». Elle ne se situe pas dans une perspective internationaliste mais nationale, « en réaffirmant notamment le rôle de la France comme puissance maritime [et en] garanti[ssant] nos intérêts et nos valeurs face au “G2” États-Unis/Chine ».</p>
<p>Le PCF quant à lui, avec Fabien Roussel, s’il propose de porter certaines revendications visant à améliorer le niveau de vie des travailleurs salariés (hausse du salaire minimum, abrogations des lois récentes sur le travail et sur l’assurance-chômage, semaine de travail à 32 heures…), est également favorable au maintien du capitalisme, en se prononçant en faveur d’« une économie de marché régulée par un État stratège ».</p>
<p>Quant à LFI, avec Jean-Luc Mélenchon, si elle n’a jamais participé à un gouvernement, son soutien au capitalisme reste moins explicite, et des mesures transitoires sont proposées, telle que les « 35 heures hebdomadaires », le « rétablissement de l’ISF… une sixième semaine de congés payés » et donc « des propositions de rupture avec le néolibéralisme », à savoir la forme la plus récente du capitalisme.</p>
<p>Si elle évoque un renforcement démocratique des institutions, elle ne remet pas en cause le capitalisme lui-même mais envisage de l’améliorer le, du point de vue des travailleurs, sans pour autant mentionner de classes sociales, mais en évoquant les « gens » ou les « citoyens ». Il est ainsi plus question d’agir sur la superstructure légale encadrant le capitalisme que sur l’infrastructure constitutive des rapports sociaux.</p>
<p>LO et le NPA portent un discours les situant plutôt dans la seconde catégorie. Les candidats de ces organisations, respectivement Nathalie Arthaud et Philippe Poutou reprennent plusieurs revendications ouvrières comme le smic à 1 800 euros net, l’augmentation des salaires, leur indexation sur les prix, une diminution nette du temps de travail, la retraite à 60 ans, une sixième semaine de congés payés, l’interdiction des licenciements… et font référence à une rupture avec le capitalisme : « combattre pour le renversement du capitalisme » pour la première ; « ce système est dangereux et n’est pas réformable » pour le second.</p>
<h2>Les candidats du capital</h2>
<p>Quant aux partis de la classe bourgeoise, nous pouvons distinguer les candidats et organisations représentant une fraction plus tournée vers la concurrence internationale (Valérie Pécresse pour Les Républicains ; Emmanuel Macron pour La République en marche), et ceux plus repliés sur le champ national de peur de ne pas être à la hauteur dans cette confrontation, avec pour corollaire un développement de la xénophobie et du chauvinisme (Marine Le Pen pour le Rassemblement national ; Éric Zemmour pour Reconquête !).</p>
<p>Les autres candidats issus de partis de la classe capitaliste jouent quant à eux des rôles d’appoint visant à renforcer l’un de ces deux camps (Jean Lassalle, ancien élu UDF, pour Résistons, en appui à la première catégorie ; Nicolas Dupont-Aignan pour Debout la France, pour la seconde catégorie), ou un des partis de la classe ouvrière s’il atteint le pouvoir, dans une logique de Front populaire (Yannick Jadot, Europe Écologie–Les Verts).</p>
<p>Aussi pour reprendre et actualiser des catégories de la tradition marxiste quant aux régimes politiques pouvant exister dans un cadre capitaliste, nous pouvons juger que les partis et candidats de la première catégorie se situent entre démocratie parlementaire et bonapartisme, alors que les partis de la seconde partie sont plutôt entre bonapartisme et fascisme.</p>
<p>Si les élections occupent un rôle important mais non décisif dans la pensée de Marx et Engels, si les catégories qu’ils ont développées ne sont utilisées que de façon marginale dans cette campagne électorale, il nous semble qu’elles peuvent être utiles pour fournir des clés de compréhension des enjeux de cette élection, à travers leur raisonnement en termes de classes sociales issues de théories sur la valeur et sur le développement historique.</p>
<p>Reste que le curseur à tracer entre les camps est relativement instable et mouvant, en raison à la fois de l’évolution des rapports sociaux et du développement technologique, le résultat de ces élections peut être envisagé, du point de vue marxien, comme une mesure relativement imprécise du rapport de classes à un moment déterminé, sachant qu’il sera également influencé par tout un ensemble d’événements se situant à l’extérieur de leur champ national.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/179385/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Fabien Tarrit ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>On ne retrouve que quelques courtes occurrences au théoricien dans le programme de Nathalie Arthaud, de LO, et de Philippe Poutou, du NPA.Fabien Tarrit, Maître de conférences, UFR Sciences économiques, sociales et gestion, Université de Reims Champagne-Ardenne (URCA)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1445172020-08-19T18:33:19Z2020-08-19T18:33:19ZDe Kuczynski à Piketty, que reste-t-il de l’histoire de l’économie de l’Allemagne de l’Est ?<p>La figure de l’économiste Karl Marx était omniprésente en République démocratique allemande (RDA). De l’allée portant son nom et où défilaient les chars à Berlin-Est à la ville de Chemnitz rebaptisée Karl-Marx-Stadt, les autorités est-allemandes inscrivirent dans leur espace public la figure tutélaire du fondateur du communisme, rappelant par là qu’il était avant tout un Allemand.</p>
<p>Mais avec la Karl-Marx-Universität de Leipzig, les chaires d’économie marxiste et son effigie sur le billet de 100 marks – <a href="https://www.welt.de/finanzen/article143304973/Warum-die-DDR-nie-die-grossen-Geldscheine-herausgab.html">plus grande valeur en circulation</a> en RDA, les billets de 200 et 500 marks servant uniquement de monnaie de réserve –, Marx retrouvait aussi sa nature première, celle d’un intellectuel qui voulait transformer le modèle économique.</p>
<p>En deçà des affrontements de puissance, militaire et politique, entre les deux blocs, l’économie a été une source de scission incommensurable de la guerre froide, car elle opposait un système économique planifié et rigide, reposant sur les directives d’un État autoritaire, à une économie de marché, plus ou moins encadrée par des démocraties libérales.</p>
<p>Les aspirations à la liberté des populations est-allemandes n’étaient pas seulement liées au manque de moyens d’expression et à l’absence de démocratie représentative, elles étaient aussi le reflet d’un système économique à bout de souffle.</p>
<p>Dans les années 1980, le billet de 100 marks est-allemands, orné la figure paternelle de Marx, était largement suffisant pour payer un <a href="http://library.fes.de/fulltext/fo-wirtschaft/00343002.htm">mois de loyer, charges comprises</a>, dans un logement neuf et pour toute une famille. Mais il restait très insuffisant pour acheter une <a href="https://www.ddr-museum.de/de/blog/archive/7353315-steht-fuer-sie-esel-der-schul-taschenrechner-sr1">calculatrice électronique SR1 (Schul-Rechner 1)</a>, même à un prix subventionné pour les écoliers, c’est-à-dire sept fois inférieur à son prix réel. Les retards technologiques à l’Est dans les années 1980 accentuèrent le fossé entre les deux blocs et contribuèrent à la chute du mur de Berlin et à l’effondrement du communisme en Europe.</p>
<p>Comment prendre au sérieux les théoriciens d’une économie qui ne savait pas satisfaire aux besoins de sa population ?</p>
<h2>Affrontement idéologique</h2>
<p>La théorie de l’économie, comme le reste de la société est-allemande, était imprégnée d’une doxa marxiste, d’autant plus qu’elle devait perpétuer l’œuvre du père fondateur.</p>
<p>Penser l’économie c’était penser dans une logique d’affrontement idéologique pour discréditer le modèle occidental. Celui-ci était qualifié de Staatsmonopolkapitalismus, de capitalisme monopoliste d’État, variation remodelée de la théorie de la centralisation du capital de Marx au XIX<sup>e</sup> siècle. Pour justifier leurs choix – parfois aberrants –, les dirigeants politiques firent donc appel à l’histoire de l’économie, discipline universitaire prospère en RDA, car elle invoquait Marx.</p>
<p>Plus que la science économique elle-même, l’histoire de l’économie était la seule à même de justifier, par une dialectique économico-téléologique – c’est-à-dire reposant sur l’idée de finalité – la nécessité historique de l’existence d’un État « <a href="http://ghdi.ghi-dc.org/sub_document.cfm?document_id=80&language=english">socialiste, ouvrier et paysan</a> » en Allemagne de l’Est.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/353144/original/file-20200817-22-1hfnden.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/353144/original/file-20200817-22-1hfnden.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=714&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/353144/original/file-20200817-22-1hfnden.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=714&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/353144/original/file-20200817-22-1hfnden.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=714&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/353144/original/file-20200817-22-1hfnden.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=897&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/353144/original/file-20200817-22-1hfnden.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=897&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/353144/original/file-20200817-22-1hfnden.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=897&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">L’économiste Jürgen Kuczynski en 1997.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:J%C3%BCrgen_Kuczynski_(1997)_by_Guenter_Prust.jpg">Günter Prust</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span>
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<p>L’émergence de cette science universitaire est intimement liée à la personnalité de l’intellectuel issu d’une famille bourgeoise Jürgen Kuczynski, lointain parent de l’ancien président péruvien Pedro Pablo Kuczynski et fondateur de la discipline à l’université Humboldt, puis à l’académie des sciences de RDA.</p>
<p>Celui-ci a publié entre 1960 et 1972 une monumentale « <a href="https://ideas.repec.org/a/zbw/espost/123049.html">Histoire de la condition ouvrière sous le capitalisme</a> » (« Geschichte der Lage der Arbeiter unter dem Kapitalismus ») en quarante volumes, dans lesquels il propose des séries annuelles homogènes de salaires ouvriers moyens dans tous les pays occidentaux depuis le début du XIX<sup>e</sup> siècle. Avec un tel titre, il serait certes facile d’y lire une histoire ouvriériste politisée et idéologique destinée à affirmer la doctrine communiste, mais son contenu méthodique y est plus nuancé.</p>
<h2>Les indices de Kuczynski, source incontournable</h2>
<p>Les études sur les écarts de richesses sont un topos de l’histoire de l’économie marxisante, elles permettent d’étudier la « classe ouvrière » dont la conscience de classe reposerait sur l’exploitation économique dont elle est victime.</p>
<p>Si l’économiste français Thomas Piketty est connu pour ses positions économiques interventionnistes, marquées à gauche, et <a href="https://www.challenges.fr/economie/piketty-meda-saez-dix-economistes-en-faveur-du-revenu-universel-de-hamon_450232">son soutien</a> à la proposition du candidat à l’élection présidentielle de 2017 Benoît Hamon de créer un « revenu universel », il n’en est pas pour autant un économiste marxiste.</p>
<p>Dans son best-seller « <a href="https://www.seuil.com/ouvrage/le-capital-au-XXIe-siecle-thomas-piketty/9782021082289">Le capital au XXIe siècle</a> » il affirme néanmoins que « les indices de Kuczynski constituent une source historique incontournable ». Déjà dans un précédent ouvrage « <a href="https://www.grasset.fr/livres/les-hauts-revenus-en-france-au-XXeme-siecle-ned-9782246855316">Les hauts revenus en France au XXᵉ siècle. Inégalités et redistributions, 1901-1998</a> », paru chez Grasset en 2001, Piketty étudiait, comme le faisait Kuczynski, les inégalités de revenus par le biais statistique des sources fiscales.</p>
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<figcaption><span class="caption">L’économiste Thomas Piketty présente son ouvrage Le capital au XXIe siècle.</span></figcaption>
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<p>Piketty y démontre que les inégalités salariales sont restées très stables en France à l’échelle du XX<sup>e</sup> siècle, mais que l’accumulation du capital depuis 1945 a conduit à une nouvelle concentration des revenus. Ses travaux, s’ils peuvent être débattus, n’en sont pas moins d’une rigueur méthodologique dans l’analyse et dans la documentation, qu’il prend toujours soin d’expliquer.</p>
<p>L’objectif de Piketty n’est donc pas de valider ou d’infirmer les thèses de Kuczynski, mais de comprendre et d’utiliser sa méthode, celle de ses indices des salaires ouvriers qui « figurent parmi les plus approfondis » en la matière. Plus encore, il rappelle qu’avant lui, d’autres économistes ont utilisé ces chiffres, les ont mis en perspective et les ont validés.</p>
<p>Ainsi, Jean Lhomme, fondateur de la Revue économique, ou Alain Bayet, secrétaire général de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), reproduisirent-ils les tableaux indiciaires de l’économiste est-allemand dans leurs ouvrages, en les amendant parfois, mais en les tenant pour sérieux.</p>
<h2>Des recherches orientées mais précises</h2>
<p>Jürgen Kuczynski était certes un marxiste et un communiste convaincu, dont les convictions influèrent parfois sur ses conclusions, mais il était également un intellectuel et un universitaire laborieux et précis dans ses recherches.</p>
<p>Il est devenu rare aujourd’hui de lire des ouvrages économiques qui citent des économistes est-allemands. Pourtant ceux-ci constituèrent de facto une véritable « école » universitaire en RDA, relativement autonome du système étatique, même si elle semble aujourd’hui à la fois datée et très politique dans son analyse du système économique capitaliste. Une fois débarrassé de son jargon dialectique, il demeure, par certains aspects, une méthode d’analyse scientifique pertinente.</p>
<p>Les indices de prix à la consommation pour la première moitié du XX<sup>e</sup> siècle et pour le XIX<sup>e</sup> siècle se fondaient sur des relevés de prix très peu systématiques et portaient sur un nombre restreint d’articles de consommation. Jürgen Kuczynski, par ses travaux, a tenté d’apporter une amélioration des indices « officiels » en calculant ses propres indices à partir de ses propres relevés de prix. Il a ainsi créé un outil d’analyse plus fin pour l’étude des inégalités sociales sur le temps long.</p>
<p>Néanmoins, la brillante carrière de ces universitaires, reconnus parfois même au sein du monde occidental, fut associée – parfois à raison – à l’omniprésence de la Stasi (service de police politique, de renseignements, d’espionnage et de contre-espionnage de la RDA) et à la bienveillance de la dictature communiste et ne survécut pas à la disparition de la RDA.</p>
<p>Les derniers instituts de recherche furent dissouts au début des années 1990 et nombre de leurs membres furent congédiés, relégués à la confidentialité voire à l’anonymat. Comme l’économie marxiste, les théoriciens de l’économie d’Allemagne de l’Est tombèrent dans l’oubli, du passé il fallait faire table rase.</p>
<hr>
<p>Cet article a été rédigé dans le cadre d’un doctorat sous la direction d’<a href="https://sirice.eu/membre/helene-miard-delacroix">Hélène Miard-Delacroix</a>, à Sorbonne Université (Sirice) et à l’Université de la Sarre.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/144517/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Paul MAURICE est chercheur au Comité d'études des relations franco-allemandes (Cerfa) à l'Ifri (Institut français des relations internationales). </span></em></p>Bien qu’empreints d’un jargon idéologique, les travaux de l’« école » d’histoire de l’économie en RDA reposent sur méthode parfois pertinente à même d’être utilisée par les économistes du XXIe siècle.Paul Maurice, Chercheur au comité d’études des relations franco-allemandes (Cerfa) à l’Ifri, doctorant associé à l’UMR Sirice (Sorbonne,Identités, relations internationales et civilisations de l’Europe), Sorbonne UniversitéLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1235352019-09-19T18:54:22Z2019-09-19T18:54:22ZDébat : Les limites du « Capital et idéologie » de Thomas Piketty<p>Thomas Piketty n’est décidément pas un économiste comme les autres ce que confirme son dernier pavé de 1 232 pages <em>Capital et idéologie</em> (Éditions du Seuil), publié le 12 septembre dernier. Non content d’irriter ses pairs en publiant ses travaux de recherche via l’édition et non dans des revues scientifiques, il se qualifie de chercheur en sciences sociales et non d’économiste, ce qui est d’ailleurs exact tant sa quête interdisciplinaire est grande.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/292994/original/file-20190918-187991-1eq7848.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/292994/original/file-20190918-187991-1eq7848.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=902&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/292994/original/file-20190918-187991-1eq7848.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=902&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/292994/original/file-20190918-187991-1eq7848.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=902&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/292994/original/file-20190918-187991-1eq7848.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1134&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/292994/original/file-20190918-187991-1eq7848.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1134&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/292994/original/file-20190918-187991-1eq7848.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1134&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption"></span>
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<p>Après avoir pertinemment relevé dans son précédent livre, « Le capital au XXI<sup>e</sup> siècle », un <a href="https://www.challenges.fr/economie/le-capital-au-xxie-siecle-ce-qu-il-faut-retenir_17908">creusement des inégalités</a> des revenus et surtout des patrimoines depuis une quarantaine d’années dans la plupart des pays, il reprend ici une démarche historique dans une recherche dont l’ambition est tout à la fois descriptive, explicative, théorique et prescriptive.</p>
<p>La partie descriptive du livre se fonde sur une abondante collecte d’informations, mais le traitement de ces dernières trahit un biais idéologique commun à nombre de chercheurs et dans son cas quelque peu embarrassant… Ainsi admet-il de manière incontestablement pédagogique mais bien peu scientifique, utiliser « des indicateurs aussi intuitifs que possible afin de permettre une large appropriation citoyenne », quand il n’énonce pas des contrevérités. Il qualifie par exemple les États-Unis de nation marquée par « des inégalités abyssales d’accès à l’enseignement supérieur » alors qu’environ 42 % de la population Outre–Atlantique accède à l’université contre 30 % en France selon l’OCDE.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/292979/original/file-20190918-187991-753wz7.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/292979/original/file-20190918-187991-753wz7.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/292979/original/file-20190918-187991-753wz7.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=446&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/292979/original/file-20190918-187991-753wz7.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=446&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/292979/original/file-20190918-187991-753wz7.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=446&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/292979/original/file-20190918-187991-753wz7.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=561&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/292979/original/file-20190918-187991-753wz7.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=561&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/292979/original/file-20190918-187991-753wz7.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=561&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption"></span>
<span class="attribution"><a class="source" href="http://www.russellsage.org/sites/default/files/Fig10_Comparative_hires_0.png">Russell Sage</a></span>
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<p>L’omission des faits qui affaiblissent sa position est un autre penchant, fréquent en sciences sociales, qu’il pratique abondamment. Lorsqu’il vante le mécanisme de cogestion allemande qui donne la moitié des voix aux représentants des salariés, il ne précise pas que seules les entreprises de plus de 2 000 salariés peuvent le pratiquer et surtout que le dernier mot revient toujours à l’employeur en cas de désaccord. De même, l’assertion qui constitue le cœur de sa thèse selon laquelle la propriété est sacralisée dans les sociétés capitalistes n’est pas exacte puisqu’il existe toujours un mode d’expropriation légale dans l’intérêt général sous condition « d’une juste et préalable indemnité ».</p>
<h2>Exemple (ou contre-exemple) suédois</h2>
<p>La partie explicative de sa recherche est encore moins convaincante. Expliquer que « l’inégalité n’est pas économique ou technologique », mais « idéologique et politique », c’est d’une part faire l’impasse sur l’importance manifeste des innovations technologiques dans l’apparition des très grandes fortunes amassées par les créateurs d’empire comme les GAFA, mais aussi négliger l’accroissement significatif de la productivité et de la prospérité des travailleurs du savoir et de la connaissance, analysé par <a href="https://thehypertextual.com/2012/03/18/leconomie-de-la-connaissance-par-peter-drucker/">Peter Drucker</a> en 1993.</p>
<p>Plus grave encore, le modèle des pays égalitaires, la Suède, mis en avant pour démontrer que chaque démocratie peut décider sans contrainte économique de faire disparaître les inégalités générées par le capitalisme s’avère un redoutable contre-exemple. En effet, après une période de réduction des inégalités après la Seconde Guerre mondiale, ce pays a subi une perte de compétitivité largement due à un excès d’imposition du capital que Thomas Piketty appelle de ses vœux et a dû profondément remanier son système fiscal dans les années 1990. Ce système est désormais fondé sur une imposition duale caractérisée par un barème progressif sur les revenus du travail semblable au nôtre, mais par une flat tax de 30 % seulement sur l’ensemble des revenus du capital (plus-values, dividendes et intérêts). </p>
<p>C’est d’ailleurs cet exemple qui a explicitement inspiré la doctrine fiscale du président français Emmanuel Macron au début de son quinquennat… « J’ai toujours considéré qu’il y avait, dans ce que certains ont pu appeler le modèle suédois, une véritable <a href="https://www.publicsenat.fr/article/politique/macron-voit-dans-le-modele-suedois-une-veritable-source-d-inspiration-76499">source d’inspiration</a> à plusieurs égards », avait-il notamment déclaré lors de la visite du premier ministre suédois Stefan Löfven, le 31 juillet 2017.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"892083710031536129"}"></div></p>
<p>Son approche théorique est également fragilisée par une confusion permanente des concepts de capital (à savoir les moyens financiers nécessaires aux fonds propres des entreprises et destinés à financer leurs investissements) et de patrimoine (qui représente la richesse totale nette des personnes physiques mais qui n’est pas loin de là fléchée vers les entreprises) employés indifféremment. De même sa notion de « propriété sociale et temporaire » qu’il prétend substituer au droit de propriété, reste floue : qui décidera au nom de la société, dans quel but et selon quel contrôle ?</p>
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<figcaption><span class="caption">« Je propose de dépasser la propriété privée par la propriété sociale et temporaire », Thomas Piketty sur France Inter, le 9 septembre 2019.</span></figcaption>
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<p>Intellectuel de filiation platonicienne, Thomas Piketty imagine un monde idéal et propose une idéologie consolatrice porteurs d’espoir pour les perdants de la mondialisation, comme l’était la vision du paradis communiste de Karl Marx pour le prolétariat misérable de la fin du XIX<sup>e</sup> mais les moyens d’y parvenir sont périlleux.</p>
<h2>Propositions (trop) radicales</h2>
<p>Les prescriptions du docteur Piketty sont-elles applicables sans risque ? L’histoire qu’il aime tant invoquer devrait nous mettre en garde et les expériences soviétique (qu’il critique justement), cubaine, nord-coréenne ou vénézuélienne incitent à la plus grande prudence. Partout où la passion égalitaire a supprimé la propriété privée, les inégalités sociales se sont accrues et les libertés « bourgeoises » ont disparu sur fond de misère généralisée. Aujourd’hui, la mise en œuvre de ses idées heurterait profondément les sociétés modernes, non seulement pour d’évidents obstacles constitutionnels, mais les confronterait à de grandes difficultés économiques que générerait une fuite massive des capitaux voire à des guerres civiles comme l’a montré l’échec sanglant de <a href="https://www.humanite.fr/monde/1973-les-militaires-renversent-allende-annee-de-cendres-au-chili-479641">Salvador Allende au Chili</a>.</p>
<p>Une version très édulcorée de ses ordonnances est-elle alors envisageable ? Si ses propositions radicales d’un impôt spoliateur sur le patrimoine – pouvant atteindre 90 % – ne recueille aucun écho dans les pays riches, elles ont tout de même inspiré l’aile gauche du parti démocrate américain en réaction à la politique très inégalitaire de Donald Trump. Ainsi l’idée d’instaurer pour la première fois de l’histoire de ce pays un impôt sur la fortune, mais dans des proportions nettement plus modestes et seulement pour les très grandes fortunes (au-delà de 50 millions de dollars), fait actuellement débat parmi les candidats démocrates à la prochaine présidentielle au moment où cette forme d’imposition a quasiment disparu dans l’Union européenne en raison du coût budgétaire et économique généré par l’expatriation – légale – des capitaux.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1121594580242247681"}"></div></p>
<p>Pour corriger les excès du capitalisme, qui fait d’ailleurs preuve depuis plus de deux siècles d’une insolente capacité d’adaptation lorsque son penchant inégalitaire est sagement contrebalancé par une démocratie représentative et constitutionnelle, une approche de réformes graduelles dans la filiation aristo-télicienne, c’est-à-dire en observant le monde puis en cherchant les moyens de l’améliorer par petites touches, est certainement la meilleure stratégie. Quant au dépassement brutal du capitalisme vers un fumeux socialisme participatif fondé sur une propriété sociale et temporaire prôné par notre prophète, il ne semble (heureusement) ni pour demain ni pour après-demain. Comme le disait théoricien politique marxiste Fredric Jameson :</p>
<blockquote>
<p>« Il est plus facile d’imaginer la fin du monde que celle du capitalisme ».</p>
</blockquote><img src="https://counter.theconversation.com/content/123535/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Éric Pichet ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Le dernier livre de l’économiste français est promis à devenir un best-seller, même si sa portée devrait rester limitée en raison de propositions bien trop utopiques.Éric Pichet, Professeur et directeur du Mastère Spécialisé Patrimoine et Immobilier, Kedge Business SchoolLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1222362019-09-01T18:45:13Z2019-09-01T18:45:13ZActualité de Marx et d’Engels : l’exploitation des enfants dans les mines aujourd’hui<p>On constate un renouveau d’intérêt pour la pensée de Marx car le capitalisme du début du XXI<sup>e</sup> siècle, surtout après la crise de 2008, suscite des inquiétudes : la globalisation, les inégalités sociales, la pauvreté et le sous-développement sont autant de problèmes qui conduisent à rechercher des explications théoriques convaincantes, en termes de dévoilement des dysfonctionnements structurels, par-delà les constats d’experts trop souvent centrés sur l’actualité et rarement mis en perspective historique.</p>
<p>Il est donc utile de <a href="https://www.researchgate.net/publication/279346649_Economic_Social_and_Demographic_Thought_in_the_XIXth_Century">repartir de la pensée de Marx</a> telle que formulée dans le <em>Capital</em> (1867) et de l’extraordinaire enquête d’Engels, <em>La situation de la classe laborieuse en Angleterre</em> (1844) et de vérifier leur pertinence à propos du capitalisme de notre siècle. La théorie de Marx est étayée par de nombreuses données tirées des recensements officiels et des enquêtes et rapports officiels sur l’emploi disponibles à son époque et, sur le plan théorique, par une connaissance approfondie des écrits d’un grand nombre d’auteurs anglais, français et allemands.</p>
<p>À la suite de Frédéric Engels, il prend comme exemple l’Angleterre et l’un et l’autre décrivent l’intensification de l’exploitation : prolongation de la journée de travail, déformations physiques et maladies du fait des conditions de travail, mortalité par accident.</p>
<h2>L’intensification de l’exploitation capitaliste : le travail des enfants</h2>
<p>L’intensification de l’exploitation capitaliste s’explique très logiquement par l’importance du capital fixe qu’il faut absolument rentabiliser ; de longues heures de travail sont donc indispensables. Marx s’appuie sur les <em>Reports of Inspectors of Factories</em>, notamment celui du 31 octobre 1862, qui liste tous les frais fixes qui ne cessent de courir.</p>
<p>Et de manière générale, les enfants comme les femmes et les hommes sont victimes d’accidents graves ou mortels, liés au rythme de travail et l’absence totale de protection. En particulier, lorsque l’enfant se glisse dans la machine pour remettre en place une courroie de transmission, celle-ci happe et déchiquette un bras et parfois le corps entier.</p>
<p>Marx et Engels avaient décrit le travail des femmes et des enfants et les graves conséquences sur leur santé. Engels utilise le rapport de 1842 et 1843 sur le travail des enfants dans les mines, Marx le « Report from the Select Committee on Mines » de 1866. Engels cite un témoin interrogé dans le Rapport de 1842, le docteur Barham.</p>
<p>Selon lui, la pauvreté de l’air en oxygène, saturé de poussière et de fumée produites par la poudre des explosifs, ailleurs la présence de gaz sulfureux et de gaz carbonique affectent gravement les poumons (le « black spittle » ou expectoration noire, provoquait de l’asthme et des perturbations dans les fonctions cardiaques). Barham avait observé chez beaucoup de jeunes des phtisies galopantes ou des tuberculoses à évolution lente. Les explosions, faute de puits de ventilation étaient fréquentes et particulièrement meurtrières.</p>
<p>Au moment où Engels écrit, des enfants de quatre à cinq ans poussaient les portes qui séparaient les compartiments dans les mines tandis que des enfants plus âgés et des adolescents, compte tenu de la faible hauteur des plafonds des boyaux, transportaient le minerai ou poussaient les wagonnets. Les efforts de traction et de poussée aboutissaient à une sur-musculation des bras, des jambes et des épaules, des malformations du bassin, des tassements et des déviations de la colonne vertébrale.</p>
<p>L’exploitation prenait plusieurs formes : la durée de travail était longue, au moins de 12 heures, même pour des enfants et alors que le travail dans les mines est particulièrement dur, les efforts pour réguler les conditions de travail échouèrent par rapport aux autres branches, en raison de la convergence des intérêts du propriétaire foncier de la mine et de l’entrepreneur qui l’exploite.</p>
<p>Il n’est donc pas étonnant que le nombre d’inspecteurs des mines ait été dérisoire : en 1865, on en comptait 12 pour 3217 mines. De nos jours, comme au temps de Marx, de longues journées de travail, surtout pour les enfants, sont un esclavage de fait. Le travail forcé des enfants dans les mines est un cas d’école.</p>
<h2>Le travail des enfants dans les mines d’or au Burkina Faso</h2>
<p>Aujourd’hui en Afrique de l’Ouest, les mines d’or – souvent situées dans des régions reculées – n’ont, pour la plupart, pas d’existence officielle et le travail y est, <a href="https://www.ilo.org/ipec/lang--fr/index.htm">selon le BIT</a>, tout aussi dangereux : les structures de soutènement sont branlantes et peuvent s’effondrer à tout moment ; aucun plan de secours dans le cas où des gaz toxiques ou inflammables s’échapperaient de poches souterraines ; les travailleurs n’ont aucun équipement de protection, ni clinique, ni toilettes.</p>
<p>Mais surtout, ils ignorent que le mercure qu’ils utilisent pour séparer l’or du minerai concassé, est toxique pour le développement neurologique et altère les compétences cognitives et motrices. Une exposition intense au mercure – par exemple, en respirant ses émanations – peut entraîner de sérieux problèmes pour le système nerveux central, pouvant aller jusqu’au délire et au suicide.</p>
<p>Un pourcentage non négligeable des travailleurs employés dans ces mines d’or et de pierres précieuses sont des enfants. Ils peuvent être exposés au mercure de bien des façons : par la peau, lorsqu’ils le malaxent dans le sable contenant du minerai ; en inhalant les émanations lorsqu’on le fait brûler au-dessus du feu (c’est la forme la plus toxique et la plus facilement absorbée) ; en l’ingérant sous forme de traces résiduelles sur les mains lors des repas ou en consommant des aliments provenant d’un sol contaminé.</p>
<p><a href="https://www.researchgate.net/publication/26257743_High_human_exposure_to_cobalt_and_other_metals_in_Katanga_a_mining_area_of_the_Democratic_Republic_of_Congo">Une étude</a>
a montré que les mineurs enfants présentaient des niveaux de métaux toxiques plus élevés que les adultes, même quand ils étaient moins en contact avec les métaux, car du fait du métabolisme plus rapide dont ils ont besoin pour soutenir leur organisme en pleine croissance, les enfants aspirent plus d’air, consomment plus de nourriture et boivent davantage que les adultes par kilo de poids corporel. L’absorption de substances toxiques est donc proportionnellement supérieure.</p>
<p>Quant aux charges lourdes qu’ils transportent, elles peuvent entraîner des déformations et des handicaps à vie. Selon <a href="https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0013935108000224">une autre étude</a>, les enfants travaillant dans une mine d’or présentaient des niveaux inquiétants de mercure dans le sang, l’urine et les cheveux ; des tests neurologiques comparatifs conduits entre ces enfants et un groupe témoin non exposé au mercure montrent que les enfants exposés au mercure mettent deux fois plus de temps que les autres à réaliser des tests cognitifs et des tests de réflexes de base. Des problèmes très comparables se posent dans les fonderies de manganèse ou de plomb.</p>
<h2>Le travail forcé au niveau mondial, un esclavage moderne</h2>
<p>Le travail des enfants dans les mines montre donc que l’exploitation reste, comme au temps de Marx, une caractéristique centrale du fonctionnement du capitalisme : on parle aujourd’hui d’esclavage moderne et, <a href="https://www.ilo.org/global/publications/books/WCMS_575479/lang--en/index.htm">selon les « Estimations Globales de 2016 de l’Esclavage Moderne »</a>, il y avait environ 4,3 millions d’enfants âgés de moins de 18 ans dans le travail forcé, dont 20 % en Afrique.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/290409/original/file-20190901-166001-11ue4ll.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=11%2C0%2C1280%2C846&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/290409/original/file-20190901-166001-11ue4ll.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/290409/original/file-20190901-166001-11ue4ll.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/290409/original/file-20190901-166001-11ue4ll.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/290409/original/file-20190901-166001-11ue4ll.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=502&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/290409/original/file-20190901-166001-11ue4ll.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=502&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/290409/original/file-20190901-166001-11ue4ll.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=502&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Une famille dans un champ de coton au Mali (ici en 2002).</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/7/72/Famille_champs_de_coton.jpg/1280px-Famille_champs_de_coton.jpg">Olivier Epron/Wikimedia</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Cette estimation inclut un million d’enfants exploités sexuellement à des fins commerciales, 3 millions d’enfants soumis au travail forcé pour d’autres formes d’exploitation par le travail. Le travail forcé est en réalité un <a href="https://www.ilo.org/global/publications/books/WCMS_575499/lang--en/index.htm">sous-ensemble du travail des enfants</a>.</p>
<p>Au total, 152 millions d’enfants travaillent dans le monde, soit près d’un enfant sur dix. Près de la moitié de tous ceux qui travaillent – 73 millions d’enfants en termes absolus – effectuent des travaux dangereux qui mettent directement en danger leur santé, leur sécurité et leur développement moral. Enfin, la moitié a entre 5 et 11 ans, le tiers entre 12 et 14 ans.</p>
<p>Les trois quarts de ces 152 millions travaillent dans l’agriculture, un sur dix dans l’industrie, le reste dans les services. Le travail forcé n’est ainsi que la face la plus sombre de cet aspect du sous-développement. Marx reste pleinement actuel.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/122236/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Yves Charbit ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Le travail des enfants dans les mines montre que l’exploitation reste, comme au temps de Marx, une caractéristique centrale du fonctionnement du capitalisme.Yves Charbit, Professeur de démographie, Université Paris CitéLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1081862018-12-05T22:16:07Z2018-12-05T22:16:07ZLes « gilets jaunes » et le génie politique français<blockquote>
<p>« En France, il suffit que l’on soit quelque chose pour que l’on veuille être tout. […] En France, toute classe du peuple est idéaliste politique, et elle a d’abord le sentiment d’être non pas une classe particulière, mais la représentante des besoins généraux de la société. Le rôle d’émancipateur passe donc successivement, dans un mouvement dramatique, aux différentes classes du peuple français, jusqu’à ce qu’il arrive enfin à la classe qui réalise la liberté sociale […] »</p>
</blockquote>
<p>Tirée de son <a href="https://www.marxists.org/francais/marx/works/1843/00/km18430000.htm">introduction à la <em>Critique de la philosophie du droit de Hegel</em></a>, cette citation de Karl Marx invite à la réflexion au moment où le mouvement de mécontentement des gilets jaunes amorce une phase violente dont le dénouement paraît des plus indécis.</p>
<h2>Un effet de miroir</h2>
<p>À l’origine d’une hausse des taxes sur le carburant, le mouvement s’est progressivement « enflammé » jusqu’au <a href="https://www.lexpress.fr/actualite/societe/en-images-de-gros-degats-a-l-interieur-de-l-arc-de-triomphe_2051468.html">saccage de l’Arc de triomphe</a>, où des statues représentant la République et les hommes morts pour elle ont été lourdement dégradées. En quelques semaines, on est passé d’une <a href="https://www.franceculture.fr/emissions/la-grande-table-2eme-partie/gilets-jaunes-la-nouvelle-jacquerie">jacquerie</a> comme la France en a connu nombre de fois dans son histoire aux débordements qui évoquent davantage des extrémistes révolutionnaires venus, à leur tour, se greffer sur un mouvement d’apparence insurrectionnelle en détruisant les images d’un régime (la démocratie même ?) honni.</p>
<p>L’ironie de l’histoire est que l’homme qui a fait fi de certains corps intermédiaires (les partis politiques traditionnels) pour se faire élire à la présidence française en 2017 a en face de lui un mouvement qui lui a répondu – et ce même, au travers de <a href="https://theconversation.com/gilets-jaunes-versus-emmanuel-macron-aux-racines-de-lincommunication-108048">tweets</a> – en faisant fi à son tour de toute représentation intermédiaire : partis politiques, syndicats et même <a href="https://theconversation.com/gilets-jaunes-et-journalistes-aux-sources-du-rejet-107901">journalistes</a>. Le créateur d’un parti qui prône la mobilité (<em>La République En Marche</em>) voit ainsi des manifestants bloquant ou libérant ce qui favorise ladite mobilité dans la France péri-urbaine : les péages d’autoroutes. Au milieu, la société civile, mais aussi les corps intermédiaires marginalisés, oscillent entre le désir d’encadrement et de récupération, le rejet (de la violence) et la sympathie (pour le mécontentement).</p>
<h2>Mettre en branle le char de l’État</h2>
<p>Depuis son accession au pouvoir, Emmanuel Macron a répété son dédain des corps intermédiaires dans l’exercice même de son autorité. Se positionnant lui-même en monarque républicain, il semble vouloir contrôler de très près le pouvoir législatif : il court-circuite les parlementaires, les autres élus politiques mais aussi les syndicats comme ses ministres et au long de certaines sorties médiatiques passe pour méprisant vis-à-vis des <a href="http://www.leparisien.fr/politique/gilets-jaunes-macron-promet-une-reponse-claire-aux-classes-moyennes-et-laborieuses-25-11-2018-7952961.php">« classes moyennes et laborieuses »</a> qu’il fustige.</p>
<p>Ce faisant, le président Macron a substitué aux partis politiques traditionnels et à leurs parlementaires son nouveau parti de centre droit, LREM. Au Parlement, il est donc parvenu à remplacer ceux qu’il avait réussi à congédier. Par la suite, il s’est efforcé de montrer qu’au début de chaque transformation radicale (ici, le paysage politique post-2017), l’autorité, l’ambition et la direction d’un chef sont seuls capables de mettre sur pied et en branle le char de l’Etat. Las ! Rapidement, d’aucuns ont regretté les mesures politiques qui ont favorisé une <a href="https://www.capital.fr/economie-politique/la-preuve-en-chiffres-que-macron-est-bien-le-president-des-riches-1299602">partie unique de la population</a> au moment où le Président continuait encore à croire au <a href="https://theconversation.com/gilets-jaunes-versus-emmanuel-macron-aux-racines-de-lincommunication-108048">mirage de l’adhésion massive</a> qu’avait suscitée son élection.</p>
<h2>Le « ici et maintenant » des gilets jaunes face au « en même temps » du Président</h2>
<p>De l’autre côté, si les corps intermédiaires – politiques, syndicats, associations, presse – n’ont pas vu le <a href="https://theconversation.com/le-kairos-ou-comment-saisir-le-moment-politique-opportun-103803">phénomène Macron</a> arriver en 2016-2017, ils ne parviennent pas davantage à canaliser ni à comprendre le phénomène actuel des gilets jaunes.</p>
<p>En fait, après avoir fait sauter le verrou des partis politiques traditionnels, Emmanuel Macron semble être allé plus loin en discréditant par ricochet le reste des corps intermédiaires. Comme suite à un effet retardateur, le pouvoir et l’opinion publique se rendent compte de l’effet de souffle d’une déflagration vieille déjà d’un an et demi. Cette déflagration est par conséquent plus qu’un retour de boomerang de la démocratie directe initiée par le Président lui-même comme le propose <a href="https://www.liberation.fr/france/2018/12/02/gerard-noiriel-pour-macron-les-classes-populaires-n-existent-pas_1695585">Gérard Noiriel</a>. Il s’agit de la transformation en cours de la représentativité des parties prenantes de la société civile. Sans l’assurance qu’il en sorte quelque chose de vraiment différent.</p>
<p>Or cette transformation s’opère contre celui-là même qui en est l’un des instigateurs, qui en fut le principal bénéficiaire et qui risque d’en être la victime à présent. En effet, la personnalisation du pouvoir l’a entraîné, contre toute prudence, à concentrer sur lui l’ensemble des reproches pour lesquels il ne peut être tenu entièrement responsable au bout de 18 mois de présidence. En outre, comme l’a vu <a href="https://www.franceculture.fr/emissions/linvite-des-matins/gilets-jaunes-lechec-de-la-democratie-representative">Jean Garrigues</a>, la contradiction inhérente aux gilets jaunes repose sur le fait que leur démarche d’horizontalité politique se heurte à leur exigence d’une verticalité forte dans la décision politique.</p>
<p>Alors, un remaniement ministériel ? Improbable. Des allégements de taxe ou d’impôts comme le suggèrent à la fois les gilets jaunes et le <a href="http://www.leparisien.fr/economie/le-president-du-medef-je-propose-un-moratoire-sur-les-augmentations-de-taxes-03-12-2018-7960113.php">Medef</a> ? Certainement, mais cela se traduira au final par plus d’impôts plus tard, sinon plus de dette publique et de déficits, et moins de service public. Une réorientation de la politique suivie ? Nécessairement, mais à plus long terme. Une dissolution ? Ce serait un suicide politique et le début de plus grands troubles encore.</p>
<h2>« Il faut bien que je les suive, puisque je suis leur chef »</h2>
<p>Car les tentatives de récupération, <em>in media res</em>, par certaines organisations syndicales comme politiques laissent sceptiques. Alors que les premières sont dépassées par des demandes qui ne sont pas seulement catégorielles, les secondes se raccrochent à une insurrection qu’elles veulent expliquer et justifier, à défaut de la guider.</p>
<p>Se présentant comme le relais, dans les journaux comme sur les plateaux de télévision, de l’opinion publique, certains dirigeants et opposants politiques souhaitent devenir les leaders d’un mouvement dont ils ne sont que les suiveurs. Ils font alors leur le mot que de <a href="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k200624f.image">Méricourt</a> prêtait à Ledru-Rollin : « Il faut bien que je les suive, puisque je suis leur chef ». Leur discrédit n’en devient que plus patent là où le besoin de démocratie et donc de réflexion n’a jamais été aussi important.</p>
<p>Dans sa correspondance comme dans ses premières œuvres, Marx se plaisait à distinguer le génie national allemand, anglais et français. Au génie philosophique de sa terre natale, il opposait le génie économique de sa terre d’adoption (l’Angleterre) et le génie politique des Français qu’il admirait pour sa Révolution bourgeoise. Un siècle et demi plus tard, si on admet avec précaution l’hypothèse marxienne, il faut espérer que le sens des responsabilités de chacun permette de sortir de l’ornière actuelle.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/108186/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Patrice Cailleba ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Plus qu’un retour de boomerang de la démocratie directe, le mouvement des gilets jaunes révèle la transformation en cours de la représentativité des parties prenantes de la société civile.Patrice Cailleba, Professeur de Management, PSB Paris School of BusinessLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1044242018-10-07T18:54:31Z2018-10-07T18:54:31ZDe l’universalisme au différentialisme<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/239365/original/file-20181004-52691-znnqze.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=2%2C5%2C1904%2C1437&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Christine de Suède en conversation avec René Descartes, peinture de Pierre-Louis Dumesnil.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/5/59/Dispute_of_Queen_Cristina_Vasa_and_Rene_Descartes.png">Wikipédia</a></span></figcaption></figure><p>La méthode cartésienne s’inscrivait dans la tâche plus globale de redéfinir l’idée de l’homme, à travers une définition ouverte, puisqu’il ne s’agissait plus d’accoler à un sujet un prédicat (l’homme comme animal rationnel selon la définition aristotélicienne), mais de faire du sujet un acteur. L’acteur d’une pensée (je pense). Certes le terme d’acteur n’est pas cartésien, et sans doute fausse-t-il l’idée cartésienne de pensée qui oscille entre la simple conscience et une version plus intellectualiste qui l’identifierait à la raison. Toujours est-il que l’Homme pense, et que tous les hommes pensent.</p>
<blockquote>
<p>« Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée » cette célèbre formule ouvre le <em>Discours de la méthode</em>, et se précise ainsi : « cela témoigne que la puissance de bien juger, et distinguer le vrai d’avec le faux, qui est proprement ce qu’on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes ».</p>
</blockquote>
<p>La seule différence qui existe entre eux est accidentelle ou contingente, ils ont plus ou moins de mémoire, plus ou moins d’imagination, plus au moins de célérité dans leur façon de raisonner. Mais cela est de peu d’importance, car</p>
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<p>« pour la raison, ou le sens, d’autant qu’elle est la seule chose qui nous rend hommes, et nous distingue des bêtes, je veux croire qu’elle est tout entière en un chacun, et suivre en ceci l’opinion commune des philosophes, qui disent qu’il n’y a du plus et du moins qu’entre les accidents et non point entre les formes, ou nature des individus d’une même espèce. »</p>
</blockquote>
<p>L’homme est tout à fait homme ou il ne l’est pas. La définition de l’humanité ne souffre pas de degrés. Les différences n’opposent pas plusieurs humanités, mais certains hommes à l’intérieur d’une définition commune. Certes, on ne peut nier ces différences. Mais Descartes propose une façon de les surmonter, et c’est précisément la méthode, le chemin : un chemin intégralement indexé sur les lois de la raison, et non sur des connaissances externes qui nécessiteraient d’appartenir à l’élite des doctes.</p>
<p>Le philosophe inaugure la modernité par ce geste de rupture qui arrache l’homme à la nature et à la hiérarchie des espèces, au profit d’une définition universelle qui accueille en son sein la singularité de chacun : penser est avant tout une expérience qui atteste de mon existence en tant qu’homme.</p>
<h2>Mais alors, que s’est-il passé ?</h2>
<p>Pourquoi l’universalisme est-il ainsi battu en brèche ? Pourquoi est-il interprété comme le symbole de l’oppression, le Cheval de Troie du colonialisme et de l’impérialisme, l’abri du racisme, de l’islamophobie ? Dans son essai <em>L’universalisme européen. De la colonisation au droit d’ingérence</em>, Immanuel Wallerstein entend montrer comment l’universalisation des valeurs a contribué à la domination du monde occidental à travers différentes figures historiques et théoriques ; on peut faire remonter à la controverse de Valladolid, en 1500, le premier grand débat qui oppose un Occident conquérant, défendu par Sepulveda, au respect des différences culturelles, dont le héraut est Bartolomé de Las Casas. Mais ce n’était pas l’universalisme moderne que l’on convoquait alors : il s’agissait de convertir les populations amérindiennes, selon l’un par la contrainte, selon l’autre par l’exemple de la vertu et de façon pacifique…</p>
<p>L’histoire occidentale des empires coloniaux et de leur discours justifie cette méfiance. Néanmoins, ce n’est pas parce qu’on en fit usage à des fins meurtrières, inhumaines de domination que ces fins sont inhérentes au concept même d’universalisme. C’est là confondre l’usage et le sens. Certes, on a beau jeu de démontrer l’interdépendance entre ces deux aspects de la chose, et qu’un usage n’est jamais externe à l’objet, ou que l’objet porte en lui les potentialités de l’usage. Pour autant, on peut aussi considérer que l’universalisme a permis au contraire l’émancipation des hommes et plus tardivement des femmes dans l’Europe des Lumières.</p>
<p>À chaque grande bataille de ces dernières années, et dont le cœur est souvent la laïcité, des discours en tous genres brandissent la différence comme ce qu’il y a à respecter. La différence au nom de la culture, au nom de l’histoire, au nom de la communauté, au nom de la singularité, au nom de la liberté même. Le respect de la différence en devient presque un fétichisme. La mixité, le métissage, s’en trouvent suspectés. Comme un déni de la différence qui doit être cultivée comme telle.</p>
<p>Certes, la bataille contre l’universalisme a des pères d’envergure dont la vulgate a imprégné les esprits. Marx au XIX<sup>e</sup> siècle découvre et démontre que ce sont les conditions matérielles de l’existence qui déterminent la conscience et non l’inverse : qu’il n’y a pas de pensée hors sol, de conscience détachée de l’existence concrète dont elle ne serait en réalité qu’un épiphénomène. Marx critique les droits de l’homme, comme mystification bourgeoise consistant à faire passer l’homme bourgeois et propriétaire pour l’homme universel, autrement dit transformant une particularité en un universel normatif, et ce faisant, excluant non pas en droit mais en fait toute une partie de l’humanité : « Constatant avant tout le fait que les “droits de l’homme”, distincts des “droits du citoyen”, ne sont rien d’autre que les droits du membre de la société bourgeoise, c’est-à-dire de l’homme égoïste, de l’homme séparé de l’homme et de la communauté » écrit-il dans la Question juive. Le fait a repris ses droits, au détriment du droit.</p>
<p>Nous voilà coincés entre deux héritages : celui de Descartes et plus tard des Lumières, et celui de Marx, dont la pensée s’est largement répandue dans les années 60, mais déjà bien avant dans le discours des anciens colonisés en guerre pour recouvrer leur indépendance.</p>
<h2>Du différentialisme aux revendications identitaires</h2>
<p>C’est la question de l’Islam qui a remis au cœur le débat en France. L’Islam lorsque homme ou femme s’en revendique dans l’espace public. L’Islam quand la femme porte un signe que certains estiment de soumission. La femme musulmane concentre alors la tension entre ces deux discours : l’universaliste dénonce le signe de son propre asservissement volontaire ou non, au nom de l’émancipation des individus par la raison et par la relégation de la croyance dans l’espace privé. Le différentialiste soutiendra le droit de la femme à choisir sa croyance, en usant d’une part et apparemment du même argument que l’universaliste : la liberté de l’individu, mais une liberté qui n’est plus identifiée au choix rationnel, une simple liberté d’opinion. D’autre part le respect culturaliste pour toute forme de différence, et la réduction d’une croyance religieuse à une tradition qui doit pouvoir se revendiquer dans l’espace public, car l’espace public doit précisément accueillir et protéger la manifestation des différences. Le différentialiste part d’une « bonne intention », tout en promouvant un relativisme des valeurs indépassable.</p>
<p>Or de plus en plus ce respect des différences et cette pensée relativiste s’inversent en revendication identitaire. Ainsi se multiplient les groupements minoritaires qui, au départ militants pour l’égalité des droits, font de leur différence une identité agressive qui se doit d’être reconnue dans sa clôture. Ainsi est née par exemple la vague de dénonciation d’appropriation culturelle : si au départ, il s’agissait légitimement de critiquer l’appropriation d’éléments d’une culture par une culture dominante, « emprunt déplacé » quand par exemple la culture américaine née de la colonisation européenne s’approprie des bouts de culture amérindienne transformée en exotisme, alors qu’elle repose sur l’extermination de ce peuple ; si la lutte contre le « pillage culturel » est donc indispensable, elle s’est pourtant déplacée vers une interdiction pour l’« autre » en général d’emprunter un signe, une mode, une tradition qui appartiendrait exclusivement à un groupement culturel humain. Les barrières s’érigent, les groupes se parcellisent.</p>
<p>Les différences contingentes dont parlait Descartes pour les exclure de la définition de l’humanité reviennent sous un jour essentialiste. La différence devient l’identité. Et sans doute le problème vient-il du terme d’identité lui-même dont le sens est ambivalent. S’il tend d’un côté vers la mêmeté, le fait que chacun est identique à l’autre sous l’angle de l’humanité ou de son appartenance à l’humanité, il est plus souvent pris comme ce qui me distingue des autres, et génère de lui-même l’autre notion avec laquelle il fait couple, à savoir la différence. La revendication identitaire est certes née de la domination, de l’exclusion, du rejet lui-même adossé à des raisons « identitaires ». Mais la seule réponse possible à la domination est-elle une réponse en miroir de ce sur quoi elle se fonde ?</p>
<p>Étrangement, ce sont souvent les discours dits de gauche qui promeuvent la différence, quitte à ériger des frontières symboliques entre les groupes humains, au nom de la tolérance parfois proche de la « charité » et de la mauvaise conscience, et d’une lecture marxiste de la domination. Si l’égalité doit se conquérir pas à pas par le combat politique, et c’est peut-être l’aspiration principale des partis de gauche, il ne faudrait pas oublier qu’elle est difficile à penser si l’on fait l’économie de l’universalisme. Et qu’à déconstruire celui-ci, on risque de ne plus pouvoir légitimer un combat non seulement pour l’égalité réelle, mais aussi pour l’égalité des droits fondée en dernière instance sur l’égalité des hommes. Or si l’égalité des droits de groupes identitaires vient en contradiction avec l’égalité des hommes en tant qu’ils sont hommes, n’y a-t-il pas un problème ?</p>
<p>Ne peut-on revenir à un discours universaliste qui prenne en compte les critiques que Marx a justement adressées à l’idée d’universalité lorsque celle-ci masque une domination, mais qui ne perde pas de vue l’Homme dans sa généricité, au détriment des différences qui sont autant de revendications identitaires, de fragmentation de l’humanité, et qui comme telles renoncent à la pensée comme mode d’émancipation ?</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/104424/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Mazarine Pingeot ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Face aux replis identitaires qui fragmentent l’humanité, il est temps de plaider pour la réhabilitation de l’universalisme tel que Descartes le définissait.Mazarine Pingeot, Professeur agrégée de philosophie, Université Paris 8 – Vincennes Saint-DenisLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/978292018-06-19T18:59:24Z2018-06-19T18:59:24ZNos problèmes environnementaux à la lumière de Marx<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/222795/original/file-20180612-112602-9bl5ct.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=8%2C122%2C1174%2C664&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">On célèbre en cette année 2018 le bicentenaire de la naissance du philosophe allemand. </span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/libertinus/9940279183/">Montecruz Foto/Flickr</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span></figcaption></figure><blockquote>
<p>« Et tout progrès de l’agriculture capitaliste est non seulement un progrès dans l’art de piller le travailleur, mais aussi dans l’art de piller le sol. Tout progrès dans l’accroissement de sa fertilité pour un laps de temps donné est en même temps un progrès de la ruine des sources durables de cette fertilité. »</p>
<p>– Karl Marx, « Le Capital » (Livre 1)</p>
</blockquote>
<p>Suite à l’effondrement de l’Union soviétique et à une profonde transformation de l’économie chinoise, le capitalisme semble s’être imposé partout comme l’unique modèle possible. Dans un tel contexte, les idées de Karl Marx (1818-1883) pourraient être reléguées en toute sécurité dans les poubelles de l’histoire. Mais le crash financier mondial de 2008 et ses désastreuses conséquences l’auront fait ressortir de la corbeille !</p>
<p>Pour le meilleur ou pour le pire, les idées du philosophe allemand auront affecté notre monde plus profondément qu’aucun autre penseur social ou politique. Mais à l’occasion du <a href="https://theconversation.com/karl-marx-wouldnt-agree-that-worker-power-has-been-killed-by-the-21st-century-95982">200e anniversaire</a> de sa naissance célébré cette année, le débat sur la pertinence de sa pensée semble toujours dominé par une compréhension « traditionnelle » de sa doctrine.</p>
<p>Les commentateurs, qu’ils soient hostiles ou partisans, se focalisent en effet sur sa critique de l’exploitation et de l’inégalité au sein du capitalisme et de l’impérialisme, et du conflit pour transformer la société grâce au socialisme.</p>
<p>Hélas, il y a peu – bien trop peu – de débats portant sur les relations entre les humains et la nature telles que Marx les a analysées.</p>
<p>Après tout, la destruction régulière, et qui va s’accélérant, des conditions essentielles à toute forme de vie, notamment humaine, par le capitalisme moderne est sans doute le défi principal auquel se trouve confrontée notre humanité contemporaine. Le changement climatique étant l’un de ses symptômes les plus dévastateurs.</p>
<p>Mais cela va plus loin, avec la pollution toxique des océans, la déforestation, la dégradation des sols et, plus tragique encore, une perte absolument inédite de la biodiversité.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/221771/original/file-20180605-119870-sbl60r.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/221771/original/file-20180605-119870-sbl60r.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/221771/original/file-20180605-119870-sbl60r.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=397&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/221771/original/file-20180605-119870-sbl60r.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=397&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/221771/original/file-20180605-119870-sbl60r.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=397&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/221771/original/file-20180605-119870-sbl60r.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=499&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/221771/original/file-20180605-119870-sbl60r.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=499&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/221771/original/file-20180605-119870-sbl60r.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=499&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">« L’histoire de la nature et l’histoire des hommes dépendront l’une de l’autre aussi longtemps que les hommes existeront » – Karl Marx.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Stephen Bonk/shutterstock</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>En réalité, une <a href="http://environment-ecology.com/journals/411-capitalism-nature-socialism-a-journal-of-socialist-ecology.html">étude</a> récente a démontré que la problématique – à savoir cette relation discordante entre les hommes et le monde naturel – a bien représenté un <a href="https://monthlyreview.org/product/marxs_ecology/">thème central</a> dans la réflexion de Marx tout au long de sa vie. Ses idées à ce sujet restent précieuses – voire indispensables – mais son héritage fait aujourd’hui obstacle. Un nouvelle approche s’impose.</p>
<h2>Loin de la nature</h2>
<p>Les <a href="https://www.marxists.org/archive/marx/works/download/pdf/Economic-Philosophic-Manuscripts-1844.pdf">premiers manuscrits philosophiques</a> de Marx, ceux de 1844, sont surtout connus pour le développement du concept de « travail aliéné » dans le contexte du capitalisme. On pourra déplorer que les spécialistes aient plus rarement souligné que, pour Marx, la source fondamentale de cette aliénation résidait aussi dans notre éloignement vis-à-vis de la nature.</p>
<p>Cet éloignement commence avec la <a href="https://www.marxists.org/archive/marx/works/1867-c1/ch27.htm">compartimentation des terres communes</a>, laissant de nombreux habitants des zones rurales dans l’obligation de vendre leur force de travail à la nouvelle classe industrielle. Marx évoque également les besoins spirituels et la perte d’un mode de vie proche de la nature dans lequel la population avait trouvé un sens.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/221785/original/file-20180605-119860-6banma.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/221785/original/file-20180605-119860-6banma.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/221785/original/file-20180605-119860-6banma.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=375&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/221785/original/file-20180605-119860-6banma.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=375&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/221785/original/file-20180605-119860-6banma.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=375&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/221785/original/file-20180605-119860-6banma.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=471&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/221785/original/file-20180605-119860-6banma.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=471&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/221785/original/file-20180605-119860-6banma.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=471&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Pour Marx, la transformation des terres communes en propriétés privées fit passer l’Angleterre du féodalisme au capitalisme.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Cristian Teichner/shutterstock</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Le thème développé dans ces premiers manuscrits consiste en une vision de l’histoire où l’exploitation des travailleurs et de la nature vont de pair. Pour Marx, la future société communiste résoudra les conflits parmi les humains, et aussi entre les humains et la nature ; les hommes pourront enfin satisfaire leurs besoins en harmonie les uns avec les autres et avec l’<a href="https://www.marxists.org/archive/marx/works/1844/manuscripts/labour.htm">ensemble du monde naturel</a> :</p>
<blockquote>
<p>« L’homme <em>vit</em> de la nature – signifie que la nature est son corps, avec lequel il doit maintenir un processus constant pour ne pas mourir. Dire que la vie physique et intellectuelle de l’homme est indissolublement liée à la nature ne signifie pas autre chose sinon que la nature est indissolublement liée avec elle-même, car l’homme est une partie de la nature. »</p>
</blockquote>
<p>Dans ses écrits, Marx apporte une contribution de premier plan pour éclairer la relation entre l’homme et le monde naturel ; il met ainsi fin à une longue tradition philosophique où les êtres humains sont considérés comme séparés de la nature ; il affirme le besoin, à la fois physique et spirituel, d’une relation authentique et dynamique de l’homme avec la nature, affirmant que ce rapport a été mis à mal à l’avènement du capitalisme.</p>
<h2>Le problème, c’est le capitalisme, pas l’humanité</h2>
<p>Dans ses ouvrages plus récents, Marx poursuit cette analyse à l’aide de son concept clé de « modes de production ». Selon lui, chacune des différentes formes de société humaine ayant existé possède sa propre façon d’organiser le travail pour satisfaire ses besoins vitaux – par une action sur et avec la nature –, et pour distribuer les fruits de ce travail.</p>
<p>Les sociétés de chasseurs-cueilleurs lui apparaissent ainsi généralement égalitaires et durables ; concernant les sociétés féodales ou esclavagistes, aux relations sociales marquées par l’inégalité et l’exploitation, elles ne possèdent cependant pas cette dynamique destructrice sans fin propre au capitalisme industriel.</p>
<p>Ce concept de « modes de production » empêche toute tentative d’expliquer notre crise écologique en des termes abstraits tels que « démographie », « avarice » ou « nature humaine ». Car chaque forme de société possède sa propre écologie. Et les problèmes écologiques auxquels nous faisons face sont ceux du capitalisme – et non du comportement humain en tant que tel ; il nous faut dès lors comprendre comment ce système interagit avec la nature pour résoudre ces problèmes.</p>
<p>Marx a lui-même initié une réflexion profonde à ce sujet. Dès les années 1860, il écrit à propos de la <a href="https://monthlyreview.org/2013/12/01/marx-rift-universal-metabolism-nature/">dégradation des sols</a>, un problème majeur à l’époque. Il montre comment la division entre villes et campagnes conduit immanquablement à une perte de la fertilité des sols et au développement de la pollution et des maladies dans les centres urbains.</p>
<p>Des auteurs contemporains ont développé ces idées : on peut ainsi citer feu <a href="http://libcom.org/library/capitalism-nature-socialism-theoretical-introduction-james-oconnor">James O’Connor</a> ou encore le sociologue John Bellamy Foster, qui identifia une tendance endémique du capitalisme à générer une « <a href="https://books.google.co.uk/books/about/The_Ecological_Rift.html?id=VGzJQgAACAAJ">faille éologique</a> » ; il y a aussi les penseurs associés, au Royaume-Uni, au <a href="http://redgreenstudygroup.org.uk/rgsg-position-paper-2016/">Red Green Study Group</a>.</p>
<p>Si j’ai indiqué plus haut que les réflexions de Marx sur l’homme et la nature étaient essentielles, elles demeurent également problématiques. À certains moments de son œuvre, il semble en effet célébrer les immenses progrès de productivité et de contrôle sur les forces de la nature accomplis par le capitalisme ; le socialisme n’apparaissant comme nécessaire que pour partager équitablement les bénéfices.</p>
<p>Si de récentes recherches ont remis en cause cette interprétation, elle aura été historiquement très influente. Et les désastres engendrés par l’industrialisation à marche forcée de Union soviétique sous Staline doivent certainement beaucoup à cette manière de voir les choses.</p>
<p>J’aimerais pour conclure souligner ceci : les nouveaux marxistes environnementaux soutiennent, à juste titre, que le capitalisme n’est pas durable écologiquement et que le socialisme est nécessaire pour établir un lien rationnel avec le monde naturel. Mais pour construire un mouvement capable de transformer la société de cette façon, nous devons nous souvenir de l’accent mis par Marx sur nos besoins matériels <em>et spirituels</em>, qui ne pourront être satisfaits sans une relation gratifiante et respectueuse avec la nature. Bref, nous avons aussi besoin d’un marxisme « vert » et écologique.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/97829/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Ted Benton a reçu des financements de l'ERSC. Il est membre du Red Green Study Group et du Green Party. </span></em></p>Pour le grand penseur allemand du XIXe siècle, le rapport à la nature est essentiel pour satisfaire les besoins humains, à la fois physiques et spirituels.Ted Benton, Emeritus Professor of Sociology, University of EssexLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/965632018-05-22T20:46:39Z2018-05-22T20:46:39ZL’économie des promesses, ou comment tomber amoureux d’un taux de croissance<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/219936/original/file-20180522-51135-60hee.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C0%2C1497%2C842&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Croissance, progrès, technologie... Le tryptique sur lequel s'appuie l'économie des promesses.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.shutterstock.com/fr/image-illustration/man-standing-on-balcony-looking-futuristic-1032222850">Shutterstock </a></span></figcaption></figure><p><em>Cet article est publié dans le cadre du cycle de conférences <a href="http://www.cite-sciences.fr/fr/au-programme/animations-spectacles/conferences/le-progres-a-t-il-un-avenir/">Le progrès a-t-il un avenir ?</a>, organisé par la Cité des sciences et de l’industrie, du mardi 15 au 26 mai 2018. Durant deux semaines, des groupes d’étudiants, un panel de citoyens et des scientifiques, historiens et philosophes, livrent leurs réflexions et débattent.</em></p>
<hr>
<p>Appauvrissement de l’alimentation, perte de biodiversité, pollution, crise énergétique… Alors que s’accumulent les rapports faisant état des conséquences négatives du système de production actuel, l’économie des promesses tourne à plein. Croissance et progrès se confondent, et l’espoir de voir émerger des solutions technologiques demeure. Contre toute évidence ?</p>
<h2>Des outils de production toujours plus capitalistiques</h2>
<p>La croissance a déterminé, et détermine encore, le sens du progrès : vers le « toujours plus ». Science, sport, mobilité, énergie… Les outils de production sont toujours plus capitalistiques : la quantité de capital pour les mettre en place est toujours plus importante. Ainsi, en biologie, la génétique « moderne » n’existe pas sans les machines qui permettent d’analyser le génome. En astrophysique, impossible d’observer les étoiles lointaines sans les télescopes orbitaux. En sciences humaines, l’utilisation du numérique progresse pour interroger les textes, les faire circuler, les rendre accessibles à la Terre entière pourvu que l’on possède un terminal adapté. En sport, comment comprendre que les records ne cessent de tomber sans s’intéresser au matériel utilisé ? Les tours du monde à la voile le montrent bien : même le marin le plus doué du monde ne remporterait aucune course sans une « Ferrari » des mers…</p>
<p>Cette accumulation de capital, par-delà le jeu de marchés supposément concurrentiels, constitue le cœur du progrès qui s’est mis en place progressivement à partir du XIX<sup>e</sup> siècle. Un processus bien décrit <a href="https://www.puf.com/content/Le_Capital_Livre_I">par Marx</a> <a href="https://www.lisez.com/livre-de-poche/manifeste-du-parti-communiste/9782264031570">dans ses ouvrages</a> : les capitalistes achètent, vendent, mais surtout accumulent.</p>
<h2>Le gagnant rafle tout</h2>
<p>Ce progrès est déterminé par des règles et normes qui laissent beaucoup de marges de manœuvre à l’entrepreneur, que celui-ci soit privé ou même public (les économies socialistes ont en effet été décrites comme structurées par un État entrepreneur). Cette analyse n’est pas datée, comme le montrent tout autant la réussite actuelle de la Chine « communiste » que l’importance de la planification à tous les étages des entreprises « privées » et de l’économie. <a href="http://www.editionsladecouverte.fr/catalogue/index-Une_histoire_du_marketing-9782707155108.html">Si la gestion ou le marketing stratégique</a> ne prévoient pas à dix ou vingt ans, ils contribuent à <a href="http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Tel/Le-Nouvel-Etat-industriel">stabiliser le processus dans le sens de l’accumulation</a>. À ce titre, le modèle de la Silicon Valley est édifiant : des milliards d’argent public, des <em>start-up</em> achetées à 99 % par des grands groupes qui ne cessent de croître…</p>
<p>C’est le fameux « winner take all ». L’adage est souvent associé au numérique, pourtant les choses n’étaient pas différentes avant son émergence : dans le domaine de l’automobile par exemple, les centaines de constructeurs qui existaient ont laissé la place à une dizaine.</p>
<h2>Implication citoyenne, conséquences : les grandes oubliées ?</h2>
<p>Dans ce contexte, la part du citoyen est limitée : il est surtout envisagé comme une matière malléable, destinataire de biens et de services qui sont, nécessairement, des progrès. Son comportement n’est interprété, dans les décisions et <a href="http://www.editionsladecouverte.fr/catalogue/index-La_th__orie___conomique_n__oclassique-9782707154224.html">théories dominantes</a>, que comme un insatiable glouton ne cherchant qu’à maximiser son bon plaisir.</p>
<p>L’exemple du numérique le montre à l’envi : au départ, nous étions sur un marché de l’offre, et non de la demande. <a href="https://www.editions-eyrolles.com/Livre/9782708129207/le-marketing-du-multimedia-mobile">Le désir était faible</a>. Il a été suscité par des discours enflammés tels que ceux d’Al Gore et de bien d’autres responsables publics sur les <a href="https://www.c-span.org/video/?55624-1/information-superhighway">« autoroutes de l’information »</a>, ou ultérieurement de Barack Obama sur les <a href="https://ssir.org/articles/entry/smart_cities_big_data_civic_hackers_and_the_quest_for_a_new_utopia"><em>smart cities</em></a>. Les conséquences prévisibles de cette explosion du numérique, telles que les déchets, la consommation d’énergie ou la dépendance ont été ignorées, car contraires au progrès.</p>
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<p>Pourtant, aujourd’hui plusieurs rapports tirent la sonnette d’alarme sur ces questions : trop de déchets, mal traités, une consommation d’énergie qui explose (les scénarios les plus alarmants vont <a href="https://theshiftproject.org/article/lean-ict-pour-une-sobriete-numerique-intermediaire/">jusqu’à prévoir que la consommation énergétique du numérique pourrait atteindre 50 % de la consommation électrique totale en 2030</a>, <a href="http://www.editionslesliensquiliberent.fr/livre-La_guerre_des_m%C3%A9taux_rares-9791020905741-1-1-0-1.html">dépendance à des matériaux rares</a>…</p>
<p>Tout cela avait déjà été pointé voici deux décennies, tant par le <a href="https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/ALL/?uri=CELEX%3A31990Y0518%2801%29">Conseil de l’Europe</a> que par le <a href="https://eur-lex.europa.eu/legal-content/EN/TXT/?uri=celex%3A52008PC0810">Parlement européen</a>. Toutefois, les autorités publiques se sont montrées plus inquiètes du retard qu’elles pourraient prendre que de la possible « impasse technologique » dans laquelle elles entraient.</p>
<h2>Les moyens avant la fin</h2>
<p>Ce concept « d’impasse technologique » est mentionné dans le <a href="https://fichiers.acteurspublics.com/redac/pdf/2018/2018-03-28_Rapport-Villani.pdf">rapport Villani</a> :</p>
<blockquote>
<p>« La production d’équipements numériques est fortement consommatrice de métaux rares, critiques, faiblement recyclables et dont les réserves accessibles sont limitées (15 ans pour l’Indium par exemple, dont la consommation a été multipliée par 7 en 10 ans), ce qui peut conduire à une impasse technologique si la croissance des besoins ne ralentit pas. » (p. 123)</p>
</blockquote>
<p>Il est intéressant de souligner le titre du rapport : il s’agit de donner un sens, c’est-à-dire de trouver comment utiliser l’IA, pas de se poser d’abord la question du monde dans lequel nous voulons vivre (question du sens) et ensuite des outils les plus à même d’y parvenir, processus au terme duquel l’IA pourrait ne pas apparaître comme une option pertinente…</p>
<p>Là encore peu de différence avec les sociétés socialistes (« réelles »). En URSS, dans les années 1970, la demande d’un téléphone pouvait mettre des années avant d’être satisfaite, et les voitures étaient réputées pour leur mauvaise qualité. Mais dans d’autres domaines (militaire, aéronautique, etc.) l’industrie a été florissante. Dans certains secteurs comme la santé, les besoins étaient parfois mieux contrôlés dans les sociétés socialistes. Ainsi, l’espérance de vie cubaine est <a href="http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2014/12/18/six-chiffres-qui-racontent-cuba_4542739_4355770.html">meilleure que celle des citoyens des États-Unis</a>. Nettement meilleure, même, que l’<a href="https://www.nytimes.com/2017/05/02/health/black-americans-death-rate-cdc-study.html">espérance de vie</a> de la fraction de la population américaine dont la peau est plus foncée que celle des autres…</p>
<h2>On ne tombe pas « amoureux » d’un taux de croissance</h2>
<p>Pour emporter l’adhésion, cette course au progrès repose sur une vaste entreprise d’excitation du désir, qui rejoue le potlatch primitif (pratique consistant à donner et dépenser pour augmenter son prestige, <a href="http://classiques.uqac.ca/classiques/mauss_marcel/socio_et_anthropo/2_essai_sur_le_don/essai_sur_le_don.html">selon l’anthropologue Marcel Mauss</a>) à une échelle jamais atteinte. Mais elle a implications qui ne sont pas des progrès : appauvrissement de l’alimentation, destruction écologique (notamment génétique) à une échelle sans précédent, etc.</p>
<p>Ces « mauvaises nouvelles » sont <a href="https://journals.openedition.org/developpementdurable/9346">mises en doute</a>, <a href="https://www.eea.europa.eu/publications/late-lessons-2">prises avec précaution</a>, et <a href="http://www.editionsladecouverte.fr/catalogue/index-Une_autre_histoire_des___Trente_Glorieuses__-9782707175472.html">releguées au dernier rang dans la prise de décision</a>. L’investissement, lui, se presse derrière les rêves de grandeur et d’accumulation. Par exemple, la <a href="https://www.lesechos.fr/04/04/2017/lesechos.fr/0211943350806_tesla-depasse-ford-en-capitalisation-boursiere.htm">capitalisation boursière pharaonique de Tesla</a>, qui n’a pourtant jamais gagné d’argent, et est <a href="https://theconversation.com/elon-musk-est-il-un-super-heros-96156">très en retard sur nombre de prévisions</a>… De la même façon, les prophéties fantaisistes du <a href="https://www.01net.com/actualites/quand-le-patron-de-l-intelligence-artificielle-de-facebook-se-paie-son-homologue-chez-google-646580.html">controversé Ray Kurzweil</a>, ingénieur chez Google et « futurologue », reçoivent également un grand écho médiatique.</p>
<p>Il est par ailleurs significatif que face aux menaces évoquées, la solution soit souvent perçue dans plus de capitalisme plutôt que moins. Le <a href="https://thebreakthrough.org/">Breakthrough Institute</a> explique ainsi que, pour protéger la biosphère face à une consommation croissante, nous devons puiser dans le sol en quantités jamais vues – et recycler, bien sûr… <a href="http://www.seuil.com/ouvrage/le-commerce-des-promesses-pierre-noel-giraud/9782757815786">« L’économie des promesses »</a> tourne donc à plein régime, mais dans un seul sens : celui de l’accumulation capitalistique. Tout signal contraire est regardé avec suspicion. Les messages sur l’alimentation ou les inégalités sont globalement noyées dans la célébration permanente du système, comme le suggérait déjà Jean Baudrillard dans les années 1970.</p>
<h2>Refuser, c’est régresser</h2>
<p>Le capitalisme conduit à une concentration des moyens dans un nombre toujours plus petit de mains. Dès lors, quel que soit le problème envisagé, ce sont <a href="https://www.pressesdesmines.com/produit/peut-on-croire-aux-tic-vertes/">toujours les mêmes interlocuteurs qui ont les moyens de faire valoir leurs solutions</a>. Les structures qui proposent des alternatives aux solutions des grands groupes sont handicapées par des réglementations peu adaptées à leurs spécificités, et n’ont pas les moyens d’envoyer du personnel dans toutes les réunions pour changer cette situation.</p>
<p>Conséquence : les visions du progrès qui ne seraient pas dans le « toujours plus » sont discréditées comme relevant plus du regrès que du progrès. C’est le célèbre « on ne va pas revenir à la bougie ! », « argument » récurrent quoique dénué de fondements puisqu’à peu près personne ne le défend. Il ne sert donc qu’à <a href="https://espacepro.librairie-sciencespo.fr/livre/9782844050717-le-nucleaire-et-la-lampe-a-petrole-les-verts/">décrédibiliser l’adversaire</a>.</p>
<h2>La technologie, nouvelle divinité</h2>
<p>Pourtant, la terre isole mieux que le béton, l’énorme quantité de <a href="http://surmedicalisation.fr/?page_id=90">médicaments ingurgitée</a> a un <a href="http://www.leparisien.fr/societe/trop-de-medicaments-pour-les-enfants-inutile-voire-dangereux-22-02-2018-7573200.php">effet bien limité</a> relativement à son coût, les nanotechnologies (ainsi sur le produit phare, les <a href="https://www.usinenouvelle.com/article/nanotubes-de-carbone-la-deception-gagne-l-industrie.N196817">nanotubes de carbone</a>) et biotechnologies (deux grands types d’OGM en 25 ans, thérapie génique <a href="https://www.slate.fr/story/155024/therapie-genique-vraiment-plus-interdit-esperer?amp">qui se fait toujours attendre</a>…) n’ont pas apporté de révolution sur le plan du bien-être.</p>
<p>« Pas encore », répondent les partisans du « progrès », pour qui tout doute est sacrilège. Jacques Ellul est l’un de ceux qui a théorisé le plus loin cette idée suivant laquelle la <a href="https://www.persee.fr/doc/assr_0335-5985_1973_num_36_1_2076_t1_0164_0000_4">technologie est devenue sacrée</a>. Ses partisans acceptent tout juste de discuter des modalités d’adoption et d’usage des technologies, mais certainement pas de leur mise à l’écart (voire au rebut) au profit d’autres pistes et manières de voir.</p>
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<p>Ils ont pour eux l’expérience acquise depuis 150 ans dans les pays « développés » : après tout les mêmes discours de mise en garde ont été prononcés hier et pourtant « la technologie a trouvé ». Pourquoi n’en sera-t-il pas ainsi demain ? Quand bien même, déjà, certains avertissements se concrétisent : dans son ouvrage fondateur <a href="http://www.rachelcarson.org/SilentSpring.aspx"><em>Silent Spring</em></a> (<em>Printemps silencieux</em>), paru en 1962, la biologiste Rachel Carson annonçait la possible disparition des insectes et des oiseaux. 56 ans plus tard, nous y sommes presque…</p>
<p>Surtout les conditions ne permettent pas l’émergence d’un véritable pouvoir du (citoyen-)consommateur. 30 milliards ont été dépensés en 2017 par les grandes compagnies pour convaincre les Français de <a href="http://www.francepub.fr/les-depenses-publicitaires-2016-les-previsions-2017/">l’utilité de leurs produits</a>. <a href="http://www.ademe.fr/sites/default/files/assets/documents/rapport-de-gestion-ademe-2016.pdf">Selon l’Ademe</a>, qui a dépensé 16 millions en ce sens en 2016</p>
<blockquote>
<p>« La communication vers le grand public et les professionnels est un enjeu majeur pour faire évoluer les comportements et accélérer la transition énergétique et écologique de l’ensemble de la société française. »</p>
</blockquote>
<p>En revanche, les <a href="https://sciencescitoyennes.org/wp-content/uploads/2012/12/Conventions-de-citoyens.pdf">décisions prises à l’issue de conférences de citoyens</a> montrent que, quand ils sont informés, les citoyens font des choix très différents de ceux des industries. Comble de l’ironie, après avoir installé un système poussant à l’adoption massive de produits devenus de consommation courante, les décideurs <a href="https://www.pressesdesmines.com/produit/peut-on-croire-aux-tic-vertes/">accusent aujourd’hui le consommateur, dès qu’ils s’inquiètent des menaces</a>… Cette position subalterne du consommateur, dans tous les cas, montre bien dans quel sens circule le pouvoir : de haut en bas.</p>
<hr>
<p><em><strong>Pour en savoir plus :</strong><br>
F. Flipo, F. Deltour, M. Dobré et M. Michot, (2012), <a href="https://www.pressesdesmines.com/produit/peut-on-croire-aux-tic-vertes/">« Peut-on croire dans les TIC vertes ? »</a>, Presses des Mines ;<br>
P. A. Samuelson et W. D. Nordhaus, (2005), <a href="https://www.eyrolles.com/Entreprise/Livre/economie-9782717850802">« Économie »</a>, Economica ;<br>
J. Baudrillard, (1973), <a href="http://www.editions-galilee.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=2632">« Le miroir de la production »</a>, Galilée ;<br>
J. Baudrillard, (1972), <a href="http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Les-Essais/Pour-une-critique-de-l-economie-politique-du-signe">« Pour une critique de l’économie politique du signe »</a>, Gallimard ;<br>
J. Baudrillard, (1970), <a href="http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Folio/Folio-essais/La-Societe-de-consommation">« La société de consommation »</a>, Gallimard.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/96563/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Fabrice Flipo a reçu des financements de CDC pour le projet "TIC vertes".
Il est membre de l'association Sciences Citoyennes.</span></em></p>Croissance et progrès sont souvent présentés comme allant de pair, juchés sur le fier destrier de l’innovation technologique. Mais derrière le voile des promesses, les choses diffèrent quelque peu.Fabrice Flipo, Professeur en philosophie sociale et politique, épistémologie et histoire des sciences et techniques, Institut Mines-Télécom Business School Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/968592018-05-20T23:28:37Z2018-05-20T23:28:37ZOrphelins de Marx<p>En 1917, à peine les bolcheviques parvenus au pouvoir, Trotski, depuis la tribune du Congrès des soviets, s’adressait aux mencheviks et aux sociaux-révolutionnaires quittant la salle pour protester contre le coup d’État qui venait d’avoir lieu : </p>
<blockquote>
<p>« Vous êtes de pauvres types, des faillis. Votre rôle est terminé. Allez là où est votre place, dans les poubelles de l’Histoire. » </p>
</blockquote>
<p>Le marxisme, dans sa forme léniniste, s’installait aux affaires, et allait jouer un rôle décisif dans la vie intellectuelle et politique à l’échelle de la planète.</p>
<h2>La roue de l’Histoire a tourné</h2>
<p>Dans notre pays, un premier tournant a eu lieu en Mai 68, que l’on commémore ces temps-ci, et qui, contrairement à bien des discours encore aujourd’hui en vogue, a été bien éloigné d’être révolutionnaire, en tous cas au sens des marxistes. Mais c’est souvent ainsi qu’il a été interprété, par eux et par d’autres, et qu’a fleuri ce que Luc Ferry et Alain Renaut ont appelé « La pensée 68 », qui faisait effectivement la part belle à diverses variantes de cet héritage.</p>
<p>Puis dans un contexte qui indiquait déjà un certain épuisement du marxisme sous toutes ses formes, est venue en France comme dans d’autres pays la décomposition du communisme, ce qui a donné naissance à deux phénomènes. D’une part, une ultime tentative pour contrer les images désastreuses du Goulag, popularisées par Soljenitsyne, a voulu donner au communisme et au marxisme un visage humain, ouvert, acceptable dans des milieux éduqués et favorables à l’idée européenne : ce fut en politique l’eurocommunisme, et en matière davantage idéologique ou intellectuelle, comme on préférera, la découverte d’Antonio Gramsci, ce communiste italien détenu dans les geôles de Mussolini presque jusqu’à sa mort. La tentative a fait long feu.</p>
<p>Et, d’autre part, des mouvements ont cherché à maintenir en vie le marxisme sous des formes tendant au sectarisme ou au fondamentalisme idéologique – ce qui a alimenté en particulier le gauchisme, puis accompagné les dérives violentes de l’« autonomie » voire du terrorisme d’extrême-gauche, notamment dans l’Italie des années de plomb, les années 70.</p>
<p>À la fin de ces mêmes années 70, la voie était ouverte en France pour ceux qu’on a appelés les « nouveaux philosophes ». Leur impressionnant succès, préparé par un marketing inédit jusqu’ici dans l’édition d’ouvrages de philosophie, tient à ce qui fut leur rôle principal : d’avoir à leur tour rempli les poubelles de l’histoire – cette fois-ci avec ce marxisme si présent pendant plus d’un bon siècle.</p>
<p>La roue de l’histoire avait tourné, c’en était fini apparemment de Marx et des penseurs et acteurs qui s’étaient réclamés de lui.</p>
<p>Trente ans plus tard, Marx est-il bien mort ?</p>
<h2>Le jeune Marx et le Marx de la maturité</h2>
<p>En fait, il n’a jamais été complètement oublié, mis à l’écart. Rien qu’en France, des courants non négligeables de la science économique, et notamment l’École dite de la régulation, avec par exemple Michel Aglietta ou Robert Boyer, ne s’en sont jamais éloignés, et aussi bien Thomas Piketty que son succès ne se comprennent pas sans ses références à Marx.</p>
<p>Des philosophes, à commencer par Étienne Balibar, ont continué à faire vivre intelligemment l’héritage de Marx, et il existe ici et là, dans l’université, des petits cercles ou groupes de travail qui continuent de s’y intéresser. À l’étranger, quelques universités, notamment américaines, continuent d’abriter des penseurs marxistes.</p>
<p>Mais le marxisme, ce n’est pas seulement une pensée, et une œuvre, dans sa diversité voire ses contradictions. Rappelons, par exemple, que Louis Althusser distinguait le jeune Marx, ouvert à l’action et à la subjectivité des acteurs, du Marx de la maturité, étudiant scientifiquement le système capitaliste et ses contradictions.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/219653/original/file-20180520-42233-p5f3av.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/219653/original/file-20180520-42233-p5f3av.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=402&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/219653/original/file-20180520-42233-p5f3av.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=402&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/219653/original/file-20180520-42233-p5f3av.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=402&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/219653/original/file-20180520-42233-p5f3av.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=505&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/219653/original/file-20180520-42233-p5f3av.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=505&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/219653/original/file-20180520-42233-p5f3av.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=505&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Marx vu par l’artiste Thierry Ehrmann.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/home_of_chaos/4016285125">Thierry Ehrmann/Flickr</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span>
</figcaption>
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<p>Le marxisme, c’est aussi un ensemble de références qui ont animé des régimes, des partis ou des mouvements s’en réclamant, et dont la plupart ont sombré en même temps que s’effondrait le communisme « réel » de l’Empire soviétique, que celui de la Chine s’ouvrait au marché, que les partis communistes, partout dans le monde, perdaient leur influence. Quant aux organisations gauchistes, apparues sur leur gauche et témoignant de sa maladie sénile, elles se décomposaient, quitte on vient de le dire à s’engager ou à se rapprocher de la violence terroriste.</p>
<h2>La France insoumise et le désert de la gauche</h2>
<p>Le marxisme n’est pas mort, mais les diverses équations où il a été tout à la fois une pensée et une action ne fonctionnent plus. Comme idéologie, son agonie aura duré plus d’un demi-siècle si l’on considère les prédictions de ceux qui réfléchissaient à sa fin dans les années 60, avec Daniel Bell ou Raymond Aron. Mais ne pourrait-il pas retrouver un espace nouveau, ou renouvelé, jouer à nouveau un rôle historique ?</p>
<p>Cette possibilité doit être envisagée en examinant la situation générale de pays comme le nôtre. En France, il n’y a plus de pensée ni de partis de gauche en dehors de la <em>France insoumise</em>. Mais il serait pour le moins excessif de dire de cette force politique qu’elle constitue un laboratoire de réflexion et d’élaboration théorique, un lieu où se reconstruit une pensée qui pourrait se situer au niveau d’exigence qui fut celui du marxisme durant de longues années.</p>
<p>Les discours de gauche ou bien sont inaudibles, et à bien des égards inadaptés à notre époque, ou bien tournent à la radicalité ou à la démagogie sans proposer de repères ou de références témoignant d’un renouveau proprement intellectuel.</p>
<p>C’est peut-être même là le grand problème. Dans un contexte où le pouvoir dispose d’un vaste boulevard pour avancer dans ses réformes, une opposition de gauche peine d’autant plus à se construire qu’elle ne dispose pas de cadres de pensée pour conférer un sens, une portée d’avenir à une éventuelle action politique.</p>
<h2>En mal de système de pensée organisé et mobilisateur</h2>
<p>Le marxisme n’était pas seulement, comme a dit Sartre, un « horizon indépassable » pour ceux qui y adhéraient : il était présent, avec des pour et des contre, dans la vie intellectuelle et politique bien au-delà de sa seule sphère d’influence. Il structurait le débat public, mais aussi la vie sociale et culturelle. Il permettait de lier l’intérieur et l’extérieur, la politique nationale, l’action du Parti communiste et de la CGT, par exemple, et la géopolitique, avec notamment la Guerre froide.</p>
<p>Aujourd’hui, ceux qui agissent ou voudraient agir se passent des repères qu’il apportait quand ils sont mus par les droits de l’Homme, ou qu’ils se reconnaissent dans des causes comme l’environnement et le changement climatique. Mais ceux qui veulent se mobiliser sur des thématiques plus sociales ou économiques, les inégalités, les dégâts du néo-libéralisme, sont orphelins de Marx, ils n’ont pas les références et les modes d’approche qu’offrait dans ses variantes le marxisme, comme idéologie et comme cadre politique.</p>
<p>La rage, la violence de certains ont aussi quelque chose à voir avec ce manque, elles expriment aussi en creux un déficit, l’absence de tout système de pensée organisé et mobilisateur.</p>
<p>Les régimes politiques se réclamant quelque peu de Marx aujourd’hui encore fonctionnent en France comme des repoussoirs, et l’histoire même du marxisme, dans son épaisseur, ne suscite plus guère d’émotions positives, son évocation n’est plus source d’engagement. Marx pourra revenir comme philosophe, auteur d’une œuvre considérable, mais beaucoup moins comme inspirateur de l’action politique –- les expériences concrètes qui s’en réclament ou s’en sont réclamées ont fait bien trop de dégâts. Reste bien un vide, dès lors, l’absence et le manque de pensée émancipatrice forte et susceptible de nourrir des projets d’avenir.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/96859/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<h4 class="border">Disclosure</h4><p class="fine-print"><em><span>Michel Wieviorka dirige avec Jean-Pierre Dozon le Panel international sur la sortie de violence (IPEV), un projet de la Plateforme Violence et sortie de la violence (FMSH). La Carnegie Corporation of New York en est le principal soutien.. </span></em></p>L’ opposition de gauche peine d’autant plus à se construire qu’elle ne dispose pas de cadres de pensée pour conférer un sens, une portée d’avenir à une éventuelle action politique.Michel Wieviorka, Sociologue, Président de la FMSH, Fondation Maison des Sciences de l'Homme (FMSH)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/893182017-12-19T20:37:18Z2017-12-19T20:37:18ZRapport sur les inégalités : et après ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/199958/original/file-20171219-4968-ir4ql8.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Manifestation du 1er mai à Paris (ici en 2002).</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/3/3a/Paris_May1_2002_DCP_8508.JPG">Patrick Prémartin/Wikimedia</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span></figcaption></figure><p>Le « rapport sur les inégalités mondiales » du World Wealth and Income Database (<a href="http://wid.world/">WID.world</a>), publié en décembre 2017, rend compte de travaux menés sur un mode collaboratif par une centaine d’économistes relevant de quelque 70 pays, dont pour la France Lucas Chancel et Thomas Piketty, l’auteur du best-seller « Le capital au XXIème siècle » (Seuil, 2013).</p>
<p>Les chiffres et graphiques que propose <a href="http://www.liberation.fr/planete/2017/12/14/pourquoi-prosperent-les-inegalites-mondiales_1616327">cet important document</a> sont éloquents : depuis les années 80, qu’il s’agisse du patrimoine ou des revenus, les inégalités n’ont cessé de croître à l’échelle de la planète, entre les plus riches et les plus pauvres, en même temps que les couches moyennes apparaissent comme la principale victime de cette évolution. La dynamique varie certes d’une région du monde et d’un pays à un autre, et l’Europe occidentale semble susceptible, sous certaines conditions, d’enrayer les tendances les plus inquiétantes.</p>
<p>Acceptons ces données. Il faut maintenant les affronter, en notant que ce ne sont pas des sociologues, des philosophes politiques ni des politologues qui jouent un rôle pionnier dans la production des connaissances relatives aux inégalités, mais des économistes – ce qui redonne tout son poids à l’idée que l’économie doit être politique. </p>
<p>Et interrogeons-nous : comment se fait-il qu’à l’échelle de la planète, sous des régimes politiques différents, et tout particulièrement dans des démocraties, la hausse spectaculaire des inégalités revête une telle ampleur ? Qu’il en soit ainsi là où un régime autoritaire contrôle les ressources par la violence et la répression au service de quelques-uns n’a rien de très surprenant. Mais en démocratie ?</p>
<h2>Des explications insuffisantes</h2>
<p>Alors même que dans les démocraties le niveau d’éducation s’élève, et que les informations sur les inégalités sont produites et diffusées bien mieux et plus qu’auparavant, que la critique de ce que <a href="https://www.humanite.fr/entretien-avec-viviane-forrester-auteure-de-lhorreur-economique">Viviane Forrester</a>, il y a déjà 20 ans, avait appelé « l’horreur économique » peut circuler dans les médias classiques, mais aussi grâce à Internet dans toute sorte de réseaux, alors même que les premières victimes de l’accroissement des inégalités sont précisément des classes moyennes éduquées et bien informées, cette hausse des inégalités semble s’effectuer <a href="https://theconversation.com/le-capital-dimportantes-inegalites-pourtant-negligees-62704">sans rencontrer d’obstacle majeur</a>.</p>
<figure class="align-left ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/199960/original/file-20171219-4957-rnpuw7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/199960/original/file-20171219-4957-rnpuw7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=800&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/199960/original/file-20171219-4957-rnpuw7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=800&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/199960/original/file-20171219-4957-rnpuw7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=800&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/199960/original/file-20171219-4957-rnpuw7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1005&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/199960/original/file-20171219-4957-rnpuw7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1005&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/199960/original/file-20171219-4957-rnpuw7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1005&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Ludwig Feuerbach (ici en 1866).</span>
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</figure>
<p>Il y a là un défi qui suggère que l’on inverse, au moins provisoirement, la fameuse onzième thèse de <a href="https://www.marxists.org/francais/marx/works/1845/00/kmfe18450001.htm">Karl Marx sur Feuerbach (1845)</a>, selon laquelle « les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières, il s’agit maintenant de le transformer » : avec le rapport du WID.world, les économistes ont fait leur travail, et de belle manière, à eux, mais aussi aux sociologues, philosophes et autres penseurs et chercheurs en sciences sociales de relever le défi intellectuel qu’il lance, et d'analyser ce qui est en jeu. Car avant de parler de transformer le monde, ne convient-il pas de répondre à la question lancinante : pourquoi les inégalités peuvent-elles ainsi prospérer et se renforcer en démocratie, sur la longue durée – au moins, donc, durant une trentaine d’années?</p>
<p>Une première explication laisse pantois : elle consiste à affirmer que les forces de l’économie néo-libérale sont toutes puissantes, au point qu’aucun obstacle ne peut leur résister – ni les États nationaux, ni les systèmes politiques, ni éventuellement des institutions supra ou transnationales, internationales ou régionales, comme les Nations unies ou l’Union européenne. Mais cette toute-puissance est-elle vraiment irrésistible ? Elle ne l’est que dans la complicité, l’accord ou l’acceptation plus ou moins passive des peuples et de leurs gouvernements. On le voit bien chaque fois que progresse l’extrême droite et <a href="https://theconversation.com/la-social-democratie-desarmee-face-aux-populismes-71087">les populismes</a>, y compris de gauche : il existe des réponses possibles, la leur consistant à fermer les frontières, à promouvoir <a href="https://theconversation.com/ritournelles-du-protectionnisme-le-chant-des-sirenes-69322">des dispositifs protectionnistes</a>. Mais n’existe-t-il pas d’autres réponses politiques ?</p>
<p>Une deuxième explication prolonge la précédente en renouant avec le discours de la servitude volontaire, et autres théories de l’aliénation : les peuples, finalement, seraient disposés à accepter <a href="https://theconversation.com/trump-poutine-erdogan-et-demain-le-pen-comment-expliquer-le-succes-des-cesars-du-xxi-siecle-71421">des formes de domination, même autoritaires </a>(La Boétie avait en vue l’absolutisme, et non pas les forces de l’économie). Ils collaborent avec les détenteurs du pouvoir et contribuent – plus ou moins activement – aux maux qu’ils endurent. De ce point de vue, ce ne sont pas tant les détenteurs du pouvoir économique qui dominent et aliènent les peuples, que ces derniers eux-mêmes qui délaissent leur capacité à être maîtres de leur destin, ce que Horkheimer et Adorno appelaient la «<a href="http://journals.openedition.org/lectures/9487">mystification des masses</a>». </p>
<p>Mais dans ce cas, comment se fait-il que les mêmes peuples aujourd’hui asservis et aliénés, ne l’étaient pas, ou moins, il y a quarante ou cinquante ans, au moment des Trente Glorieuses ? La voie ouverte par La Boétie est intéressante et féconde, mais elle ne suffit certainement pas si elle devient un principe explicatif général et universel, a-historique, alors qu'il s’agit d’envisager les processus concrets à travers lesquels chemine l’histoire et, en l’occurrence, l’histoire économique et sociale.</p>
<p>Mais bien d’autres pistes méritent examen. En voici deux, complémentaires.</p>
<h2>Critique de la sociologie des inégalités</h2>
<p>La première implique de prendre quelque distance avec les approches sociologiques classiques qui procèdent à partir de données du type de celles que viennent de produire les économistes du WID.world : rendre compte d’inégalités sociales, c’est alors – quelle que soit la démarche adoptée – produire une connaissance de la société à partir de catégories qui distinguent et situent les groupes au sein d’une société les uns par rapport aux autres en les hiérarchisant. La société est faite dans cette perspective de groupes ou de strates plus ou moins riches, ou dont la progéniture s’élève socialement ou non, plus ou moins éduquées, ayant un accès plus ou moins favorable à la santé, etc. </p>
<p>La sociologie des inégalités est aussi une sociologie de la stratification sociale, elle débouche aisément sur des probabilités, par exemple de mobilité ascendante, ou descendante, pour certains individus, ou pour leur progéniture. Elle peut être envisagée sur un mode géographique, en distinguant des territoires chacun caractérisé par ses formes de stratification et de mobilité sociales.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/199965/original/file-20171219-4973-1wl049.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/199965/original/file-20171219-4973-1wl049.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=434&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/199965/original/file-20171219-4973-1wl049.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=434&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/199965/original/file-20171219-4973-1wl049.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=434&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/199965/original/file-20171219-4973-1wl049.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=545&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/199965/original/file-20171219-4973-1wl049.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=545&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/199965/original/file-20171219-4973-1wl049.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=545&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">L'usine Renault à Aubergenville (Yvelines).</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File%3AAubergenvilleUsine_Renault01.jpg">JH Mora/Wikimedia</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span>
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</figure>
<p>Le propre de cette famille d’approches est qu’elle ne dit pas grand-chose des relations sociales qui sont en cause, elle ne parle pas des formes de domination ou d’exploitation, ou autres, qui relient et opposent les individus et les groupes, réduits à un positionnement sur une échelle de revenu ou d’accès à des ressources. Elle n‘apporte pas, en elle-même, d’instruments pour penser le changement, la transformation de ces rapports.</p>
<p>Ici, une démarche socio-historique peut introduire les premiers outils de cette compréhension. On constate en effet aisément que la dynamique décrite par le rapport du WID.world s’est comme emballée dans le contexte historique de la sortie de l’ère industrielle, et ce d’ailleurs aussi bien en démocratie qu’ailleurs, dans l’univers en passe de devenir post-soviétique par exemple.</p>
<p>Les sociétés industrielles se sont caractérisées non pas tant ou seulement par la pauvreté, ou la paupérisation des masses – une paupérisation « relative » a dit le Parti communiste aux temps de sa splendeur –, et donc par des inégalités sociales, mais par l’existence de débats que structuraient un conflit central opposant les maîtres du travail et le mouvement ouvrier. Ce conflit, comme l’a montré Alain Touraine dès les années 60, avec notamment son livre sur <em><a href="http://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1967_num_8_4_3238">La conscience ouvrière</a></em> (Seuil, 1966), s’enracinait dans l’usine, dans l’atelier, et mettait en cause les principales orientations de la vie collective, il était au cœur de ses transformations. Les inégalités sociales pouvaient être lues à travers la grille qu’il offrait, et le débat politique et intellectuel s’organisait assez largement à partir de lui.</p>
<p>Ce qui ouvre la voie d’une analyse sociologique s’intéressant au sens et à la perte de sens qui se sont joués dans ce conflit, puis avec sa disparition: les inégalités ont pu se creuser à la sortie de l‘ère industrielle, avec la décomposition de son conflit structurel et des repères de sens qu’il offrait. Dans cette perspective, si nous souhaitons que régressent les inégalités, nous devons réfléchir à la formation possible de nouveaux débats et de nouveaux conflits. Plus s’étofferont des rapports conflictuels où s’affrontent des acteurs, sociaux ou culturels, pour le contrôle des orientations générales de la vie collective, et plus la question des inégalités sera encapsulée dans ces conflits et, dès lors, certainement régulée. </p>
<p>D’une certaine façon, là réside le sens de la réplique cinglante de Kark Marx à Pierre-Joseph Proudhon, qui venait de publier <a href="http://classiques.uqac.ca/classiques/Proudhon/systeme_contr_eco/systeme_contr_eco.html"><em>Philosophie de la misère</em> (1846)</a> et à qui il répond en 1847 : <em>Misère de la philosophie</em>. La question pour Marx n’est pas la misère, mais la capacité du prolétariat à se mobiliser, à se constituer en acteur conflictuel. Ce n’est pas, autrement dit, les inégalités, dont les plus extrêmes prennent l’allure de la misère, mais la conflictualisation des problèmes sociaux, la cristallisation des rapports (ou les ruptures) entre groupes sociaux que les images de la stratification et de la mobilité sociale invitent à penser, mais ne permettent pas à elles seules d’analyser.</p>
<h2>La crise à gauche</h2>
<p>Une deuxième famille d'explication est plus directement politique. En même temps que bien des pays sortaient de l’ère industrielle classique, un autre phénomène, en effet, a commencé à se développer : la crise des systèmes politiques et, plus précisément, le déclin des différentes modalités concrètes par lesquelles se traduit l’idée de gauche. C’est d’abord le communisme qui a décliné, au point qu’en 1989 déjà le politologue Francis Fukuyama pouvait proclamer la fin de l’Histoire et annoncer le triomphe généralisé du marché et de la démocratie. Puis c'est la social-démocratie qui s’est affaiblie, et aujourd’hui, rares à l’échelle de la planète sont les pays où l’idée de gauche fait sens réellement et de façon significative.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/199962/original/file-20171219-4948-1ca5305.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/199962/original/file-20171219-4948-1ca5305.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=436&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/199962/original/file-20171219-4948-1ca5305.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=436&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/199962/original/file-20171219-4948-1ca5305.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=436&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/199962/original/file-20171219-4948-1ca5305.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=548&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/199962/original/file-20171219-4948-1ca5305.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=548&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/199962/original/file-20171219-4948-1ca5305.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=548&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Manifestation de la SFIO à Paris en 1934.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Manifestation_SFIO,_Paris,_1934.jpg">Agence de presse Meurisse/Wikimedia</a></span>
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</figure>
<p>Dans ces conditions, envisager de transformer la question des inégalités en débats et conflits susceptibles d’irriguer le champ politique devient une chimère. Car comment pourraient être traitées politiquement des demandes, des attentes, elles-mêmes déjà peu faciles à constater, s’il n’existe aucune force politique en mesure de les institutionnaliser et d’en être l’opérateur ? En mesure de mobiliser des intellectuels, des penseurs, des chercheurs pour construire des visions, des conceptions du progrès et du changement social et culturel, et produire des connaissances sur les acteurs, dominants et dirigeants, comme dominés voire exclus, et sur leurs relations ?</p>
<p>Il ne suffit pas de faire des propositions gestionnaires, par exemple pour une fiscalité plus juste, d’argumenter techniquement pour une certaine redistribution, de tenter d’exercer une influence sur les grandes organisations internationales, comme le FMI : il y faut un poids politique, des partis capables de s’appuyer sur le mouvement de la société, de l’entendre et le faire entendre – si tant est qu’il existe ou puisse exister. </p>
<p>Le « rapport sur les inégalités mondiales » risque sinon de n’être qu’un cri de plus dans l’univers de sociétés comme la nôtre, qui ne sait ou ne veut plus débattre, sinon sous la forme de polémiques médiocres. Pour qu’il en aille autrement, il est urgent que se déploient des analyses complémentaires, aidant à la compréhension de conflits encore faibles et naissants, avec tous leurs acteurs, et contribuant au renouveau de l’idée de gauche, comme d'ailleurs aussi celle de droite.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/89318/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Michel Wieviorka dirige avec Jean-Pierre Dozon le Panel international sur la sortie de violence (IPEV), un projet de la Plateforme Violence et sortie de la violence (FMSH). La Carnegie Corporation of New York en est le principal soutien.</span></em></p>Comment se fait-il qu’à l’échelle de la planète, sous des régimes politiques différents, tout particulièrement dans des démocraties, la hausse spectaculaire des inégalités revête une telle ampleur ?Michel Wieviorka, Sociologue, Président de la FMSH, Fondation Maison des Sciences de l'Homme (FMSH)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/846572017-09-27T22:46:14Z2017-09-27T22:46:14Z(Re)lire André Gorz, le père de l’écologie politique française<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/187584/original/file-20170926-10570-1klk71r.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=7%2C19%2C1015%2C691&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">André Gorz et son épouse Dorine. </span> <span class="attribution"><a class="source" href="http://www.editionsladecouverte.fr/catalogue/index-Andr___Gorz__une_vie-9782707191038.html">La Découverte </a></span></figcaption></figure><p>Le <a href="http://www.liberation.fr/ecrans/2007/09/25/andre-gorz-derniere-lettre-a-d_102463">22 septembre 2007</a>, Gérard Horst et son épouse Dorine se donnaient la mort dans leur maison de Vosnon, près de Troyes, mettant ainsi un terme aux souffrances chroniques de Dorine.</p>
<p>C’est toutefois sous d’autres noms que cet intellectuel, militant et <a href="http://bibliobs.nouvelobs.com/essais/20121109.OBS8842/andre-gorz-inedit-le-journalisme-cette-pensee-sans-sujet.html">journaliste</a>, s’est fait connaître d’un public, de plus en plus large au fil des ans. Les lecteurs le découvrent d’abord sous le pseudonyme d’André Gorz en 1958, dans un récit autobiographique de facture très existentialiste : <em>Le Traître</em>.</p>
<p>Les lecteurs du <em>Nouvel Observateur</em> le connaîtront quant à eux un peu plus tard sous le nom de Michel Bosquet, avec lequel il signe ses articles et les quelques livres qui rassemblent les plus importants d’entre eux, comme <a href="http://www.editions-galilee.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=2685"><em>Critique du capitalisme quotidien</em></a> (1973) ou <a href="http://www.editions-galilee.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=3474"><em>Écologie et liberté</em></a> (1977). Pour ce sartrien qui s’est toujours joué des identités, nationales ou autres, qui refusait toute forme d’assignation, le jeu sur les noms et autres pseudonymes était essentiel.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1625540384075005985"}"></div></p>
<h2>Un parcours atypique</h2>
<p>André Gorz était connu d’un cercle d’initiés, qui s’était considérablement élargi à partir des années 1980 avec la parution d’une série de textes importants sur les mutations du capitalisme contemporain. Ses <a href="http://www.editions-galilee.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=2855"><em>Adieux au prolétariat</em></a> avaient fait grand bruit à leur parution en 1980 et marqué de nombreux militants, tout comme les titres qui les avaient suivis : <a href="http://www.editions-galilee.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=2856"><em>Les Chemins du paradis</em></a> (1983), <a href="http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Folio/Folio-essais/Metamorphoses-du-travail"><em>Métamorphoses du travail</em></a> (1988), puis <a href="http://www.editions-galilee.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=2858"><em>Capitalisme, socialisme, écologie</em></a> (1991) et <a href="http://www.editions-galilee.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=2859"><em>Misères du présent, richesse du possible</em></a> (1997). Il a été dans ces années une source d’inspiration importante pour des pans entiers de la gauche européenne et américaine, peut-être même davantage hors de France que dans son pays d’accueil.</p>
<p>La carrière intellectuelle de Gorz n’a pas commencé en 1980. Celui qui s’appelle alors Gerhart Hirsch naît à Vienne en 1923 (inquiet de la montée de l’antisémitisme en Autriche, son père se convertira au catholicisme et changera son nom en Horst en 1930). Ses parents le mettent à l’abri en Suisse dès 1939, où il poursuivra sa scolarité au Lyceum alpinum de Zuoz, en Engadine. Il vit ensuite à Lausanne de 1941 à 1949. C’est là qu’il rencontre sa femme Dorine, une Anglaise, avec laquelle il va vivre pendant près de 60 ans. Il y côtoie aussi plusieurs figures comme Freddy Buache.</p>
<p>À partir de 1949, celui qui deviendra plus tard André Gorz s’installe avec sa femme à Paris. Débute alors une double activité de journaliste, dans divers titres mais surtout au <em>Nouvel Observateur</em>, à la création duquel il participe en 1964, et d’intellectuel engagé, qui se concrétise notamment par ses contributions aux <em>Temps modernes</em>.</p>
<p>Il y a d’abord <a href="http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Folio/Folio-essais/Le-traitre-suivi-de-Le-vieillissement"><em>Le Traître</em></a>, accompagné d’une préface très élogieuse de Sartre, puis <em>La Morale de l’histoire</em> en 1959. Les textes des années 1960, notamment <em>Stratégie ouvrière et néocapitalisme</em> et <em>Le Socialisme difficile</em>, témoignent de préoccupations plus directement liées à l’actualité politique et économique.</p>
<p>Gorz y développe en particulier ses idées sur l’autogestion ouvrière, et s’intéresse un temps à l’expérience yougoslave. Il se place alors dans une perspective marxiste, certes hétérodoxe par rapport aux analyses des partis communistes de l’époque, mais qui ne rompt pas avec cette tradition. Abandonnera-t-il d’ailleurs jamais le marxisme ? C’est une interrogation qui demeure ouverte, car, malgré ses évolutions, il puisera jusqu’à ses derniers ouvrages dans l’œuvre de Marx pour interpréter le monde contemporain.</p>
<p>Comme <a href="http://www.editionsladecouverte.fr/catalogue/index-Andr___Gorz__une_vie-9782707191038.html">Willy Gianinazzi</a> le note très bien dans la biographie qu’il a consacrée à André Gorz, l’originalité de ce dernier aura été de toujours se tenir entre deux positions également présentes dans la gauche non communiste : la perspective autogestionnaire de se libérer dans le travail et la critique de l’industrialisme visant à se libérer du travail. Par son attention à la fois aux mutations du syndicalisme et aux nouveaux mouvements sociaux, contestataires et contre-culturels (jusqu’à ses travaux sur les hackers au début des années 2000), André Gorz s’est en effet situé à la jointure de ces combats et des réflexions qui les ont accompagnés.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"911254407194578944"}"></div></p>
<h2>Penseur de l’écologie</h2>
<p>Et puis il y a l’écologie, à laquelle le nom de Gorz est attaché dès les années 1970. C’est dans <em>Le Nouvel Observateur</em> qu’il signe ses premiers articles consacrés à la question de l’environnement, lesquels seront ensuite repris dans un premier recueil aux éditions Galilée, <a href="http://www.editions-galilee.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=3400"><em>Écologie et politique</em></a> (1975). Cette réflexion couvre ensuite toute la fin de sa carrière, jusqu’au volume posthume paru en 2008, <a href="http://www.editions-galilee.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=2862"><em>Écologica</em></a>, dont il avait décidé du contenu peu avant sa mort.</p>
<p>C’est la rencontre avec les textes puis la personne d’<a href="https://www.youtube.com/watch?v=K-eauppsNf0&feature=youtu.be">Ivan Illich</a> – chez qui il passe un mois dans son centre de recherche au Mexique en 1974 – qui fait prendre à ses réflexions sur la question une nouvelle dimension. André Gorz deviendra alors l’un des principaux représentants d’une écologie démocratique et anticapitaliste, mais aussi une <a href="http://ecorev.org/spip.php?article207">écologie arcadienne</a>, orientée vers l’émancipation, l’autonomie et le bien-être, peu soucieuse de nature ou de scientificité (la question climatique ne l’intéressait pas). La revue <a href="http://ecorev.org/"><em>EcoRev</em></a> l’associera à ses travaux ; c’est à elle qu’il accordera son tout <a href="http://ecorev.org/spip.php?article566">dernier entretien, paru en 2007</a>.</p>
<p>Gorz n’a pas seulement été un théoricien dont l’œuvre continue à <a href="http://www.fondationecolo.org/blog/GORZ-10eme-anniversaire-de-la-disparition-d-Andre-Gorz">inspirer de nombreux chercheurs</a>, et un théoricien nullement dogmatique, sachant épouser les sinuosités du réel, mais encore un écrivain. Il a commencé son parcours d’auteur avec un roman de tonalité sartrienne, jamais publié, et l’a achevé avec la <a href="http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Folio/Folio/Lettre-a-D"><em>Lettre à D</em></a> (2006), hissant le chef d’œuvre de son existence à deux à la hauteur de la grande littérature et de la légende.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/84657/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Dominique Bourg est directeur de la publication scientifique « La pensée écologique » (Puf - Cairn). </span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Antoine Chollet ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Retour sur le parcours du journaliste et philosophe français qui fut l’un des pionniers de l’écologie politique et de la décroissance.Antoine Chollet, Enseignant-chercheur en pensée politique, Centre Walras-Pareto, Université de LausanneDominique Bourg, Philosophe, professeur honoraire, Faculté des géosciences et de l’environnement, Université de LausanneLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.