tag:theconversation.com,2011:/nz/topics/manifestation-26549/articlesmanifestation – The Conversation2023-12-05T16:25:04Ztag:theconversation.com,2011:article/2190832023-12-05T16:25:04Z2023-12-05T16:25:04ZLe conflit israélo-palestinien met à l’épreuve le multiculturalisme canadien<p>Dans l’imaginaire collectif et la représentation sociale que l’on se fait du Canada, le pays est généralement perçu comme ouvert et accueillant envers la diversité ethnoculturelle et religieuse. </p>
<p>L’immigration est considérée comme une <a href="https://journals.library.ualberta.ca/af/index.php/af/article/view/29376">richesse au Canada</a> et le multiculturalisme s’est érigé au fil des décennies en une valeur à protéger et à chérir, comme en fait foi <a href="https://www150.statcan.gc.ca/n1/daily-quotidien/221026/dq221026b-fra.htm">l’Enquête sociale générale de 2020</a>, où 92 % de la population l’endossait. <a href="https://laws-lois.justice.gc.ca/fra/lois/c-18.7/page-1.html">La <em>Loi sur le multiculturalisme canadien</em></a> stipule que celui-ci « est une caractéristique fondamentale de l’identité et du patrimoine canadiens et constitue une ressource inestimable pour l’avenir du pays ». </p>
<p>Cependant, depuis les attaques du Hamas contre Israël le 7 octobre, les nombreuses manifestions qui s’en sont suivies, tant en faveur que contre Israël ou en soutien à la Palestine, ont révélé des tensions liées à l’immigration. Les crimes haineux sont aussi en hausse : à Toronto seulement, on rapporte une <a href="https://www.cbc.ca/news/canada/toronto/hate-crime-rise-israel-gaza-1.7001288">augmentation de 132 % depuis le début du conflit</a>.</p>
<p>Il devient ainsi impératif de s’interroger sur les risques éventuels de conflits au sein des différentes communautés canadiennes. Cela est particulièrement préoccupant pour celles qui font face simultanément au racisme et aux répercussions des conflits en cours dans leurs pays d’origine. Par exemple, le <a href="https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/2012985/tensions-inquietude-sikhs-hindous-khalistan">conflit historique entre hindous et sikhs</a> suscite des inquiétudes parmi les sikhs du Canada, notamment lorsqu’un de leurs leaders a été assassiné en Colombie-Britannique.</p>
<p>En tant que sociologue, spécialisé dans l’éducation inclusive, j’ai rapidement constaté que le racisme et les discriminations représentent des problématiques significatives dans notre société. Récemment, j’ai rédigé un article intitulé : <a href="https://journals.openedition.org/trema/6042#:%7E:text=L%E2%80%99%C3%A9ducation%20inclusive%20englobe%20et,n%C3%A9gliger%20pour%20autant%20le%20tout">« Penser l’éducation inclusive dans un contexte de discriminations et de diversité au Canada »</a> afin d’expliquer, entre autres, les limites du multiculturalisme canadien dans la lutte contre les discriminations. Conformément à la perspective <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Serge_Paugam">du sociologue français Serge Paugam</a>, qui voit le rôle du sociologue inclure une prise de parole <a href="https://www.puf.com/content/La_pratique_de_la_sociologie">« pour lutter contre toutes les formes de domination »</a>, j’analyserai comment ce multiculturalisme est mis à mal par le conflit entre Israël et la Palestine.</p>
<h2>Augmentation des crimes haineux</h2>
<p>Les statistiques sur les crimes haineux démontrent que des tensions existent bel et bien, malgré les résultats de l’Enquête de 2020. Ainsi, de <a href="https://www150.statcan.gc.ca/n1/daily-quotidien/230322/cg-a004-fra.htm">2019 à 2021</a>, la communauté juive a été le groupe le plus fréquemment visé par des crimes haineux, et les signalements à la police ont connu une augmentation significative. En 2019, 306 crimes antisémites ont été signalés à l’échelle nationale. Un an plus tard, ce chiffre a atteint 331 et en 2021, il a augmenté de manière significative pour atteindre 492. <a href="https://www.justice.gc.ca/fra/pr-rp/jp-cj/victim/rr16-rd16/p1.html">Une nouvelle hausse a été enregistrée en 2022, avec 502 incidents déclarés</a>. </p>
<p>Les communautés musulmanes ont également été fortement touchées par des crimes haineux : en 2019, 182 incidents ont été signalés. En 2020, ce nombre a diminué à 84, pour augmenter cependant en 2021, atteignant 144. Enfin, les catholiques ont également été la cible d’actes haineux, avec une augmentation importante des signalements : en 2019, 51 cas ont été recensés, contre 43 en 2020, et 155 en 2021.</p>
<p>Il semble que l’Ontario, la province qui accueille le plus grand nombre d’immigrantes et d’immigrants au Canada, soit celle aux prises avec les pourcentages de crimes haineux les plus élevés par habitant. Selon les données de Statistique Canada de 2021, Ottawa est la ville affichant le taux le plus élevé de ces crimes. <a href="https://twitter.com/DavidVermette/status/1584537161743106048">Parmi les 10 premières villes canadiennes les plus touchées par le phénomène, on recense plus de huit villes ontariennes</a>.</p>
<h2>Un basculement de l’opinion publique</h2>
<p>Pour le dire sans ambages, le multiculturalisme n’est pas perçu par toutes et tous comme une richesse et cette perception est exacerbée par le conflit en cours entre deux des communautés les plus discriminées au pays. Tout cela se déroule dans un contexte où les capacités d’accueil des populations immigrantes sont remises en question.</p>
<p>Selon un <a href="https://www.thestar.com/news/canada/there-s-going-to-be-friction-two-thirds-of-canadians-say-immigration-target-is-too/article_7740ecbd-0aed-5d36-b5da-b67bda4a13c5.html">sondage d’Abacus publié le 29 novembre</a>, plus de 67 % de la population estime qu’il y aura des tensions entre les communautés, principalement en raison du seuil d'immigration jugé excessif du gouvernement fédéral. Celui-ci vise toujours à accueillir <a href="https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/2023209/immigration-immigrants-seuil-ottawa-federal">plus de 500 000 immigrants par an au cours des prochaines années</a>. Cela dit, Ottawa a rejeté l’<em>Initiative du siècle</em>, dirigée par un ancien dirigeant de la firme McKinsey, qui suggérait que la <a href="https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1978949/demographie-immigration-cibles-canada">population du Canada devrait atteindre 100 millions d’ici à 2100</a>. </p>
<p>Selon un <a href="https://nationalpost.com/opinion/canada-diversity-poll">autre sondage</a>, plus de 78 % des Canadiennes et Canadiens expriment leur préoccupation quant à l’impact du conflit entre Israël et la Palestine au pays. En ce qui concerne les manifestations pro-Palestine, plus des trois quarts des gens sondés sont d’avis que le gouvernement devrait expulser du pays les personnes non citoyennes coupables de discours haineux ou de soutien au Hamas. </p>
<p>Ces chiffres témoignent d’un basculement important dans l’opinion publique concernant la valeur du multiculturalisme. Il ne s’agit plus seulement de sensibiliser les citoyennes et citoyens à la richesse de la diversité ethnoculturelle et religieuse du pays, mais aussi d’accompagner les différentes communautés qui vivent ou qui veulent immigrer au Canada. <a href="https://nationalpost.com/opinion/canada-diversity-poll">Selon le même sondage</a>, plus de la moitié affirment que le gouvernement canadien devrait en faire davantage pour s’assurer que les nouveaux arrivants acceptent les valeurs canadiennes, et plus de 55 % pensent que la politique d’immigration du Canada devrait les encourager à adopter ces valeurs, notamment en abandonnant toute croyance incompatible avec le Canada.</p>
<h2>Un monde de plus en plus complexe</h2>
<p>Le conflit israélo-palestinien semble avoir ébranlé les fondements du multiculturalisme. </p>
<p>Il est frappant de constater à quel point, en si peu de temps, une valeur jugée fondamentale, soutenue par plus de 92 % de la population en 2020, peut être autant remise en question trois années plus tard. En revanche, il est important de rappeler que les crimes haineux existaient avant ce conflit, et ils indiquaient déjà que le multiculturalisme n’était pas tant respecté comme « valeur canadienne ». </p>
<p>Le sociologue Edgar Morin affirme que <a href="https://www.leslibraires.ca/livres/introduction-a-la-pensee-complexe-edgar-morin-9782020668378.html">« la diversité crée la complexité et la complexité crée la richesse »</a>. Certes, le multiculturalisme canadien mise à juste titre sur la richesse de la diversité, mais il est appelé à se renouveler dans une société et un monde de plus en plus complexes. </p>
<p>Parfois, le multiculturalisme canadien donne l’impression que les communautés vivent <em>côte à côte</em>, dans la tolérance de l’Autre, sans pour autant coconstruire une société d’appartenance pour toutes et tous. Il ne faudrait pas laisser la situation sociale se détériorer, car on ne souhaite pas vivre <em>face à face</em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/219083/count.gif" alt="La Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Christian J. Y. Bergeron ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Les crimes haineux existent depuis plusieurs années au Canada, mais le récent conflit entre Israël et le Hamas les a exacerbés, remettant en cause le multiculturalisme canadien.Christian J. Y. Bergeron, Professeur en sociologie de l’éducation, L’Université d’Ottawa/University of OttawaLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2162202023-12-03T16:57:27Z2023-12-03T16:57:27ZLe président élu pourrait ne jamais gouverner : la tentative de coup d’État judiciaire au Guatemala provoque une mobilisation jamais-vu<p>La victoire historique de forces progressistes et anticorruption au Guatemala lors des élections présidentielles en août a provoqué une bataille judiciaire et politique d’ampleur inédite, dont l’issue déterminera dans une grande mesure l’avenir de la démocratie dans ce pays. </p>
<p>Bernardo Arévalo et Karina Herrera, le binôme présidentiel du parti Semilla, ont créé la surprise lors du premier tour des élections générales, le 25 juin, puis lors de leur victoire en août. Mais Arévalo pourrait ne pas réussir à devenir officiellement président, en janvier, si les tentatives d’entrave se poursuivent.</p>
<p>En effet, <a href="https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/2016383/guatemala-bernardo-arevalo-president-corruption">trois fonctionnaires, qui se trouvent sur une liste d’acteurs corrompus et antidémocratiques dressée par le département d’État américain, complotent pour voler son élection</a>. C’est du moins ce qu’en concluent les Guatémaltèques, qui manifestent leur colère depuis des semaines en manifestant partout au pays.</p>
<p>Candidate au doctorat en science politique à l’Université de Montréal, je travaille, dans le cadre de ma thèse, sur les usages des droits humains par les acteurs politiques guatémaltèques.</p>
<h2>Le pacte des corrompus</h2>
<p>Quel a été le déroulé des évènements dans ce pays d’Amérique centrale de 17 millions d’habitants, ayant connu la démocratie seulement lors d’une courte période de 1944 à 1954, puis plus récemment, depuis 1985 ?</p>
<p>Dès les jours suivant le premier tour de juin, une coalition de partis perdants tentait de faire invalider les résultats au moyen de divers recours légaux et administratifs. Cette initiative était soutenue officieusement par l’actuel président depuis 2020, Alejandro Giammattei, et ses alliés, placés à des postes clés de l’État, en particulier au sein du système judiciaire. </p>
<p>Ceux qu’on appelle le <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2023/07/14/au-guatemala-les-interferences-du-pacte-des-corrompus-dans-l-election-presidentielle_6181991_3210.html">« pacte des corrompus »</a> est ainsi une une alliance informelle d’élites économiques et politiques conservatrices, liées au crime organisé, impliquées dans de nombreuses affaires de corruption et toutes relativement proche du gouvernement sortant.</p>
<p>Tous voient d’un très mauvais œil l’investiture de Bernardo Arévalo, dont le parti propose un programme anticorruption. Le trio de fonctionnaires à la tête de la contestation actuelle est composé de la procureure générale Consuelo Porras, du procureur du bureau spécial contre l’impunité (FECI) Rafael Curruchiche et du juge Fredy Orellana. </p>
<p>Le processus électoral précédant le premier tour avait été entaché d’irrégularités. En particulier, plusieurs candidats et candidates s’étaient vus interdire de participer, sous des prétextes souvent douteux. Le parti Semilla n’étant pas alors pris au sérieux, il avait pu se présenter. Aucun observateur n’avait par ailleurs relevé de fraude au moment du scrutin lui-même, ou de manquements pouvant amener à remettre en question les résultats. </p>
<p>Puis le 20 août, malgré une faible participation (44 %), la victoire de Sémilla a été écrasante, remportant 70 % des suffrages exprimés contre 30 % pour l’UNE de Sandra Torres. Cette dernière est connue par ailleurs pour ses pratiques clientélistes et ses liens avec différents membres du « pacte des corrompus ».</p>
<h2>Les résultats électoraux attaqués</h2>
<p>Comme l’avaient déjà illustré les attaques durant l’entre deux tours, ceux et celles dont les intérêts sont particulièrement menacés par le programme d’Arévalo n’ont pas accepté un tel dénouement. Les offensives administratives et légales se sont donc multipliées. Elles tentent d’un côté de faire invalider le parti Semilla lui-même et de l’autre, de poursuivre en justice, pour des motifs fallacieux, certaines personnalités centrales du mouvement. </p>
<p>Les ripostes de la part du parti et de ses soutiens ont été immédiates, mais le manque de transparence et d’indépendance du système judiciaire rend ces stratégies peu efficaces pour les vainqueurs de l’élection. </p>
<p>Le principal espoir résidait dans la possibilité que le Tribunal Suprême Electoral (TSE) considère le processus électoral encore en cours jusqu’à l’investiture d’Arévalo, prévue pour le 14 janvier. </p>
<p>Mais le 30 octobre, le TSE a finalement tranché et a déclaré la période électorale terminée, entérinant la suspension de Semilla. Une nouvelle offensive, le 16 novembre a vu <a href="https://www.bnnbloomberg.ca/guatemala-prosecutors-seek-to-revoke-president-elect-s-immunity-1.1999669">l’émission de 27 mandats d’arrêt afin de placer en détention provisoire plusieurs personnalités liées à Semilla et à l’opposition, et tente de faire révoquer l’immunité d’Arévalo</a>.</p>
<h2>Des manifestations d’une ampleur inédite</h2>
<p>En réaction aux manœuvres du « pacte des corrompus », et dans un contexte de nette régression démocratique depuis plusieurs années, les Guatémaltèques sont descendus dans les rues, à travers des <a href="https://www.liberation.fr/international/amerique/le-guatemala-se-mobilise-pour-defendre-son-futur-president-20231025_7NKB7NUO35CYDKPEPYPPEZJNVA/">mobilisations à la portée immense</a>, au sein d’un mouvement populaire absolument inédit. </p>
<p>Le mot d’ordre est avant tout la démission de Consuelo Porras et de Rafael Curruchiche, et au-delà, du président Giammattei. Ceux-ci constituent en effet les clés de voûte de l’offensive du pouvoir en place contre Semilla, et plus généralement, de cette tentative de coup d’État judiciaire.</p>
<p>Ces mobilisations, loin d’être les seules de ces dernières années, ont toutefois été inédites par leur durée. On a assisté à plus d’un mois de blocage et plus de 15 jours de mise à l’arrêt quasi totale du pays – interrompue par des négociations avec le gouvernement. </p>
<p>Elles l’ont été aussi par leur ampleur. Elles réunissent des dizaines de milliers de personnes, réparties dans tout le pays. Habituellement, ce sont les manifestations au sein de la capitale qui sont les plus médiatisées. Ici, grâce aux réseaux sociaux notamment, de nombreux autres lieux de protestation de l’intérieur du pays ont été placés au centre de l’attention. </p>
<p>Elles l’ont été également par leur inventivité. Certes, les manifestations sont traditionnellement des espaces d’expressions artistiques, mais ici la danse, les chants, voire le yoga, ont pris une place exceptionnelle. </p>
<p>Dernier aspect fondamental de ces événements : le soutien immense que les organisations de peuples autochtones ont démontré à l’égard de la défense du processus électoral. Si ces groupes sont traditionnellement très actifs politiquement, leurs revendications d’ampleur nationale et leur engagement aux côtés d’autres secteurs politiques montrent qu’il s’agit d’un moment crucial pour la politique guatémaltèque.</p>
<h2>Un tournant pour le Guatemala ?</h2>
<p>L’analyse des derniers développements me permet donc de dresser deux constats :</p>
<p>1) Le succès d’Arévalo a montré que les aspirations à une solide démocratie demeuraient largement partagées. Les citoyennes et citoyens expriment aujourd’hui un souhait de transformation profonde, en particulier en termes de transparence et de justice sociale. Ces projets sont, de surcroît, soutenus par des acteurs traditionnellement conservateurs (comme c’est notamment le cas des jeunes entrepreneurs).</p>
<p>2) L’issue de ces évènements a le potentiel de créer un précédent important, en montrant la mesure dans laquelle il est possible (ou non) de freiner, voire de renverser un processus de fermeture autoritaire et d’érosion démocratique qui semblait bien en marche. Les acteurs prodémocratiques disposent encore d’une marge de manœuvre pour tenter de faire avancer leurs revendications. </p>
<p>Les prochains mois et les prochaines années nous montreront si les événements en cours sont les points de départ de véritables changements de paradigmes, ou de simples soubresauts dans la trajectoire historique et politique du Guatemala.</p>
<p>En effet, malgré tout l’espoir dont ces évènements sont porteurs, les défis restent immenses. Si le président Arévalo parvient à être investi, son parti ne gouvernera qu’avec une minorité au sein du Congrès. Par ailleurs, il faut prendre en compte les conditions structurelles du Guatemala, produits d’une trajectoire historique mouvementée (un <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2012/07/12/au-guatemala-les-plaies-a-vif-de-la-guerre-civile_1732841_3210.html">conflit armé interne de 1960 à 1996</a>, de très fortes inégalités, une violence endémique, le manque de capacité de l’État, un racisme systémique envers les peuples autochtones, une forte dépendance économique). Ce sont des éléments qui, malgré toute la bonne volonté politique du monde, prendront des décennies à être transformés.</p>
<p>La communauté internationale aura-t-elle un rôle à jouer ? Comme on peut le lire dans cette <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/10/08/l-europe-et-la-france-doivent-faire-pression-sur-le-gouvernement-sortant-du-guatemala-afin-qu-il-respecte-l-expression-de-la-volonte-populaire_6193137_3232.html">tribune du journal français <em>Le Monde</em></a>, signée par plus de 80 intellectuels, politiques et magistrats francophones, la communauté internationale doit exercer toute la capacité de pression possible sur le gouvernement sortant afin qu’il respecte l’expression de la volonté populaire.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/216220/count.gif" alt="La Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Garance Robert est membre de l'ODPC, de l'ÉRIGAL et de la Chaire du recherche du Canada Participation et Citoyenneté-s.</span></em></p>La victoire des forces progressistes au Guatemala lors des dernières élections a provoqué une bataille judiciaire et politique, dont l’issue déterminera l’avenir de la démocratie dans ce pays.Garance Robert, Candidate au doctorat en science politique, Université de MontréalLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2171262023-11-08T20:46:22Z2023-11-08T20:46:22ZEngagements musulmans français pour Gaza : une cause politique ou communautaire ?<p>Derrière la <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2023/10/28/interdites-ou-autorisees-des-manifestations-pour-la-palestine-ont-eu-lieu-dans-plusieurs-villes-de-france_6197055_3224.html">controverse publique</a> sur la porosité réelle ou supposée entre antisionisme et antisémitisme des mobilisations propalestiniennes en France se profile la question récurrente, presque obsédante, de l’islamité comme moteur d’action. En nous inspirant des travaux d’Albert Memmi sur la judéité, on nomme islamité, tout ce qui se rapporte « au fait, manière d’être musulman » dans la <a href="https://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1965_num_6_1_1841">société française d’aujourd’hui</a>.</p>
<p>En effet, la présence de plus en plus <a href="https://www.ouest-france.fr/monde/palestine/pourquoi-la-cause-palestinienne-resonne-t-elle-chez-les-musulmans-de-france-0fd7899a-73dc-11ee-95a0-ef7bd8d1bd16">visible</a> de citoyens français de confession musulmane parmi les manifestants interroge les observateurs sur les <a href="https://www.lepoint.fr/politique/manif-pro-palestine-a-paris-marine-tondelier-critique-les-allah-akbar-avant-de-s-excuser-21-10-2023-2540278_20.php">soubassements religieux</a> de tels mouvements.</p>
<p>D’aucuns y voient l’expression d’un phénomène générationnel somme toute logique. Le passage au politique des nouvelles générations issues de l’immigration postcoloniale s’opèrerait de plus en plus par le biais des grandes causes internationales, combinant une critique radicale de la politique étrangère française à un registre humanitaire de soutien <a href="https://www-cairn-info.lama.univ-amu.fr/revue-societes-contemporaines-2022-3-page-121.htm">aux peuples musulmans opprimés</a> : Ouighours, Palestiniens, Rohingyas, etc.</p>
<p>D’autres, au contraire, interprètent cette visibilité musulmane dans les mouvements « palestinophiles » comme le signe inquiétant d’un repli communautaire des jeunes des quartiers populaires, influencés par la propagande politico-religieuse des <a href="https://journals.openedition.org/remmm/19732">Frères musulmans ou des salafistes</a> et leurs relais politiques et intellectuels au sein de la société française, les <a href="https://www.lopinion.fr/politique/allah-akbar-une-equivoque-tres-politique-au-c%C5%93ur-des-manifestations-pro-palestiniennes">« islamo-gauchistes »</a>.</p>
<h2>Une focalisation sur le facteur religieux</h2>
<p>Dans tous les cas, la question de la place du religieux dans les mouvements propalestiniens laisse rarement indifférent. Et ce dans un contexte sociopolitique fortement émotionnel, où la lutte contre le séparatisme islamiste et les dérives radicales en milieu scolaire est devenue une <a href="https://www-cairn-info.lama.univ-amu.fr/revue-migrations-societe-2021-1-page-3.htm">priorité de l’action gouvernementale</a>.</p>
<p>Ce n’est donc pas un hasard si les interprétations des mobilisations propalestiniennes centrées sur le facteur religieux tendent à prévaloir sur les explications sociologiques plus classiques : classes d’âges, niveaux d’études, socialisation familiale, orientations politiques, etc.</p>
<p>Dans une France profondément traumatisée par les attentats terroristes commis <a href="https://www.cairn.info/revue-ethnologie-francaise-2019-1-page-5.htm">« au nom de l’islam »</a>, les lectures religieuses de l’engagement propalestinien des générations postcoloniales fournit un cadre d’interprétation particulièrement efficace et persuasif, reliant sur un mode anxiogène deux « radicalismes » : l’islamisme et l’antisionisme, censés partager la même haine d’Israël.</p>
<p>Le problème, c’est que ces approches axées sur la religiosité musulmane ne disent pas grand-chose sur les ressorts sociopolitiques de ces mobilisations.</p>
<p>Pourtant, ces interrogations autour de l’islamité réelle ou imaginaire comme moteur de l’engagement dans les mouvements propalestiniens ne datent pas d’aujourd’hui. Elles étaient déjà source de polémiques politico-médiatiques au début des <a href="https://www.cnrseditions.fr/catalogue/relations-internationales/israel-palestine/">années 2000</a>.</p>
<p>D’où la nécessité de faire un retour sur le passé récent pour mieux comprendre comment s’est produit ce « processus d’islamisation » du regard sur les mouvements de solidarité avec la cause palestinienne.</p>
<h2>Entre regard fantasmé et réalité sociodémographique</h2>
<p>Comme le montrent les travaux du <a href="https://doi.org/10.3917/come.086.0197">politiste Marc Hecker </a> et du sociologue <a href="https://theses.hal.science/tel-02936223">Alexandre Mamarbachi</a>, jusqu’à la fin des années 1990, les mobilisations pour la cause palestinienne en France restent dominées par les mouvances tiers-mondistes issues de l’extrême gauche post-soixante-huitarde, des milieux chrétiens progressistes et des juifs antisionistes, qui voient un prolongement des grandes luttes anticoloniales (l’Algérie, le Vietnam, le Congo, l’Afrique du Sud, etc.).</p>
<p>À l’exception des chrétiens de gauche, proches du Parti socialiste unifié (PSU) et lecteurs du journal <em>Témoignage Chrétien</em>, les référents religieux n’interviennent que marginalement dans les ressorts de la <a href="https://doi.org/10.3917/come.072.0103">mobilisation propalestinienne</a>.</p>
<p>En effet, les premières organisations françaises de soutien à la cause palestinienne (Association médicale franco-palestinienne fondée en 1974 ; Association France-Palestine, 1979 ; Union des juifs pour la paix, 1994) sont très majoritairement composées de militants laïques souvent athées et agnostiques, formés idéologiquement par les organisations marxistes orthodoxes (Parti communiste français, Union des étudiants communistes) ou par les <a href="https://www.cairn.info/revue-materiaux-pour-l-histoire-de-notre-temps-2009-4-page-59.htm%88">groupes maoïstes, trotskistes et situationnistes</a>.</p>
<p>À cette époque, la mouvance propalestinienne en France est aussi nourrie par l’apport des militants originaires du monde arabe qui animent les syndicats étudiants comme l’Union nationale des étudiants du Maroc (UNEM) et l’Union générale des étudiants de Tunisie (UGET) ou encore les quelques étudiants palestiniens inscrits dans des universités françaises, regroupés au sein de l’Union générale des étudiants palestiniens (GUPS).</p>
<h2>Le tournant de la seconde Intifada</h2>
<p>Ce n’est qu’à partir des années 2000, dans le contexte du déclenchement de la <a href="https://enseignants.lumni.fr/fiche-media/00000000213/la-seconde-intifada.html">seconde Intifada</a> et, encore davantage lors de le première guerre de Gaza durant l’hiver 2008-2009, que l’on peut observer sur le terrain une <a href="https://www.ifri.org/sites/default/files/atoms/files/intifada_francaise_importation_conflit_israelo_palestinien_hecker_ellipses_2012.pdf">évolution substantielle</a> de la sociologie des mobilisations françaises pour la cause palestinienne.</p>
<p>Outre l’ampleur du soutien, passant de quelques centaines de manifestants propalestiniens dans les années 1980-1990 à plusieurs milliers dans les années 2000, c’est la visibilité croissante des jeunes Français issus de l’immigration postcoloniale qui interroge et, ce d’autant plus, que certains parmi eux exhibent au cours des manifestations publiques des signes de religiosité musulmane (hijeb, qamis, slogans et banderoles à connotation politico-religieuse, etc.).</p>
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<figcaption><span class="caption">Le tournant de la Seconde Intifada.</span></figcaption>
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<p>Certains milieux médiatiques, politiques et associatifs de la société française sont alors gagnés par une forme de <a href="https://www.cairn.info/revue-sens-dessous-2015-1-page-5.htm">« panique morale »</a> face au risque d’une convergence protestataire entre les quartiers populaires, les organisations communautaires musulmanes et les militants antisionistes issus de la gauche radicale.</p>
<p>C’est précisément à cette époque qu’émerge la thèse de <a href="https://www.cairn.info/revue-internationale-et-strategique-2005-2-page-103.htm">« l’islamisation de la cause palestinienne » en France</a>, alimentée par des représentations anxiogènes comme « l’Intifada des mosquées françaises », la convergence entre l’antisionisme et l’antisémitisme musulmans ou encore <a href="https://www.cairn.info/revue-outre-terre-2012-3-page-157.htm">« l’alliance islamo-gauchiste »</a>, thèmes déjà présents dans le débat public au début des années 2000.</p>
<p>Il convient de noter toutefois que la crainte de « l’entrisme islamiste » dans la mouvance propalestinienne française n’est pas seulement agitée par ses détracteurs mais elle fait aussi débat dans le <a href="https://doi.org/10.3917/come.086.0197">milieu associatif solidaire de la Palestine</a>, où certains soutiens laïques redoutent une captation de la « cause » par les militants de l’islam politique.</p>
<h2>Un cadrage politique avant d’être religieux</h2>
<p>Pour comprendre comment ces transformations affectent les mobilisations françaises de soutien à la cause palestinienne, il convient à la fois de mettre en évidence l’évolution des répertoires d’action et de déconstruire la représentation dichotomique, opposant systématiquement « mobilisations laïques universalistes » aux « mouvements religieux particularistes ».</p>
<p>Le positionnement des organisations musulmanes de France sur la cause palestinienne a largement évolué. Au début des années 2000 et de la seconde Intifada, il n’était pas rare que les imams et les responsables associatifs musulmans appellent les fidèles, notamment lors de la prière du vendredi (<em>joumou’a</em>), à manifester publiquement pour « les frères et les sœurs de Palestine ». Or ce type d’engagement politico-religieux apparait moins évident aujourd’hui.</p>
<p>Outre le contexte sécuritaire qui suscite inévitablement des réflexes d’autocensure – la <a href="https://www.cipdr.gouv.fr/wp-content/uploads/2022/10/DP_Loi-confortant-le-respect-des-principes-de-la-Republique-2022-1.pdf">loi récente sur le séparatisme</a> n’a fait que renforcer les attitudes de prudence.</p>
<p>L’agenda international des organisations musulmanes a glissé progressivement du registre politique au registre de bienfaisance. Le caritatif tend ainsi à prendre le pas sur le politique, la Palestine devenant principalement pour les associations musulmanes françaises une cause humanitaire, comme le souligne le <a href="https://journals.openedition.org/anneemaghreb/8134">politiste Lucas Faure</a>. Par exemple, aux Rencontres des musulmans de France organisées annuellement au Bourget, la maquette géante en carton-pâte de la mosquée Al-Aqsa et les stands de vente d’huile d’olive de Palestine ont remplacé les prises de parole militantes.</p>
<p>Ensuite, il est vrai que dans les années 2000, certains manifestants français de confession musulmane étaient tentés de recourir à un lexique politico-religieux pour exprimer publiquement leur soutien à la cause palestinienne.</p>
<p>On relevait ainsi des références à la ville sainte <a href="https://www.cairn.info/jerusalem--9791031805955-page-29.htm">Al-Qods</a> (Jérusalem), à la soi-disant islamité ancestrale de la Palestine ou encore son histoire prophétique – évocation de la <a href="https://www.oxfordreference.com/display/10.1093/oi/authority.2011080310035963">tribu juive des Banu Qurayza</a> vaincue par Mohammed. Au fil des années, ces slogans teintés de religiosité se sont faits plus discrets dans les manifestations françaises propalestiniennes. On peut ainsi parler d’un phénomène d’acculturation des militants musulmans <a href="https://www.jstor.org/stable/40988713">à la « culture manifestante »</a>.</p>
<p>Les thèmes appelant à la justice internationale et au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes se sont progressivement substitués aux mots d’ordre à connotation « islamique », jugés décalés et disqualifiant.</p>
<p>Cela ne signifie pas nécessairement que les manifestants musulmans d’aujourd’hui soient moins religieux qu’hier mais qu’ils ont intériorisé davantage les codes en usage dans la mouvance propalestinienne française, mêlant antisionisme, antiimpérialisme et antioccidentalisme.</p>
<p>Ces courants hérités de la gauche radicale des années 1960-1970 ont retrouvé une nouvelle actualité protestataire, notamment depuis l’invasion de <a href="https://www.cairn.info/revue-internationale-et-strategique-2004-1-page-79.htm">l’Irak par les États-Unis en 2003</a>.</p>
<p>Enfin, pour l’immense majorité des musulmans français et francophones engagés pour la défense des droits des Palestiniens, les figures publiques et les personnes morales nourrissant directement leur perception du conflit se recrutent de moins en moins dans le champ islamique (imams, penseurs musulmans et prédicateurs) que chez des intellectuels acquis à la cause.</p>
<h2>Influence des militants politiques plutôt que religieux</h2>
<p>Des personnalités comme le médecin et militant <a href="https://www.philomag.com/articles/rony-brauman-rappeler-israel-au-respect-du-droit-tout-en-le-laissant-bombarder-gaza-est">Rony Broman</a>, ancien président de Médecins sans frontières, les journalistes <a href="https://www.humanite.fr/en-debat/attaque-du-hamas/dominique-vidal-la-mobilisation-des-peuples-en-faveur-de-la-paix-sera-determinante">Dominique Vidal</a> ou <a href="https://orientxxi.info/magazine/gaza-palestine-le-droit-de-resister-a-l-oppression,6777">Alain Gresh</a>, l’ancienne déléguée générale de la Palestine en France, Leila Shahid, le jeune essayiste <a href="https://www.humanite.fr/en-debat/armee-israelienne/israel-palestine-la-solution-a-deux-etats-est-elle-viable-par-thomas-vescovi">Thomas Vescovi</a>, ou encore l’avocat franco-palestinien Salah Hamouri, etc., apparaissent dans nos recherches et observations bien plus déterminants dans leur engagement pour la cause palestinienne que n’importe quelle personnalité musulmane nationale ou transnationale.</p>
<p>Pour beaucoup de jeunes croyants, la parole publique des leaders musulmans français contrainte par le <a href="https://laviedesidees.fr/Antiterrorisme-et-Musulmans-de-France">contexte de surveillance apparaît trop timorée</a>. C’est d’ailleurs l’un des effets indirects de la politique de sécurisation du champ islamique officiel (les organisations reconnues par le ministère de l’Intérieur) que de favoriser l’émergence d’un espace contestataire musulman plus « radical ». On pense ainsi à l’association <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/10/28/l-association-humanitaire-barakacity-dissoute-en-conseil-des-ministres_6057670_3224.html">Barakacity</a>, aujourd’hui dissoute par décret présidentiel.</p>
<p>En définitive, l’<a href="https://xml.tremplin.ens-lyon.fr/exist/rest/db/rel/data-xhtml/LettresEtHumanites/ConstructionDeLHomoIslamicus/ConstructionDeLHomoIslamicus.xhtml"><em>Homo islamicus</em></a> n’existe pas plus dans la mouvance propalestinienne que dans les autres champs sociaux.</p>
<p>Si la religiosité des manifestants musulmans français doit être prise au sérieux par le sociologue comme ressort imaginaire, symbolique et matériel de la mobilisation, elle doit être aussi analysée comme un registre polymorphe et polysémique, agissant en concurrence ou en complémentarité avec d’autres répertoires d’action qui contribuent à structurer la cause palestinienne dans la France des années 2020.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/217126/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Vincent Geisser ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Le retour sur le passé récent permet de mieux comprendre comment s’est produit un certain « processus d’islamisation » de la cause palestinienne en France et de l’interroger.Vincent Geisser, Sociologue, Aix-Marseille Université (AMU)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2106672023-08-08T17:00:44Z2023-08-08T17:00:44ZAvec sa réforme judiciaire, Benyamin Nétanyahou consolide son héritage politique<p><a href="https://www.france24.com/fr/moyen-orient/20230710-le-parlement-isra%C3%A9lien-reprend-l-examen-du-projet-tr%C3%A8s-controvers%C3%A9-de-r%C3%A9forme-judiciaire">Le 24 juillet 2023, le Parlement israélien a adopté une loi</a> limitant le contrôle de la Cour suprême sur l’action du gouvernement, dans le cadre d’un projet plus large du cabinet du premier ministre Benyamin Nétanyahou visant à renforcer le pouvoir de la branche exécutive du pays.</p>
<p>Cette loi divise le pays depuis des mois, <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2023/07/22/en-israel-les-manifestations-contre-la-reforme-judiciaire-se-poursuivent-a-l-approche-d-un-vote-crucial_6183030_3210.html">entraînant des manifestations massives</a>. Ses opposants affirment qu’elle menace la démocratie ; <a href="https://www.bbc.com/news/world-middle-east-65086871">ses partisans soutiennent qu’elle protège</a> la volonté de la majorité électorale.</p>
<p>Benyamin Nétanyahou est une force politique et un personnage emblématique de la politique israélienne depuis les années 1990. Son héritage à long terme se caractérisera par trois aspects majeurs : l’évolution de la politique israélienne vers la droite, son action pour prévenir <a href="https://www.cnn.com/2015/03/16/middleeast/israel-netanyahu-palestinian-state/index.html">l’émergence d’un État palestinien</a> et le renforcement des liens d’Israël avec des gouvernements étrangers non démocratiques.</p>
<h2>De la démocratie à la théocratie</h2>
<p>Nétanyahou exerça une première fois la fonction de premier ministre de 1996 à 1999. Il est revenu au pouvoir de 2009 à 2021, puis à nouveau en 2022.</p>
<p>Le pays, <a href="https://www.cairn.info/revue-politique-etrangere-2013-1-page-51.htm">autrefois connu pour sa politique de gauche</a>, a maintenant un <a href="https://www.courrierinternational.com/article/a-la-une-de-l-hebdo-israel-la-loi-de-l-extreme-droite">gouvernement de droite dominé par des nationalistes religieux juifs</a>, fer de lance des <a href="https://www.reuters.com/world/middle-east/israels-disputed-judicial-overhaul-is-back-whats-new-2023-07-10/">efforts visant à limiter les contrôles judiciaires sur le pouvoir exécutif</a>. </p>
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<p>En 1996, Benyamin Nétanyahou avait entamé son premier mandat avec deux atouts principaux : une <a href="https://www.lepoint.fr/monde/netanyahou-l-americain-17-01-2013-1692252_24.php#11">expérience de vie et de travail aux États-Unis</a> et une biographie <a href="https://www.bbc.com/news/world-middle-east-18008697">axée sur la sécurité militaire d’Israël</a>. </p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/539005/original/file-20230724-29-c25m97.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Des personnes en uniforme transportent un individu récalcitrant pour l’éloigner d’un groupe qui l’entoure" src="https://images.theconversation.com/files/539005/original/file-20230724-29-c25m97.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/539005/original/file-20230724-29-c25m97.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/539005/original/file-20230724-29-c25m97.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/539005/original/file-20230724-29-c25m97.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/539005/original/file-20230724-29-c25m97.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/539005/original/file-20230724-29-c25m97.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/539005/original/file-20230724-29-c25m97.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">La police israélienne disperse les manifestants qui bloquent l’entrée du Parlement israélien lors d’une manifestation contre les projets de réforme du système judiciaire à Jérusalem, le 24 juillet 2023.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://newsroom.ap.org/detail/IsraelPolitics/8a329a7f939e4b63a46884e1d58e072a/photo?Query=Knesset&mediaType=photo&sortBy=arrivaldatetime:desc&dateRange=Anytime&totalCount=1732&currentItemNo=36">AP Photo/Mahmoud Illean</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Le premier atout signifiait qu’il comprenait la politique américaine et celle de ses groupes d’intérêt, permettant à Israël de <a href="https://www.cairn.info/revue-historique-des-armees-2008-3-page-114.htm">conserver et de renforcer le soutien historique du gouvernement de Washington</a>. Le second l’a mis sur la voie du succès politique dans un pays où <a href="https://jewishstudies.washington.edu/israel-hebrew/civil-military-relations-in-israel-politics-state-society/">l’armée est une institution clé – et vénérée</a>. </p>
<p><a href="https://www.everycrsreport.com/reports/RL33222.html">L’aide étrangère et militaire massive</a> accordée par les États-Unis depuis de nombreuses années, ainsi que le soutien politique de Benyamin Nétanyahou, ont permis à <a href="https://nationalinterest.org/blog/the-buzz/5-reasons-no-nation-wants-go-war-israel-22849">l’armée israélienne d’être bien plus puissante</a> et bien mieux équipée que les forces armées de n’importe quel autre pays voisin.</p>
<p>Benyamin Nétanyahou s’est généralement présenté comme le seul dirigeant capable de <a href="https://www.npr.org/2022/10/31/1132766707/israels-benjamin-netanyahu-is-gunning-for-a-comeback-in-the-countrys-next-electi">garantir la sécurité de son pays et de son économie</a>. À l’instar d’autres <a href="https://protectdemocracy.org/work/the-authoritarian-playbook/">puissants hommes politiques</a>, lui et ses alliés ont obtenu le soutien des nationalistes de droite et encouragé les politiques de division. </p>
<p>Pour le premier ministre, cela est passé par des alliances fortes avec les colons juifs – dont <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2020/02/28/israel-les-haredim-une-communaute-ultraorthodoxe-fertile_6031212_3210.html">beaucoup sont orthodoxes</a> – en Cisjordanie, considérée par la communauté internationale comme un territoire palestinien occupé. </p>
<p>Il a dès lors profité d’une démographie électorale favorable, les communautés juives orthodoxes ayant connu une <a href="https://theconversation.com/israels-new-hard-line-government-has-made-headlines-the-bigger-demographic-changes-that-caused-it-not-so-much-197263">croissance rapide ces dernières années en Israël</a>.</p>
<p>Lors de ses mandats, Nétanyahou a été de plus en plus confronté à des <a href="https://fr.timesofisrael.com/etat-disrael-vs-netanyahu-details-de-lacte-daccusation-du-premier-ministre/">allégations de corruption et de conduite criminelle</a>. Sa vulnérabilité juridique personnelle a probablement <a href="https://www.timesofisrael.com/netanyahu-trials-boosted-backing-for-judicial-overhaul-push-justice-minister-admits/">renforcé ses tendances autocratiques</a>. En 2022, son gouvernement a démontré son penchant autoritaire en faisant avancer le projet de réforme judiciaire visant à entraver la capacité du système judiciaire israélien à contrôler la législation et l’action du gouvernement.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/539017/original/file-20230724-17-5zalgn.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Une femme assise à l’extérieur d’une maison incendiée, vue à travers une voiture brûlée" src="https://images.theconversation.com/files/539017/original/file-20230724-17-5zalgn.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/539017/original/file-20230724-17-5zalgn.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/539017/original/file-20230724-17-5zalgn.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/539017/original/file-20230724-17-5zalgn.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/539017/original/file-20230724-17-5zalgn.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/539017/original/file-20230724-17-5zalgn.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/539017/original/file-20230724-17-5zalgn.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Une femme palestinienne est assise devant sa maison incendiée par des colons juifs après que quatre Israéliens ont été tués par des Palestiniens armés, en Cisjordanie le 24 juin 2023.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://newsroom.ap.org/detail/IsraelPalestinians/086f238bacc34600b0c07f0697ff4e99/photo?Query=israel%20settlers&mediaType=photo&sortBy=arrivaldatetime:desc&dateRange=Anytime&totalCount=2306&currentItemNo=15">AP Photo/Mahmoud Illean</a></span>
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<p>Cette réforme séduit d’importants pans de partisans de Nétanyahou, qui considèrent le pouvoir de la Cour suprême comme un <a href="https://en.kohelet.org.il/publication/israels-judicial-reform-a-step-towards-restoring-balance">contrôle laïque injustifié</a> sur le gouvernement israélien. Mais la réforme a surtout profondément divisé le pays, en conduisant même <a href="https://www.france24.com/fr/moyen-orient/20230721-r%C3%A9forme-judiciaire-en-isra%C3%ABl-la-crainte-d-une-insubordination-silencieuse-dans-l-arm%C3%A9e">d’éminents militaires à se joindre aux manifestations de masse</a>.</p>
<p>Israël est aujourd’hui marqué par des <a href="https://apnews.com/article/religion-jews-israel-netanyahu-secular-orthodox-c8e9fa970cca6b88a7fd70a718fcad30">divisions croissantes</a> entre les citoyens laïques et urbanisés près de la côte méditerranéenne et les orthodoxes et autres colons résidant en Cisjordanie ou à proximité. Ces deux groupes ont des visions différentes de l’avenir du pays, les <a href="https://www.newyorker.com/news/daily-comment/netanyahus-government-takes-a-turn-toward-theocracy">derniers le poussant dans une direction plus théocratique</a>. Cette bataille très clivante sur la nature d’Israël tient beaucoup à la politique de Benyamin Nétanyahou. </p>
<h2>Prendre ses distances avec les Palestiniens</h2>
<p>Nétanyahou s’est depuis toujours positionné sur un refus de tout <a href="https://www.vox.com/2018/11/20/18079996/israel-palestine-conflict-guide-explainer">compromis avec les Palestiniens</a> quant au contrôle du territoire et à la sécurité en Cisjordanie et à Gaza, zones sous contrôle militaire israélien depuis 1967. Il a également autorisé l’expansion rapide des <a href="https://www.npr.org/sections/parallels/2016/12/29/507377617/seven-things-to-know-about-israeli-settlements">colonies juives</a> en Cisjordanie. Il a rarement dérogé à ces deux politiques. </p>
<p>L’un de ses héritages les plus tangibles est la <a href="https://apnews.com/article/middle-east-israel-west-bank-85b8027e4a367d534a42658358ca3358">barrière physique séparant désormais les Palestiniens de Cisjordanie des Israéliens</a>, qui permet aux autorités israéliennes de contrôler étroitement les entrées des Palestiniens de Cisjordanie en Israël. Cette barrière a par ailleurs empêché les Juifs israéliens d’entretenir tout contact avec les Palestiniens, sauf pendant le service militaire. </p>
<p>Cette séparation physique et la forte présence militaire israélienne ont <a href="http://www.johnstonsarchive.net/terrorism/terrisraelsum.html">réduit les attaques palestiniennes en Israël</a> mais <a href="https://news.un.org/en/story/2018/10/1022032">augmenté la misère dans les zones contrôlées par les Palestiniens</a>, par exemple en <a href="https://www.btselem.org/freedom_of_movement">rendant difficiles les déplacements en Israël et dans d’autres pays</a>.</p>
<p>L’approche de Nétanyahou a permis de <a href="http://www.pcpsr.org/en/node/717">minimiser la pression exercée sur les Israéliens juifs</a> pour parvenir à un accord final qui instaurerait une paix plus large basée sur l’existence d’États israélien et palestinien distincts. Elle a parallèlement privé les Palestiniens de certaines libertés et opportunités fondamentales, en <a href="https://www.bbc.com/news/world-middle-east-20415675">particulier à Gaza</a>, que des ONG de défense des droits de l’homme qualifient de « <a href="https://www.hrw.org/fr/news/2022/06/14/gaza-la-prison-ciel-ouvert-disrael-15-ans-deja">prison à ciel ouvert</a> ». </p>
<p>En fait, Nétanyahou utilise son armée pour, quand il le juge nécessaire, <a href="https://www.usatoday.com/story/news/world/2018/03/30/least-5-dead-israeli-troops-fire-palestinian-protesters-gaza-security-fence/472408002/">attaquer Gaza</a>, zone située entre l’Égypte et Israël que l’État juif a unilatéralement remise sous le contrôle palestinien en 2004. <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/palestine/gaza/israel-palestine-qu-est-ce-que-le-hamas-l-organisation-islamiste-qui-controle-gaza_4629481.html">Le Hamas</a>, un groupe palestinien prônant la lutte militaire contre Israël, a aujourd’hui le contrôle de Gaza. </p>
<p>Fidèle aux convictions de <a href="https://doi.org/10.1017/CBO9781139022514">sa base électorale de droite</a>, Nétanyahou n’a guère varié dans sa <a href="https://www.haaretz.com/1.5064276">politique</a> à l’égard du Hamas et des Palestiniens en général. Israël, dit-il, attend un consensus palestinien sur le fait qu’<a href="https://theconversation.com/israels-new-nation-state-law-restates-the-obvious-100310">Israël est un État juif</a>, avec Jérusalem pour capitale, et sans possibilité pour les Palestiniens de retrouver leur territoire d’avant 1948. </p>
<p>De nombreux <a href="https://carnegieendowment.org/2018/09/18/two-states-or-one-reappraising-israeli-palestinian-impasse-pub-77269">Palestiniens contestent ces exigences</a>, en particulier si elles sont posées comme une condition préalable à toute négociation.</p>
<p>Si l’on ajoute à cela la vaste expansion des <a href="https://www.nytimes.com/interactive/2015/03/12/world/middleeast/netanyahu-west-bank-settlements-israel-election.html">colonies juives</a> par le <a href="https://www.cbsnews.com/news/israel-settlers-jewish-settlement-population-west-bank-netanyahu/">gouvernement Nétanyahou</a>, on comprend que de nombreux observateurs <a href="https://www.foreignaffairs.com/middle-east/israel-palestine-one-state-solution">doutent</a> qu’une solution à deux États, israélien et palestinien, reste possible. </p>
<h2>Redéfinir les alliances d’Israël</h2>
<p>Le renforcement de la droite israélienne et le rejet du statut d’État de la Palestine ont donc servi les efforts déployés par Nétanyahou pour remodeler la politique étrangère d’Israël, notamment dans sa lutte pour réduire l’influence de l’Iran au Moyen-Orient. </p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"983358790547492865"}"></div></p>
<p><a href="https://docs.house.gov/meetings/HM/HM05/20180417/108155/HHRG-115-HM05-Wstate-UskowiN-20180417.pdf">Les dirigeants de Téhéran</a> sont inlassablement <a href="https://www.brookings.edu/blog/order-from-chaos/2019/01/24/irans-revolution-40-years-on-israels-reverse-periphery-doctrine/">hostiles à Israël</a>. Et Nétanyahou a joué de cette hostilité auprès de son public national et international, allant même jusqu’à <a href="https://iranprimer.usip.org/blog/2023/jan/25/israel-iran-threat-options">exhorter les États-Unis à attaquer l’Iran</a>. </p>
<p>La campagne anti-iranienne du premier ministre explique par exemple le renforcement des liens avec plusieurs pays, qu’ils soient démocratiques ou non, dans le seul but de lutter contre Téhéran, qui finance dans plusieurs pays étranger des <a href="https://www.wilsoncenter.org/article/irans-islamist-proxies">groupes militants pro-iraniens</a> ouvertement anti-israéliens. C’est parce qu’ils partagent des <a href="https://www.marshallcenter.org/en/publications/security-insights/abraham-accords-paradigm-shift-or-realpolitik">objectifs sécuritaires communs</a> que les Émirats arabes unis et plusieurs autres nations arabes ont fait montre de leur volonté d’établir des liens diplomatiques avec Israël par le biais des <a href="https://www.lesclesdumoyenorient.com/Les-Accords-d-Abraham-entre-Israel-et-les-pays-du-Golfe-Emirats-arabes-unis-et-3480.html">accords d’Abraham de 2020</a>. </p>
<p>De façon plus générale, la longue durée du mandat de Nétanyahou et sa <a href="https://forward.com/opinion/419684/netanyahu-isnt-the-problem-hes-the-symptom/">volonté d’attiser les divisions</a> l’ont rapproché d’autres dirigeants décrits comme autoritaires, tels que <a href="https://www.jpost.com/Israel-News/Despite-Syria-Israel-Russia-relations-are-the-warmest-in-history-485062">Vladimir Poutine</a>, <a href="https://www.independent.co.uk/news/world/middle-east/netanyahu-orb-n-israel-welcome-hungary-prime-minister-antisemitism-a8454866.html">Viktor Orban</a> et <a href="https://www.haaretz.com/israel-news/elections/trump-endorses-netanyahu-campaign-billboard-featuring-himself-1.6910695">Donald Trump</a>.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/israel-le-lourd-heritage-de-benyamin-netanyahou-162732">Israël : le lourd héritage de Benyamin Nétanyahou</a>
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<p>Toutefois, les politiques conduites par Nétanyahou ont également provoqué des fissures importantes dans le soutien apporté à Israël par son principal allié, les États-Unis. Ces dernières années, les <a href="https://theconversation.com/as-israel-turns-70-many-young-american-jews-turn-away-95271">Juifs israéliens et américains ont de plus en plus divergé</a> sur les questions éthiques et sur l’importance de l’autonomie palestinienne. De son côté, l’entourage du gouvernement israélien a <a href="https://www.theguardian.com/politics/2022/may/17/pro-israel-lobby-defeat-democrats-palestinians-2022">tenté de faire taire</a> les voix pro-palestiniennes aux États-Unis, souvent en les <a href="https://www.nbcnews.com/think/opinion/how-jews-can-support-palestinian-rights-condemn-antisemitism-ncna1268680">qualifiant d’antisémites</a>.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/QfHjlZdvYpE?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<p>En outre, les tendances autoritaires de Nétanyahou et celles, droitières et théocratiques, de son gouvernement ont amplifié les voix américaines manifestant leur <a href="https://www.brookings.edu/articles/is-israel-a-democracy-heres-what-americans-think/">scepticisme quant au caractère démocratique d’Israël</a> et <a href="https://www.thenation.com/article/world/on-israel-and-palestine-us-electeds-are-out-of-touch-with-their-own-voters/">appelant à une atténuation du soutien des États-Unis</a>. </p>
<p>Nétanyahou a contribué à remodeler profondément Israël et le reste du monde. Il est clair que la sécurité militaire du pays et la coopération avec les principaux États arabes du Moyen-Orient se sont renforcées. </p>
<p>Mais le côté sombre est l’accent mis par le premier ministre sur les solutions militaires et sécuritaires. Cela a entraîné l’érosion des espoirs des Palestiniens et interroge de plus en plus <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/l-esprit-public/israel-vers-une-democratie-illiberale-5874154">sur la volonté actuelle d’Israël de rester une puissance démocratique</a>. </p>
<p><em>Cette page contient des passages d’une <a href="https://theconversation.com/netanyahu-may-be-ousted-but-his-hard-line-foreign-policies-remain-162580">article publié le 14 juin 2021</a></em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/210667/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>David Mednicoff ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Benyamin Nétanyahou a contribué à remodeler profondément Israël et son rapport au reste du monde. Avec un virage à droite nationaliste.David Mednicoff, Chair, Department of Judaic and Near Eastern Studies, and Associate Professor of Middle Eastern Studies and Public Policy, UMass AmherstLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2093802023-07-25T20:03:40Z2023-07-25T20:03:40ZUn nouveau rapport laisse penser qu’aucun effort sérieux n’est déployé pour mettre fin au profilage racial à Montréal<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/539373/original/file-20230725-17-ah5wvg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=11%2C5%2C1891%2C1247&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Le Service de Police de la Ville de Montréal aurait encore du chemin à faire pour éradiquer le profilage racial au sein de son organisation.</span> <span class="attribution"><span class="source">La Presse canadienne/Graham Hughes</span></span></figcaption></figure><p>Un nouveau rapport accablant <a href="https://spvm.qc.ca/upload/02/Rapport_final_2e_mandat.pdf">que vient de rendre public le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) sur le profilage racial à Montréal</a> laisse penser que la Ville et ses forces de police <a href="https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1990437/spvm-interpellations-dagher-montreal-police">ont renoncé à lutter contre le problème</a>.</p>
<p>Mise à jour d’une étude réalisée en 2019, le rapport rédigé par quatre chercheurs indépendants engagés par le SPVM a révélé que les taux de profilage racial étaient identiques ou supérieurs à ceux enregistrés quatre ans plus tôt. En effet, les personnes noires, autochtones et arabes sont encore particulièrement susceptibles d’être interpellées par les forces de l’ordre.</p>
<p>Ainsi, le rapport souligne les problèmes non seulement du SPVM, mais aussi de l’administration municipale qui a promis depuis longtemps de mettre fin au profilage racial.</p>
<p>Le problème du profilage racial <a href="https://canadiandimension.com/articles/view/robyn-maynard-police-violence-legacy-of-racial-and-economic-injustice">remonte aux prémices de la surveillance policière</a> en Amérique du Nord. Cependant, il attire davantage l’attention du public depuis 10 ou 15 ans.</p>
<h2>L’histoire du profilage racial à Montréal</h2>
<p>Montréal est une ville marquée par une <a href="https://www.ledevoir.com/societe/791858/manifestation-contre-le-profilage-racial-et-le-projet-de-loi-14-a-montreal">longue histoire de manifestations contre la violence et le racisme policiers</a>. La mort de <a href="https://www.ledevoir.com/societe/791858/manifestation-contre-le-profilage-racial-et-le-projet-de-loi-14-a-montreal">Fredy Villanueva</a>, tué par la police dans un parc en 2008, a déclenché des rassemblements de grande envergure. La tournure des événements a pris une telle ampleur, en partie parce que le drame s’est produit au cœur d’une campagne de maintien de l’ordre incroyablement raciste dans un quartier du nord-est de la ville.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/536413/original/file-20230709-27-vczmod.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Une femme pleure dans une poignée de mouchoirs" src="https://images.theconversation.com/files/536413/original/file-20230709-27-vczmod.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/536413/original/file-20230709-27-vczmod.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=457&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/536413/original/file-20230709-27-vczmod.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=457&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/536413/original/file-20230709-27-vczmod.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=457&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/536413/original/file-20230709-27-vczmod.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=575&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/536413/original/file-20230709-27-vczmod.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=575&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/536413/original/file-20230709-27-vczmod.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=575&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Lilian Villanueva, mère de Fredy Villanueva, réagit au rapport du coroner sur la mort de son fils lors d’une conférence de presse en 2013 à Montréal. Villanueva a été abattu par la police dans un parc de Montréal en 2008.</span>
<span class="attribution"><span class="source">La Presse canadienne/Ryan Remiorz</span></span>
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</figure>
<p>Un <a href="https://www.cdpdj.qc.ca/fr/publications/profilage-racial-et-discrimina-1">rapport long et accablant</a> de la Commission des droits de la personne du Québec sur le profilage racial a suivi en 2011, tandis qu’une série de rapports plus courts ont été publiés au cours des cinq années suivantes.</p>
<p>Bien que ces manifestations et ces rapports aient interpellé le SPVM, la lutte contre le profilage racial incombe, en fin de compte, aux entités gouvernementales qui encadrent la police, notamment la Ville de Montréal.</p>
<p>La première véritable intervention de la Ville face aux critiques grandissantes à l’endroit du SPVM a été d’organiser une <a href="https://ville.montreal.qc.ca/portal/page?_pageid=6877,142735375&_dad=portal&_schema=PORTAL">grande consultation publique</a> sur le profilage racial en 2017. La consultation a permis à un grand nombre d’organismes communautaires, d’activistes et de chercheurs d’<a href="https://doi.org/10.1080/02722011.2020.1831139">appeler à une réforme de la police</a>.</p>
<p>Parmi ces revendications figuraient le renforcement du contrôle et de la discipline au sein de la police, l’abolition des interpellations policières arbitraires et le transfert partiel du budget de la police à des initiatives de sécurité centrées sur la communauté.</p>
<p>La Ville a refusé ces demandes, mais a pris une mesure sans précédent en <a href="https://ville.montreal.qc.ca/pls/portal/docs/PAGE/COMMISSIONS_PERM_V2_FR/MEDIA/DOCUMENTS/DOCCONSULT_20170519.PDF">demandant au SPVM de réaliser une analyse des interpellations policières par groupe racial</a>, un indicateur clé du profilage racial. Le SPVM a répondu favorablement à la demande et engagé rapidement les trois chercheurs indépendants pour la rédaction d’un rapport.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="Un manifestant vêtu d’un parka brandit une pancarte dénonçant le profilage racial par la police" src="https://images.theconversation.com/files/536410/original/file-20230709-19-9362vb.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/536410/original/file-20230709-19-9362vb.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=430&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/536410/original/file-20230709-19-9362vb.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=430&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/536410/original/file-20230709-19-9362vb.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=430&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/536410/original/file-20230709-19-9362vb.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=540&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/536410/original/file-20230709-19-9362vb.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=540&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/536410/original/file-20230709-19-9362vb.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=540&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Des gens participent à une manifestation à Montréal en février 2021 et demandent justice pour un homme noir qui a été arrêté à tort par la police et emprisonné pendant six jours ».</span>
<span class="attribution"><span class="source">La Presse canadienne/Graham Hughes</span></span>
</figcaption>
</figure>
<h2>À quand des mesures ?</h2>
<p>D’une certaine manière, la Ville a repoussé le moment d’agir. Les Montréalais ont été informés que <a href="https://ocpm.qc.ca/sites/default/files/pdf/P100/8-27_Rapport_Armony-Hassaoui-Mulone.pdf">des mesures concrètes seraient décidées après une évaluation plus détaillée du problème, mais que des initiatives seraient prises prochainement</a>.</p>
<p>Entre-temps, une nouvelle administration municipale est entrée en fonction. Valérie Plante a été élue mairesse et son parti, Projet Montréal, a remporté une majorité de sièges lors des élections de novembre 2017. Après l’élection, la <a href="https://www.cbc.ca/news/canada/montreal/montreal-police-report-fail-address-racial-profile-1.4416461">mairesse a annoncé</a> que la lutte contre le « profilage social et racial » constituerait une priorité pour son administration.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/536408/original/file-20230709-191791-djethv.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Une femme aux cheveux bruns fait des gestes avec ses mains alors qu’elle parle dans un microphone" src="https://images.theconversation.com/files/536408/original/file-20230709-191791-djethv.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/536408/original/file-20230709-191791-djethv.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=445&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/536408/original/file-20230709-191791-djethv.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=445&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/536408/original/file-20230709-191791-djethv.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=445&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/536408/original/file-20230709-191791-djethv.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=559&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/536408/original/file-20230709-191791-djethv.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=559&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/536408/original/file-20230709-191791-djethv.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=559&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">La mairesse de Montréal Valérie Plante s’exprime lors d’une conférence de presse à Montréal en août 2022.</span>
<span class="attribution"><span class="source">La Presse canadienne/Graham Hughes</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>L’analyse des interpellations policières promise en 2017 a finalement été achevée en 2019. Communément appelée <a href="https://spvm.qc.ca/upload/Rapport_Armony-Hassaoui-Mulone.pdf">rapport Armony</a>, l’étude a conclu que les personnes noires et autochtones étaient plus de quatre fois plus susceptibles que les personnes blanches d’être interpellées par la police, tandis que les personnes arabes l’étaient deux fois plus.</p>
<p>Lorsqu’on examine les données en fonction du genre, soulignaient également les auteurs, on observait que les femmes autochtones étaient 11 fois plus susceptibles d’être interpellées que les femmes blanches.</p>
<p>Une fois l’évaluation terminée, la Ville se devait d’agir. Cependant, plutôt que de tenir compte des revendications de la communauté, l’administration de Projet Montréal a investi ses espoirs dans une nouvelle politique d’interpellation policière.</p>
<p>La politique, instaurée en juillet 2020, précise que les interpellations policières ne doivent pas être discriminatoires et qu’elles doivent se fonder sur des « faits observables » qui justifient l’interpellation. Cette politique a été largement critiquée à l’époque, car elle ne faisait que reprendre les dispositions antidiscriminatoires de la Charte canadienne des droits et libertés.</p>
<p>De nombreuses personnes (<a href="https://montrealgazette.com/opinion/opinion-new-montreal-police-policy-wont-stop-racial-profiling">y compris moi-même</a>) ont également fait remarquer que la police pouvait toujours trouver des « faits observables » pour justifier une interpellation motivée par d’autres critères discriminatoires.</p>
<h2>Soutien à la police</h2>
<p>Depuis 2020, l’administration de Valérie Plante a vanté à plusieurs reprises la politique d’interpellation policière comme un antidote efficace au profilage racial. Par exemple, Plante a cité la politique en février 2023, alors qu’elle était appelée à témoigner dans le cadre d’un recours collectif contre la Ville et le SPVM pour profilage racial.</p>
<p>Évoquant la politique, <a href="https://www.noovo.info/nouvelle/action-collective-pour-profilage-racial-temoignage-de-la-mairesse-de-montreal.html">elle a attesté</a> que son équipe était « très proactive et travaillait dur sur le profilage racial ».</p>
<p>Ce récit, déjà contesté, a été totalement discrédité lorsque le rapport actualisé sur le profilage racial a été publié en juin 2023.</p>
<figure class="align-left zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/536412/original/file-20230709-27-tqncm3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Un homme noir chauve fait des gestes pendant qu’il parle" src="https://images.theconversation.com/files/536412/original/file-20230709-27-tqncm3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/536412/original/file-20230709-27-tqncm3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=386&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/536412/original/file-20230709-27-tqncm3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=386&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/536412/original/file-20230709-27-tqncm3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=386&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/536412/original/file-20230709-27-tqncm3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=485&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/536412/original/file-20230709-27-tqncm3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=485&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/536412/original/file-20230709-27-tqncm3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=485&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Dan Philip, président de la Ligue des Noirs du Québec, répond à une question lors d’une conférence de presse à Montréal en 2019 après qu’un juge ait autorisé un recours collectif contre la Ville pour profilage racial.</span>
<span class="attribution"><span class="source">La Presse canadienne/Paul Chiasson</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p><a href="https://spvm.qc.ca/upload/02/Rapport_final_2e_mandat.pdf">Ce rapport</a> indique que les personnes noires sont aujourd’hui 3,6 fois plus susceptibles d’être interpellées par la police que les personnes blanches (une légère baisse par rapport à 2019), les personnes arabes sont 2,6 fois plus susceptibles d’être interpellées (une légère hausse) et les personnes autochtones sont maintenant six fois plus susceptibles d’être interpellées (une forte hausse). </p>
<p>Si quiconque s’attendait à un mea culpa de la part de la Ville concernant ses maigres efforts pour lutter contre le profilage racial, il y a de quoi être déçu, comme je le suis. Valérie Plante, qui a reconnu avoir été choquée par le rapport de 2019, n’a pas encore commenté publiquement les nouvelles conclusions.</p>
<p>Son collègue Alain Vaillancourt, membre du comité exécutif et responsable de la sécurité publique, s’est contenté de <a href="https://www.ledevoir.com/societe/793501/malgre-un-rapport-extremement-critique-le-spvm-maintient-les-interpellations-policieres">dire qu’il soutenait le directeur de la police de la ville, Fady Dagher</a>, et qu’il se sentait « comfortable » avec son projet visant à changer la « culture » du SPVM. </p>
<p>Dagher a notamment refusé d’appliquer le moratoire sur les interpellations recommandé par les quatre chercheurs et s’est plutôt engagé à se concentrer sur l’amélioration du recrutement et de la promotion des policiers racisés, une <a href="https://doi.org/10.1080/02722011.2020.1831139">mesure en vigueur au SPVM depuis 1991</a>.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1672250179611684864"}"></div></p>
<p>La réponse de la Ville au problème du profilage racial semble avoir franchi une nouvelle étape. Après avoir retardé la prise de mesures en 2017 et mis en œuvre une nouvelle politique plusieurs ont jugé inefficace en 2019, la Ville semble se contenter de laisser le problème entre les mains du directeur de la police renoncer à son rôle de supervision de la police au nom de la population.</p>
<p>Dans une ville ayant une longue histoire de manifestations contre la violence et le racisme policiers, je ne m’attends pas à ce que cette position soit acceptée par la population.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/209380/count.gif" alt="La Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Ted Rutland ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>La réponse de la Ville de Montréal au nouveau rapport de la SPVM sur le profilage racial démontre peu de volonté de changer les choses.Ted Rutland, Associate professor, Geography, Planning and Environment, Concordia UniversityLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2096482023-07-17T19:20:27Z2023-07-17T19:20:27ZArtistas Unidos : crise de la démocratie et art contestataire au Pérou<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/537106/original/file-20230712-27-2bc91m.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=5%2C8%2C1192%2C824&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Le groupe de théâtre Yuyachkani, Lima.</span> <span class="attribution"><span class="source">Diana Daf Collazos</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span></figcaption></figure><p>Depuis le 9 décembre 2022, le Pérou est plongé dans une profonde crise politique, sociale et économique. La violente répression policière et militaire s’est soldée, à ce jour, par 60 morts et plus de 1 600 blessés.</p>
<p>L’événement qui a déclenché les manifestations a été la <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2022/12/16/perou-le-president-dechu-pedro-castillo-maintenu-en-detention-pour-dix-huit-mois_6154631_3210.html">mise en détention du président Pedro Castillo</a> – appartenant au parti de gauche « Perú Libre » – après sa tentative de « coup d’État » (il avait <a href="https://www.lalibre.be/international/amerique/2022/12/07/un-auto-coup-detat-au-perou-le-president-castillo-dissout-le-parlement-et-cree-un-gouvernement-dexception-SZTHULDOOVCEDLHK563PGA7K7M/">dissous le Parlement et mis en place un gouvernement d’exception</a>). Cet « auto-golpe » a été interprété de deux manières. Pour ses détracteurs, il s’agissait d’une mesure désespérée pour éviter la chute du gouvernement, accusé de corruption. Pour ses partisans, cette résolution était légitime, car un sabotage continu de la droite empêchait Castillo président de gouverner. </p>
<p>Ainsi, dans un premier temps, les revendications des manifestants se focalisaient sur la libération de Castillo, la destitution de l’actuelle présidente Dina Boluarte (jugée illégitime, surtout après son alliance avec la droite) et la tenue d’élections anticipées. Mais au fur et à mesure, ces réclamations se sont élargies vers un ensemble de questions d’ordre politique, économique et social, telles que la mise en place d’une Assemblée constituante et une redistribution plus équitable des richesses.</p>
<h2>Une révolte menée par des acteurs inattendus</h2>
<p>Les modalités de la mobilisation ont été multiples : marches, sit-in, blocages de routes, tentative de prise de contrôle d’endroits stratégiques comme les aéroports, attaques de monuments publics. Ces actions ont été caractérisées par une grande hétérogénéité de participants. Comme le souligne <a href="https://www.facebook.com/watch/live/?ref=watch_permalink&v=484404657099985">l’historienne Cecilia Méndez</a>, après des décennies de dépolitisation et de démobilisation, observées notamment sous la dictature d’Alberto Fujimori (1990-2000), on a assisté à la prise de parole dans l’espace public d’« acteurs inattendus ». </p>
<p>L’anthropologue Rodrigo Montoya avance qu’il s’agit de la <a href="https://theconversation.com/mine-par-les-inegalites-et-la-corruption-le-perou-enlise-dans-une-crise-profonde-204986">première révolte ouvertement politique des milieux populaires de la province</a>, qui se sentaient représentés par Castillo, militant syndicaliste et instituteur issu d’une famille modeste des Andes septentrionales. </p>
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<p>Néanmoins, les groupes qui ont participé aux manifestations, dont un moment décisif a été la <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2023/01/20/au-perou-la-prise-de-lima-par-les-protestataires_6158630_3210.html">« prise de Lima » du 19 janvier 2023</a>, ne sont pas seulement composés de membres des communautés paysannes, mais également de commerçants, d’étudiants et de personnalités publiques.</p>
<h2>L’art comme vecteur d’engagement politique</h2>
<p>Dans ce cadre, et compte tenu de l’importance des réseaux sociaux dans la mobilisation, le rôle joué par les travailleurs de l’art et de la culture met en évidence de nouvelles façons d’investir le champ politique et d’articuler un dialogue intergénérationnel et interculturel à partir des régions de la province. </p>
<p>L’action des artistes lors des moments de crise n’est pas nouvelle. Pendant la dictature de Fujimori, elle avait pu canaliser un discours contestataire réprimé ailleurs. Pourtant, les mobilisations actuelles montrent une ampleur et des modalités d’expression inédites. </p>
<p>Face à un débat politique appauvri et à une crise profonde des partis politiques, ces dispositifs artistiques peuvent-ils favoriser et renforcer la construction d’un nouveau sujet national ? Sont-ils capables d’apporter un changement durable pour et avec une société civile extrêmement fragmentée, voire polarisée ? Car il existe aujourd’hui une diversité d’expérimentations artistiques qui dénoncent les pratiques autoritaires et le racisme structurel, tout en interrogeant la crise de représentation démocratique.</p>
<h2>Naissance du collectif Artistas Unidos</h2>
<p>C’est dans ce contexte de mobilisation et de répression qu’est né le collectif « Artistas Unidos contra la Dictadura ». De manière progressive, à partir de l’action coordonnée d’artistes installés surtout dans les régions de province, ce collectif s’est constitué avec le double objectif de sensibiliser la société civile et de se positionner en tant que corporation sur une scène nationale fragmentée.</p>
<p>Une trentaine d’artistes âgés de 20 à 50 ans en constitue le noyau central, à même de mobiliser une centaine de personnes dans chaque région impliquée (16 sur 25). Par diverses pratiques artistiques, de la performance au graphisme, ce collectif a mis en œuvre des formes créatives de détournement des usages ordinaires de l’espace public, imbriquant dimensions esthétique et militante.</p>
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<span class="caption">Manifestation du 13 janvier 2022 à Lima, groupe de théâtre Yuyachkani.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Miguel Rubio</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>Après une réponse immédiate à la crise déployée par le hashtag #ArtistasUnidosContraLaDictadura, l’action s’est structurée à travers la publication de plusieurs « convocatorias », c’est-à-dire des appels à la création dictés par une thématique commune. La première convocatoria, au mois de décembre 2023, dans le contexte des premières morts de la répression étatique, a donné lieu à l’œuvre « El anti-memorial », un recensement des données des personnes qui ont perdu la vie lors des manifestations. Compte tenu du silence des principaux médias et du <a href="https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2023/02/peru-lethal-state-repression-is-yet-another-example-of-contempt-for-the-indigenous-and-campesino-population/">racisme systémique</a> qui caractérise historiquement le pays, il s’agissait en priorité de visibiliser les victimes et de rappeler leurs noms, au-delà des chiffres. </p>
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<span class="caption">Code QR, imprimé sous forme d’autocollant, donnant accès à l’œuvre « El anti-memorial ».</span>
<span class="attribution"><span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>La deuxième convocatoria, réalisée pour la manifestation du 24 janvier 2023, s’est inspirée d’une œuvre de Carlos Sánchez Nina, nommée « Pérou cassé » (« Perú roto »). À l’aide de pochoirs et de bombes rouges, les artistes ont peint la carte du Pérou sur la voie publique. Les fractures présentes dans le béton ont été exploitées comme métaphore des blessures qui traversent la géographie du pays. </p>
<p>Cette action improvisée pendant la déambulation a eu le mérite de dynamiser les interactions entre manifestants. </p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/537113/original/file-20230712-40921-z4evtx.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/537113/original/file-20230712-40921-z4evtx.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=599&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/537113/original/file-20230712-40921-z4evtx.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=599&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/537113/original/file-20230712-40921-z4evtx.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=599&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/537113/original/file-20230712-40921-z4evtx.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=752&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/537113/original/file-20230712-40921-z4evtx.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=752&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/537113/original/file-20230712-40921-z4evtx.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=752&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Affiche de Peru Roto, l’œuvre de Carlos Sanchez Nina.</span>
<span class="attribution"><span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>D’une part, ces derniers, interpellés par ces interventions, posaient des questions aux artistes et participaient ainsi, de manière active, à la coproduction de sens ; de l’autre, « cela permettait [aux artistes, dans une démarche réflexive] de s’écouter » (entretien avec Nereida Apaza Mamani, 2023).</p>
<h2>Le détournement de symboles traditionnels</h2>
<p>La plupart du temps, les œuvres ne portent pas de signature et sont facilement reproductibles ou transportables. C’est par exemple le cas de la <a href="https://www.tiktok.com/@elgalponespacio/video/7196347982067862789">convocatoria dédiée aux retables</a>. Ces petits autels triptyques en bois, représentant des événements religieux, historiques et quotidiens des habitants des Andes, sont originaires de la région d’Ayacucho, la plus touchée par le <a href="https://journals.openedition.org/lhomme/40313">conflit armé</a> qui a opposé, par le passé, les forces gouvernementales à la guérilla du Sentier lumineux (1980-2000). L’emploi du <a href="https://www.tiktok.com/@elgalponespacio/video/7196347982067862789">retablo</a>, ici en carton et porté tout au long de la marche, vient réinscrire la violence vécue aujourd’hui dans une plus longue histoire meurtrière.</p>
<p>Ainsi, les artistes ont mis en œuvre un répertoire de symboles facilement reconnaissables mais reformulés dans un but à la fois émancipateur et thérapeutique. L’artiste Augusto Carrasco souligne la difficulté de travailler avec ces symboles délicats, notamment vis-à-vis des accusations de terrorisme de la part du gouvernement. Non seulement cela stigmatise et délégitime la protestation, mais cela sert aussi de justification à l’emploi de la violence dans la répression. Chargé de la ligne graphique du collectif, Carrasco a réalisé une représentation anthropomorphe de femmes aux visages d’oiseau portant une fleur de genêt dans les mains.</p>
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<span class="caption">Femme avec une fleur de genêt dans ses mains.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Diana Daf Collazos</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>Il a choisi des mamachas, femmes âgées de la sierra, des citoyennes qu’il décrit comme vulnérables, soit invisibilisées, soit méprisées. « Mais je ne voulais pas les montrer comme on a l’habitude de faire, c’est-à-dire en termes d’une hiérarchie inférieure de pouvoir, comme des victimes avec un visage triste et affligé. Alors, comment résoudre tout ça ? En les transformant, avec un collage, en y apposant une tête d’oiseau […] pour leur regard défiant et les yeux grands ouverts » (entretien avec Carrasco, 2023). La compagnie théâtrale Yuyachkani a ensuite donné vie à ces personnages à travers des performances dans les rues de la capitale, preuve de la densité des échanges et des emprunts entre les différentes scènes artistiques. </p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/537114/original/file-20230712-21-wtdmyh.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/537114/original/file-20230712-21-wtdmyh.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/537114/original/file-20230712-21-wtdmyh.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/537114/original/file-20230712-21-wtdmyh.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/537114/original/file-20230712-21-wtdmyh.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/537114/original/file-20230712-21-wtdmyh.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/537114/original/file-20230712-21-wtdmyh.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Poster d’une convocatoria réalisé par Augusto Carrasco.</span>
<span class="attribution"><span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>Toutes les interventions artistiques ont été couplées avec un registre photographique, une véritable archive ouverte qui a pour ambition de nourrir la mémoire collective des événements. Dans un contexte où la presse accorde son soutien implicite au gouvernement de Dina Boluarte, les portables et les réseaux sociaux ont permis de diffuser la protestation, constituant – comme ailleurs – une arme puissante de politisation. L’artiste Nereida Apaza Mamani souligne le potentiel fédérateur de ces actions sur un tissu social et professionnel déconnecté et inégalitaire. Ces artistes manifestent le besoin de raviver le secteur de la culture, de plus en plus négligé depuis la crise sanitaire. Ils souhaitent également aller au-delà des espaces formels que sont les galeries, considérées comme trop élitistes et stériles.</p>
<p>L’action contestataire apparaît ainsi comme un travail de signification, auquel l’art est appelé à contribuer de manière décisive, en faisant émerger de nouveaux modèles de représentativité et s’inscrivant à l’encontre d’un sentiment de négation constante de l’agentivité des acteurs aux marges de la société. Dans le quatrième pays le plus inégalitaire au monde, sans espace de médiation sociale, ces réseaux de travailleurs et des travailleuses du secteur culturel et artistique peuvent impulser des mouvements de citoyenneté, à la fois nationaux et décentralisés, tout en contribuant au processus de réparation de la mémoire post-conflit.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/mine-par-les-inegalites-et-la-corruption-le-perou-enlise-dans-une-crise-profonde-204986">Miné par les inégalités et la corruption, le Pérou enlisé dans une crise profonde</a>
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<p>Dans la <a href="https://www.facebook.com/100000512755184/videos/735203677814111/">performance de Miguel Matute</a>, une céramique précolombienne, incarnation de la péruanité, est appuyée sur la terre rocheuse des Andes de Cajamarca, dans une position qui paraît précaire et fragile. Un tir de fusil la fait soudain éclater en morceaux. Le résultat est touchant : effroi, désarroi et une sensation d’impuissance. L’artiste recolle les morceaux… Un travail de reconstruction, bien plus complexe encore, attend les politiciens et la société civile. </p>
<p>Si les protestations et les rassemblements ont fini par se tarir au début du printemps, ces groupes organisés ont néanmoins engendré des espaces singuliers de contestation et cherché à recoudre, par les marges, un tissu social fragmenté. Face à la crise démocratique et aux dérives autoritaires qui traversent actuellement plusieurs pays du monde, l’investissement artistique apparaît comme une modalité de participation politique alternative pour contourner plus discrètement la répression déployée contre les opposants politiques. </p>
<p>Les quelques performances que nous avons décrites transforment les rues en espaces représentatifs, et agissent comme de nouveaux rituels sécularisés œuvrant à la fondation d’un nouveau pacte social. Mais leur pouvoir réside moins dans la performance elle-même que dans leurs capacités d’articulation à d’autres stratégies de mobilisations et aux alliances qu’elle permettra avec d’autres collectifs de critique sociale. </p>
<hr>
<p><em>Cet article a été publié en collaboration avec <a href="https://blogterrain.hypotheses.org/20649">le blog de la revue_ Terrain</a></em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/209648/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Emanuela Canghiari ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Au Pérou, le collectif Artistas Unidos dénonce les violentes répressions des mobilisations critiquant la présidente Dina Boluarte et la marginalisation des peuples des Andes.Emanuela Canghiari, Anthropologue, chargée de recherche au Fonds belge de la Recherche Scientifique, Chargée de cours à l'université de Strasbourg et de Neuchâtel, membre de l'institut français d'études andines (IFEA) et de l'institut de sciences politiques (ISPOLE), Université catholique de Louvain (UCLouvain)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2068172023-06-01T16:18:02Z2023-06-01T16:18:02ZKosovo : comprendre le récent déchaînement de violence<p>La recrudescence des affrontements violents <a href="https://www.lemonde.fr/videos/video/2023/05/30/kosovo-des-violences-inedites-contre-les-forces-de-l-otan_6175453_1669088.html">dans le nord du Kosovo</a> nous rappelle que certaines zones des Balkans occidentaux ont encore un long chemin à parcourir pour se remettre des guerres des années 1990 qui ont déchiré l’ex-Yougoslavie. Malgré des décennies d’efforts de stabilisation, la région reste embourbée dans de multiples <a href="https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/17502977.2023.2182994">conflits interconnectés</a> que les politiciens locaux manipulent et exploitent à leurs propres fins.</p>
<p>La <a href="https://www.rferl.org/a/nato-kosovo-tensions-police-clash-serb-majority-north/32430434.html">dernière montée des tensions en date</a> s’est produite lorsque des maires albanais récemment élus ont voulu prendre leurs fonctions dans trois villes à majorité serbe du nord du Kosovo : Zvecan, Leposavic et Zubin Potok. Dans chacune de ces trois villes, des habitants serbes se sont rassemblés pour empêcher les nouveaux élus d’accéder aux bâtiments municipaux, et de nombreux policiers kosovars et ont été envoyés sur place pour disperser les manifestants. Les affrontements ont provoqué de nombreux blessés, dont une <a href="https://www.courrierinternational.com/article/balkans-au-kosovo-une-trentaine-de-soldats-de-l-otan-blesses-dans-une-nouvelle-flambee-de-tensions">trentaine de soldats de la force de maintien de la paix de l’OTAN</a>.</p>
<p>Cet épisode s’inscrit dans une série de développements inquiétants dans les relations entre Albanais et Serbes au Kosovo, et entre le Kosovo et la Serbie. En novembre dernier, les maires de quatre villes kosovares à majorité serbe ont <a href="https://www.lindependant.fr/2022/12/27/des-barricades-a-mitrovica-pourquoi-les-tensions-ressurgissent-entre-la-serbie-et-le-kosovo-10891644.php">démissionné</a>. Leur exemple a rapidement été suivi par de nombreux autres Serbes – conseillers municipaux, députés au parlement du Kosovo, représentants du système judiciaire et de la police du Kosovo.</p>
<p>Cette démission massive, coordonnée par la Liste serbe, le parti politique ethnique serbe le plus influent du Kosovo, a conduit au renforcement des <a href="https://www.evropaelire.org/a/institucionet-paralele-te-serbise-qe-pritet-ti-menaxhoje-asociaiconi/32331435.html">structures administratives serbes parallèles</a>, qui sont <a href="https://balkaninsight.com/2022/11/07/kosovo-serbs-continue-mass-resignations-from-state-institutions/">financées par Belgrade</a>.</p>
<p>En démissionnant collectivement des structures kosovares, les Serbes cherchaient à exprimer leur protestation contre une initiative des autorités kosovares visant à contraindre les automobilistes serbes à <a href="https://www.ouest-france.fr/europe/kosovo/kosovo-comment-des-plaques-d-immatriculation-ont-attise-les-tensions-avec-la-serbie-3c4cdb74-85cb-11ed-98b9-32dde9f7da8f">adopter des plaques d’immatriculation officielles du Kosovo</a>. Surtout, les Serbes étaient mécontents des retards interminables dans la mise en place d’accords d’autonomie pour leurs municipalités, accords convenus lors du <a href="https://www.eeas.europa.eu/eeas/belgrade-pristina-dialogue_en">dialogue Belgrade-Pristina conduit sous la médiation de l’UE</a> en 2013 et reconfirmés en 2015.</p>
<p>Après <a href="https://balkaninsight.com/2022/12/08/eu-us-civil-society-query-conditions-for-north-kosovo-elections/">avoir été repoussées à plusieurs reprises</a>, de nouvelles élections locales <a href="https://www.courrierdesbalkans.fr/Nord-du-Kosovo-les-municipales-de-la-de-normalisation">ont finalement eu lieu le 23 avril dernier</a>. Le scrutin a toutefois été boycotté par les Serbes. Conséquence : dans les quatre municipalités kosovares à majorité serbe, le <a href="https://prishtinainsight.com/preliminary-results-vetevendosje-and-pdk-candidates-win-snap-elections-in-northern-municipalities/">taux de participation moyen</a> a été inférieur à 3,5 %.</p>
<h2>Les réactions de l’Occident</h2>
<p>La légitimité démocratique des maires nouvellement élus étant plus que discutable du fait du caractère écrasant de l’abstention, l’UE a publié une déclaration ferme immédiatement après les élections. Le texte <a href="https://www.eeas.europa.eu/eeas/kosovo-statement-spokesperson-elections-north_en">souligne</a> que le scrutin « n’offre pas de solution politique à long terme » pour les quatre municipalités.</p>
<p>Tout au long des quatre semaines suivantes, les diplomates occidentaux ont cherché, sans grand succès, à éviter une nouvelle escalade. Ils ont finalement exprimé leur frustration le 26 mai dans une <a href="https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/kosovo/evenements/article/declaration-conjointe-de-la-france-de-l-allemagne-de-l-italie-du-royaume-uni-et">déclaration commune</a> de ce que l’on appelle le Quint, un groupe rassemblant les États-Unis, la France, l’Italie, l’Allemagne et le Royaume-Uni.</p>
<p>[<em>Plus de 85 000 lecteurs font confiance aux newsletters de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde</em>. <a href="https://memberservices.theconversation.com/newsletters/?nl=france&region=fr">Abonnez-vous aujourd’hui</a>]</p>
<p>La déclaration condamne « la décision du Kosovo de forcer l’accès aux bâtiments municipaux dans le nord du Kosovo malgré nos appels à la retenue ». Elle appelle également « les autorités kosovares à revenir immédiatement sur leur décision, à calmer la situation et à se coordonner étroitement avec EULEX et la KFOR la [mission civile de l’UE visant à soutenir l’État de droit et la force de maintien de la paix de l’OTAN au Kosovo] ». La responsabilité de l’escalade de la violence est donc très clairement imputée aux autorités kosovares.</p>
<p>Signe de la gravité de la situation, l’OTAN a décidé de déployer 700 soldats supplémentaires au Kosovo, renforçant ainsi la force actuelle de la KFOR, qui compte 3 700 soldats.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/p3F49mUzU7M?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<p>Plus important encore peut-être : les États-Unis, traditionnellement le plus important allié occidental de Pristina, ont annulé la participation du Kosovo aux exercices militaires conjoints <a href="https://www.europeafrica.army.mil/DefenderEurope/">Defender Europe 23</a>. L’ambassadeur américain à Pristina, Jeff Hovenier, a condamné <a href="https://xk.usembassy.gov/press_roundtable/">sans équivoque</a> le manque de réactivité du premier ministre du Kosovo, Albin Kurti, pour désamorcer la crise dans le nord. Il n’a laissé planer aucun doute sur le fait que les États-Unis étaient à bout de patience à l’égard du gouvernement du Kosovo et envisageaient de prendre de nouvelles mesures punitives.</p>
<h2>Des divisions profondément enracinées</h2>
<p>Le <a href="https://www.cairn.info/revue-politique-etrangere-2006-1-page-145.htm">statut du Kosovo</a>, autrefois province autonome au sein de la république serbe de l’ancienne fédération socialiste de Yougoslavie, fait depuis de longues années l’objet d’âpres débats, et la crise actuelle s’inscrit dans ce différend interminable. Le conflit entre Serbes et Albanais remonte à plusieurs décennies et s’appuie sur la mémoire sélective qu’entretiennent les deux parties de la confrontation supposément séculaire qui les met aux prises.</p>
<p>La confrontation a atteint un point de bascule à la fin des années 1990, ce qui a nécessité <a href="https://www.nato.int/cps/fr/natohq/topics_49602.htm">l’intervention de l’OTAN en 1999</a> et a finalement conduit à la <a href="https://mjp.univ-perp.fr/constit/kos2008.htm">déclaration unilatérale d’indépendance du Kosovo en 2008</a>. Cette indépendance est aujourd’hui reconnue par une centaine de pays dans le monde, mais la Serbie, la Chine et la Russie, entre autres, s’y opposent toujours. En outre, le Kosovo <a href="https://information.tv5monde.com/international/quels-pays-ont-reconnu-le-kosovo-21169">n’est pas reconnu</a> par cinq États membres de l’UE, dont quatre sont membres de l’OTAN.</p>
<p>Depuis plus de dix ans, le dialogue entre Pristina et Belgrade sous la férule de l’Union européenne tente de résoudre ce conflit en incitant les parties à faire des concessions et des compromis. Deux points d’achoppement majeurs subsistent : il faudrait que la Serbie cesse de bloquer l’adhésion du Kosovo aux organisations internationales et que le Kosovo accepte l’autonomie locale pour les Serbes ethniques dans les régions kosovares où ils constituent la majorité de la population. Une <a href="https://www.eeas.europa.eu/eeas/belgrade-pristina-dialogue-eu-proposal-agreement-path-normalisation-between-kosovo-and-serbia_en">proposition</a> a été faite par l’UE à la fin du mois de février pour résoudre ces deux questions, mais elle reste contestée par les deux parties.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/iJtUKwdtVAo?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<p>Les efforts entrepris par l’UE semblent dans l’impasse, comme l’illustre le fait que le gouvernement du Kosovo n’a pas progressé dans la mise en œuvre des accords portant sur l’autonomie locale des Serbes ethniques. Pour ne rien arranger, il a également semblé chercher à réduire le peu d’autonomie qui existait en tentant d’imposer les maires nouvellement élus, dont la légitimité démocratique est très discutable.</p>
<p>Pour autant, il serait erroné d’affirmer que les structures alternatives mises en place par les Serbes dans le nord du Kosovo contribueraient à la stabilisation. Au contraire, même. Bien sûr, la situation actuelle exige des mesures de désescalade de la part des autorités du Kosovo. Mais les problèmes sous-jacents plus profonds dans les relations entre Pristina et Belgrade nécessitent une solution plus globale et inclusive qui reflèterait les intérêts du Kosovo, de la Serbie et des Serbes du Kosovo.</p>
<p>Comme l’a souligné avec émotion le haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères, <a href="https://www.eeas.europa.eu/eeas/kosovo-statement%C2%A0-high-representative-josep-borrell-ongoing-confrontations%C2%A0_en">Josep Borrell</a>, le 30 mai :</p>
<blockquote>
<p>« Il y a eu assez de violence, il y a eu trop de violence. Il y a déjà trop de violence en Europe aujourd’hui. Nous ne pouvons pas nous permettre un autre conflit. »</p>
</blockquote>
<p>Mais de tels appels à la raison ne risquent pas d’impressionner les politiciens de cette partie des Balkans occidentaux, qui semblent entièrement focalisés sur la défense de leurs intérêts personnels et court-termistes. Il n’est donc pas certain que les Occidentaux puissent exercer l’influence nécessaire non seulement pour contenir la violence actuelle, mais aussi pour ouvrir la voie à un avenir stable pour la population du Kosovo.</p>
<p>La recrudescence des affrontements violents <a href="https://www.lemonde.fr/videos/video/2023/05/30/kosovo-des-violences-inedites-contre-les-forces-de-l-otan_6175453_1669088.html">dans le nord du Kosovo</a> nous rappelle que certaines zones des Balkans occidentaux ont encore un long chemin à parcourir pour se remettre des guerres des années 1990 qui ont déchiré l’ex-Yougoslavie. Malgré des décennies d’efforts de stabilisation, la région reste embourbée dans de multiples <a href="https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/17502977.2023.2182994">conflits interconnectés</a> que les politiciens locaux manipulent et exploitent à leurs propres fins.</p>
<p>La <a href="https://www.rferl.org/a/nato-kosovo-tensions-police-clash-serb-majority-north/32430434.html">dernière montée des tensions en date</a> s’est produite lorsque des maires albanais récemment élus ont voulu prendre leurs fonctions dans trois villes à majorité serbe du nord du Kosovo : Zvecan, Leposavic et Zubin Potok. Dans chacune de ces trois villes, des habitants serbes se sont rassemblés pour empêcher les nouveaux élus d’accéder aux bâtiments municipaux, et de nombreux policiers ont été envoyés sur place pour disperser les manifestants.</p>
<p>Cet épisode s’inscrit dans une série de développements inquiétants dans les relations entre Albanais et Serbes au Kosovo, et entre le Kosovo et la Serbie. En novembre dernier, les maires de quatre villes kosovares à majorité serbe ont <a href="https://www.lindependant.fr/2022/12/27/des-barricades-a-mitrovica-pourquoi-les-tensions-ressurgissent-entre-la-serbie-et-le-kosovo-10891644.php">démissionné</a>. Leur exemple a rapidement été suivi par de nombreux autres Serbes – conseillers municipaux, députés au parlement du Kosovo, représentants du système judiciaire et de la police du Kosovo.</p>
<p>Cette démission massive, coordonnée par la Liste serbe, le parti politique ethnique serbe le plus influent du Kosovo, a conduit au renforcement des <a href="https://www.evropaelire.org/a/institucionet-paralele-te-serbise-qe-pritet-ti-menaxhoje-asociaiconi/32331435.html">structures administratives serbes parallèles</a>, qui sont <a href="https://balkaninsight.com/2022/11/07/kosovo-serbs-continue-mass-resignations-from-state-institutions/">financées par Belgrade</a>.</p>
<p>En démissionnant collectivement des structures kosovares, les Serbes cherchaient à exprimer leur protestation contre une initiative des autorités kosovares visant à contraindre les automobilistes serbes à <a href="https://www.ouest-france.fr/europe/kosovo/kosovo-comment-des-plaques-d-immatriculation-ont-attise-les-tensions-avec-la-serbie-3c4cdb74-85cb-11ed-98b9-32dde9f7da8f">adopter des plaques d’immatriculation officielles du Kosovo</a>. Surtout, les Serbes étaient mécontents des retards interminables dans la mise en place d’accords d’autonomie pour leurs municipalités, accords convenus lors du <a href="https://www.eeas.europa.eu/eeas/belgrade-pristina-dialogue_en">dialogue Belgrade-Pristina conduit sous la médiation de l’UE</a> en 2013 et reconfirmés en 2015.</p>
<p>Après <a href="https://balkaninsight.com/2022/12/08/eu-us-civil-society-query-conditions-for-north-kosovo-elections/">avoir été repoussées à plusieurs reprises</a>, de nouvelles élections locales <a href="https://www.courrierdesbalkans.fr/Nord-du-Kosovo-les-municipales-de-la-de-normalisation">ont finalement eu lieu le 23 avril dernier</a>. Le scrutin a toutefois été boycotté par les Serbes. Conséquence : dans les quatre municipalités kosovares à majorité serbe, le <a href="https://prishtinainsight.com/preliminary-results-vetevendosje-and-pdk-candidates-win-snap-elections-in-northern-municipalities/">taux de participation moyen</a> a été inférieur à 3,5 %.</p>
<h2>Les réactions de l’Occident</h2>
<p>La légitimité démocratique des maires nouvellement élus étant plus que discutable du fait du caractère écrasant de l’abstention, l’UE a publié une déclaration ferme immédiatement après les élections. Le texte <a href="https://www.eeas.europa.eu/eeas/kosovo-statement-spokesperson-elections-north_en">souligne</a> que le scrutin « n’offre pas de solution politique à long terme » pour les quatre municipalités.</p>
<p>Tout au long des quatre semaines suivantes, les diplomates occidentaux ont cherché, sans grand succès, à éviter une nouvelle escalade. Ils ont finalement exprimé leur frustration le 26 mai dans une <a href="https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/kosovo/evenements/article/declaration-conjointe-de-la-france-de-l-allemagne-de-l-italie-du-royaume-uni-et">déclaration commune</a> de ce que l’on appelle le Quint, un groupe rassemblant les États-Unis, la France, l’Italie, l’Allemagne et le Royaume-Uni.</p>
<p>La déclaration condamne « la décision du Kosovo de forcer l’accès aux bâtiments municipaux dans le nord du Kosovo malgré nos appels à la retenue ». Elle appelle également « les autorités kosovares à revenir immédiatement sur leur décision, à calmer la situation et à se coordonner étroitement avec EULEX et la KFOR la [mission civile de l’UE visant à soutenir l’État de droit et la force de maintien de la paix de l’OTAN au Kosovo] ». La responsabilité de l’escalade de la violence est donc très clairement imputée aux autorités kosovares.</p>
<p>Signe de la gravité de la situation, l’OTAN a décidé de déployer 700 soldats supplémentaires au Kosovo, renforçant ainsi la force actuelle de la KFOR, qui compte 3 700 soldats.</p>
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<p>Plus important encore peut-être : les États-Unis, traditionnellement le plus important allié occidental de Pristina, ont annulé la participation du Kosovo aux exercices militaires conjoints <a href="https://www.europeafrica.army.mil/DefenderEurope/">Defender Europe 23</a>. L’ambassadeur américain à Pristina, Jeff Hovenier, a condamné <a href="https://xk.usembassy.gov/press_roundtable/">sans équivoque</a> le manque de réactivité du premier ministre du Kosovo, Albin Kurti, pour désamorcer la crise dans le nord. Il n’a laissé planer aucun doute sur le fait que les États-Unis étaient à bout de patience à l’égard du gouvernement du Kosovo et envisageaient de prendre de nouvelles mesures punitives.</p>
<h2>Des divisions profondément enracinées</h2>
<p>Le <a href="https://www.cairn.info/revue-politique-etrangere-2006-1-page-145.htm">statut du Kosovo</a>, autrefois province autonome au sein de la république serbe de l’ancienne fédération socialiste de Yougoslavie, fait depuis de longues années l’objet d’âpres débats, et la crise actuelle s’inscrit dans ce différend interminable. Le conflit entre Serbes et Albanais remonte à plusieurs décennies et s’appuie sur la mémoire sélective qu’entretiennent les deux parties de la confrontation supposément séculaire qui les met aux prises.</p>
<p>La confrontation a atteint un point de bascule à la fin des années 1990, ce qui a nécessité <a href="https://www.nato.int/cps/fr/natohq/topics_49602.htm">l’intervention de l’OTAN en 1999</a> et a finalement conduit à la <a href="https://mjp.univ-perp.fr/constit/kos2008.htm">déclaration unilatérale d’indépendance du Kosovo en 2008</a>. Cette indépendance est aujourd’hui reconnue par une centaine de pays dans le monde, mais la Serbie, la Chine et la Russie, entre autres, s’y opposent toujours. En outre, le Kosovo <a href="https://information.tv5monde.com/international/quels-pays-ont-reconnu-le-kosovo-21169">n’est pas reconnu</a> par cinq États membres de l’UE, dont quatre sont membres de l’OTAN.</p>
<p>Depuis plus de dix ans, le dialogue entre Pristina et Belgrade sous la férule de l’Union européenne tente de résoudre ce conflit en incitant les parties à faire des concessions et des compromis. Deux points d’achoppement majeurs subsistent : il faudrait que la Serbie cesse de bloquer l’adhésion du Kosovo aux organisations internationales et que le Kosovo accepte l’autonomie locale pour les Serbes ethniques dans les régions kosovares où ils constituent la majorité de la population. Une <a href="https://www.eeas.europa.eu/eeas/belgrade-pristina-dialogue-eu-proposal-agreement-path-normalisation-between-kosovo-and-serbia_en">proposition</a> a été faite par l’UE à la fin du mois de février pour résoudre ces deux questions, mais elle reste contestée par les deux parties.</p>
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<p>Les efforts entrepris par l’UE semblent dans l’impasse, comme l’illustre le fait que le gouvernement du Kosovo n’a pas progressé dans la mise en œuvre des accords portant sur l’autonomie locale des Serbes ethniques. Pour ne rien arranger, il a également semblé chercher à réduire le peu d’autonomie qui existait en tentant d’imposer les maires nouvellement élus, dont la légitimité démocratique est très discutable.</p>
<p>Pour autant, il serait erroné d’affirmer que les structures alternatives mises en place par les Serbes dans le nord du Kosovo contribueraient à la stabilisation. Au contraire, même. Bien sûr, la situation actuelle exige des mesures de désescalade de la part des autorités du Kosovo. Mais les problèmes sous-jacents plus profonds dans les relations entre Pristina et Belgrade nécessitent une solution plus globale et inclusive qui reflèterait les intérêts du Kosovo, de la Serbie et des Serbes du Kosovo.</p>
<p>Comme l’a souligné avec émotion le haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères, <a href="https://www.eeas.europa.eu/eeas/kosovo-statement%C2%A0-high-representative-josep-borrell-ongoing-confrontations%C2%A0_en">Josep Borrell</a>, le 30 mai :</p>
<blockquote>
<p>« Il y a eu assez de violence, il y a eu trop de violence. Il y a déjà trop de violence en Europe aujourd’hui. Nous ne pouvons pas nous permettre un autre conflit. »</p>
</blockquote>
<p>Mais de tels appels à la raison ne risquent pas d’impressionner les politiciens de cette partie des Balkans occidentaux, qui semblent entièrement focalisés sur la défense de leurs intérêts personnels et court-termistes. Il n’est donc pas certain que les Occidentaux puissent exercer l’influence nécessaire non seulement pour contenir la violence actuelle, mais aussi pour ouvrir la voie à un avenir stable pour la population du Kosovo.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/206817/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Stefan Wolff a bénéficié de subventions du Natural Environment Research Council du Royaume-Uni, du United States Institute of Peace, du Economic and Social Research Council du Royaume-Uni, de la British Academy, du programme "Science pour la paix" de l'OTAN, des programmes-cadres 6 et 7 de l'UE et d'Horizon 2020, ainsi que du programme Jean Monnet de l'UE. Il est chercheur principal au Foreign Policy Centre de Londres et co-coordinateur du réseau de think tanks et d'institutions universitaires de l'OSCE.</span></em></p>Les affrontements survenus dans le nord du Kosovo sont avant tout imputables au gouvernement de Pristina. Mais il n’y aura pas de solution durable si la Serbie ne joue pas un rôle plus constructif.Stefan Wolff, Professor of International Security, University of BirminghamLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2049862023-05-30T16:11:38Z2023-05-30T16:11:38ZMiné par les inégalités et la corruption, le Pérou enlisé dans une crise profonde<p>C’est un record mondial : le Pérou compte désormais trois anciens présidents incarcérés. <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2023/04/24/l-ex-president-du-perou-alejandro-toledo-a-ete-extrade-des-etats-unis-et-incarcere-a-lima_6170797_3210.html">Alejandro Toledo (2001-2006)</a>, qui vient d’être extradé depuis les États-Unis vers Lima où il sera jugé pour corruption, a rejoint derrière les barreaux deux autres anciens chefs de l’État : Alberto Fujimori (1990-2000), condamné en 2009 à <a href="https://www.letemps.ch/monde/25-ans-prison-lexpresident-alberto-fujimori">25 ans de prison pour crimes contre l’humanité</a>, et le dernier président en date à avoir été élu, Pedro Castillo (2021-2022).</p>
<p>La <a href="https://www.lexpress.fr/monde/amerique/perou-tout-comprendre-a-la-crise-politique-qui-embrase-le-pays-DN2FJXD2NREFHHZ3XZMSPV5BQA/">destitution et l’arrestation de ce dernier en décembre 2022</a> avaient été suivies de <a href="https://www.france24.com/fr/am%C3%A9riques/20230119-p%C3%A9rou-des-milliers-de-manifestants-d%C3%A9filent-%C3%A0-lima">manifestations massives</a> de ses partisans, majoritairement issus des communautés dites indigènes (environ un <a href="https://censo2017.inei.gob.pe/publicaciones/">quart des 33 millions d’habitants du pays</a>). Ce mouvement fut <a href="https://www.amnesty.fr/liberte-d-expression/actualites/perou-repression-violente-contre-les-manifestations">réprimé dans la plus grande violence</a>.</p>
<p>Si aujourd’hui un calme relatif semble revenu, le Pérou n’en demeure pas moins plongé dans une <a href="https://theconversation.com/le-perou-a-la-derive-ou-sauve-du-naufrage-150616">crise profonde</a> dont on peine à discerner la fin.</p>
<h2>De la chute de Castillo à la répression de ses partisans</h2>
<p>Le 7 décembre 2022, confronté à une motion de destitution lancée par les parlementaires de droite et d’extrême droite, majoritaires au Congrès, Castillo (qui avait été <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2021/07/21/les-immenses-defis-de-pedro-castillo-president-elu-du-perou_6089095_3210.html">élu président</a> en juillet 2021 sous les couleurs du parti marxiste Pérou libre) <a href="https://www.liberation.fr/international/amerique/au-perou-le-president-dissout-le-parlement-le-parlement-destitue-le-president-20221207_C7U7SOVITFARZO2NKG2HJRY3XM/">annonce la dissolution du Congrès</a>, la création d’un gouvernement d’urgence exceptionnel et la convocation imminente d’une Assemblée constituante.</p>
<p>Cette initiative est désavouée par la plupart de ses ministres et par la vice-présidente <a href="https://www.lefigaro.fr/international/qui-est-dina-boluarte-la-nouvelle-presidente-du-perou-20221209">Dina Boluarte</a>, élue sur le ticket de Castillo en 2021 mais qui déclare ce même 7 décembre que la <a href="https://www.npr.org/2022/12/07/1141307938/peru-president-dissolves-congress-pedro-castillo">tentative d’auto-putsch de Castillo avait aggravé la crise institutionnelle</a>. L’armée refuse également de suivre le président. Celui-ci est arrêté par la police alors qu’il se rendait à l’ambassade du Mexique, qui lui avait accordé l’asile politique. Le Congrès le destitue et le remplace par Boluarte. Le Parquet ordonne son emprisonnement.</p>
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<p>Dès la prise de fonctions de Dina Boluarte, le 7 décembre 2022, des manifestations spontanées se multiplient dans tout le pays pour exiger la <a href="https://www.rfi.fr/fr/am%C3%A9riques/20230204-p%C3%A9rou-le-parlement-du-pays-bloque-tout-d%C3%A9bat-sur-des-%C3%A9lections-anticip%C3%A9es-jusqu-%C3%A0-ao%C3%BBt-2023">tenue d’élections générales anticipées</a>, la dissolution du Congrès, jugé mafieux et putschiste, la convocation d’une Assemblée constituante afin de rédiger une nouvelle Loi fondamentale plus soucieuse des droits des citoyens, voire la libération de Castillo.</p>
<p>Cette mobilisation exceptionnelle, partie des villes de province du centre-sud des Andes et des secteurs <a href="https://alencontre.org/ameriques/amelat/perou/perou-une-protestation-fondamentalement-andine-et-paysanne.html">paysans et indigènes quechua et aymara</a>, se heurte à une répression « excessive et disproportionnée », pour reprendre les termes d’un rapport de <em>Human Rights Watch</em> intitulé <a href="https://www.hrw.org/sites/default/files/media_2023/04/peru0423sp%20web.pdf">« Dégradation létale. Abus des forces de sécurité et crise démocratique au Pérou »</a>. On relève une soixantaine de morts et des milliers de blessés, le plus souvent par balles. Des preuves irréfutables attestent de l’utilisation prohibée d’armes à feu par les militaires et la police, dont des fusils d’assaut ; en outre, des <a href="https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2023/02/peru-lethal-state-repression-is-yet-another-example-of-contempt-for-the-indigenous-and-campesino-population/">exécutions extrajudiciaires »</a> auraient eu lieu.</p>
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<img alt="Des manifestants brandissent une bannière accusant les forces de l’ordre d’être les assassins du peuple" src="https://images.theconversation.com/files/526854/original/file-20230517-12204-1bru81.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/526854/original/file-20230517-12204-1bru81.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/526854/original/file-20230517-12204-1bru81.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/526854/original/file-20230517-12204-1bru81.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/526854/original/file-20230517-12204-1bru81.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/526854/original/file-20230517-12204-1bru81.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/526854/original/file-20230517-12204-1bru81.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Le 10 janvier 2023 à Lima, les manifestants brandissent des pancartes qualifiant les forces de l’ordre d’« assassins du peuple ».</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/e/ec/Protesta_contra_Dina_Boluarte_en_Lima%2C_2023_%286%29.jpg">Mayimbú/Wikipedia</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span>
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<p>Le rapport souligne que cette répression s’est déroulée « dans un contexte de détérioration des institutions démocratiques, de corruption, d’impunité pour les abus passés et de marginalisation persistante de la population rurale et indigène du Pérou. »</p>
<p>Le 10 janvier, la Procureure générale ouvre une enquête contre la présidente et plusieurs de ses ministres pour <a href="https://www.lepoint.fr/monde/perou-le-parquet-ouvre-une-enquete-pour-genocide-contre-la-presidente-11-01-2023-2504388_24.php">crimes de génocide, homicide aggravé et blessures graves</a>.</p>
<p>Ce recours à la notion de génocide peut surprendre. Il s’explique par la banalisation de ce terme au Pérou depuis le conflit armé des années 1980 et 1990, qui opposa la <a href="https://books.openedition.org/iheal/8288">guérilla maoïste du Sentier lumineux</a> à l’État, les deux parties se qualifiant réciproquement de « génocidaires ».</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/dknW3Hm1MF4?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Répressions des manifestations au Pérou : la présidente visée par une enquête pour génocide. (France 5, 12 janvier 2023)</span></figcaption>
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<p>Dans le contexte actuel, l’accusation de génocide relève plus d’une manœuvre dilatoire de la part de la Procureure générale, alliée aux forces de droite et d’extrême droite du Congrès, que d’une réelle volonté de faire la lumière sur les événements : l’enquête pour génocide prendra énormément de temps, et fera peser en permanence une épée de Damoclès sur Boluarte. Celle-ci, qui est censée achever le mandat de Castillo et donc rester en poste jusqu’en 2026, ne pourra donc guère se permettre de s’émanciper du Congrès tout au long des prochaines années.</p>
<h2>La colère des peuples indigènes</h2>
<p>La colère doit, pour partie, être saisie à l’aune de <a href="https://www.cairn.info/revue-nouvelle-2022-1-page-23.htm">l’identification des milieux populaires au symbole incarné par Castillo</a>, instituteur modeste, originaire du monde paysan andin et militant syndicaliste, élu grâce aux votes obtenus hors de Lima.</p>
<p>Son accession au pouvoir en 2021 correspondait au bicentenaire de l’Indépendance du Pérou qui fit advenir la République. Pourtant, la promesse postcoloniale d’égalité entre citoyens <a href="https://fondoeditorial.iep.org.pe/producto/historia-del-peru-contemporaneo-sexta-edicion/">ne s’est jamais concrétisée pour les populations autochtones</a>, et la fracture ethnique et géographique persiste.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1617449853985980419"}"></div></p>
<p>Nombre d’électeurs de Castillo estimaient que pour la première fois un président « leur ressemblait » – et ce, même s’il s’est révélé <a href="https://www.la-croix.com/Perou-president-vise-recours-constitutionnel-corruption-2022-10-12-1301237255">aussi corrompu que ses prédécesseurs</a>, des preuves incontestables ayant été présentées contre lui et des membres de sa famille pour détournement de fonds publics et trafic d’influence.</p>
<p>L’exercice du droit de vote – <a href="https://e-archivo.uc3m.es/bitstream/handle/10016/32398/RHE-2016-XXXIV-Arroyo.pdf">qui avait été confisqué aux Indiens, du fait de leur analphabétisme</a>, entre la fin du XIX<sup>e</sup> siècle et 1980 – semblait autoriser ces <a href="https://theconversation.com/au-perou-pauvrete-et-exclusion-interdisent-aux-populations-indigenes-daspirer-a-mieux-68520">Péruviens historiquement discriminés</a> à croire que, malgré le mépris et le racisme, la démocratie n’était pas qu’un jeu de dupes dont ils étaient fatalement exclus. Cet espoir s’est effondré avec la chute de Castillo.</p>
<h2>Un pays profondément inégalitaire</h2>
<p>Les manifestations de début 2023 ont constitué l’acmé d’une profonde exaspération qui dépasse la simple question conjoncturelle. L’une des revendications majeures des protestataires était une redistribution plus équitable des richesses.</p>
<p><a href="https://larepublica.pe/economia/2023/02/06/peru-es-el-cuarto-pais-desigual-del-mundo-latinometrics-desigualdad-en-el-peru-informe-la-desigualdad-global-2022-346812">Le Pérou occupe la quatrième place des pays les plus inégalitaires au monde</a> : 1 % de la population détient 30 % des richesses. <a href="https://mjp.univ-perp.fr/constit/pe1993i.htm">La Constitution fujimoriste de 1993</a> a ouvert la voie au <a href="https://theconversation.com/fr/topics/neoliberalisme-64628">néolibéralisme</a> le plus débridé, seulement comparable en Amérique latine à la <a href="https://mjp.univ-perp.fr/constit/cl.htm">Constitution pinochétiste du Chili</a>, adoptée en 1980. Elle accorde d’importants avantages fiscaux aux multinationales, laissant dans une situation de grande vulnérabilité les populations les plus fragiles, démunies face à l’accaparement et la pollution de leurs territoires par des entreprises extractives.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/lacceleration-de-la-disparition-de-la-foret-amazonienne-menace-les-peuples-autochtones-183768">L’accélération de la disparition de la forêt amazonienne menace les peuples autochtones</a>
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<p>Après la chute du régime autoritaire de Fujimori en 2000, la <a href="https://www.lemonde.fr/archives/article/2002/08/16/difficile-transition-democratique-au-perou_4252052_1819218.html">transition à la démocratie</a> n’a pas changé la donne. Le désengagement de l’État a induit <a href="https://www.cairn.info/revue-autrepart-2003-3-page-5.htm">l’absence de politiques efficaces</a> susceptibles de remédier aux inégalités structurelles en termes de droits sociaux, économiques et culturels. Et avec la pandémie de Covid-19, la pauvreté a explosé. Le Pérou affiche le <a href="https://www.lemonde.fr/planete/article/2021/10/23/Covid-19-dans-le-monde-le-perou-depasse-les-200-000-morts_6099619_3244.html">taux de décès dus à ce virus le plus élevé au monde</a>, en partie en raison de l’effondrement de son système de santé publique et de l’absence totale de régulation étatique face à l’envol des prix des cliniques, des médicaments et de l’oxygène. Certains sont morts dans la rue dans l’attente vaine d’une prise en charge sanitaire.</p>
<p>Les populations indigènes de l’intérieur du pays <a href="https://www.cairn.info/revue-sante-publique-2006-1-page-91.html">bénéficient encore moins de l’accès aux soins de santé</a> et à une éducation de qualité, ce qui s’est traduit par une hausse de la malnutrition infantile et de l’analphabétisme. La fermeture des écoles pendant deux années consécutives et la piètre qualité du réseau voire l’absence d’Internet dans les zones rurales ont signifié la déscolarisation de milliers d’enfants.</p>
<h2>Le Congrès en position de force</h2>
<p>La répression étatique n’a cessé de criminaliser les protestations de rue, qui ont fini par se tarir depuis mars. Aucune des revendications populaires n’a été prise en compte, notamment la tenue d’élections générales anticipées, pourtant <a href="https://iep.org.pe/wp-content/uploads/2023/01/Informe-IEP-OP-Enero-II-2023-completo-v2.pdf">souhaitée par 73 % des Péruviens</a>, mais repoussées sine die par les représentants du pouvoir législatif, qui aspirent à rester en poste jusqu’en 2026.</p>
<p>Le gouvernement de Dina Boluarte n’est, de fait, qu’un appendice du Congrès, qui a mis en place un régime parlementaire contrôlant désormais presque tous les pouvoirs de l’État. L’agenda ultra-conservateur de ce couple de raison exécutif-législatif, qui vise à consolider le pouvoir de certaines élites en maintenant l’apparence formelle d’un régime démocratique, compte sur l’appui des forces armées et de la police, alliées cruciales dans la répression de toute forme d’opposition politique.</p>
<p>Un calme précaire s’est donc instauré au Pérou, mais les événements du début de l’année auront marqué les esprits. Notamment parce que les manifestants se sont largement exprimés en quechua et en aymara, aussi bien <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/ameriques/perou/manifestations-au-perou-comment-les-communautes-indigenes-font-entendre-leur-voix-grace-aux-reseaux-sociaux_5777933.html">sur les réseaux sociaux</a> que durant leurs rassemblements, notamment lors de la grande <a href="https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/le-monde-est-a-nous/etat-d-urgence-prolonge-marche-sur-lima-le-perou-s-enfonce-dans-une-crise-multiforme_5575149.html">« marche sur Lima »</a> le 16 janvier, où nombre d’habitants des Andes se sont rendus pour être entendus du pouvoir centraliste.</p>
<p>Que l’usage de ces langues autochtones ne soit plus un motif de honte dans la capitale et que, bien au contraire, l’identité indigène soit fièrement revendiquée, est un phénomène inédit qui mérite d’être souligné, et qui est peut-être annonciateur de nouvelles façons d’investir le champ politique au Pérou.</p>
<p>Cette mobilisation souligne aussi l’urgente nécessité pour l’État péruvien de revoir les modalités de son contrat social, de façon à refléter enfin les aspirations de l’ensemble de ses citoyens ainsi que la composition pluriethnique du pays.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/204986/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Valérie Robin Azevedo ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>La destitution en décembre dernier du président péruvien Pedro Castillo a encore aggravé la crise politique et la fracture entre Lima et les provinces pauvres du sud du pays.Valérie Robin Azevedo, Professeure d’anthropologie sociale, Faculté Sociétés et Humanités - Chercheure à l'URMIS, Université Paris CitéLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2059022023-05-22T16:37:40Z2023-05-22T16:37:40ZPakistan : le spectre de l’embrasement<p>Au Pakistan, <a href="https://www.france24.com/fr/asie-pacifique/20230509-pakistan-l-ex-premier-ministre-imran-khan-arr%C3%AAt%C3%A9-alors-qu-il-comparaissait-devant-un-tribunal">l’arrestation</a>, le 9 mai dernier, de l’ancien premier ministre Imran Khan (août 2018-avril 2022), pour des faits supposés de corruption, a mis le feu aux poudres.</p>
<p>Dans plusieurs villes, de <a href="https://www.france24.com/fr/asie-pacifique/20230511-au-pakistan-l-arm%C3%A9e-d%C3%A9ploy%C3%A9e-face-aux-manifestants-soutenant-l-ex-premier-ministre-khan">violents affrontements</a> ont mis aux prises les sympathisants de son parti, le Pakistan Tehrik-e-Insaf (Mouvement du Pakistan pour la justice, PTI, de tendance islamo-nationaliste) et les forces de sécurité.</p>
<p>Le 12 mai, l’homme politique a été <a href="https://www.lejdd.fr/international/pakistan-lex-premier-ministre-imran-khan-libere-sous-caution-par-la-cour-supreme-135688">remis en liberté</a> à la suite d’une décision de la Cour suprême, mais <a href="https://news.sky.com/story/imran-khan-pakistans-former-prime-minister-says-police-have-surrounded-his-house-12882936">ses ennuis judiciaires ne sont pas terminés</a>, puisqu’il doit encore comparaître pour les faits qui lui sont reprochés.</p>
<p>Cet épisode de contestation, inédit par son intensité, s’inscrit dans le long bras de fer opposant le PTI à la coalition réunie autour de l’actuel premier ministre Shahbaz Sharif, alors que l’armée, dans ce pays de 230 millions d’habitants, continue de jouer un rôle de premier plan. </p>
<h2>Une déflagration inattendue</h2>
<p>L’ampleur et la virulence des mobilisations semblent avoir pris de court le gouvernement et l’armée, qui pour la première fois a <a href="https://www.nation.com.pk/10-May-2023/ghq-attacked-lahore-corps-commander-house-set-on-fire-by-pti-protesters">directement été prise pour cible par les protestataires</a>. Cet effet de surprise tient notamment à une perception erronée de la base sociale d’Imran Khan : selon un cliché largement répandu chez leurs opposants et dans les cercles gouvernementaux, les soutiens du PTI seraient essentiellement des « activistes du clavier » cantonnant leur engagement aux réseaux sociaux. </p>
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<p>Ces clichés ont été sévèrement démentis par la composition des foules émeutières des derniers jours, au sein desquelles on retrouvait aussi bien des femmes très motivées que des hommes d’affaires et des jeunes de milieu populaire. À cet égard, il faut souligner que 65 % des Pakistanais ont moins de 30 ans et environ 30 % d'entre eux ont entre 15 et 29 ans. Cette génération a grandi dans un monde où la menace djihadiste a perdu son caractère existentiel et où le rôle central de l’armée ne va plus de soi. </p>
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<p>La capacité d’Imran Khan et de son parti à fédérer les colères et à donner un sens et une direction à des sections très différentes de la population a été minimisée par les autorités, tant civiles que militaires.</p>
<p>Ce n’est pourtant pas la première fois que le PTI démontre ses capacités de mobilisation : en 2014, le parti avait organisé une <a href="https://www.ladepeche.fr/article/2014/08/14/1934318-pakistan-islamabad-prepare-grandes-manifestations-contre-pouvoir.html">« marche de la liberté »</a> qui, quatre mois durant, avait drainé des milliers de personnes de Lahore à Islamabad. </p>
<h2>Une société traversée d’une multitude de clivages sociaux, ethniques et religieux</h2>
<p>Les conflits sociaux qui agitent le Pakistan se mesurent aussi à travers les mouvements antimilitaristes apparus ces dernières années dans les marches tribales du pays, notamment au <a href="https://www.liberation.fr/international/asie-pacifique/pakistan-au-moins-neuf-policiers-tues-dans-un-attentat-suicide-20230306_GFSGKSH4N5EWPJKFN332VD7LCE/">Baloutchistan</a>, et dans les <a href="https://www.diploweb.com/En-Afghanistan-et-au-Pakistan-qui-sont-les-Pachtouns-Un-peuple-sans-pays.html">régions pachtounes</a>, où le Pashtun Tahafuz Movement (Mouvement de protection des Pachtounes – PTM) est parvenu à mobiliser massivement pour dénoncer les exactions commises par les forces de sécurité dans le cadre des opérations antiterroristes, et ce malgré une <a href="https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2019/02/pakistan-end-crackdown-on-ptm-and-release-protestors/">féroce répression</a>.</p>
<p>Au cours des dernières années, les groupes nationalistes <a href="https://minorityrights.org/minorities/sindhis-and-mohajirs/">sindhis</a>, plutôt marqués à gauche, ont également refait parler d’eux, notamment en <a href="https://www.samaaenglish.tv/news/40018121">s’attaquant aux intérêts chinois</a>. Mais c’est surtout au Baloutchistan, à la frontière de l’Iran, que le nationalisme ethnique pose le plus grand défi à l’État et à une conception unitaire de la nation qui se suffirait de l’islam comme référent. C’est d’ailleurs dans cette région, interdite aux observateurs étrangers, que l’armée pakistanaise et les milices pro-gouvernementales font preuve de la violence la plus désinhibée. </p>
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<p>À cela s’ajoutent des clivages religieux, opposant sunnites et chiites (autour de 20 % de la population musulmane, qui constitue elle-même 96 % de la population) mais aussi différents courants religieux sunnites, notamment les <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-enjeux-internationaux/au-pakistan-qui-sont-les-barelwis-islamistes-soufis-mobilises-contre-la-france-1066731">Barelwis</a>, adeptes d’un islam dévotionnel aux influences soufies, et les <a href="https://newlinesmag.com/essays/the-long-shadow-of-deobandism-in-south-asia/">Deobandis</a>, appartenant à un courant réformé qui s’est détaché de l’islam populaire par son rigorisme et son scripturalisme. </p>
<p>Enfin, la société pakistanaise est profondément inégalitaire. Au Pendjab et à Karachi – deux régions historiquement ancrées dans le monde indien –, les hiérarchies de caste restent très prégnantes. En pays pachtoune ou au Baloutchistan, la société reste dominée par des notables ou des chefs tribaux tandis que dans le Sindh rural le pouvoir économique et politique est concentré entre les mains des grands propriétaires terriens. Dans ce contexte de hiérarchies sociales superposées, le thème du « peuple contre l’establishment », dont le PTI s’est emparé, est fortement mobilisateur. </p>
<p>La grande force du PTI est d’être parvenu à surmonter ces clivages structurels en articulant un discours antisystème transcendant les divisions de caste, de classe et d’ethnie, tout en promouvant un islamo-nationalisme qui, s’il apparaît excluant pour les minorités religieuses (hindous, chrétiens, ahmadis), permet de rassembler l’ensemble de la population musulmane. </p>
<p>Tout en rassemblant largement, Imran Khan a cependant <a href="https://www.theguardian.com/world/2023/may/09/how-imran-khan-became-the-man-who-divided-pakistan">fortement polarisé la société pakistanaise</a>. Il a divisé l’armée, dont une partie des officiers semblent le soutenir, mais aussi les familles, où le PTI et son chef suscitent des opinions fortement contrastées. Ce sont aussi ces divisions qui expliquent la profondeur de la crise actuelle, qui traverse les institutions plutôt qu’elle ne les oppose frontalement.</p>
<h2>Une coalition au pouvoir désunie</h2>
<p>Il n’y a qu’une unité de façade dans la coalition du Pakistan Democratic Movement (PDM) actuellement au pouvoir.</p>
<p>Les dynasties politiques qui se trouvent à la tête du Pakistan Peoples Party (les Bhutto-Zardari) et de la Pakistan Muslim League Nawaz (les Sharif) sont des rivaux historiques, qui n’ont cessé de se disputer le pouvoir depuis la fin du régime militaire de Zia-ul-Haq en 1988.</p>
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<p>Ils partagent cependant un objectif : consolider les institutions démocratiques pour renforcer leur autonomie face au pouvoir militaire, même s’il leur arrive fréquemment de s’incliner devant les coups de force de l’armée, par faiblesse ou par opportunisme. L’objectif du PTI et de son chef est sensiblement différent : il s’agit plutôt pour eux de soumettre l’ensemble des institutions, y compris l’armée, en les contraignant à faire allégeance au leader de la nation.</p>
<p>Imran Khan ne se bat ni pour la démocratie, ni contre l’institution militaire. Il est dans un rapport de force très personnalisé avec le chef de l’armée, qui par certains côtés rappelle la tentative de Zulfikar Ali Bhutto, dans les années 1970, de monopoliser le pouvoir autour de sa personne.</p>
<h2>Le poids de l’armée</h2>
<p>L’armée conserve un rôle central dans tous les domaines d’activité. On trouve des généraux à la retraite à la tête de nombreuses institutions, du National Accountability Bureau (l’agence anti-corruption, à l’origine de l’arrestation d’Imran Khan, le 9 mai) jusqu’aux instances de direction des universités. À travers ses fondations, l’armée contrôle des pans entiers de l’économie. Elle est aussi l’un des premiers propriétaires fonciers du pays, tant en milieu rural (où les officiers méritants se voient attribuer des terres en fin de carrière) que dans les grandes villes (où elle gère de nombreux projets immobiliers). </p>
<p>Au plan politique, depuis la fin des années 2000, les militaires veillent à ne pas se mettre en première ligne et préfèrent contrôler les affaires en coulisse. C’est ce qui les a conduits à soutenir l’accession au pouvoir d’Imran Khan, à l’issue des élections de 2018. Il s’agissait alors pour l’armée de contenir le PPP et la PMLN, qui représentaient pour elle une menace, avec leur volonté de renforcer l’autonomie du pouvoir civil et des institutions démocratiques aux dépens du pouvoir militaire.</p>
<p>Au cours des années suivantes s’est mis en place un régime hybride, présentant une façade démocratique mais en réalité contrôlé par les militaires. Imran Khan n’a cependant pas tardé à vouloir s’autonomiser de ses anciens patrons, notamment en tentant de placer à la tête de l’armée et de ses puissants services de renseignement des généraux réputés proches de lui.</p>
<p>C’est ce qui a provoqué sa chute, à l’issue d’une motion de censure, en avril 2022 – une destitution dans laquelle la direction du PTI a vu un <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-enjeux-internationaux/au-pakistan-imran-khan-destitue-joue-la-carte-du-martyr-9350584">complot ourdi par l’armée pakistanaise et les États-Unis</a>. Le conflit est encore monté d’un cran suite à la récente arrestation de Khan, dont il a publiquement tenu responsable le chef de l’armée, le général Asim Munir.</p>
<p>Pour le leader du PTI, il s’agit pourtant moins de lancer un processus de démilitarisation du pays que de régler ses comptes et de remporter un bras de fer avec le seul homme susceptible de lui tenir tête. Même s’il engage l’avenir des relations civils-militaires, il s’agit plus là d’un conflit de personnes que d’institutions.</p>
<h2>Quels scénarios peut-on envisager ?</h2>
<p>Le premier scénario est celui d’une montée des tensions entre le PTI et l’armée. Jouant la carte de la polarisation et de l’agitation, Imran Khan pourrait appeler ses partisans à la résistance, en pariant sur le soutien d’une partie de l’armée voire sur une mutinerie qui pousserait le général Munir vers la sortie. Ce scénario est très improbable. Si l’armée semble plus divisée que jamais, elle reste pour l’instant unie derrière son chef.</p>
<p>Un second scénario est celui d’un retour au pouvoir d’Imran Khan, à l’issue des élections actuellement programmées pour octobre 2023. La tenue du scrutin à la date prévue semble cependant compromise par la crise actuelle et l’on voit mal les chefs de l’armée et les opposants du PTI se résigner au retour de Khan, dont l’un des premiers objectifs sera de punir et d’emprisonner ses adversaires.</p>
<p>Le dernier scénario, le plus probable à court terme, est celui d’une consolidation autoritaire à l’initiative et au bénéfice de l’armée. Celle-ci semble déterminée à instrumentaliser les mobilisations violentes des dernières semaines pour mettre au pas le PTI. Des milliers de sympathisants du parti ont été interpellés ces derniers jours et pourraient être jugés devant des tribunaux militaires. Une grande partie des dirigeants du parti sont également sous les barreaux. Cette stratégie répressive a le soutien du gouvernement de Shahbaz Sharif qui, non sans cynisme, instrumentalise la colère de l’armée pour régler ses propres comptes avec le PTI. Certains membres de la coalition au pouvoir souhaiteraient même profiter des événements des derniers jours pour interdire leur principal rival, afin de l’empêcher de se présenter aux prochaines élections.</p>
<p>En tout état de cause, la démocratie risque de ne pas sortir grandie de cette épreuve…</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/205902/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Laurent Gayer ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Les partisans de l’ex-premier ministre Imran Khan s’en prennent avec une véhémence sans précédent au pouvoir en place, qui veut emprisonner leur leader. Le spectre de la guerre civile rôde.Laurent Gayer, Directeur de recherche CNRS au CERI-Sciences Po, Sciences Po Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2045902023-05-10T18:10:39Z2023-05-10T18:10:39ZIGPN : à quoi servent les enquêtes de la police des polices ?<p>L'« affaire Théo », concernant des violences volontaires de la part de trois policiers, impliqués dans l'interpellation violente <a href="https://www.francetvinfo.fr/faits-divers/arrestation-violente-a-aulnay-sous-bois/proces-des-policiers-dans-l-affaire-theo-entre-coup-proportionnel-au-danger-et-geste-pas-reglementaire-la-defense-sur-le-fil-des-accuses_6309741.html">de Théo Luhaka en 2017, blessé à vie</a>, ainsi que d'autres affaires impliquant l'institution policière, interrogent <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2024/01/12/proces-de-l-affaire-theo-sur-la-legitimite-du-coup-de-matraque-l-igpn-contredit-l-igpn_6210409_3224.html">la façon dont les enquêtes sont menées par la police des polices, l'Inspection générale de la police nationale (IGPN)</a>. </p>
<p>Le 20 avril 2023, Agnès Thibault-Lecuivre, cheffe de cet organisme, annonçait sur France Info que son service conduisait 59 enquêtes judiciaires à propos d’agissements policiers en rapport avec le mouvement de contestation de la réforme des retraites, en <a href="https://www.francetvinfo.fr/faits-divers/police/retraites-l-igpn-a-engage-59-enquetes-judiciaires-depuis-le-debut-des-manifestations_5781737.html">très grande majorité à Paris</a>.</p>
<p>Pour qui s’intéresse à l’institution policière, à ses dispositifs de contrôle et au maintien de l’ordre, l’information est intrigante : il y a 20 ans, un nombre bien plus réduit d’enquêtes était mené par l’Inspection générale des services (IGS, l’ancêtre parisienne de l’IGPN) à propos des mêmes types de comportements comme l’ont montré les données traitées dans le cadre de <a href="https://www.theses.fr/096687525">ma thèse</a>.</p>
<p>Pour l’heure, cette déclaration vise à assurer que l’action policière de maintien de l’ordre est sous contrôle, le chiffre inédit de 59 enquêtes étant la preuve concrète que l’institution s’occupe de ses « brebis galeuses » ; la cheffe de l’IGPN a ainsi assuré que l’inspection allait proposer des sanctions à l’encontre des fonctionnaires de la Brav-M enregistrés alors qu’ils tenaient des propos malveillants, menaçants et qu’ils se rendaient manifestement coupables de violences illégitimes, en raison de leur « comportement indigne […] contraire à l’exemplarité attendue ».</p>
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<figcaption><span class="caption">Propos jugés choquants émanant de membres de la BRAV-M (<em>Complément d’enquête</em>, France Info TV, avril 2023).</span></figcaption>
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<p>Or, en premier lieu, un défi se pose aux enquêteurs : celui d’identifier les policiers mis en cause. Or malgré l’existence de traces écrites et/ou orales de l’organisation et de l’évolution des dispositifs de maintien de l’ordre, il peut être difficile d’établir avec certitude qui intervenait précisément sur telle ou telle charge. Et s’il existe maintenant de nombreuses captations vidéo permettant, en théorie, de faciliter l’identification – le port à géométrie variable du RIO – ou celui désormais récurrent de cagoules ignifuges en diminue l’efficacité. Puis, une fois une correspondance tracée entre des comportements dénoncés et des personnes, le travail d’enquête portant sur des allégations de violence se poursuit : il suppose de <a href="https://www.decitre.fr/livres/force-publique-9782717867701.html">distinguer</a> ce qui relève de l’intervention justifiée et proportionnée des usages illégitimes de la force physique.</p>
<h2>Un objet de suspicion dans le débat public</h2>
<p>Par ailleurs, les recherches de spécialistes de cette institution montrent que les enquêtes ouvertes pour des faits allégués de violence illégitime aboutissent rarement à des sanctions. Rappelons que l’IGPN n’est pas une instance disciplinaire mais un service d’investigation. C’est d’ailleurs à ce titre que l’institution – <a href="https://www.armitiere.com/livre/455226-la-police-combien-de-divisions--francis-zamponi-dagorno">très majoritairement composée de policiers</a> – est régulièrement soupçonnée de faire preuve de clémence envers les mis en cause, voire d’entretenir avec eux une connivence de mauvais aloi, l’amenant à couvrir nombre d’agissements illégitimes.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/523787/original/file-20230502-20-ikiynl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/523787/original/file-20230502-20-ikiynl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/523787/original/file-20230502-20-ikiynl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/523787/original/file-20230502-20-ikiynl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/523787/original/file-20230502-20-ikiynl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/523787/original/file-20230502-20-ikiynl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/523787/original/file-20230502-20-ikiynl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/523787/original/file-20230502-20-ikiynl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Tract de la Fédération anarchiste mettant en cause l’IGPN, Paris XXᵉ arrondissement.</span>
<span class="attribution"><span class="source">C.de Bellaing</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/523792/original/file-20230502-26-7a3scm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Affiche sarcastique dans le XXᵉ arrondissement de Paris, mettant en cause l’IGPN" src="https://images.theconversation.com/files/523792/original/file-20230502-26-7a3scm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/523792/original/file-20230502-26-7a3scm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/523792/original/file-20230502-26-7a3scm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/523792/original/file-20230502-26-7a3scm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/523792/original/file-20230502-26-7a3scm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/523792/original/file-20230502-26-7a3scm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/523792/original/file-20230502-26-7a3scm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Affiche sarcastique dans le XXᵉ arrondissement de Paris, mettant en cause l’IGPN.</span>
<span class="attribution"><span class="source">C.du Bellaing</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>Ainsi, c’est sous cet aspect que l’IGPN est devenue un objet récurrent du débat public, en particulier à la suite de ses rapports sur deux affaires particulièrement médiatisées.</p>
<p>D’une part, <a href="https://www.francetvinfo.fr/faits-divers/adolescents-interpelles-a-mantes-la-jolie/">celle des 151 adolescents</a> de Mantes-la-Jolie interpellés en 2018 en marge d’une mobilisation lycéenne qui, dans l’attente de leur transfert vers des postes de police, avaient été contraints de se tenir à genoux, mains sur la tête ou menottés dans le dos.</p>
<p>D’autre part, celle sur la <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2022/12/01/mort-de-steve-maia-canico-le-parquet-ouvre-la-voie-a-un-proces-en-correctionnelle_6152445_3224.html">mort de Steve Maia Caniço</a>, retrouvé noyé dans la Loire à Nantes après qu’une charge policière à 4 h du matin le soir de la fête de la musique 2019 et qui a conduit plusieurs personnes à tomber à l’eau.</p>
<p>Certes, il y a des précédents : l’IGS avait en son temps été <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2012/01/11/la-police-des-polices-au-c-ur-d-un-scandale-judiciaire_1628115_3224.html">au cœur de la tourmente</a> lorsqu’il avait été établi qu’elle avait échafaudé en 2007, sur commande politique, un stratagème pour évincer un fonctionnaire de police proche de <a href="https://www.lemonde.fr/election-presidentielle-2012/article/2012/01/11/daniel-vaillant-soupconne-une-affaire-grave_1628338_1471069.html">l’homme politique Daniel Vaillant</a>. D’autres affaires émaillent depuis longtemps la vie des instances de contrôle interne de la police nationale.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/523799/original/file-20230502-18-88w9z9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Affiche sur un mur du XXᵉ arrondissement de Paris mettant en cause l’IGPN" src="https://images.theconversation.com/files/523799/original/file-20230502-18-88w9z9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/523799/original/file-20230502-18-88w9z9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/523799/original/file-20230502-18-88w9z9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/523799/original/file-20230502-18-88w9z9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/523799/original/file-20230502-18-88w9z9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/523799/original/file-20230502-18-88w9z9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/523799/original/file-20230502-18-88w9z9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Affiche sur un mur du XXᵉ arrondissement de Paris mettant en cause l’IGPN.</span>
<span class="attribution"><span class="source">C. du Bellaing</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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</figure>
<p>Pour autant, jamais l’acronyme du service interne de contrôle, à la visibilité pourtant réduite (l’inspection ne dispose pas de site Internet, <a href="https://www.police-nationale.interieur.gouv.fr/Organisation/Inspection-generale-de-la-Police-nationale">seulement d’une page de liaison</a> permettant de soumettre une plainte), n’a été à ce point connu, et son action à ce point contestée. En outre, la <a href="https://www.lgdj.fr/polices-comparees-9782275046709.html">comparaison internationale</a> achève souvent d’enfoncer le clou des <a href="https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2023/04/05/maintien-de-l-ordre-dans-les-autres-pays-d-europe-qui-controle-les-agissements-de-la-police_6168388_4355770.html">insuffisances du contrôle interne français</a>, en mettant en avant le rôle des instances externes de contrôle, plus indépendantes et dès lors réputées plus à même de conduire des enquêtes impartiales.</p>
<h2>Ce qu’en pensent les policiers eux-mêmes</h2>
<p>Il faut enfin ajouter à cette équation l’avis de nombre de policiers sur l’IGPN. La réputation de l’Inspection au sein de la plupart des services actifs n’est pas celle d’un service à la grande magnanimité ou témoignant d’accointances avec les mis en cause mais, à l’inverse, comme nous l’avons constaté au cours de nos enquêtes, celle d’une instance d’enquêteurs tâtillons qui font preuve, par leur travail acharné de débusquement, d’une scandaleuse rupture de solidarité avec le reste de l’institution.</p>
<p>Telles sont les composantes de la construction actuelle du contrôle interne de l’activité policière comme problème public. Une part importante de ce débat est consacrée à l’efficacité du contrôle, opposant celles et ceux qui se réjouissent que le contrôle fonctionne bien (certains estimant tout de même qu’il peut encore être amélioré <a href="https://www.cairn.info/revue-pouvoirs-2002-3-page-43.htm">par petites touches</a>), à d’autres qui font valoir que l’organisation, la composition et les méthodes de travail de l’IGPN empêchent, si ce n’est absolument en tout cas tendanciellement, un <a href="https://connexion.liberation.fr/autorefresh">véritable contrôle de s’exercer</a>.</p>
<p>Lorsque les enquêtes sont jugées insuffisantes, c’est souvent en raison de l’individualisation des responsabilités à laquelle elles aboutissent, laissant de facto de côté les interrogations sur les déterminations structurelles qui rendent possibles les comportements illégitimes. Seule une nouvelle répartition du travail d’enquêtes entre instances de contrôle semble alors à même d’accroître l’efficacité du contrôle de l’action policière.</p>
<h2>Vers une autre piste ?</h2>
<p>On voudrait suggérer ici une piste complémentaire sur la base d’une hypothèse : la sanction, ou sa menace, ne suffit pas à réguler un comportement illégal. Ce que l’on sait depuis longtemps concernant les phénomènes de délinquance comme en témoignent les longs débats aux États-Unis autour de la notion de <a href="https://ideas.dickinsonlaw.psu.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=2982&context=dlra">« deterrence »</a> (dissuasion).</p>
<p>Il faut dès lors trouver le moyen de changer les pratiques policières et les normes professionnelles qui les enserrent si on veut aboutir à une réduction drastique des comportements visés par les instances de contrôle.</p>
<p>Pour ce faire, il est impératif d’accroître les connaissances quant au fonctionnement de l’activité policière, de la part à la fois du public et de l’institution elle-même. Certes, nous ne manquons plus de travaux de sciences sociales sur le sujet mais nous savons qu’ils peinent parfois à franchir les portes de l’institution.</p>
<p>La suggestion est alors la suivante : les enquêtes de l’IGPN devraient servir non seulement à établir la culpabilité ou l’innocence de policiers mis en cause, mais pourraient aussi être utilisées comme des plongées investigatrices dans l’activité policière ordinaire.</p>
<p>Elles documenteraient ainsi utilement dans quelles circonstances des coups sont portés sans justification immédiate par les conditions de l’intervention, et porter l’interrogation en amont, à propos de l’organisation du travail et de son encadrement ; elles ouvriraient la discussion autour des réactions (ou de l’absence de réactions) du collectif policier dans lequel se trouve le fonctionnaire fautif ; elles illustreraient les mécanismes qui facilitent, ou à l’inverse, entravent l’exercice d’une violence illégitime ; elles renseigneraient sur les modalités concrètes de montées en tension entre forces de l’ordre et population. Elles pourraient, en somme, être mobilisées comme des vecteurs d’une meilleure autocompréhension du travail policier, de ses difficultés, de ses défaillances.</p>
<p>Évidemment, une telle perspective supposerait que ces enquêtes en soient effectivement, c’est-à-dire qu’elles ne s’arrêtent pas à la détermination d’une culpabilité ou d’une innocence individuelle, et que leur contenu soit intégralement recueilli par un organe interne à l’institution dont la tâche explicite serait de comprendre ce qui défaille lorsque des comportements illégitimes sont établis, et ce qui motive les plaintes lorsqu’elles sont déposées au sens où elles constituent les indices tangibles d’attentes sociales vis-à-vis de l’institution policière.</p>
<p>L’enjeu n’est pas mince : à un moment historique où l’action policière soulève des inquiétudes massives au sein de la société française, l’institution pourrait trouver dans ce cheminement réflexif une possibilité de prendre la mesure des défis de son temps en s’appuyant sur une matière riche : les enquêtes qu’elle conduit à propos d’elle-même.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/204590/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Cédric Moreau de Bellaing a reçu des financements de Sciences Po Paris (2000) et de l'INHES (2004) en rapport avec les sujets abordés dans l'article. </span></em></p>L’IGPN, institution de contrôle des polices, est régulièrement soupçonnée de faire preuve de clémence envers les mis en cause, notamment parce que ses enquêtes demeurent peu accessibles.Cédric Moreau de Bellaing, Maître de conférences en sociologie du droit et en science politique , École normale supérieure (ENS) – PSLLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2046262023-05-02T20:24:02Z2023-05-02T20:24:02ZManifestations : la police peut-elle sortir de la confrontation permanente ?<p>Depuis janvier 2023 et les premières mobilisations contre la réforme des retraites, au 1<sup>er</sup> mai 2023, l’actualité s’est fait régulièrement l’écho d’actions musclées et des confrontations qui ont <a href="https://theconversation.com/la-militarisation-du-maintien-de-lordre-en-france-vers-une-derive-autoritaire-203432">caractérisé</a> le rapport entre forces du maintien de l’ordre et manifestants. Une situation déjà observée dans les années 2010, notamment à l’occasion du mouvement des Gilets jaunes.</p>
<p>Construits à partir d’entretiens réalisés avec des policiers, des gendarmes ou des membres du corps préfectoral, du recueil de documentation interne à la police et à la gendarmerie et de mises en perspective internationales, différents travaux de spécialistes ont montré ce <a href="https://theconversation.com/violence-et-police-un-probleme-dencadrement-juridique-185097">tournant</a>. Ainsi, la « gestion patrimonialiste des conflits sociaux », fondée sur la négociation avec les organisations syndicales et une <a href="https://www.cairn.info/strategies-de-la-rue--9782724607074.htm">certaine tolérance</a> vis-à-vis des troubles causés par les manifestants, a laissé la place à un modèle de maintien de l’ordre beaucoup plus dur, dont l’objectif semble être d’empêcher les manifestations, plutôt que de faciliter leur déroulement.</p>
<p><a href="https://theconversation.com/maintien-de-lordre-qui-decide-de-quoi-119128">Ces opérations de maintien de l’ordre</a> sont en effet caractérisées depuis quelques années, par une certaine <a href="https://www.seuil.com/ouvrage/politiques-du-desordre-olivier-fillieule/9782021433968">« brutalisation »</a> et un <a href="https://www.cairn.info/police-et-societe-en-france--9782724640007-page-325.htm">durcissement</a> dont témoigne aussi l’usage croissant d’outils judiciaires et administratifs contre les manifestants.</p>
<h2>Un changement de doctrine qui a fait long feu</h2>
<p>Pourtant, lorsque la mobilisation contre la réforme des retraites a débuté, en janvier, les difficultés relatives aux opérations de maintien de l’ordre semblaient être de l’histoire ancienne. Depuis le <a href="https://www.lejdd.fr/Politique/laurent-nunez-devrait-remplacer-didier-lallement-a-la-tete-de-la-prefecture-de-police-de-paris-4124120">remplacement</a> de Didier Lallement par Laurent Nunez au poste de préfet de police, une approche différente de l’encadrement des cortèges parisiens prévalait. Les policiers et les gendarmes n’encadraient plus les manifestants au plus près, mais se situaient au contraire à bonne distance de ceux-ci, dans des rues adjacentes. Et les syndicats et leur service d’ordre avaient repris la main sur l’organisation des manifestations, en <a href="https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/le-choix-franceinfo/manifestation-contre-la-reforme-des-retraites-comment-le-maintien-de-l-ordre-est-il-assure-dans-les-corteges_5605253.html">bonne intelligence</a> avec les préfets et les forces de l’ordre.</p>
<p>Mais ce récit de l’« adoucissement » ne résiste guère à l’analyse et occulte certains excès policiers à l’encontre de manifestants. Un journaliste indépendant a ainsi dû être <a href="https://www.lefigaro.fr/actualite-france/manifestation-un-homme-emascule-apres-un-coup-de-matraque-d-un-policier-20230122">amputé d’un testicule</a> suite au coup de matraque porté par un policier lors de la manifestation du 19 janvier, à Paris. De plus, l’apparent changement de doctrine consécutif à la nomination de Laurent Nunez n’a pas empêché plusieurs dizaines de personnes visiblement pacifiques de subir des <a href="https://actu.fr/societe/coups-injustifies-usage-d-armes-les-violences-policieres-c-est-quoi-exactement_58340413.html">matraquages injustifiés</a> lors de charges policières (le 19 janvier, le 31 janvier et le 11 février).</p>
<p>Surtout, à partir du 16 mars et du recours par le gouvernement à l’article 49 alinéa 3 de la Constitution, les journalistes et les observateurs ont largement documenté les violences physiques exercées par les forces de l’ordre à l’encontre des manifestants, ainsi que les arrestations arbitraires, voire les <a href="https://www.bfmtv.com/paris/violences-de-policiers-de-la-brav-m-deux-manifestants-vont-porter-plainte_AN-202303260314.html">humiliations</a> subies par ces derniers lors des manifestations nocturnes (non-déclarées par les syndicats) consécutives à l’annonce du recours au 49.3.</p>
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<h2>Des unités policières et des dispositifs judiciaires qui interrogent</h2>
<p>Les critiques se sont notamment focalisées sur les <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2023/03/24/je-peux-te-dire-qu-on-en-a-casse-des-coudes-et-des-gueules-quand-la-brav-m-derape-au-cours-d-une-interpellation_6166857_3224.html">agissements de la BRAV-M</a>, une unité créée en 2019 pour réprimer les cortèges mobiles et sauvages des Gilets jaunes. Mais d’autres images attestent également de violences commises par des policiers membres de CRS ou de Compagnies d’Intervention (CI).</p>
<p>Au total, depuis le début de la mobilisation, l’IGPN a été saisie de <a href="https://www.bfmtv.com/police-justice/reforme-des-retraites-53-enquetes-judiciaires-confiees-a-l-igpn-depuis-le-debut-du-mouvement_AN-202304140038.html">53 enquêtes judiciaires</a>, principalement pour Paris (chiffres au 1<sup>er</sup> mai), tandis que la Défenseure des droits a été saisie <a href="https://www.lefigaro.fr/actualite-france/retraites-115-saisines-de-la-defenseure-des-droits-depuis-le-debut-de-la-mobilisation-20230417">115 fois</a> (chiffres du 17 avril) pour des violences policières supposées.</p>
<p>Concernant les arrestations arbitraires, si elles peuvent être décrites comme telles, c’est en raison du faible nombre d’interpellations qui aboutissent, en bout de chaîne, à des déferrements. Ainsi, au cours de la soirée du 16 mars, 292 personnes ont été placées en garde-à-vue mais seulement neuf d’entre elles ont été déférées avec des <a href="https://www.bfmtv.com/paris/neuf-personnes-deferees-sur-les-292-interpellations-lors-de-la-manifestation-place-de-la-concorde-j">sanctions très faibles</a>.</p>
<p>Le lendemain, 64 personnes ont été placées en garde-à-vue et six d’entre elles <a href="https://www.mediapart.fr/journal/france/200323/violences-interpellations-abusives-le-retour-d-un-maintien-de-l-ordre-qui-seme-l">ont été déférées</a>. Cela renforce l’idée d’un détournement de la garde-à-vue, qui n’est plus utilisée pour mettre un suspect à disposition d’un officier de police judiciaire (OPJ), mais simplement pour punir un individu d’avoir participé à une manifestation ou « pour vider les rues ».</p>
<h2>Un basculement répressif</h2>
<p>Comment peut-on expliquer ce basculement répressif à partir de la mi-mars ? Les forces de l’ordre, soutenues par le gouvernement et les syndicats policiers, avancent trois types d’arguments, déjà utilisés au plus fort du mouvement des Gilets jaunes, en décembre 2018.</p>
<p>Le premier a trait au <a href="https://theconversation.com/le-vertige-de-lemeute-108449">caractère émeutier</a> des manifestations les plus récentes, rendant les moyens habituellement employés pour encadrer les manifestations intersyndicales insuffisants pour rétablir l’ordre. Le deuxième argument pointe la fatigue et la lassitude des forces de l’ordre à cause de la répétition des manifestations et de la surcharge de travail, ce qui expliquerait les dérives et les bavures.</p>
<p>Le troisième est la violence exercée contre les forces de l’ordre, dont ont témoigné de nombreuses images comme ce policer qui s’écroule après avoir reçu un pavé dans la tête lors de la <a href="https://www.bfmtv.com/paris/greve-du-23-mars-a-paris-laurent-nunez-annonce-saisir-la-justice-apres-la-blessure-d-un-policier-a-la-tete_AN-202303240410.html">manifestation parisienne du 23 mars</a>. Les chiffres rapportés par le ministère de l’Intérieur font état de 441 policiers blessés pour cette seule journée à Paris.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1638924339482443778"}"></div></p>
<p>La violence exercée par les forces de l’ordre est alors présentée comme une réponse, par l’État, à ce déferlement. Ces arguments ne peuvent pas être balayés notamment avec la <a href="https://www.cairn.info/violences-politiques-en-france--9782724627305.htm">recomposition du répertoire manifestant</a>, avec des violences de certains groupes minoritaires (facilitées à Paris par le contexte urbain, et notamment l’amas de poubelles dans les rues).</p>
<p>La lecture des journaux de marche des compagnies de CRS, comme a pu le faire Le Monde, est à cet égard <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2023/03/25/retraites-les-crs-eprouves-apres-une-journee-noire-a-nantes-rennes-bordeaux-ou-toulouse_6166955_3224.html">instructive</a> : celles-ci ont dû faire en différents endroits à des guets-apens, des jets de projectiles, incendies de poubelles ou de palettes, tirs de mortiers d’artifice, voire de cocktails Molotov. Cependant, ces éléments forment le contexte de l’intervention, sans pour autant déterminer la stratégie adoptée par les forces de l’ordre.</p>
<h2>Un manque d’intérêt pour les stratégies de désescalade</h2>
<p>Face à ces nouvelles conditions, nous observons un manque d’intérêt persistant des différentes autorités (ministère de l’Intérieur, préfecture de police de Paris, police nationale et gendarmerie nationale) pour la notion de désescalade.</p>
<p>Cette approche vise à retarder, voire éviter le recours à la force, en privilégiant d’autres moyens (temporisation, dialogue, recul des forces de l’ordre) tant que cela est possible. S’en passer conduit les forces de l’ordre à se montrer brutales dès qu’une difficulté apparaît et <a href="https://juridique.defenseurdesdroits.fr/index.php?lvl=notice_display&id=41982">contribue à distinguer nettement la France</a> d’un grand nombre de pays européens.</p>
<p>Plusieurs conséquences en découlent : une incapacité à opérer des distinctions entre les profils de manifestants – et donc l’usage de la force contre des manifestants apparemment non violents ; une sous-utilisation des mécanismes de communication en continu par l’emploi de moyens humains (équipes dédiées chargées de communiquer en continu avec les manifestants) et technologiques (l’utilisation de panneaux lumineux permettant de rendre plus visibles les ordres de dispersion et sommations) ; une tendance à réduire la contestation sociale à l’action de groupes minoritaires (d’« ultragauche » notamment), et donc à déployer la force.</p>
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<figcaption><span class="caption">L’unité dite de la BRAV-M a été particulièrement cible de critiques. Émission de C à Vous, YouTube, 7 avril 2023.</span></figcaption>
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<p>Sans entrer dans le détail de faits individuels pour lesquels les procédures judiciaires sont en cours, le non-respect de <a href="https://www.interieur.gouv.fr/deontologie">règles déontologiques</a> tel que le port du RIO (numéro d’identification), le fait d’avoir le visage masqué, l’emploi d’un ton agressif ou du tutoiement, l’usage de gaz lacrymogène non légitime, etc., apparaît de façon récurrente.</p>
<p>L’utilisation d’unités proactives à l’instar des Brav-M – binômes motorisés mandatés pour interpeller des individus suspectés d’infractions – est l’expression paroxystique de cet ensemble de décisions et pratiques reposant sur un style d’action musclé : interpellations violentes, relations individuelles agressives avec des manifestants, etc.</p>
<p><a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2023/03/24/je-peux-te-dire-qu-on-en-a-casse-des-coudes-et-des-gueules-quand-la-brav-m-derape-au-cours-d-une-interpellation_6166857_3224.html">L’enregistrement diffusé par <em>Le Monde</em></a> le soir du 20 mars, révèle ces dérives : <a href="https://www.francetvinfo.fr/faits-divers/police/violences-policieres/police-un-enregistrement-audio-accablant-pour-les-policiers-de-la-brav-m_5732423.html">propos insultants et humiliants</a> et attitudes menaçantes se succèdent auprès de plusieurs jeunes interpellés pendant de longues minutes ; « je peux te dire qu’on en a cassé des coudes et des gueules ».</p>
<h2>Deux effets pervers majeurs</h2>
<p>Outre qu’elle contribue à porter atteinte à la réputation de la France sur le <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/04/14/le-maintien-de-l-ordre-a-la-francaise-une-agressivite-a-rebours-des-voisins-europeens_6169477_3232.html">plan international</a>, cette stratégie confrontationnelle comporte deux effets pervers majeurs.</p>
<p>D’abord, elle a des conséquences humaines sur les individus qui en sont les victimes en termes, a minima, d’atteintes à la liberté de manifester, et a maxima, d’atteintes physiques graves. Ensuite, elle tend à <a href="https://www.cairn.info/revue-francaise-de-science-politique-2011-6-page-1047.htm">accroître</a> l’hostilité de la part des manifestants, y compris ceux qui sont au départ pacifiques. L’utilisation perçue comme illégitime et excessive de la force finit par devenir un élément de mobilisation. Les interventions viriles d’unités comme les Brav-M sont elles-mêmes facteurs de dégradations des situations.</p>
<p>Une telle stratégie accroît plus généralement les antagonismes entre manifestants et forces de l’ordre, défenseurs des libertés publiques et organisations professionnelles de défense des policiers. C’est ici le risque du « hard power trap », quand la dégradation des relations aboutit à ce que l’obéissance ne résulte plus que de la contrainte, bien mis en évidence dans les <a href="https://policy.bristoluniversitypress.co.uk/good-policing">travaux internationaux sur la police</a> depuis de nombreuses années.</p>
<p>Au contraire, dans le cas de la manifestation dans le Tarn du 21 avril <a href="https://france3-regions.francetvinfo.fr/occitanie/tarn/albi/manifestations-contre-l-autoroute-a69-premiere-en-france-d-une-surveillance-en-drones-par-les-forces-de-l-ordre-2758690.html">contre un projet autoroutier</a>, la police était présente mais peu visible et éloignée des cortèges, résultant en peu de heurts. D’autres choix sont donc possibles.</p>
<h2>Ce que nous apprend l’histoire des polices</h2>
<p>L’histoire des polices montre que certaines périodes sont plus favorables à une réflexion collective sur les conditions de la légitimité des polices. En France, entre les années 1970 et 1990 s’est construit un ensemble de pratiques de maintien de l’ordre reposant sur le tryptique <a href="https://www.pressesdesciencespo.fr/fr/book/?gcoi=27246100688560">« prévision, négociation, contrôle »</a>, logique associée à une acceptation tendancielle de la pacification des conflits par les mouvements protestataires.</p>
<p>Devant une transformation des répertoires (plus imprévisibles, moins déclarés, moins organisés, etc.) et l’incapacité à neutraliser les protestataires plus violents, les gouvernements français ont privilégié, depuis maintenant une dizaine d’années, une réponse consistant à frapper plus durement l’ensemble des manifestants pour préserver l’ordre public.</p>
<p><a href="https://www.pressesdesciencespo.fr/fr/book/?gcoi=27246100546260">Dans un ouvrage récent</a>, nous montrons que le modèle policier français, dont la légitimité a d’abord été pensée par rapport à la préservation de l’ordre politique, doit désormais s’adapter aux demandes de tranquillité émanant des territoires et asseoir l’autorité de ses agents aux yeux des publics divers d’une société française inégalitaire et plurielle.</p>
<p>Cette question se pose particulièrement pour le maintien de l’ordre. A un moment où le fonctionnement de la démocratie représentative <a href="https://theconversation.com/a-65-ans-la-v-republique-devrait-elle-partir-a-la-retraite-203431">est structurellement remis en cause</a>, et où donc de nouvelles formes de protestation ne manqueront pas d’émerger, il semble essentiel de prendre le temps de repenser le maintien de l’ordre, en combinant usage légitime et proportionné de la force et respect des libertés individuelles.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/204626/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>Les opérations de maintien de l’ordre sont caractérisées depuis quelques années, par une certaine « brutalisation » qui distingue la France de ses voisins européens.Jacques de Maillard, Professeur des Universités, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ) – Université Paris-Saclay Aurélien Restelli, Doctorant, sociologie, CESDIP, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ) – Université Paris-Saclay Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2031822023-04-06T16:24:22Z2023-04-06T16:24:22ZRéforme des retraites : les citoyens au miroir de leurs blessures émotionnelles<p>La spontanéité et l’intensité avec lesquelles les opposants à la réforme des retraites expriment leur mécontentement ont-elles une influence sur la structuration de leurs argumentaires ?</p>
<p>Les termes utilisés pour décrire le phénomène parlent d’eux-mêmes : <a href="https://theconversation.com/comment-expliquer-la-forte-et-persistante-revolte-contre-la-reforme-des-retraites-202798">révolte</a>, <a href="https://www.france24.com/fr/%C3%A9missions/la-question-qui-f%C3%A2che/20230317-retraites-un-d%C3%A9ni-de-d%C3%A9mocratie">déni de démocratie</a>, <a href="https://www.lemonde.fr/politique/article/2023/03/17/49.3-pour-les-retraites-a-l-assemblee-nationale-le-gouvernement-en-retard-un-hemicycle-dechaine-et-des-appels-a-la-demission_6165821_823448.html">honte, scandale</a>, <a href="https://www.estrepublicain.fr/social/2023/03/15/reforme-des-retraites-un-sentiment-de-mepris-voire-d-humiliation">humiliation</a>, <a href="https://www.coordinationrurale.fr/nos-cr-locales-actualites/normandie/cr-50/retraites-stop-a-la-trahison/">trahison</a>…</p>
<p>Dans tous les témoignages, la perception des enjeux semble indexée à des ressentis personnalisés, comme si le contexte de la réforme libérait la parole sur des sentiments enfouis. </p>
<p>Les avis mettent volontiers en scène des souffrances personnalisées. Des situations de mal-être, qui semblaient jusqu’alors contenues ou indicibles, sont avancées pour commenter les effets de la réforme. On est presque sur le registre de la révélation : les colères contre la réforme mettent des mots inédits sur des fragilités et des impuissances.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/reforme-des-retraites-a-t-on-atteint-notre-capacite-collective-a-supporter-la-brutalite-du-monde-199736">Réforme des retraites : A-t-on atteint notre capacité collective à supporter la brutalité du monde ?</a>
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<h2>Les émotions influencent-elles les opinions ?</h2>
<p>Ces émotions influencent-elles la <a href="https://theconversation.com/face-au-changement-climatique-faire-de-la-peur-un-moteur-et-non-un-frein-200876">formation et l’expression</a> des opinions politiques ? La question n’a pas toujours été prise au sérieux dans les sciences sociales mais elle suscite un renouveau pluridisciplinaire depuis deux décennies. En France par exemple, des philosophes et des historiens suggèrent un <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/12/21/le-tournant-emotionnel-de-la-vie-intellectuelle_6064060_3232.html">tournant émotionnel</a> qui serait lié à la fois à la mondialisation, à la montée de l’individualisme, au développement des réseaux sociaux et à la crise écologique.</p>
<p>Ils mobilisent des données comme la haine, la peur, le doute, la foi et le désir pour proposer une relecture de la vie en société autour de ces dimensions sensibles. Mais dans le champ de la science politique et chez les sociologues, l’équation reste surtout abordée sous l’angle des émotions exprimées et apparentes qui reflètent ou accentuent des <a href="https://www.erudit.org/fr/revues/lsp/2021-n86-lsp06205/">rapports de domination</a>.</p>
<p>Certains travaux s’intéressent par exemple aux passions qui caractérisent les manifestations dans la rue. D’autres analysent la façon dont la compassion et l’empathie sont convoquées dans des procès ou pour résoudre des conflits. D’autres encore montrent comment <a href="https://www.erudit.org/fr/revues/npss/2018-v14-n1-npss04336/1056436ar/">l’authenticité des larmes</a> en direct peut nourrir la <a href="https://theconversation.com/quand-les-politiques-font-de-leur-vulnerabilite-un-outil-de-communication-200193">stratégie d’un leader politique</a>.</p>
<p>Qu’ils soient individuels ou inscrits dans un cadre collectif, qu’ils expriment des actes de résistance ou de conquête, ces dispositifs émotionnels caractérisent ce que Machiavel nommait la <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Prince">comédie du pouvoir</a> et que Guy Debord a plus tard nommé la <a href="https://www.frustrationmagazine.fr/societe-du-spectacle-debord/">société du spectacle</a>. Pour reprendre la principale thèse de Norbert Elias, ces émotions visibles légitiment la <a href="https://editions.flammarion.com/la-societe-de-cour/9782081218024">société de cour</a> sans qu’il n’y ait jamais de réelle remise en cause de l’ordre établi et des codes du pouvoir en place.</p>
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<h2>Des ressentiments qui viennent de loin</h2>
<p>Avec la réforme des retraites, les coups de sang ont une portée émotionnelle particulière dans la mesure où leur caractère viscéral déborde les ressorts classiques de la <a href="https://www.seuil.com/ouvrage/langage-et-pouvoir-symbolique-pierre-bourdieu/9782757842034">violence symbolique</a> théorisés par Pierre Bourdieu.</p>
<p>Alors que ces questionnements existentiels s’exprimaient jusqu’alors essentiellement dans le cadre privé de confidences ou de confessions, ce dernier saute sous la pression de la charge émotionnelle.</p>
<p>Dans une perspective psychanalytique, on pourrait dire que les prises de parole sur la réforme ressemblent à un passage à l’acte. En évoquant publiquement des traumatismes jusque-là refoulés, les individus font preuve de <a href="https://www.google.fr/books/edition/R%C3%A9silience_Protection_et_vuln%C3%A9rabilt%C3%A9/68WdEAAAQBAJ?hl=fr&gbpv=1&dq=R%C3%A9silience+:+facteurs+de+protection+et+de+vuln%C3%A9rabilit%C3%A9&printsec=frontcover">résilience</a>.</p>
<p>Et ce travail d’introspection révèle des fêlures, viscérales et parfois narcissiques, dans leur rapport aux institutions et à l’autorité. Ces ressentiments viennent de loin.</p>
<p>Le mouvement actuel fait ainsi penser aux découvertes de l’anthropologue <a href="http://anthropopedagogie.com/wp-content/uploads/2019/01/La-societe-contre-letat-Pierre-Clastres1.pdf">Pierre Clastres</a> lorsque ce dernier s’intéressait à la façon dont les membres des tribus amazoniennes dites pré-étatiques concevaient le vivre ensemble en rejetant explicitement toute forme organisée coercitive et tout leadership autoritaire. On peut faire le parallèle avec les opposants à la réforme qui la réfutent d’abord au nom de leur dignité et de leur liberté menacées.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/face-au-rechauffement-climatique-passer-de-leco-anxiete-a-leco-colere-184670">Face au réchauffement climatique, passer de l’éco-anxiété à l’éco-colère</a>
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<h2>Dignité et fierté, mépris et morgue</h2>
<p>Les blessures enfouies qui surgissent en premier dans les témoignages concernent le sentiment aigu, et tout particulièrement pour les populations les plus fragiles, d’un <a href="https://theconversation.com/reforme-des-retraites-a-t-on-atteint-notre-capacite-collective-a-supporter-la-brutalite-du-monde-199736">désaveu</a> : avec la réforme, leur dignité est bafouée et leur fierté est atteinte.</p>
<p>La retraite touche frontalement aux questions de l’utilité sociale, du destin individuel et du rapport à la mort. Les calculs sur l’âge légal et sur les annuités fonctionnent comme un miroir grossissant qui interpelle chacun sur la reconnaissance de la place qu’il occupe dans la société. La réforme rappelle les inégalités de salaires, elle souligne les problèmes rencontrés en matière de santé, les capacités d’adaptation au marché du travail, le rôle de la famille dans les moments difficiles, les itinéraires professionnels chaotiques, la perte d’estime de soi dans les périodes de crise…</p>
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<figcaption><span class="caption">Histoire des émotions, Alain Corbin.</span></figcaption>
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<p>Le gouvernement a certes construit son raisonnement à l’aune de formules budgétaires pour sauver le <a href="https://theconversation.com/le-systeme-de-retraite-sera-t-il-aussi-genereux-avec-les-generations-futures-quavec-les-retraites-actuels-202060">système des retraites par répartition</a>. Mais la méthode possède un vice de forme qui est souvent perçu comme insupportable : le temps de cotisation procède d’une équation comptable où les individus sont considérés comme de simples pions sur un vaste échiquier. Leur contribution n’est évaluée qu’à l’aune de critères quantifiés, planifiés et indicés de façon indifférenciée sans prêter aucune attention aux aléas et aux échecs propres à chaque trajectoire de vie.</p>
<p>C’est à ce stade que les blessures deviennent politiques. Le manque de reconnaissance, qui vient du monde politique, <a href="https://www.liberation.fr/idees-et-debats/lhistorien-pierre-rosanvallon-il-y-a-chez-emmanuel-macron-une-arrogance-nourrie-dignorance-sociale-20230403_HEYZOLZ3XJDD7J57UYTVZ44DHM/">est perçu comme une preuve d’arrogance</a>, de mépris, parfois même de morgue.</p>
<p>Emmanuel Macron devient le <a href="https://theconversation.com/emmanuel-macron-la-verticale-du-vide-202672">héraut de la verticalité</a> et du <a href="https://docassas.u-paris2.fr/nuxeo/site/esupversions/92032176-d29e-438c-88db-5a67a88ff5a0?inline">parlementarisme rationalisé</a>, il symbolise avec le 49.3 une conception autoritaire et surplombante du pouvoir. Il amplifie malgré lui les bouffées de détestation du politique car il a échoué pour l’instant dans sa tentative à incarner simultanément les <a href="https://theconversation.com/pourquoi-certains-adorent-detester-emmanuel-macron-178665">deux corps du Roi</a>.</p>
<h2>Les passions tristes de la citoyenneté du nombril</h2>
<p>C’est sur ce malentendu et ce dilemme que les émotions brouillent peut-être les voies classiques de politisation des opinions. Les indignations ne se limitent pas à des cris et des larmes.</p>
<p><a href="https://www.seuil.com/ouvrage/les-epreuves-de-la-vie-pierre-rosanvallon/9782021486438">Au fil des épreuves affrontées</a>, elles orientent peut-être l’apprentissage de la citoyenneté. De manifestation en manifestation, les blessures intimes de chaque histoire de vie deviennent la boussole des raisonnements. Les discours cristallisent des souffrances et des fragilités. Et chaque ressenti gagne en légitimité… Un peu comme pour le mouvement des « gilets jaunes » <a href="https://theconversation.com/le-rond-point-fabrique-quotidienne-de-solidarites-122808">sur les ronds-points</a>, les cris du cœur deviennent des motifs de ralliement et les refus du changement des arguments politiques.</p>
<p>En superposition à ces réactions personnalisées de dignité et fierté, la réforme provoque aussi un cocktail émotionnel moins vertueux à base de violence et d’intolérance. La violence provient du sentiment que les libertés premières sont gravement menacées par la réforme. L’intolérance se diffuse sur l’idée qu’il y a, dans cette réforme, une immense majorité de victimes impuissantes et quelques coupables manipulateurs. Juste après la séquence traumatique du confinement sanitaire, la période est particulièrement anxiogène. Le débat sur l’âge de la retraite fait office d’accélérateur : les <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89thique_(Spinoza)">passions tristes</a> du dégoût et du repli y trouvent soudainement matière à toutes les formes d’expression et de propagation, comme en témoignent certains discours de haine qui prennent parfois une <a href="https://www.telos-eu.com/fr/politique-francaise-et-internationale/la-democratie-peut-elle-survivre-a-la-haine.html">ampleur inquiétante</a>. La violence et le repli reflètent aussi une forme d’épuisement ou d’incapacité à discuter avec l’autre.</p>
<h2>Une panne d’altérité</h2>
<p>Cette panne d’altérité pourrait profiter – comme le souligne une <a href="https://www.jean-jaures.org/publication/a-qui-profite-la-crise-des-retraites/">étude de la Fondation Jean-Jaurès</a> – au parti du Rassemblement national qui sait si bien agréger les <a href="https://www.midilibre.fr/2015/12/07/entretien-emmanuel-negrier-est-chercheur-au-cnrs-centre-d-etudes-politiques-de-l-europe-latine-a-montpellier,1254402.php">frustrations et les peurs</a>.</p>
<p>Et les appels au référendum, qu’ils soient de droite ou de gauche, favorisent <a href="https://www.telos-eu.com/fr/politique-francaise-et-internationale/le-referendum-un-instrument-defectueux.html">l’illusion dangereuse</a> d’une vox populi souveraine et salvatrice.</p>
<p>En combinant la dignité et la fureur, la fierté et le repli, les journées de mobilisation nationale font converger les émotions. Elles donnent du crédit, de la lumière et donc de la légitimité à une <a href="https://theconversation.com/debat-la-citoyennete-du-nombril-des-gilets-jaunes-107313">citoyenneté du nombril</a> pour le moins équivoque sur le plan démocratique.</p>
<p>Comment faire de la politique et des politiques publiques à l’aune de cette confusion émotionnelle que les réseaux sociaux sans cesse décuplent ? La question reste en suspens, d’autant plus quand les médiateurs traditionnels semblent céder, eux aussi, aux aveuglements de leurs propres blessures émotionnelles.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/203182/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Alain Faure ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Les mots entendus lors de la contestation contre la réforme des retraites sont empruntés au registre des émotions et traduisent un ressenti qui vient de loin.Alain Faure, Directeur de recherche CNRS en science politique, Université Grenoble Alpes (UGA)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2024552023-03-30T19:24:23Z2023-03-30T19:24:23ZLe spectre d’un fichage biométrique des manifestants<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/517422/original/file-20230324-28-vtbhf0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C0%2C4000%2C2718&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">S'il n'a rien à se reprocher, un manifestant mis en garde à vue a-t-il le droit de refuser qu'on prenne ses empreintes digitales?</span> <span class="attribution"><span class="source">AL / The Conversation</span></span></figcaption></figure><p>Dans le cadre des manifestations contre l’adoption de la réforme des retraites ayant lieu régulièrement dans les grandes villes de France ces derniers jours, les <a href="https://www.lemonde.fr/politique/article/2023/03/16/reforme-des-retraites-120-personnes-interpellees-a-paris-apres-la-manifestation-place-de-la-concorde_6165800_823448.html">interpellations ont été relativement nombreuses</a>. Le plus souvent, ces arrestations entraînent la garde à vue des personnes concernées mais ne débouchent pas sur des poursuites devant un tribunal.</p>
<p>Pour autant, beaucoup de ces manifestants ont fait état de la prise de leurs <a href="https://theconversation.com/oscar-8-ans-pourquoi-avons-nous-tous-des-empreintes-digitales-differentes-132045">empreintes digitales</a> ou génétiques lors de ces gardes à vue, et certains l’ont contesté ou <a href="https://www.ouest-france.fr/economie/retraites/reforme-des-retraites-trois-manifestants-juges-pour-un-feu-de-poubelle-ont-ete-relaxes-aebfa1dc-694a-464e-a07c-42ea8bbc5bba">refusé</a>. Dans quel cadre ces prélèvements ont-ils eu lieu et le refus est-il possible ? Plus encore, que deviennent les données ainsi collectées ?</p>
<iframe width="100%" height="315" src="https://embedftv-a.akamaihd.net/0df23551570d6ff0ebbff5af81163b4b" frameborder="0" scrolling="no" allowfullscreen=""></iframe>
<p>Des interpellations polémiques. JT de France 2, 21 mars 2023</p>
<p>Pour comprendre pourquoi ces empreintes sont demandées, il faut d’abord revenir au contexte juridique de ces arrestations. <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000023865405/">La décision initiale du placement en garde à vue est prise par un officier de police judiciaire</a>. Elle est possible dès lors qu’il « existe une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner qu’une [personne] a commis ou tenté de commettre un crime ou un délit puni d’une peine d’emprisonnement » et qu’elle lui paraît nécessaire. Aucune autorisation judiciaire n’est requise à ce stade.</p>
<p>Or, il existe de <a href="https://www.lespenalistesenherbe.com/post/la-r%C3%A9pression-p%C3%A9nale-des-manifestants">nombreuses infractions pénales qui peuvent avoir lieu durant une manifestation</a>. Outre toutes les atteintes aux biens – dégradations ou destructions – ou aux personnes – violences diverses, les forces de l’ordre justifient souvent le placement en garde à vue sur le fondement de <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000021926074">l’infraction de « participation à un groupement en vue de commettre des violences »</a>. Celle-ci ne nécessite pas d’acte personnel de dégradation ou de violence mais seulement de prendre part à un groupe, même informel et improvisé.</p>
<p>D’autres textes peuvent parfois être mobilisés, comme le fait de <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000038382669">dissimuler son visage aux abords de la manifestation</a> ou le fait de se <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000021926085">maintenir dans un groupement après des sommations</a>. Néanmoins, <a href="https://twitter.com/BFMTV/status/1638233772511338515">contrairement à ce que dit le ministre de l’Intérieur</a>, la seule participation à une manifestation non déclarée <a href="https://www.courdecassation.fr/decision/62a8245abb0a8105e5518a20">ne constitue pas une infraction pénale</a>.</p>
<h2>Le prélèvement biométrique en garde à vue</h2>
<p>Quoi qu’il en soit, une fois la personne placée en garde à vue, peut-elle se voir obligée de subir un prélèvement de ses empreintes digitales et génétiques ?</p>
<p>La réponse est positive. La prise des empreintes digitales est <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/loda/article_lc/LEGIARTI000031564891">effectivement possible</a> dès lors qu’il existe « une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner [que la personne] a commis ou tenté de commettre » un délit ou un crime.</p>
<p>Celle des empreintes génétiques obéit à une condition similaire, même si elle est un peu plus limitée, puisque la personne doit être soupçonnée d’avoir commis une des <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000045071113">infractions limitativement énumérées par un article du Code de procédure pénale</a>. Les infractions de participation à un groupement ou de dissimulation du visage n’y figurent pas, mais toutes les infractions de violence ou de dégradation peuvent bien y donner lieu. Il doit en outre exister des <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000044568328">« indices graves ou concordants »</a> de la participation du manifestant à cette infraction.</p>
<p>Or, et c’est toute la liberté permise par ces articles, il n’est dans les deux cas pas nécessaires que la personne ait été condamné pour ces infractions ni même poursuivi par un juge. Il faut seulement qu’il existe, aux yeux du policier ou du gendarme, ces « raisons plausibles » ou ces « indices graves ou concordants ». Là encore, aucun contrôle judiciaire n’est donc opéré directement, <a href="https://france3-regions.francetvinfo.fr/bretagne/ille-et-vilaine/rennes/prises-d-empreintes-forcees-releves-signaletiques-imposes-des-pratiques-hors-critere-legal-selon-les-avocats-de-rennes-2736842.html">même si ces pratiques sont parfois contestées par les avocats</a>.</p>
<h2>Peut-on refuser la prise des empreintes ?</h2>
<p>Si cela lui est demandé, la personne concernée est dans l’obligation de se soumettre à ces prélèvements. La prise des empreintes digitales se fait à la fois sur les doigts et sur la paume de la main. Elle peut être réalisée par une fiche cartonnée ou désormais directement <a href="https://www.thalesgroup.com/fr/europe/france/dis/gouvernement/biometrie/empreintes-digitales-et-identification">via un scanner numérique</a>. Quant à elle, celle de l’empreinte génétique se fait par l’utilisation d’un kit de prélèvement qui est ensuite envoyé aux laboratoires comme le <a href="https://www.police-nationale.interieur.gouv.fr/Organisation/SNPS/Contacts">Service national de police scientifique</a>.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/comment-le-fichage-policier-est-il-controle-152030">Comment le fichage policier est-il contrôlé ?</a>
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<p>En cas de refus, la personne encourt à chaque fois une <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000047053035">infraction spéciale d’un an d’emprisonnement et 15 000 euros d’amende</a>. Cette infraction doit être prononcée par un tribunal. Elle est souvent poursuivie en même temps que l’infraction pour laquelle la personne était soupçonnée.</p>
<p>Toutefois, l’infraction de refus est maintenue même si le comportement qui a donné lieu à la garde à vue n’a pas donné lieu à une condamnation. En effet, la Cour de cassation considère que ce sont les <a href="https://www.dalloz-actualite.fr/flash/repression-du-refus-de-se-soumettre-des-prelevements-biologiques-et-releves-signaletiques">conditions de soupçon au moment de la garde à vue qui doivent être regardées</a> et non le devenir de la procédure. Cette précision est particulièrement importante alors que <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2023/03/21/reforme-des-retraites-pour-elias-charlene-et-etienne-l-interminable-garde-a-vue-de-la-nuit-du-16_6166438_3224.html">nombre des gardes à vue se soldent par un arrêt de la procédure pénale, en l’absence de tout élément concret contre les personnes arrêtées</a>.</p>
<h2>Du prélèvement au fichage</h2>
<p>Que deviennent ensuite les données collectées ? Elles sont intégrées dans des bases de données nationales spécifiques sur la décision de l’officier de police judiciaire et sans condition supplémentaire. Il s’agit du fichier automatisé des empreintes digitales <a href="https://www.cnil.fr/fr/faed-fichier-automatise-des-empreintes-digitales">(FAED</a>) et du fichier national des empreintes génétiques <a href="https://www.cnil.fr/fr/fnaeg-fichier-national-des-empreintes-genetiques">(FNAEG</a>).</p>
<p>Là encore, peu importe qu’aucune charge ne soit finalement retenue contre les personnes : le procureur de la République <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/LEGITEXT000006065909/">a toujours la possibilité d’imposer la conservation des données, même en cas de classement sans suite, par exemple</a>.</p>
<p>Les informations y sont conservées pour une durée de quinze à vingt ans selon la gravité de l’infraction. Elles <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2008/02/11/comment-la-police-remonte-le-temps-grace-au-fichier-d-empreintes-genetiques_1009894_3224.html">peuvent être consultées</a> par les policiers et les gendarmes lors d’enquêtes judiciaires ultérieures relatives à tout délit ou crime. Ces bases de données sont aujourd’hui massives puisqu’elles contiennent <a href="https://www.cnil.fr/fr/faed-fichier-automatise-des-empreintes-digitales">6,2 millions d’empreintes digitales</a> et <a href="https://www.cnil.fr/fr/fnaeg-fichier-national-des-empreintes-genetiques">2,9 millions d’empreintes génétiques</a>.</p>
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<p>Pour les deux fichiers, il est toujours possible de faire une demande d’effacement anticipée des données auprès du procureur de la République. Mais celui-ci peut refuser sans avoir à le justifier autrement que de manière formelle. Il est alors possible de porter sa demande devant le Juge des libertés et de la détention puis, en ultime recours, devant le président de la Chambre de l’instruction. Là encore, il n’y a aucune automaticité et la <a href="https://journals.openedition.org/cdst/1020#ftn30">procédure est assez lourde</a>.</p>
<p>Ce fichage biométrique s’ajoute au fichage policier « classique » <a href="https://theconversation.com/fichage-des-opinions-politiques-par-dela-les-principes-des-pratiques-limites-169033">déjà largement possible pour les manifestants interpellés</a>. Celui-ci est <a href="https://theconversation.com/comment-le-fichage-policier-est-il-controle-152030">peu contrôlé</a> alors qu’il peut entraîner des <a href="https://www.jss.fr/Police_justice_et_renseignement__tous_fiches_-3006.awp?AWPID98B8ED7F=9008B015BC81B8FE9DA45855C750D9DE4AA45E76">conséquences importantes dans la vie des personnes concernées</a>, notamment pour obtenir un emploi dans la sécurité ou dans la fonction publique. Le risque est alors spécialement que ces pratiques de fichage <a href="https://www.humanite.fr/societe/mobilisations-retraites/pour-le-syndicat-des-avocats-de-france-il-y-une-volonte-d-intimider-et-de-ficher-787589">contraignent encore un peu plus</a> le droit de manifester <a href="https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2019/2019780DC.htm">pourtant protégé constitutionnellement</a>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/202455/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Yoann Nabat ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Peut-on refuser que ses empreintes digitales et génétiques soient prélevées en garde à vue ? Que deviennent les données ainsi collectées ?Yoann Nabat, Doctorant en droit privé et sciences criminelles, Université de BordeauxLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2027982023-03-29T18:26:25Z2023-03-29T18:26:25ZComment expliquer la forte et persistante révolte contre la réforme des retraites ?<p>La gronde ne retombe pas. Le mardi 28 mars, entre 740 000 et deux millions de personnes ont manifesté à l’occasion de la 10<sup>e</sup> journée d’action contre la <a href="https://theconversation.com/fr/topics/reforme-des-retraites-82342">réforme des retraites</a>. Malgré un repli de ces chiffres par rapport à la précédente journée de mobilisation, l’intersyndicale se dit toujours « déterminée après deux mois de mobilisation exemplaire » et a appelé à une <a href="https://www.leparisien.fr/economie/greve-du-28-mars-contre-la-reforme-des-retraites-sncf-ratp-ecolessuivez-en-direct-la-10e-journee-de-mobilisation-28-03-2023-I5L2RONWVJBVZM5IAHODPCYODE.php">nouvelle journée d’action le jeudi 6 avril</a>.</p>
<p>Des sociologues américains m’ont demandé de leur expliquer l’actuelle révolte des Français contre l’âge légal de départ à la retraite à 64 ans. Une révolte qu’il leur est difficile de comprendre, eux qui peuvent travailler jusqu’à 70 ans et plus. J’ai trouvé que leur demande était une excellente occasion de prendre un peu de recul et de se demander : qu’est-ce qui est en jeu dans les considérables mouvements de foule que l’on observe actuellement en France ?</p>
<p>Ce n’est pas seulement, ni peut-être principalement les réglages très techniques des paramètres de notre système de retraite par répartition qui sont en jeu. En effet, une grande partie des Français – qu’ils soient manifestants ou non – <a href="https://www.fondapol.org/etude/les-francais-jugent-leur-systeme-de-retraite/">ne comprend pas les subtilités de ce système</a>, ni les permanents rajustements nécessaires à son équilibre financier.</p>
<p>C’est donc autre chose qui est à l’œuvre. Mais quoi ?</p>
<p>Commençons par une évidence : du point de vue individuel de chaque citoyen, l’obligation de travailler plus longtemps est une mauvaise nouvelle (sauf pour les quelques-uns qui <a href="https://www.lesechos.fr/politique-societe/societe/ces-seniors-qui-veulent-continuer-a-travailler-apres-lage-de-la-retraite-1901728">souhaitent continuer à travailler au-delà de l’âge « légal » de départ</a> à la retraite).</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1620001522745483264"}"></div></p>
<p>Cette nouvelle « norme » a tous les aspects d’une perte d’avantage acquis. Dire que l’on passe de 62 à 64 ans, cela revient à dire : deux ans de perdu !</p>
<h2>Président ou patron ?</h2>
<p>Pour justifier cette apparente perte d’avantage acquis, le gouvernement en appelle à la science des <a href="https://www.cor-retraites.fr/node/595">modélisateurs</a>. Malheureusement, ajuster les paramètres d’un système de retraite par répartition pour qu’il soit équilibré vingt ans plus tard est une tâche scientifiquement impossible. Il y a <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/02/15/herve-le-bras-demographe-l-incertitude-est-au-c-ur-de-la-projection-du-conseil-d-orientation-des-retraites_6161919_3232.html">trop d’incertitudes</a> sur l’avenir, comme le soulignait le démographe Hervé Le Bras dans une interview récente au journal <em>Le Monde</em>.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1625948057190760450"}"></div></p>
<p>Toute modélisation est contestable et peut être évidemment contestée, ce qui laisse le président et son gouvernement sans justification absolument convaincante, sauf à déplacer la question et à rechercher l’équilibre financier de l’État français dans son ensemble. Mais alors, c’est en « chef de l’État » qu’Emmanuel Macron se comporte, autrement dit en « patron » de l’entreprise France, au risque de ne plus être reconnu comme le président de tous les Français.</p>
<p>Or, on ne peut nier que l’État français est très endetté (<a href="https://www.lexpress.fr/economie/finances-publiques-pourquoi-le-quoi-quil-en-coute-continue-de-faire-flamber-la-dette-P7KYN33G4FC7VJM3M65OFQUNCQ/">plus de 110 % du PIB</a>), que le budget est constamment en déficit et que la balance des paiements est constamment négative faute <a href="https://www.banque-france.fr/statistiques/balance-des-paiements-et-statistiques-bancaires-internationales/la-balance-des-paiements-et-la-position-exterieure/balance-des-paiements-et-la-position-exterieure-de-la-france-donnees">d’exportations suffisantes</a>. En tant que « chef de l’État », <a href="https://theconversation.com/fr/topics/emmanuel-macron-30514">Emmanuel Macron</a> peut donc souhaiter que les Français travaillent plus longtemps, et affirmer qu’il impose cet allongement de la durée légale du travail dans « <a href="https://www.lapresse.ca/international/europe/2023-03-23/reforme-des-retraites/macron-persiste-et-signe.php">l’intérêt général</a> », et pour assurer la continuité de l’État providence.</p>
<p>Le problème est que, ce faisant, sa conduite se confond avec celle des « patrons » qui ont fait l’objet de nos <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/portrait_de_l_homme_d_affaires_en_predateur-9782707150745">travaux</a> de <a href="https://theconversation.com/fr/topics/sociologie-21532">sociologie</a>. Même en se présentant comme un patron social, il entre alors inévitablement en opposition frontale avec des organisations syndicales, dont les adhérents sont principalement des salariés de la fonction publique et des entreprises publiques.</p>
<p>C’est ici que se noue le nœud gordien. Un président de la V<sup>e</sup> République ne peut être un « patron », car il est supposé protéger les Français contre les excès du capitalisme. Dans une perspective anthropologique de longue durée, il faut plutôt le comparer à un roi de l’Ancien Régime, car la population attend de lui qu’il protège, et prenne personnellement en charge tous les problèmes. S’il n’y parvient pas, il est détesté et devient l’ennemi du peuple. L’image des « <a href="https://www.cairn.info/les-deux-corps-du-roi--9782072878091.htm">deux corps du roi</a> », théorisée par l’historien allemand naturalisé américain Ernst Kantorowicz en 1957. Le politologue Loïc Blondiaux a <a href="https://www.persee.fr/doc/polix_0295-2319_1989_num_2_6_2102">décrit</a> cette image ainsi :</p>
<blockquote>
<p>« Le roi posséderait deux corps, l’un naturel, mortel, soumis aux infirmités, aux tares de l’enfance et de la vieillesse ; l’autre surnaturel, immortel, entièrement dépourvu de faiblesses, ne se trompant jamais et incarnant le royaume tout entier ».</p>
</blockquote>
<h2>Une morale sociale toujours vivace et opérante</h2>
<p>Pendant la Révolution française, les royalistes étaient considérés comme des traîtres à la nation, des êtres nuisibles qu’il fallait éliminer. Pour être une personne de bonne moralité, il fallait se mobiliser et soutenir « la nation en armes ». Cette vision dualiste de la morale a été renforcée au XIX<sup>e</sup> siècle par la philosophie marxiste qui postule qu’il est moral d’être avec et pour la « classe ouvrière », et immoral de se ranger au côté des puissants, des nantis, des élites, des bourgeois.</p>
<p>Un élément complémentaire de cette morale traditionnelle française, sans doute en lien avec notre tradition catholique, consiste à rejeter, a priori, tout argument d’inspiration économique, toute question d’argent. Encore aujourd’hui, beaucoup de Français sont convaincus que les visions économiques du monde sont la <a href="https://www.bfmtv.com/economie/economie-social/france/le-capitalisme-a-toujours-une-mauvaise-image-en-france_AN-202112020015.html">source de tous les maux</a>. Ils parlent volontiers de <a href="https://www.fayard.fr/documents-temoignages/l-horreur-economique-9782213597195">« l’horreur économique »</a> pour reprendre le titre d’un célèbre livre écrit par l’essayiste Vivianne Forester.</p>
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<p>Pour être moral, selon une majorité de Français, il faut donc être pour le peuple, indifférent aux questions d’argent et éviter les raisonnements économiques, les calculs. Mais ce n’est pas encore assez. Être une personne morale, c’est aussi être une personne qui s’indigne, qui proteste, qui manifeste contre les puissants. Soutenir les institutions et leurs dirigeants est plutôt un signe de soumission, une faiblesse.</p>
<p>La grandeur est dans l’indignation, comme l’a bien dit le titre du best-seller du résistant Stéphane Hessel publié en 2011 <a href="https://indigene-editions.fr/indignez-vous-stephane-hessel/">« : Indignez-vous ! »</a>. Dans ces conditions, avancer des arguments démographiques et économiques en faveur d’une gestion prudente des finances publiques, c’est « trahir la bonne cause ».</p>
<p>On comprend aisément que l’âge légal de départ à la retraite ne soit plus la question principale en ce mois de mars 2023. Un glissement s’est opéré vers une nouvelle question : l’incapacité du Président de la République à se comporter en roi débonnaire capable de protéger les citoyens contre des <a href="https://www.leparisien.fr/economie/retraites/retraites-macron-invoque-des-risques-financiers-trop-grands-pour-justifier-le-493-16-03-2023-HDSKQGVEDRCLFMXSR5PESXJ2PE.php">« risques financiers trop grands »</a>, pour reprendre sa formule, pour justifier le recours au 49.3.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1636384512094662660"}"></div></p>
<p>Ce qui est en jeu, c’est sa capacité à se comporter en « roi nourricier », à assurer le bien être de son peuple et à lui promettre qu’il en sera toujours ainsi. Une conception traditionnelle de la morale est à l’œuvre. Elle s’exprime par des manifestations, une liesse populaire, un désordre. Il devient moralement obligatoire de participer à ce désordre pour être un « bon citoyen ».</p>
<h2>Et si on abolissait l’âge « légal » ?</h2>
<p>Il y a peut-être une solution pour réconcilier la logique économique et la morale sociale traditionnelle des Français : au lieu de fixer un âge légal de départ à la retraite, il faut au contraire abolir solennellement l’âge « légal ». L’État doit cesser d’être arrogant et d’imposer sa loi.</p>
<p>Bien que je ne sois pas un spécialiste de l’économie des systèmes de retraite, il me semble que cette proposition n’est pas impraticable. C’est ce que suggère, par exemple, Peter A. Diamond en 2006 dans la <em>Revue française d’économie</em>. Dans son <a href="https://doi.org/10.3406/rfeco.2006.1583">article</a> académique, l’économiste américain souligne que :</p>
<blockquote>
<p>« Certains travailleurs aiment leur travail et voudraient continuer leur activité au-delà de ce que certains considèrent comme l’âge normal de départ à la retraite. D’autres n’aiment plus leur travail (ou ne l’ont jamais aimé), et sont pressés d’arrêter leur activité dès qu’ils peuvent bénéficier d’une retraite décente. Un bon système de retraite ne devrait pas encourager le premier groupe à quitter le marché du travail au même âge que le second groupe. Cette opinion est largement, voire unanimement partagée par les économistes ».</p>
</blockquote>
<p>Ce même auteur ajoute à propos du système de retraite par répartition français (qu’il compare au système suédois) :</p>
<blockquote>
<p>« Nous pensons que les systèmes de retraite seraient mieux compris si l’on abandonnait le concept d’âge “normal” de départ à la retraite. On devrait plutôt parler de l’âge minimum de liquidation des droits, et d’ajustement des prestations en cas de départ au-delà de cet âge ».</p>
</blockquote>
<p>Il resterait alors aux caisses de retraite à fournir chaque année, une information précise et fiable sur le montant de la pension à laquelle chacun pourrait prétendre, s’il partait à 60, 65 ou même 70 ans, ce qui devrait permettre au citoyen de faire son choix, entre un peu plus de temps à la retraite ou bien un peu plus de revenus pendant cette période.</p>
<p>Cette solution de libre choix des personnes reste applicable, quel que soit l’état du système de calcul du montant des prestations. Cependant, il est évident que si ce système est trop inégalitaire, les plus bas salaires n’auront d’autre choix que d’essayer de travailler le plus longtemps possible pour bénéficier d’une retraite à la hauteur de leurs espérances. Il restera donc aux politiques, aux syndicalistes et aux gestionnaires à s’attaquer au vrai problème : les criantes <a href="https://www.cairn.info/revue-travailler-2005-2-page-73.htm">injustices entre métiers, professions et statuts</a>. Un sujet important qui justifiera sans nul doute encore bien des débats.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/202798/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Michel Villette ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Face à la mobilisation, le président de la République Emmanuel Macron adopte une posture de « patron d’entreprise » qui ne correspond pas aux attentes des Français.Michel Villette, Professeur de Sociologie, Chercheur au Centre Maurice Halbwachs ENS/EHESS/CNRS , professeur de sociologie, AgroParisTech – Université Paris-SaclayLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2025242023-03-27T16:52:04Z2023-03-27T16:52:04ZDe la manifestation encadrée à la révolte « spontanée », comprendre le déclenchement des actions contestataires<p>Les grandes manifestations auxquelles on assiste en ce moment, mais aussi les blocages, les regroupements spontanés et les initiatives originales, ramènent à une grande question des sciences sociales : qu’est-ce qui conduit au déclenchement d’une action contestataire ?</p>
<p>Cette question a suscité de nombreux fantasmes chez les journalistes, chercheurs et autres commentateurs de mouvements médiatisés. Beaucoup se sont demandé pourquoi il y avait des révoltes, se sont intéressés aux événements situés en amont de ces dernières et ont considéré que les frustrations des gens expliquaient naturellement le passage à l’acte, voyant par exemple dans tel événement déclencheur la « goutte d’eau de trop ».</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/reforme-des-retraites-comment-se-construit-une-crise-politique-202284">Réforme des retraites : comment se construit une crise politique ?</a>
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<p>Mais les gens qui se révoltent ne sont pas des vases remplis d’eau, ce sont des individus qui pensent et calculent. La métaphore n’explique pas la réalité du déclenchement de la mobilisation.</p>
<h2>La bonne question : pourquoi n’y a-t-il pas plus de révoltes ?</h2>
<p>Pour comprendre ce qui crée la <a href="https://theconversation.com/vivons-nous-une-ere-de-soulevements-200950">révolte</a>, il faut changer la question posée. Dans toute société, un grand nombre de gens vivent des brimades et frustrations et sont conscients de subir des injustices et de ne pas être les seuls à en subir.</p>
<p>Dès lors, la bonne question n’est pas pourquoi y a-t-il des révoltes mais, comme l’a souligné il y a plus de 40 ans le sociologue <a href="https://www.abebooks.fr/9780394737270/Injustice-Social-Bases-Obedience-Revolt-039473727X/plp">Barrington Moore</a> : pourquoi n’y en a-t-il pas plus souvent ? Il est nettement plus simple de répondre à cette question : s’il n’y en a pas plus souvent, c’est parce qu’organiser une révolte est une entreprise incertaine et coûteuse. Si les choses se passent mal, si l’on se retrouve seul à agir, on craint, selon le contexte politique, d’être ridicule, d’être arrêté, d’être violenté ou d’être tué par la police.</p>
<p>Le moyen le plus évident de réduire ces risques est de s’assurer qu’on ne sera pas seul à agir. De fait, c’est ça qui préoccupe le plus les individus qui tentent de soulever le début d’un mouvement collectif et qui s’apprêtent à se montrer au rendez-vous, à commencer à agir, à s’engager publiquement.</p>
<p>Parvenir à s’assurer que du monde va venir est une chose difficile. On peut le faire si l’on a un réseau fiable de contacts, une position d’autorité, ou que l’on appartient à un groupe qui a l’habitude de contester collectivement. Ces éléments sont autant de <a href="https://editions-croquant.org/hors-collection/821-sociologie-des-declenchements-d-actions-protestataires.html">« facteurs de probabilité »</a> de l’action qui permettent de rassurer les acteurs sur le fait qu’ils ne seront pas seuls au moment de se jeter à l’eau.</p>
<h2>Tâter le terrain pour ne pas être seuls</h2>
<p>S’assurer de ne pas se retrouver seul à agir n’est pas une préoccupation que l’on trouve seulement dans les actions de révoltes « ordinaires » comme les grèves, manifestations ou blocages. Cette préoccupation est présente pour d’autres types de mobilisations qui sont au cœur de la construction des crises, telles <a href="https://ojs.uclouvain.be/index.php/emulations/article/view/lecomte/50873">qu’une fronde parlementaire</a> ou un processus de dénonciation publique.</p>
<p>Les dénonciations publiques de viols, par exemple, même si elles font souvent apparaître une femme seule, n’ont lieu qu’après un travail collectif visant à garantir à cette femme <a href="https://editions.flammarion.com/parler/9782081416642">qu’elle bénéficiera de certains soutiens</a>.</p>
<p>[<em>Près de 80 000 lecteurs font confiance à la newsletter de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde</em>. <a href="https://theconversation.com/fr/newsletters/la-newsletter-quotidienne-5?utm_source=inline-70ksignup">Abonnez-vous aujourd’hui</a>]</p>
<p>C’est aussi au cœur des inquiétudes, de façon bien plus nette encore, de ceux qui organisent des actions collectives aussi engageantes que le sont certains attentats <a href="https://www.jstor.org/stable/j.ctvjghwdq">ou les coups d’État</a>, où la défection est particulièrement coûteuse, à la fois pour celui qui « plante » les autres et pour les autres.</p>
<p>Cela conduit généralement les organisateurs et participants de ces coups à écrire précisément leur scénario à l’avance (répartition des rôles, timing de l’action…), mais sans échanger longuement à l’avance les garanties qu’ils vont agir, en tâtant longuement le terrain et en repoussant les coups irréversibles au dernier moment.</p>
<h2>Les types de facteurs de probabilité de l’action</h2>
<p>Les « facteurs de probabilité » qui permettent de s’assurer que d’autres entreront en action peuvent être des engagements explicites, ou des indices tacites. Mais en pratique, un engagement explicite seul est sans effet.</p>
<p>Si vous croisez dans la rue un passant que vous ne connaissez ni d’Ève ni d’Adam et qui vous dit de le rejoindre car il prépare un coup d’État pour le lendemain à 14 heures, vous n’en croirez pas un mot. Par contre, si un groupe d’amis s’engage à venir bloquer l’entrée de la fac avec vous le lendemain, que votre histoire passée avec eux et le contexte dans lequel ils s’y engagent vous persuadent de la fiabilité de leur parole, l’engagement a de bonne chance de vous donner la certitude de ne pas être seul à agir.</p>
<p>On croit aux engagements d’une personne ou d’un groupe de gens parce que des éléments tacites donnent de la crédibilité à leur parole. Ce sont alors des engagements à la fois explicites et tacites : ils sont mixtes. Un appel à la mobilisation aura d’autant plus de chances d’être suivi qu’il s’appuie sur des personnes ou groupes perçus comme fiables et/ou a lieu dans une situation qui paraît mobilisatrice, par exemple après l’annonce d’un projet de réforme largement défini comme portant une atteinte lourde à certains principes… Une réforme repoussant l’âge de la retraite, par exemple.</p>
<p>Mais certains facteurs de probabilité sont entièrement tacites, c’est-à-dire qu’ils permettent une coordination d’acteurs sans qu’il ne soit forcément nécessaire d’appeler explicitement à l’action. C’est le cas quand le groupe social dans lequel on s’inscrit est réputé très facile à mobiliser, ou quand surviennent certains événements, des « déclencheurs types », qui rendent la mobilisation hautement probable et agissent comme une prophétie autoréalisatrice, facilitant, voire mâchant le travail aux organisateurs.</p>
<p>Le décès d’un jeune de certains quartiers populaires suite à une bavure policière est par exemple un <a href="https://www.cairn.info/revue-francaise-de-science-politique-2016-6-page-937.htm">célèbre déclencheur type</a> qui a spécialement fait effet dans les années 1990 et 2000. C’est un événement qui, parce qu’il est chargé d’une mémoire collective très particulière, suffit à assurer aux gens que des mouvements de révolte auront lieu.</p>
<p>C’est ce qui se passe dans la banlieue Est Lyonnaise à partir de 1990 : la population locale est tellement persuadée que chaque bavure est suivie d’émeute que, effectivement, l’occasion est saisie à chaque fois par quelques dizaines de personnes. Dans la décennie qui suit, <a href="https://www.cairn.info/revue-francaise-de-science-politique-2016-6-page-937.htm">toutes les bavures policières meurtrières sont suivies d’émeutes le soir-même</a>.</p>
<p>Dans le cas des manifestations spontanées qui se sont répandues le soir dans les grandes villes françaises en particulier à partir du 20 mars 2023, jour de l’échec des motions de censure contre le gouvernement Borne, c’est le même type de logique autoréalisatrice qui est à l’œuvre.</p>
<p>Les médias d’info en continu et réseaux sociaux ont vite permis de comprendre aux personnes ou petits groupes souhaitant participer à des actions qu’en se rendant sur certaines places ou avenues identifiées, il était hautement probable qu’ils retrouvent des congénères. D’autant plus probable qu’au fil des soirs, la pratique s’est reproduite et institutionnalisée : l’essentiel des gens savaient d’avance, avant même de le vérifier sur leurs médias, qu’ils ne seraient pas seuls en descendant dans la rue.</p>
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<h2>L’auteur de cet article vient de publier</h2>
<p><em><a href="https://librairie.studyrama.com/produit/4664/9782749552293/antimanuel-de-socio">Antimanuel de socio. Les ressorts de l’action et de l’ordre social</a></em>, Bréal.</p>
<p><em><a href="https://editions-croquant.org/hors-collection/821-sociologie-des-declenchements-d-actions-protestataires.html">Sociologie des déclenchements d’actions protestataires</a></em>, Le croquant.</p>
<p><em><a href="https://www.atlande.eu/sciences-economiques-et-sociales/974-les-crises-politiques-9782350308678.html">Les crises politiques</a></em>, Atlande.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/202524/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Alessio Motta est consultant chez Mobilisations.org</span></em></p>La bonne question n’est pas pourquoi y a-t-il des révoltes, mais pourquoi n’y en a-t-il pas plus souvent ?Alessio Motta, Enseignant chercheur en sciences sociales, Université Paris 1 Panthéon-SorbonneLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2022842023-03-23T00:04:20Z2023-03-23T00:04:20ZRéforme des retraites : comment se construit une crise politique ?<p>Nous vivons certainement en ce début 2023 l’une des plus importantes <a href="https://theconversation.com/reforme-des-retraites-de-limpossible-compromis-au-49.3-185879">crises politiques</a> des dernières décennies. On retrouve en tout cas la plupart des éléments habituellement observés par les approches scientifiques contemporaines de la construction de ces crises.</p>
<p>Comme l’explique le politiste français Michel Dobry dans son ouvrage fondateur <a href="https://www.cairn.info/sociologie-des-crises-politiques--9782724611250.htm">« Sociologie des crises politiques »</a>, un des principaux facteurs de construction d’une situation critique est l’émergence nationale de mobilisations multisectorielles, c’est-à-dire d’actions collectives étendues à de nombreux espaces sociaux.</p>
<p>Manifestations, grèves, blocages, émeutes, actions de lobbying, chantage, prises de position publiques… ces mobilisations peuvent prendre des aspects divers et devraient se poursuivre après la décision du Conseil Constitutionnel de <a href="https://www.lemonde.fr/politique/live/2023/04/14/retraites-en-direct-lorsqu-il-est-saisi-le-conseil-constitutionnel-ne-peut-refuser-de-se-prononcer-le-professeur-de-droit-public-paul-cassia-repond-a-vos-questions_6169475_823448.html">valider la majorité du texte sur la réforme des retraites et de rejeter la proposition d'un référendum partagé</a>. </p>
<p>Et sans que ce ne soit forcément le but recherché, les mobilisations convergent vers un phénomène important pour comprendre ce qu’est une crise politique : elles affectent les routines des relations entre les secteurs de la société.</p>
<p>Ainsi, des élus font appel au soutien de la rue, des députés viennent <a href="https://www.huffingtonpost.fr/france/article/retraites-des-violences-policieres-et-arrestations-arbitraires-lors-des-manifs-denoncees-par-la-gauche_215511.html">contrôler le travail des forces de l’ordre</a>, des responsables policiers interpellent le gouvernement, des maires soutiennent la grève des éboueurs en <a href="https://www.lepoint.fr/politique/greve-des-eboueurs-le-gouvernement-accuse-anne-hidalgo-15-03-2023-2512229_20.php">refusant d’intervenir pour le ramassage</a>, des ministres peuvent être « grillés » pour des tentatives d’influence <a href="https://www.leparisien.fr/politique/reforme-des-retraites-lexecutif-jette-toutes-ses-forces-pour-seduire-les-derniers-indecis-chez-lr-13-03-2023-KNHZ57XZFBEKVB62LHQMURVV7A.php?ts=1679296787086">qui passent inaperçues en temps normal</a>, des organisations très ancrées à droite appellent à <a href="https://twitter.com/CocardeEtud/status/1638123490187395072">cesser les violences policières</a>…</p>
<h2>L’émergence des mobilisations multisectorielles</h2>
<p>Les événements qui conduisent des mobilisations à former un important mouvement multisectoriel sont très variés et peuvent être le fruit de stratégies décidées par quelques individus ou organisations. Il est donc impossible d’en lister exhaustivement les ressorts. Mais on peut s’arrêter sur quelques phénomènes typiques qui jouent souvent un rôle important.</p>
<p>L’un des principaux points d’appui à l’extension des mobilisations est l’existence, dans plusieurs secteurs de la société, d’entrepreneurs de cause potentiels, de réseaux ou <a href="https://www.cairn.info/dictionnaire-des-mouvements-sociaux--9782724611267-page-17.htm">structures « dormantes »</a> composées de personnes prêtes à s’engager. Ces structures ou réseaux peuvent être issus de mobilisations passées ou de groupes de sociabilités constitués dans des lieux aussi divers que le monde du travail, les clubs de sports, la fac ou les réseaux sociaux. Ces liens jouent clairement un rôle déterminant dans la situation actuelle, où la réforme des retraites est présente dans les discussions d’un grand nombre de Français, qui organisent notamment entre collègues leur participation aux journées d’actions prévues.</p>
<p>Un autre élément qui vient renforcer les chances d’extension des mobilisations est la présence sensible des petites actions subversives du quotidien que le sociologue James Scott nomme <a href="http://www.editionsamsterdam.fr/la-domination-et-les-arts-de-la-resistance-2/">« arts de la résistance »</a> contre les dominants : ouvriers qui ralentissent la cadence, plaisanteries sur les chefs, caricatures, rumeurs…</p>
<p>Longtemps considérés comme une « soupape » allégeant les envies de révolte, ces arts de la résistance contribuent plutôt à accélérer sa diffusion dans les différents secteurs d’une société, puisqu’ils permettent d’observer que les envies de résister sont partagées.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/reforme-des-retraites-bloquer-les-chaines-dapprovisionnement-est-il-plus-efficace-que-manifester-201002">Réforme des retraites : bloquer les chaînes d’approvisionnement est-il plus efficace que manifester ?</a>
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<p>Dans la situation actuelle, la présence indiscutable de ces microrésistances a un effet d’autant plus fort que des indices plus formels comme les sondages d’opinion permettent à un grand nombre de personnes de mesurer combien leur rejet de la réforme des retraites et des décisions du gouvernement est partagé. Les chiffres montrant que toutes les catégories sociales sont opposées à la réforme et que <a href="https://www.leparisien.fr/economie/retraites/reforme-des-retraites-seuls-7-des-actifs-favorables-a-une-augmentation-de-lage-legal-de-depart-12-01-2023-CVKEUM2U6VGMDKE67J35FTV2OI.php">seuls 7 % des actifs y sont favorables</a> font ainsi partie des plus partagés dans les mobilisations et <a href="https://twitter.com/search?q=93%20actifs%20reforme%20retraites&src=typed_query&f=top">sur les réseaux sociaux</a>.</p>
<h2>Le surgissement de l’imprévisible</h2>
<p>Une autre figure typique qui stimule l’extension multisectorielle des mobilisations, parmi les plus documentées dans la recherche, est celle du « surgissement de l’imprévisible ». Celle-ci a été notamment <a href="https://www.pressesdesciencespo.fr/fr/book/?GCOI=27246100529510">étudiée par Michel Dobry dans le cas des mouvements étudiants</a> : quelques sites universitaires sont bloqués par des étudiants quand soudain, on apprend qu’un nouveau site, une fac de droit réputée « de droite » et donc difficile à mobiliser, rejoint le mouvement.</p>
<p>Les acteurs de la mobilisation et ceux qui aspirent à la rejoindre occupent une large part de leur temps à évaluer, lors d’assemblées générales et réunions, l’avancée du mouvement et les différentes étapes franchies par les lieux de mobilisation. Un tel événement prend donc un retentissement particulier et peut convaincre des groupes encore hésitants que la mobilisation est en train de « prendre » plus que prévu, qu’il est temps de la rejoindre.</p>
<p>Le surgissement de l’imprévisible n’a cependant pas de définition objective. Il n’y a pas de thermomètre ou de mesure officielle permettant de s’accorder sur le fait que les événements viennent de prendre un tournant exceptionnel.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/516937/original/file-20230322-24-g2aq21.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Manifestation syndicale contre la réforme des retraites" src="https://images.theconversation.com/files/516937/original/file-20230322-24-g2aq21.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/516937/original/file-20230322-24-g2aq21.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/516937/original/file-20230322-24-g2aq21.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/516937/original/file-20230322-24-g2aq21.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/516937/original/file-20230322-24-g2aq21.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/516937/original/file-20230322-24-g2aq21.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/516937/original/file-20230322-24-g2aq21.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">L’un des enjeux pour les acteurs d’une crise est d’imposer leur définition de la situation. Sur l’importance des manifestations, par exemple.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Shutterstock</span></span>
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<p>Une partie significative de l’activité des acteurs d’une crise consiste justement à lutter pour imposer des définitions de la situation conformes à leurs lignes stratégiques. Ainsi, les confédérations syndicales assurent, <a href="https://theconversation.com/comment-les-manifestants-sont-ils-comptes-201214">chiffres surévalués en poche</a>, qu’ils ont encore une fois été capables d’emmener 3 millions de personnes dans la rue, pendant que des sources « off » du cabinet de l’Élysée ou des membres du gouvernement <a href="https://www.lepoint.fr/societe/retraites-le-gouvernement-garde-son-cap-malgre-une-mobilisation-record-01-02-2023-2507048_23.php#11">relativisent</a>. Sans y parvenir totalement, ces interventions gouvernementales visent à effacer le fait que, d’après les chiffres de la police, les journées de manifestation des 31 janvier et 7 mars 2023 étaient les <a href="https://www.mobilisations.org/blog/le-7-mars-2023-plus-grosse-mobilisation-de-lhistoire">plus peuplées de toute l’histoire de France</a>.</p>
<h2>Luttes de définition et construction de la crise</h2>
<p>De façon générale, les escalades d’une crise politique ne peuvent pas être attestées par des indicateurs objectifs consensuels. Elles sont toutes l’objet de luttes de définition. Les uns soulignent l’exceptionnalité de la situation et les autres banalisent les mouvements de rue, affirment que les choses suivent leur <a href="https://www.lemonde.fr/politique/live/2023/03/19/retraites-en-direct-dix-sept-interpellations-lors-du-rassemblement-non-declare-aux-halles-a-paris_6166116_823448.html">« cheminement démocratique »</a> ordinaire ou qu’une motion de censure passée à neuf voix de faire chuter le gouvernement n’est autre qu’une victoire pour ce gouvernement.</p>
<p>« Explosions », « escalades » et « montées aux extrêmes » sont des étiquettes que l’on tente de poser ou d’arracher. Il en va de même pour l’existence même de la crise, que les uns présentent comme allant de soi <a href="https://twitter.com/2022Elections/status/1636657662250168321">quand d’autres la nient</a>.</p>
<p>Car quand un politicien ou une politicienne évoque l’escalade, l’émergence ou la non-émergence d’une crise, son objectif n’est pas de fournir une définition juste et technique de ce qui se passe. L’enjeu est plutôt de faire date, de marquer des points dans la compétition pour la définition de la réalité. De souligner, comme ça, en passant, qu’il ou elle est la personne « responsable », « lucide » et que ce sont les membres des autres camps qui sont « irresponsables ». </p>
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<p>Avant d’être éventuellement acceptée par tous les acteurs, l’idée d’une crise est surtout un objet de menaces, d’avertissements, d’invectives, de stigmatisations réciproques, de marchandages : « si le gouvernement continue à ignorer les Français, nous entrerons dans une crise politique sans précédent » ; « si la France Insoumise continue ses outrances, nous allons quitter le jeu démocratique et ils en porteront la responsabilité » ; « si la Première ministre recourt au 49.3, elle nous dirige tout droit vers la crise » ; « si les députés LR renient leurs convictions et votent la motion de censure… ».</p>
<p>Enfin, les <a href="https://www.atlande.eu/sciences-economiques-et-sociales/974-les-crises-politiques-9782350308678.html">issues de la crise</a> sont aussi des objets de marchandages. Passage en force et répression, recul sur la loi, changement de gouvernement, dissolution… aucune de ces solutions n’est la bonne par essence. Ce qui contribue le plus au succès d’une stratégie institutionnelle lancée par les dirigeants en place est généralement sa faculté à offrir à différents camps une chance d’y gagner quelque chose et, donc, des raisons de la présenter <a href="https://www.pressesdesciencespo.fr/fr/book/?gcoi=27246100393480">comme une solution négociée ou « fair-play »</a>. Difficile de dire, au moment où l’on écrit ces lignes, si le camp présidentiel se résoudra à lancer des propositions susceptibles de satisfaire à ces critères, ou s’il continuera à miser sur l’essoufflement des protestations…</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/202284/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Alessio Motta est consultant chez Mobilisations.org</span></em></p>Manifestations, grèves, blocages, émeutes, actions de lobbying, chantage, prises de position publiques… ces mobilisations affectent les routines des relations entre les secteurs de la société.Alessio Motta, Enseignant chercheur en sciences sociales, Université Paris 1 Panthéon-SorbonneLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2012092023-03-15T19:58:15Z2023-03-15T19:58:15ZSyndicats : moins d'encartés, mais une image toujours positive auprès des salariés<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/514916/original/file-20230313-14-421in0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=11%2C0%2C3870%2C2590&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Si les salariés sont peu syndiqués, ils ont toutefois une bonne image des syndicats.</span> <span class="attribution"><span class="source">Shutterstock</span></span></figcaption></figure><p>Le mouvement social contre la réforme des retraites a suscité un certain étonnement quant à la place qu’y occupent les <a href="https://theconversation.com/reforme-des-retraites-les-syndicats-peuvent-ils-reprendre-la-main-197468">organisations syndicales</a>. Celles-ci sont parvenues à s’unir dans la durée et à mobiliser plusieurs millions de personnes dans les rues depuis le 19 janvier 2023.</p>
<p>Non seulement le mouvement social qu’elles portent s’avère particulièrement populaire, mais c’est aussi le cas des modes d’action privilégiés et en particulier de <a href="https://www.huffingtonpost.fr/politique/article/greve-7-mars-51-des-francais-favorables-a-mettre-la-france-a-l-arret_214742.html">l’appel à « bloquer le pays » du 7 mars 2023</a>.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/reforme-des-retraites-bloquer-les-chaines-dapprovisionnement-est-il-plus-efficace-que-manifester-201002">Réforme des retraites : bloquer les chaînes d’approvisionnement est-il plus efficace que manifester ?</a>
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<p>En outre, selon <a href="https://www.ifop.com/publication/syndicats-partis-et-personnalites-politiques-a-qui-profitent-les-mouvements-sociaux-contre-la-reforme-des-retraites/">plusieurs enquêtes d’opinion</a>, les organisations syndicales sont celles qui incarnent le mieux l’opposition au gouvernement et au Président de la République. Enfin, la centralité des syndicats et de leurs « directions » ne semble pas, pour l’heure, être remise en cause que ce soit par d’autres organisations, notamment politiques, ou par des bases parfois mythifiées comme plus combatives.</p>
<p>Ces éléments n’ont toutefois rien de surprenant. En effet, un examen minutieux du rapport des salariés aux syndicats ces dernières années révèle que, si les salariés sont peu syndiqués, ils ont toutefois une bonne image des syndicats.</p>
<h2>Un discours sur le déclin des syndicats à relativiser</h2>
<p>Nombreux seraient, depuis déjà plusieurs décennies, les indices d’un déclin du fait syndical en France. La syndicalisation, déjà très faible depuis plusieurs décennies, a enregistré un léger recul ces dernières années. <a href="https://dares.travail-emploi.gouv.fr/sites/default/files/73d70d2f04ce15c6ee16dbd65c81601e/2023-06.pdf">En 2019, 10,3 % des salariés étaient syndiqués contre 11,2 % en 2013</a>. Il en est de même de la participation des salariés aux grèves et aux élections professionnelles qui déclinent depuis le milieu des années 2000. Enfin, la « confiance » des salariés dans les syndicats est minoritaire (45,1 % dans l’<a href="https://data.sciencespo.fr/dataset.xhtml?persistentId=doi:10.21410/7E4/9K3VGR">édition 2022 du baromètre de la confiance politique du CEVIPOF</a>).</p>
<p>Plusieurs événements ont d’ailleurs pu récemment illustrer ce déclin syndical, comme le mouvement des « gilets jaunes » qui s’est construit à l’hiver 2018-2019 en <a href="https://laviedesidees.fr/Syndicalisme-et-gilets-jaunes.html">dehors des organisations syndicales</a> ou encore la crise sanitaire qui, avec le recours massif à un télétravail quasi permanent, <a href="https://ceet.cnam.fr/publications/connaissance-de-l-emploi/le-dialogue-social-en-entreprise-en-temps-de-pandemie-1295377.kjsp">a pu éloigner les salariés des syndicats</a>.</p>
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<p>Cependant, un examen plus attentif des rapports des salariés aux organisations syndicales vient nuancer un tel discours décliniste. Ainsi, les exemples de mobilisations impulsées par les organisations syndicales ayant connu un certain succès en termes de participation des salariés et de popularité ne manquent pas ces dernières années, à commencer par le mouvement contre le projet de réforme des retraites de l’hiver 2019-2020.</p>
<p>Surtout, le rapport des salariés aux syndicats, s’il s’est distendu, n’est pas rompu. Ainsi si, en 2016, seuls 11 % des salariés étaient syndiqués et si seuls 6,9 % avaient fait grève cette même année (alors qu’avait eu lieu un mouvement social interprofessionnel contre la Loi Travail), 43 % avaient voté aux dernières élections professionnelles selon l’enquête <a href="https://data.progedo.fr/studies/doi/10.13144/lil-1224">SRCV</a>, un chiffre qui n’est pas négligeable d’autant plus que <a href="https://lilloa.univ-lille.fr/bitstream/20.500.12210/32622/3/rfsp_preprint.pdf">nombre de salariés ne peuvent voter à ces élections faute de scrutin sur leur lieu de travail</a>.</p>
<p>De plus, la « confiance » des salariés dans les syndicats n’a que très peu évolué depuis la fin des années 1970 : en 1978, 50,1 % des salariés faisaient confiance aux syndicats selon <a href="https://data.sciencespo.fr/dataset.xhtml;jsessionid=2db886b8c67feeb065023cabdbe2?persistentId=doi%3A10.21410%2F7E4%2FYAHJ7G&version=&q=&fileTypeGroupFacet=%22Tabular+Data%22&fileAccess=&fileTag=%22Donn%C3%A9es%22&fileSortField=&fileSortOrder=">l’enquête post-électorale du CEVIPOF</a> contre 45,1 % en 2022 alors même que, sur la même période, le <a href="https://www.ipp.eu/publication/recompter-les-syndiques/">taux de syndicalisation en France a fortement décliné</a>. Ce paradoxe <a href="https://onlinelibrary.wiley.com/doi/abs/10.1111/bjir.12248">se retrouve à l’échelle européenne</a>. Enfin, dépasser cette notion de « confiance » permet de faire état d’une image plus positive des syndicats.</p>
<h2>Des attitudes ambivalentes envers les syndicats</h2>
<p>L’indicateur retenu pour apprécier l’image qu’ont les salariés des syndicats est souvent la confiance qu’ils placent en eux. Or, cette notion de confiance apparaît problématique. En effet, le degré de confiance peut s’exprimer de manière générale (sentiment de confiance) ou pour un objectif particulier (défendre l’emploi, les salaires, les conditions de travail… au niveau local, au niveau sectoriel ou au niveau national) et, dans ce dernier cas, la capacité d’action des syndicats ne dépend pas uniquement d’eux-mêmes, mais aussi du contexte politique, économique et social.</p>
<p>Plusieurs analyses mettent d’ailleurs au jour les attitudes ambivalentes des salariés vis-à-vis des syndicats. Ainsi, en <a href="https://www.crisp.be/librairie/catalogue/1908-syndicats-et-syndicalisme-perceptions-et-opinions-9782870751367.html">Belgique</a>, où plus de la moitié des salariés sont syndiqués (57,2 %), la faible « confiance » dans les syndicats (23,8 %) s’articule avec une large approbation de leur nécessité pour protéger les droits sociaux et avec un sentiment majoritaire que les syndicats défendent les intérêts des salariés et des chômeurs.</p>
<p>En France, diversifier les indicateurs mesurant l’image qu’ont les salariés des syndicats fait apparaître une forte demande de syndicats, à l’image de ce qui est observé <a href="https://journals.sagepub.com/doi/10.1177/0143831X07088540">au niveau européen</a>, et une certaine appréciation de leurs actions.</p>
<p>Dans une <a href="https://data.progedo.fr/studies/doi/10.13144/lil-1101">enquête ISSP parue en 2015</a>, 59,1 % des salariés répondants estiment que « les travailleurs ont besoin de syndicats forts pour protéger leurs intérêts » et seuls 23,4 % estiment que « des syndicats forts sont mauvais pour l’économie de la France ». De même, dans l’<a href="https://espol-lille.eu/recherche/people-2022/">enquête post-électorale People2022</a> que nous avons réalisée à l’issue du second tour de l’élection présidentielle de 2022, 64,5 % des salariés répondants sont d’accord avec le fait que les syndicats rendent des services aux salariés et seuls 23,9 % sont en désaccord avec cette affirmation.</p>
<h2>Des attitudes socialement et politiquement clivées</h2>
<p>Les attitudes des salariés à l’égard des syndicats varient toutefois fortement selon leurs caractéristiques sociales et selon leur positionnement politique. Les jeunes n’ont ainsi, contrairement à une idée reçue, <a href="https://www.cairn.info/revue-agora-debats-jeunesses-2019-2-page-7.htm">pas une plus mauvaise perception des syndicats que leurs aînés</a> alors que les femmes salariées ont le plus souvent une perception positive des syndicats. De même, le fait de côtoyer l’action syndicale est fortement corrélé à l’expression d’opinions très positives à l’égard des syndicats.</p>
<p>Sur le plan socioprofessionnel, la <a href="https://dares.travail-emploi.gouv.fr/publication/diversite-et-evolutions-des-attitudes-des-salaries-legard-des-syndicats-en-france">perception des syndicats est moins positive</a> dans les petits établissements et surtout dans les couches supérieures du salariat du secteur privé, et en particulier des cadres et professions intermédiaires administratives et commerciales, des salariés les plus autonomes et des salariés travaillant au forfait (trois groupes qui se recoupent fortement).</p>
<p>À l’opposé, les salariés du public, qu’ils soient cadres ou, dans une moindre mesure, employés, ainsi que certaines fractions des couches inférieures du salariat du secteur privé ont une perception bien plus positive des syndicats, y compris les salariés en contrat précaire ou qui craignent perdre leur emploi. Les syndicats, s’ils ne parviennent pas à faire adhérer une partie significative des classes populaires salariées, notamment dans les fractions les plus précarisées, bénéficient donc encore, parmi ces salariés, d’une image quasiment aussi positive que dans le secteur public et bien plus positive que parmi les fractions supérieures et stabilisées du salariat du secteur privé.</p>
<p>Au-delà des caractéristiques socioprofessionnelles, on constate également que les attitudes des salariés à l’égard des syndicats varient fortement selon leur positionnement politique sur un axe gauche-droite. Plus les salariés se situent à gauche, plus ils ont une perception positive des syndicats (voir tableau), <a href="https://onlinelibrary.wiley.com/doi/abs/10.1111/bjir.12248">à l’image de ce qui a déjà été observé au niveau européen</a>. À l’inverse, les salariés se positionnant très à droite, s’ils peuvent manifester une certaine défiance à l’égard du gouvernement, se montrent significativement plus hostiles aux syndicats. Ce résultat révèle ainsi que si, lors du mouvement social actuel, l’opposition au gouvernement peut être aussi intense à l’extrême droite qu’à gauche, le fait d’approuver l’action des syndicats et, plus encore, de participer à la mobilisation reste bien plus répandu parmi les salariés qui se positionnent à gauche.</p>
<p>À ce titre, rappelons que les syndiqués non seulement <a href="https://ejpr.onlinelibrary.wiley.com/doi/abs/10.1111/1475-6765.12157">votent davantage pour la gauche</a>, mais qu’ils ont également des attitudes <a href="https://onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1111/bjir.12654">davantage pro-environnementales</a>, <a href="https://onlinelibrary.wiley.com/doi/abs/10.1111/irj.12319">favorables aux droits des immigrés</a> ou encore <a href="https://onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1111/irj.12242">favorables aux droits des personnes LGBTQI+</a>.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/514161/original/file-20230308-26-r47jww.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/514161/original/file-20230308-26-r47jww.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=323&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/514161/original/file-20230308-26-r47jww.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=323&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/514161/original/file-20230308-26-r47jww.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=323&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/514161/original/file-20230308-26-r47jww.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=406&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/514161/original/file-20230308-26-r47jww.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=406&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/514161/original/file-20230308-26-r47jww.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=406&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Attitude à l’égard de syndicats selon le positionnement politique.</span>
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<h2>Une montée de l’indifférence</h2>
<p>Pour terminer, l’analyse que nous avons mené des enquêtes REPONSE (Relations professionnelles et négociations d’entreprise) réalisées en 2011 et en 2017 par le Ministère du travail montre un <a href="https://dares.travail-emploi.gouv.fr/publication/diversite-et-evolutions-des-attitudes-des-salaries-legard-des-syndicats-en-france">tassement des attitudes favorables aux syndicats</a> des salariés du secteur privé, non pas au profit d’attitudes défavorables (elles aussi en recul), mais d’attitudes indifférentes.</p>
<p>Les attitudes indifférentes sont plus répandues parmi les femmes salariées, parmi les salariés les moins diplômés, parmi les salariés les plus jeunes ainsi que parmi les salariés précaires et, plus généralement, parmi les salariés qui ne sont pas confrontés, sur leur lieu de travail, à l’action syndicale. Cette indifférence qui progresse représente un second défi pour les organisations syndicales qui doivent sans cesse repenser leurs modalités de contact avec les salariés dans un contexte de déstabilisation des collectifs de travail (recours accru à la sous-traitance, aux contrats précaires ou encore au télétravail).</p>
<p>Le premier défi des organisations syndicales, a fortiori dans le cadre du mouvement social actuel, est dès lors de transformer cette perception plutôt positive des syndicats en participation effective à la mobilisation, ce qui n’a rien d’évident tant la participation gréviste et manifestante de salariés confrontés à la précarité ou à une faible rémunération apparaît difficile.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/201209/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Tristan Haute ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Nombreux seraient les indices d’un déclin du fait syndical en France mais un examen plus attentif des rapports des salariés aux organisations syndicales vient nuancer un tel discours.Tristan Haute, Maître de conférences, Université de LilleLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2009502023-03-14T19:59:49Z2023-03-14T19:59:49ZVivons-nous une ère de soulèvements ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/513929/original/file-20230307-172-ka5zxa.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C0%2C7348%2C4902&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Des manifestants anti-gouvernementaux de Hong Kong encerclés par des gaz lacrymogènes lors d'un affrontement avec la police anti-émeute à Wong Tai Sin, le 1 octobre 2019.</span> <span class="attribution"><span class="source">Shutterstock</span>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span></figcaption></figure><p>Comment un mouvement majoritaire et légitimement démocratique peut-il faire plier l’intransigeance néo-libérale d’un gouvernement ? Telle est la question d’actualité en France. </p>
<p>Elle résume sans doute l’enjeu mondial d’un XXI<sup>e</sup> siècle déjà marqué par des vagues d’émeutes et de <a href="https://editions-croquant.org/hors-collection/594-time-over.html">soulèvements</a> d’une ampleur et d’une densité rare.</p>
<p><a href="https://www.revue-etudes.com/critiques-de-livres/pouvoir-de-la-non-violence-de-erica-chenoweth-et-maria-j-stephan/23661">Une récente étude américaine</a> montre qu’au XX<sup>e</sup> siècle les résistances civiles non violentes ont été plus efficaces que les luttes armées. Mais l’étude s’arrête en 2006 et dans un <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2022/12/23/l-efficacite-des-mouvements-sociaux-non-violents-est-en-declin-depuis-une-decennie_6155460_3210.html">entretien au <em>Monde</em> en décembre 2022</a>, la politologue américaine Maria J. Stephan, une des deux autrices, admet que cette efficacité est en net déclin depuis une décennie.</p>
<h2>Vers la violence ?</h2>
<p>Une rupture est intervenue au début du siècle dans l’interlocution politique entre les peuples et les pouvoirs, cassant le pacte politique et démocratique implicite selon lequel le <em>cratos</em> (le pouvoir en grec) ne peut être sourd au <em>demos</em> (le peuple). Dans la recherche du consentement populaire, les États semblent passés de la construction patiente de l’hégémonie à l’établissement brutal de l’obéissance.</p>
<p>« Oderint, dum metuant ». « Qu’ils me haïssent, pourvu qu’ils me craignent » aurait dit l’empereur Caligula selon Cicéron. Cette phrase exprime l’essence la phase de <a href="https://theconversation.com/a-t-on-atteint-notre-capacite-collective-a-supporter-la-brutalite-du-monde-199736">brutalisation des rapports politiques</a> qui s’est ouverte avec le XXI<sup>e</sup> siècle. Alors que le <a href="https://theconversation.com/le-forum-social-mondial-reinvente-la-force-dune-idee-87135">Forum social Mondial de Porto Alegre</a> a fait lever l’espoir d’une contre-mondialisation pacifique, la répression des manifestations contre le sommet du G8 coûte la vie à <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Carlo_Giuliani">Carlo Giuliani</a>, un étudiant de 24 ans abattu par la police de Gènes le 20 juillet 2001.</p>
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<p>Les peuples ne choisissent pas sans raison de déborder du terrain de la non-violence. Depuis 20 ans, l’émeute ou l’affrontement prend souvent le pas sur le débat politique, comme nous l'avons vu le week end dernier lors des manifestations contre les mégabassines à Sainte-Soline. Tandis que la stratégie de répression mesure l’inquiétude des pouvoirs, le <a href="https://journals.openedition.org/socio/12034">langage du corps prend de plus en plus souvent le pas sur le langage des mots</a>.</p>
<p>Ce tournant est quantifiable. Je m’y suis investi depuis 2007 en constituant une base de données mondiale consultable en ligne sur le site [ <a href="https://berthoalain.com/">Anthropologie du présent</a>]. Le relevé se fait sur Google news les dernières 24 heures à partir de cinq mots clefs : <em>émeutes</em>, <em>affrontements</em>, <em>riots</em>, <em>clashes</em>, <em>disturbios</em>. Il est complété par des recherches spécifiques sur chaque lieu identifié en anglais et dans la langue du pays sur Google et sur YouTube. L’unité statistique de compte est un jour/une ville.</p>
<p>Toute confrontation physique collective entre des civils et les forces de l’ordre (armée ou police), ou entre les gens eux-mêmes (affrontements communautaires ou incidents de stade) y est répertoriée quelle que soit la gravité de l’événement ou son origine, de l’émeute spontanée aux incidents de manifestation. On parlera de <a href="https://www.cairn.info/revue-internationale-et-strategique-2014-1-page-73.htm">soulèvement</a> quand cette confrontation s’installe dans la durée et s’étend sur un territoire plus vaste.</p>
<h2>Des vagues de soulèvements</h2>
<p>Si les situations d’émeutes et d’affrontements civils locaux se multiplient, parfois, sans crier gare, l’étincelle met le feu au pays… ou à plusieurs. L’émeute devient soulèvement comme en France en <a href="https://theconversation.com/jeunes-de-quartier-2005-ca-a-marque-lhistoire-179799">2005</a>, en Grèce en 2008, en Tunisie en 2010, aux États-Unis en <a href="https://theconversation.com/mort-de-george-floyd-une-condamnation-historique-dans-une-societe-divisee-157164">2020</a>, en Iran en <a href="https://theconversation.com/ce-nest-pas-la-premiere-fois-que-les-iraniennes-descendent-dans-la-rue-cette-fois-ci-sera-t-elle-la-bonne-192480">2022</a>, la mort d’un jeune, d’un homme noir, d’une femme assassiné·e·s par le pouvoir est le levier de l’embrasement.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/513931/original/file-20230307-18-fh1wto.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="« Une émeute est le langage de ceux qui ne sont pas écoutés », sur une pancarte brandie lors d’une manifestation dénonçant la mort de George Floyd à Los Angeles, Californie le 30 mai 2020" src="https://images.theconversation.com/files/513931/original/file-20230307-18-fh1wto.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/513931/original/file-20230307-18-fh1wto.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/513931/original/file-20230307-18-fh1wto.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/513931/original/file-20230307-18-fh1wto.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/513931/original/file-20230307-18-fh1wto.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/513931/original/file-20230307-18-fh1wto.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/513931/original/file-20230307-18-fh1wto.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">« Une émeute est le langage de ceux qui ne sont pas écoutés », sur une pancarte brandie lors d’une manifestation dénonçant la mort de George Floyd à Los Angeles, Californie le 30 mai 2020.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Shutterstock</span>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span>
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<p>Ce début de siècle a été scandé par des vagues de soulèvement successives. En 2011, le <a href="https://theconversation.com/revolutions-arabes-an-x-des-societes-a-jamais-transformees-161029">« printemps arabe »</a> sidère le monde. Partout des peuples se sont levés avec le drapeau national comme étendard et la volonté farouche de « dégager » des pouvoirs honnis.</p>
<p>À compter du 15 mai 2011, le soulèvement et l’occupation des places traversent la méditerranée. Le double modèle de Tahrir (Égypte) et de la Puerta del Sol (Madrid), inspire les initiateurs d’<a href="https://luxediteur.com/catalogue/comme-si-nous-etions-deja-libres/">Occupy Wall Street</a> (New York) à partir du 15 octobre. Plus de 600 villes sont ainsi « occupées », redonnant temporairement consistance à la puissance symbolique de la non-violence. Ces places en sont le chaudron populaire de Taksim en Turquie (mai-juin 2013) à Maidan en Ukraine (2013-2014) jusqu’au mouvement des Ombrelles à Hong Kong (novembre-décembre 2014), puis au soulèvement de cette ville en juin-août 2019.</p>
<p>La troisième vague est celle de la justice et de la moralité politique (contre la corruption et le clientélisme). Par une révolte sur le prix de l’essence, les gilets jaunes ont inauguré et marqué une <a href="https://www.terrestres.org/2019/11/22/leffondrement-a-commence-il-est-politique/">année exceptionnelle de soulèvements nationaux</a>. <a href="https://editions-croquant.org/hors-collection/594-time-over.html">Vingt pays sont concernés</a>, sur quatre continents (France, Venezuela, Soudan, Haïti, Sénégal, Algérie, Colombie, Honduras, Hong Kong, Indonésie, Éthiopie, Bolivie, Équateur, Panama, Irak, Liban, Guinée, Catalogne, Iran, Inde). L’onde de choc se fait sentir jusqu’en 2022, y compris durant la pandémie.</p>
<h2>Vivre et survivre</h2>
<p>Le mouvement français contre la réforme des retraites s’inscrit dans cette troisième vague. Celle-ci s’enracine dans les mobilisations antérieures de survie ou de résistance vitale contre la vie chère et l’austérité, la pénurie d’eau ou d’électricité, la casse du statut et de la valeur du travail, jusqu’aux conséquences sociales de la gestion de la pandémie. Cette montée en puissance de la lutte contre la précarisation néo-libérale ne concerne pas que les pays les plus pauvres.</p>
<p>On peut remonter en 2006 dans notre pays avec le refus du Contrat Premier Embauche (CPE), dernière grande mobilisation nationale victorieuse. À l’échelle mondiale, le point de départ est sans doute l’année 2008, celles des <a href="https://www.monde-diplomatique.fr/publications/l_atlas_un_monde_a_l_envers/a53818">« émeutes de la faim"</a> consécutives à la spéculation financière sur les céréales. Des mobilisations violentes ont alors lieu en Indonésie en janvier, au Cameroun et aux Philippines en février au Sénégal en mars, à Haïti, en Côte d’Ivoire, en Égypte en avril.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/513463/original/file-20230304-28-58cdoi.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/513463/original/file-20230304-28-58cdoi.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/513463/original/file-20230304-28-58cdoi.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=451&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/513463/original/file-20230304-28-58cdoi.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=451&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/513463/original/file-20230304-28-58cdoi.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=451&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/513463/original/file-20230304-28-58cdoi.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=567&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/513463/original/file-20230304-28-58cdoi.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=567&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/513463/original/file-20230304-28-58cdoi.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=567&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Émeutes et affrontements durant des mobilisation pour la retraite 2009-2022.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Alain Bertho</span></span>
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<p>La retraite comme question vitale n’est pas qu’une affaire française, ni même européenne. Si elle mobilise l’Espagne (2011), la Grèce (2016) et la Russie (2018), elle mobilise aussi en Asie (Sri Lanka 2011 et Taiwan 2017), en Afrique du Nord (Maroc 2016 et Algérie 2018) et surtout en l’Amérique latine (Argentine 2012, Chili 2016, Nicaragua 2018, Colombie 2019 et Brésil 2021).</p>
<p>La France y tient pourtant une place particulière. A-t-on déjà oublié la dureté du mouvement de 2010, sa détermination tant dans les blocages que dans les solidarités interprofessionnelles, la place particulière tenue par une <a href="https://berthoalain.com/2010/10/09/reforme-des-retraites-troubles-lyceens-octobre-2010/">jeunesse lycéenne réprimée avec une brutalité sans précédent</a>] ? A-t-on oublié que cette puissance collective fut sans effet décisif sur les décisions gouvernementales ? Il est vraisemblable que les stratégies syndicales de l’époque cherchaient <a href="https://www.lesechos.fr/2010/11/retraites-la-cfdt-gagne-a-perdre-1088169">moins la victoire immédiate que le pouvoir de peser sur l’élection de 2012</a>.</p>
<h2>La quête d’une autre politique</h2>
<p>La stratégie syndicale de 2023 semble assimiler l’expérience de 2010, dans ses rapports avec les partis comme dans son attitude inclusive à l’égard de la diversité des luttes.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/513933/original/file-20230307-18-ec6yuw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Émeute lors de manifestations contre le gouvernement à Antagagosta au Chili le 21 octobre 2019" src="https://images.theconversation.com/files/513933/original/file-20230307-18-ec6yuw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/513933/original/file-20230307-18-ec6yuw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/513933/original/file-20230307-18-ec6yuw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/513933/original/file-20230307-18-ec6yuw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/513933/original/file-20230307-18-ec6yuw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/513933/original/file-20230307-18-ec6yuw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/513933/original/file-20230307-18-ec6yuw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Émeute lors de manifestations contre le gouvernement à Antagagosta au Chili le 21 octobre 2019.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Shutterstock</span>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc-sa/4.0/">CC BY-NC-SA</a></span>
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<p>Mais l’ampleur et de la rapidité de la catastrophe climatique comme l’expérience de la pandémie semble accélérer le temps des exigences. La question du sens du travail et de la valeur de la vie prend une épaisseur inédite, notamment dans une jeunesse tentée par la <a href="https://theconversation.com/agroparistech-quand-de-futurs-ingenieurs-racontent-leur-conversion-ecologique-183764">« désertion »</a>.</p>
<p>Des dominations structurelles de l’humanité sont massivement remises en cause, faisant de <a href="https://blogs.mediapart.fr/alain-bertho/blog/300121/bilan-2020-les-peuples-ne-peuvent-plus-respirer">« I can’t breathe »</a> et de « Femme Vie Liberté » des slogans à résonance mondiale. Face à la gestion purement comptable de la vie, l’époque s’apparente à une sorte de <a href="https://www.terrestres.org/2019/11/22/leffondrement-a-commence-il-est-politique/">« soulèvement du vivant »</a>.</p>
<p>Ce contexte alimente la profondeur du refus populaire de la réforme. Mais la question stratégique reste entière. S’il est avéré que depuis le début du siècle, les stratégies non-violentes perdent nettement en efficacité en raison de l’intransigeance des pouvoirs, émeutes et soulèvements n’ont pas fait la preuve d’une plus grande efficience.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/reforme-des-retraites-bloquer-les-chaines-dapprovisionnement-est-il-plus-efficace-que-manifester-201002">Réforme des retraites : bloquer les chaînes d’approvisionnement est-il plus efficace que manifester ?</a>
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<p>Combien, depuis le début du siècle, ont été couronnés de succès et à quel prix ? Qu’est devenu le <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/tunisie/tunisie-egypte-libye-dix-ans-apres-ou-en-sont-les-pays-qui-ont-connu-un-printemps-arabe_4253173.html">« printemps de jasmin » tunisien de 2011</a> ? Où en est <a href="https://www.cairn.info/revue-multitudes-2022-4-page-22.htm">« Femmes Vie Liberté »</a> en Iran ? Quel prix ont payé les Chiliennes et Chiliens à qui on avait <a href="https://www.politis.fr/articles/2019/10/chili-ils-nous-ont-tant-vole-quils-nous-ont-meme-pris-notre-peur-40959/">« tout volé même la peur »</a>, pour finalement renverser le Président Pinera ?</p>
<p>Face à l’incontournable confrontation, l’enjeu est partout de dépasser la simple capacité de résistance pour incarner une alternative face à la brutalité de gouvernements qui dépolitisent leurs décisions. Voilà le fil rouge des soulèvements du siècle : comment incarner une restauration de la politique, de la délibération populaire, de la décision collective.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/514163/original/file-20230308-24-olplyc.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/514163/original/file-20230308-24-olplyc.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=250&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/514163/original/file-20230308-24-olplyc.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=250&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/514163/original/file-20230308-24-olplyc.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=250&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/514163/original/file-20230308-24-olplyc.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=314&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/514163/original/file-20230308-24-olplyc.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=314&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/514163/original/file-20230308-24-olplyc.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=314&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">« I can’t breathe ». Saint-Denis juin 2020.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Alain Bertho</span></span>
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</figure><img src="https://counter.theconversation.com/content/200950/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Alain Bertho ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Depuis 20 ans, l’émeute ou l’affrontement prend souvent le pas sur le débat politique mais les peuples ne choisissent pas sans raison de déborder du terrain de la non-violence.Alain Bertho, Professeur émérite d'anthropologie, Université Paris 8 – Vincennes Saint-DenisLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2002112023-03-08T19:05:16Z2023-03-08T19:05:16ZCe que les grèves britanniques ont d’historique<p>Une grève « inédite » et « historique » : c’est en ces termes que la <a href="https://www.lefigaro.fr/conjoncture/greve-historique-au-royaume-uni-20230131">presse</a> francophone qualifie volontiers le mouvement social que connaît le Royaume-Uni depuis l’été 2022, marqué par une mobilisation massive de nombreux corps de métier autour des problématiques de la baisse du pouvoir d’achat, de la fragilisation des statuts socio-professionnels et, indirectement, de la qualité des services publics.</p>
<p>Qu’en est-il en réalité ? En quoi le mouvement actuel se distingue-t-il des grandes grèves ayant marqué l’histoire sociale britannique de ces cinquante dernières années ? Les participants sont-ils plus nombreux, et viennent-ils d’autres milieux que précédemment ? Quelques éléments de réponse.</p>
<h2>Quantifier les grèves : ce qui se compte</h2>
<p>Pour mesurer l’ampleur d’un mouvement de grèves, les <a href="https://www.cairn.info/revue-politix-2009-2-page-51.htm">analystes se sont dotés d’un outil quantitatif</a> : le nombre de journées de travail perdues. Cet indicateur, qui privilégie une approche comptable, peut surprendre ou sembler désincarné, voire déshumanisant pour les grévistes, mais il est en fait assez fidèle à l’esprit des travaux de Marx.</p>
<p>Chez le penseur de la lutte des classes, le temps de travail est une variable fondamentale (voir par exemple le <a href="https://www.marxists.org/francais/marx/works/1867/Capital-I/kmcapI-10-1.htm">Chapitre X</a> du <em>Capital</em> sur la journée de travail). C’est la durée du travail imposée aux ouvriers qui détermine le profit que peuvent réaliser leurs employeurs. Quand le temps de travail tombe à zéro un jour de grève, le profit aussi.</p>
<p>Cet indicateur n’est donc pas aussi abstrait qu’il y paraît, et rend compte assez fidèlement des rapports de force entre travailleurs et employeurs. Il présente également l’avantage de permettre des comparaisons entre différents pays ou différentes époques.</p>
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<p>Au Royaume-Uni, le <a href="https://books.openedition.org/pus/4523?lang=fr">record fut atteint en 1926</a>, avec plus de 162 millions de journées perdues lors d’une grève générale menée par les mineurs, dont les conditions de travail et de rémunération étaient menacées, et soutenue par d’autres secteurs. Des pics de contestation sociale sont ensuite enregistrés en <a href="https://okina.univ-angers.fr/publications/ua3057/1/la_guerre_est_declaree2.pdf">1972</a>, <a href="https://journals.openedition.org/rfcb/1683">1979</a> et en <a href="https://www.history.ox.ac.uk/miners-strike-1984-5-oral-history">1984</a> : ces années-là, celles de la mise en œuvre de politiques de plus en plus libérales par les premiers ministres Edward Heath (1970-1974) et Margaret Thatcher (1979-1990), le total de journées de grève a été compris entre 20 et 30 millions.</p>
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<p>Après 1985, qui fut <a href="https://www.lesechos.fr/2018/07/1984-1985-la-dame-de-fer-contre-les-hommes-du-charbon-1120320">l’année de la défaite des mineurs après une grève de plusieurs mois</a>, les chiffres baissent tout en restant substantiels, puis s’effondrent au début des années 1990 : ils ne dépassent plus alors le million qu’en quelques occasions. Derrière cette baisse de la conflictualité sociale se cache le <a href="https://www.syllepse.net/ici-notre-defaite-a-commence-_r_46_i_680.html">traumatisme de la défaite de 1985</a> et le <a href="https://tribunemag.co.uk/2020/06/blairs-trade-union-reform-at-20">développement continu de la législation anti-syndicale</a>, tant sous le conservateur John Major que sous son successeur travailliste (et très centriste) Tony Blair.</p>
<p>La dynamique de la grève, sur le temps long, va donc decrescendo. Mais si l’on observe les chiffres les plus récents, on constate que les derniers mois vont à l’encontre de cette pente historique : sur le deuxième semestre de 2022, le pays totalise <a href="https://www.lefigaro.fr/flash-eco/royaume-uni-le-chomage-reste-stable-en-decembre-dans-une-economie-qui-stagne-20230214">plus de 2,3 millions de journées de travail perdues</a>, avec une tendance à la hausse de mois en mois, qui ne s’est d’ailleurs pas démentie en ce début 2023. De tels chiffres n’avaient plus été atteints depuis 1989.</p>
<p>Le conflit actuel est donc d’ores et déjà, selon cette métrique, le plus important des trente dernières années, soit une génération. Quantitativement, c’est incontestable : la vague de grèves actuelle est bel et bien historique.</p>
<h2>Qualifier les grèves : ce qui se voit</h2>
<p>Mais compter les jours de grève ne suffit pas à saisir la spécificité d’un mouvement syndical ; il faut aussi déterminer, qualitativement, quels secteurs y sont impliqués.</p>
<p>En juin 2022, les <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2022/06/23/deuxieme-grand-jour-de-greve-des-cheminots-britanniques_6131720_3210.html">cheminots britanniques</a> sont parmi les premiers à recourir à la grève pour faire entendre leurs revendications salariales. Après eux viennent d’autres travailleurs des services d’intérêt collectifs – terme que l’on préfère à celui de « services publics » au Royaume-Uni, car il permet de désigner aussi ceux d’entre eux qui ont été privatisés, <a href="https://www.cairn.info/revue-chronique-internationale-de-l-ires-2020-1-page-30.htm">dont le rail fait justement partie</a>.</p>
<p>Les chauffeurs de bus, mais aussi les facteurs se mettent en grève, également sur la question des salaires, à laquelle s’ajoute pour ces derniers la question de « l’uberisation » de leur métier, rendue possible par la <a href="https://www.latribune.fr/actualites/economie/union-europeenne/20130711trib000775231/la-privatisation-de-royal-mail-ne-passe-pas-comme-une-lettre-a-la-poste.html">privatisation de la <em>Royal Mail</em> en 2013</a>.</p>
<p>Plus tard dans l’année 2022, ces bastions syndicaux sont imités par d’autres secteurs moins familiers de l’action collective : dans la santé (infirmiers, ambulanciers et internes), dans l’éducation (enseignants, universitaires, directeurs d’école), mais aussi pompiers, personnel du contrôle aux frontières dans les aéroports, examinateurs du permis de conduire. Tous se mobilisent sur la question salariale, avec des inflexions particulières selon les secteurs.</p>
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<p>Mais, et c’est là l’une des spécificités du mouvement actuel, les employés des services d’intérêt collectif ne sont pas les seuls à prendre part à ce mouvement. Dans le secteur privé aussi, où les syndicats sont beaucoup moins présents (<a href="https://assets.publishing.service.gov.uk/government/uploads/system/uploads/attachment_data/file/1077904/Trade_Union_Membership_UK_1995-2021_statistical_bulletin.pdf">12,8 % de syndiqués en 2021, contre 50,1 % dans le secteur public</a>), les conflits salariaux se sont multipliés au cours des derniers mois.</p>
<p>On peut ainsi citer les dockers (ceux de Liverpool ont obtenu des augmentations <a href="https://www.unitetheunion.org/news-events/news/2022/november/liverpool-dockers-celebrate-major-victory-after-unite-secures-pay-deal-worth-between-143-and-185/">allant de 14,3 % à 18,5 %</a>), ou encore les <a href="https://www.theguardian.com/business/2022/aug/10/ineos-grangemouth-oil-refinery-pay-dispute-strikes-inflation">employés de la pétrochimie</a> et ceux <a href="https://www.lesechos.fr/industrie-services/conso-distribution/greve-inedite-des-employes-damazon-au-royaume-uni-1900572">d’Amazon</a>.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/513700/original/file-20230306-18-dg98my.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/513700/original/file-20230306-18-dg98my.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/513700/original/file-20230306-18-dg98my.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=886&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/513700/original/file-20230306-18-dg98my.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=886&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/513700/original/file-20230306-18-dg98my.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=886&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/513700/original/file-20230306-18-dg98my.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1113&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/513700/original/file-20230306-18-dg98my.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1113&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/513700/original/file-20230306-18-dg98my.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1113&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Des manifestantes demandent la revalorisation des salaires dans le secteur de la santé à Londres le 20 décembre 2022.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.shutterstock.com/fr/image-photo/london-uk-december-20th-2022-england-2240025823">Brian Minkoff/Shutterstock</a></span>
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<p>Il faut noter encore que les femmes sont en première ligne des grèves britanniques d’aujourd’hui. Elles représentent <a href="https://www.tuc.org.uk/EqualityAudit2022?page=2=">plus de la moitié</a> des personnes syndiquées, sont très largement majoritaires dans certains secteurs mobilisés (<a href="https://www.counterfire.org/article/a-womens-strike-wave-weekly-briefing/">infirmières et enseignantes notamment</a>) et deux des principaux syndicats, <em>Unite</em> dans le privé et <em>Unison</em> dans le public, sont <a href="https://www.theguardian.com/politics/2022/dec/02/who-female-union-leaders-uk-strike-action">menés par des femmes</a>. Cette féminisation du mouvement social répond à celle du marché du travail, et vient renouveler un mouvement syndical longtemps dominé par les hommes et le secteur manufacturier.</p>
<p>Femmes et hommes en grève sont engagés dans des bras de fer salariaux avec leurs patrons : chaque conflit est indépendant et peut aboutir ou échouer. Si des journées de grèves et d’actions coordonnées entre syndicats et entre secteurs sont organisées, comme le <a href="https://www.tf1info.fr/international/ecoles-trains-administration-journee-de-greve-inedite-au-royaume-uni-ce-mercredi-1er-fevrier-pour-de-meilleurs-salaires-2246742.html">1er février 2023</a>, les grévistes ne défilent par derrière un mot d’ordre commun, comme le retrait de la réforme des retraites en France.</p>
<p>Il n’en reste pas moins que leurs revendications résonnent les unes avec les autres, et que la victoire ou la présence en manifestation d’un secteur donne confiance aux autres. Cette multiplication des secteurs, ces résonances et ces ébauches de coordination font donc de ces grèves un mouvement sinon inter-, du moins pluri-, ou multiprofessionnel. En cela, on retrouve ici une dynamique de construction d’alliances qui évoque, sans l’égaler pour le moment, le soutien aux mineurs en grève par le reste du mouvement social dans les années 1980.</p>
<h2>Décrypter le mouvement : ce qui ne se voit pas</h2>
<p>En plus d’être important par le nombre et la diversité des grévistes, ce mouvement a deux caractéristiques moins tangibles, mais qui font aussi sa spécificité.</p>
<p>La vague de grèves actuelle est la première de cette ampleur depuis le déploiement progressif et continu d’une sévère législation anti-syndicale au cours des quatre dernières décennies. Sans rentrer ici dans les détails (on se référera aux travaux de <a href="https://journals.openedition.org/rfcb/1148">Marc Lenormand</a> sur ce sujet), entreprendre une grève au Royaume-Uni aujourd’hui relève en soi d’un tour de force.</p>
<p>Les syndicats sont tenus, pour organiser une grève, de consulter leurs adhérents par voie postale, avec des conditions strictes de participation, et ne peuvent le faire qu’au sujet d’un conflit actuel et circonscrit à la question du salaire ou des conditions de travail. Le volet le plus récent de cet arsenal législatif, le projet de loi <em>Strikes (Minimum Services Levels) Bill 2023</em> est <a href="https://www.gov.uk/government/publications/strikes-minimum-services-levels-bill-2023">actuellement en discussion au Parlement</a>. La loi permettra des réquisitions de grévistes dans six secteurs jugés essentiels (santé, pompiers, éducation, transport, contrôle aux frontières et nucléaire) pour qu’un <a href="https://www.lefigaro.fr/social/royaume-uni-le-gouvernement-conservateur-va-instaurer-un-service-minimum-lors-des-greves-20230105">service minimum</a> soit assuré, sous peine de licenciement en cas de refus. Le degré de colère et de détermination des grévistes britanniques se mesure donc aussi à la hauteur des embûches qui se dressent sur leur chemin. Les 2,3 millions de journées de grève se sont déroulées dans un contexte particulièrement difficile.</p>
<p>Enfin, ce contexte invite aussi à ne pas réduire le mouvement à l’expression de ses revendications officielles. Formuler leurs revendications en termes salariaux est une nécessité légale pour les syndicats britanniques, ce qui explique que la <a href="https://national-education-union.boast.io/w/da9f499c-89e6-43d7-a62f-458c69bed8fb">banderole</a> officielle de la <em>National Union of Education</em> réclame des hausses de salaire (<em>Pay Up !</em>) mais que la myriade de pancartes faites à la main qui l’entourent en manifestation témoigne de revendications beaucoup plus variées.</p>
<p>La question des salaires est en soi un motif de colère dans un pays où l’inflation est si haute et les salaires si bas que le pouvoir d’achat est en chute libre (<a href="https://www.mirror.co.uk/news/politics/teachers-hit-5-real-terms-28927626">-13 % sur dix ans pour la majorité des enseignants</a>).</p>
<p>Mais les grévistes réclament aussi, selon les cas, de meilleurs statuts, de meilleurs horaires, et surtout, de meilleures conditions d’accueil des usagers dans les services publics, donc des embauches massives, notamment dans l’éducation et la santé. En cela, ces grèves ont aussi des résonances avec la situation française, où le mouvement contre la réforme des retraites porte aussi implicitement sur le modèle social du pays. La simultanéité de ces deux mouvements, où les syndicats sont en pointe, est aussi une spécificité de la conjoncture actuelle. S’il est trop tôt pour dire si celle-ci est historique à l’échelle de l’espace transmanche, il ne fait pas de doute que les grèves britanniques actuelles, par leur ampleur, leur diversité et leur portée, sont un moment d’histoire singulier.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/200211/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Clémence Fourton est membre de l'Union syndicale Solidaires. </span></em></p>Le Royaume-Uni connaît depuis des mois un mouvement social de grande ampleur, sans précédent depuis les grèves des mineurs des années 1970 et 1980.Clémence Fourton, Maîtresse de conférences en études anglophones, Sciences Po LilleLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2010022023-03-06T19:31:40Z2023-03-06T19:31:40ZRéforme des retraites : bloquer les chaînes d’approvisionnement est-il plus efficace que manifester ?<p>La réforme des retraites voulue par Emmanuel Macron est à l’origine depuis janvier 2023 d’un mouvement social de grande ampleur. Il se caractérise notamment par des manifestations régulières pendant lesquelles plusieurs centaines de milliers de personnes arpentent les villes pour dire « non » à un allongement de la durée de cotisation et un report de l’âge du départ à la retraite de 62 à 64 ans.</p>
<p>Plus symbolique encore, le puissant front intersyndical menace de <a href="https://www.rfi.fr/fr/%C3%A9conomie/20230305-la-mobilisation-contre-la-r%C3%A9forme-des-retraites-se-pr%C3%A9pare-%C3%A0-mettre-la-france-%C3%A0-l-arr%C3%AAt">« mettre la France à l’arrêt »</a>, en encourageant des grèves sur plusieurs jours dans des secteurs jugés stratégiques comme le transport ou le raffinage du pétrole.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/retraites-vers-un-durcissement-du-mouvement-social-pour-faire-reculer-le-gouvernement-199815">Retraites : vers un durcissement du mouvement social pour faire reculer le gouvernement ?</a>
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<p>De telles démarches ont pour objectif de faire plier le gouvernement pour qu’il abandonne cette réforme. Or, manifester dans les rues et paralyser le pays exige une forte implication des salariés, alors même que la crise du pouvoir d’achat les rend parfois frileux à conduire des actions dures et coûteuses pour leur fin de mois.</p>
<p>Une autre option pourrait être envisagée par les personnes mobilisées : bloquer les flux et donc les chaînes d’approvisionnement des marchandises pour geler tout le système et gagner la bataille face au politique. L’investissement humain pour y parvenir serait certainement plus faible, à condition de bien comprendre comment fonctionnent aujourd’hui la plupart des chaînes logistiques.</p>
<h2>Des flux de plus en plus « concentrés »</h2>
<p>L’évolution des chaînes logistiques, le plus souvent connues sous l’appellation anglo-saxonne de <em>supply chains</em>, obéit à une tendance de fond pour un très grand nombre de produits. Le modèle dominant est celui d’une concentration des opérations d’approvisionnement depuis les usines sur quelques « nœuds » logistiques, aujourd’hui dénommés <em>hubs</em>, avant une expédition des produits finis vers différents points de réception (magasin, <em>drive</em>, point relais, domicile du client).</p>
<p>La raison principale en est la réduction des coûts unitaires par le biais d’une massification extrême des flux. Pour une usine, approvisionner un <em>hub</em> avec des centaines de tonnes de produits est plus avantageux que livrer des centaines de magasins en direct avec à peine quelques dizaines de kilos par camion.</p>
<p><a href="https://classiques-garnier.com/european-review-of-service-economics-and-management-2020-2-n-10-varia-service-innovation-in-historical-perspective.html">Le modèle des hubs</a> s’est donc imposé depuis plusieurs décennies, autant pour des acheminements transcontinentaux, avec des porte-conteneurs géants pouvant transporter jusqu’à 20 000 caisses à la fois, que pour des acheminements nationaux, avec des trains complets livrant quelques plates-formes et entrepôts régionaux chargés ensuite d’alimenter les points de réception.</p>
<h2>Vulnérabilité des <em>hubs</em></h2>
<p>Si la vulnérabilité du modèle des <em>hubs</em> n’est pas ignorée, elle reste en tout cas <a href="https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=275154">largement minorée</a>. En effet, un <em>hub</em> est une sorte de nœud logistique vers lequel convergent des millions de produits avant d’alimenter les marchés, autrement dit la demande des consommateurs. Si une action coordonnée est conduite par quelques manifestants et syndicalistes pugnaces, qui bloquent les entrées et sorties du <em>hub</em>, le <a href="https://www.contretemps.eu/ouvriers-logistique-syndicalisme-strategie/">risque d’asphyxie de la chaîne logistique</a> devient maximal. Si l’on devait prendre une image qui rappellera de mauvais souvenirs aux victimes d’un infarctus, c’est un peu comme si le sang (les produits finis) venait à ne plus circuler dans les artères (les points de réception des produits). Convenons-en : voilà un extraordinaire pouvoir de nuisance… ou de négociation musclée.</p>
<p>Imaginons en outre un instant que les <em>hubs</em> se regroupent sur un même lieu, par exemple pour bénéficier de facilités d’accès à des infrastructures routières ou ferroviaires, mais aussi de la mise en commun de services aux professionnels. Là aussi, il suffit de s’intéresser au secteur de la logistique pour découvrir qu’il s’agit d’une réalité courante : celle des « centres de fret » et autres « zones logistiques », dont un exemple remarquable est fourni par la <a href="https://www.saintmartindecrau.fr/Zone-ecopole.html">zone logistique de Saint-Martin-de-Crau</a>, dans les Bouches-du-Rhône, au bord de l’autoroute qui relie Marseille à l’Espagne et à l’Europe du Nord. Dans ce cas, quelques dizaines de grévistes bien placés sur le site bloqueront sans difficulté… une vingtaine de <em>hubs</em> d’entreprises à la fois, voire plus.</p>
<h2>Peur sur la distribution alimentaire</h2>
<p>On parle souvent de la fragilité de la chaîne logistique de l’automobile, apparue au grand jour pendant la <a href="https://theconversation.com/coronavirus-un-revelateur-de-la-fragilite-du-systeme-logistique-mondial-132780">crise de la Covid-19</a> lorsque des approvisionnements en matières et composants ont été interrompus. Pourtant, c’est au niveau de la distribution alimentaire que la vulnérabilité des <em>hubs</em> pourrait avoir les effets les plus importants. En effet, les magasins et <em>drives</em> alimentaires fonctionnent selon une logique de stock zéro, notamment pour améliorer leur performance financière. C’est par conséquent un approvisionnement journalier par un <em>hub</em> (entrepôt ou plate-forme) qui a été mis en place, et il suffit que le <em>hub</em> soit bloqué pour qu’en l’espace de quelques jours, les rayons soient totalement dégarnis, avec les comportements hystériques de certains consommateurs que nous avons connus en <a href="https://www.lemonde.fr/big-browser/article/2020/03/23/Covid-19-dans-le-monde-la-fievre-du-stockage-et-une-ruee-sur-le-papier-toilette_6034158_4832693.html">2020</a> (les fameuses batailles rangées autour… du papier toilette).</p>
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<p>Un célèbre distributeur alimentaire a connu une telle mésaventure il y a quelques décennies de cela. Un conflit du travail d’une rare intensité a conduit au blocage de l’un de ses <em>hubs</em>, pendant près d’une année, par une trentaine de syndicalistes. Ces militants ont ainsi obligé le distributeur à faire livrer ses magasins du Sud-Est de la France à partir d’un <em>hub</em> déporté, localisé à plusieurs centaines de kilomètres de là. Résultat : une explosion des coûts de livraison qui a entraîné une augmentation des prix de vente des produits et la défection d’une partie importante de la clientèle des magasins. Autrement dit, une trentaine de personnes ont « mis à genoux » l’un des plus puissants distributeurs français, sachant qu’il est loin d’être le seul à avoir connu une <a href="https://www.ouest-france.fr/bretagne/cotes-d-armor/bretagne-la-cgt-menace-de-bloquer-l-approvisionnement-des-magasins-carrefour-f4b3e3f0-955a-11eb-86f2-205af1d9b1c1">telle mésaventure</a>.</p>
<h2>Des gouvernements peuvent plier</h2>
<p>Il est donc fort probable que bloquer les flux est plus efficace que manifester pour atteindre un objectif, qu’il s’agisse de négocier le retrait d’une réforme des retraites ou, hélas, de renverser par la force un régime politique.</p>
<p>Dans un article publié au début des années 1980, <a href="https://www.cairn.info/les-grands-auteurs-en-logistique-et-supply-chain--9782847698770-page-94.htm">Jacques Colin</a>, l’un des penseurs visionnaires de la pensée logistique française, avait évoqué le « syndrome chilien », en rappelant que la chute du président Allende et l’arrivée au pouvoir de la sanglante dictature du général Pinochet trouvaient leur origine dans une grève de transporteurs routiers <a href="https://www.researchgate.net/publication/313861112_Une_greve_insurrectionnelle_a_front_renverse_La_rebellion_de_la_bourgeoisie_chilienne_contre_le_gouvernement_de_Salvador_Allende_en_octobre_1972">(financés par la CIA)</a> qui avait justement bloqué les flux de produits alimentaires à destination de la capitale, en créant un mécontentement violent des <a href="https://www.lemonde.fr/archives/article/1973/08/18/le-parti-democrate-chretien-soutient-les-transporteurs-routiers-en-greve_2561850_1819218.html">classes moyennes</a>. Comme le notait Jacques Colin, il avait suffi pour cela de placer quelques camions sur un nombre réduit d’axes passants.</p>
<p>Plus près de nous, le mouvement des « gilets jaunes » de 2018 a montré que le blocage de ronds-points pouvait avoir des effets délétères sur les flux de produits, jusqu’à faire plier le gouvernement français quant à l’augmentation programmée du prix des carburants (hausse de la TIPP).</p>
<p>Certes, il fut alors question du <a href="https://www.supplychainmagazine.fr/bibliotheque-numerique/supply-chain-magazine/27/cote-recherche/gilets-jaunes-vers-un-nouveau-modele-de-perturbation-des-chaines-logistiques-551940.php">blocage de plusieurs milliers de ronds-points</a> dans toute la France, ce qui n’est pas simple à organiser. En ce qui concerne la distribution alimentaire, l’ampleur des blocages pour paralyser les flux serait certainement beaucoup plus faible, sans doute de l’ordre d’une centaine de sites en France. En bref, rien à voir avec des foules record qui battent le pavé, et dont l’action ponctuelle d’une journée sera peu comparable à une paralysie durable de <em>hubs</em> risquant de créer des mouvements de panique incontrôlables chez les clients de la distribution alimentaire, et une potentielle menace pour le gouvernement.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/201002/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Gilles Paché ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Depuis le mois de janvier, les manifestations se multiplient contre la réforme des retraites. Mais s’agit-il de la méthode la plus adaptée pour faire plier Emmanuel Macron et son gouvernement ?Gilles Paché, Professeur des Universités en Sciences de Gestion, Aix-Marseille Université (AMU)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2012142023-03-06T19:31:20Z2023-03-06T19:31:20ZComment les manifestants sont-ils comptés ?<p>« La manifestation contre la réforme des retraites mardi 31 janvier a rassemblé 2,8 millions de personnes en France, d’après la CGT, qui a également évoqué 500 000 personnes dans le cortège parisien. La police a estimé à 1,2 million le nombre de manifestants dans le pays et 87 000 dans la capitale. Le cabinet indépendant Occurrence n’en a lui dénombré que 55 000 dans les rues de Paris », comme l’a rapporté <a href="https://www.la-croix.com/France/Reforme-retraites-2023-28-millions-manifestants-selon-CGT-prochaines-mobilisations-7-11-fevrier-2023-01-31-1201253174">« La Croix »</a>.</p>
<p>Le conflit social de ce début 2023 donne lieu aux habituelles polémiques sur le comptage des manifestants. Les médias ont pris l’habitude de présenter deux chiffres très éloignés, en miroir, sans plus de commentaire : beaucoup semblent penser vaguement que « la vérité est entre les deux ». Est-il si difficile, dans un pays développé, au début du XXI<sup>e</sup> siècle, de déterminer approximativement combien de personnes ont participé à une manifestation déclarée, prévue et autorisée ?</p>
<h2>Pour la police, le compte est bon</h2>
<p>Tout le monde ne se résigne pas à cette situation. En 2014, une <a href="https://www.huffingtonpost.fr/actualites/article/manifestations-une-commission-pour-ameliorer-le-comptage_45265.html">commission d’étude</a> sur le comptage des manifestants a été mise en place par le Préfet de police de Paris. Elle était constituée par Dominique Schnapper, ancienne membre du Conseil constitutionnel, Pierre Muller, ancien inspecteur général de l’Insee, et Daniel Gaxie, professeur de science politique à Paris.</p>
<p>Ces trois personnalités ont remis leur <a href="https://www.actuel-ce.fr/sites/default/files/article-files/ce/rapportmanifestations31mars15.pdf">rapport</a> en avril 2015. Pour l’essentiel, ce rapport validait les méthodes de comptage de la préfecture de police. La presse nationale y a très largement fait écho à l’époque, et aucune voix ne s’est élevée pour contester cette conclusion. <a href="https://www.liberation.fr/futurs/2015/04/13/et-les-meilleurs-en-comptage-de-manifestants-sont-les-policiers_1240327/"><em>Libération</em></a> a même titré « Et les meilleurs en comptage de manifestants sont… les policiers ». Une expérience menée par des journalistes de <a href="https://www.mediapart.fr/journal/france/121010/paris-mediapart-compte-le-chiffre-qui-fache">Mediapart</a> avait d’ailleurs conclu dans le même sens quelques années auparavant.</p>
<p>Après ce rapport, on aurait pu espérer un changement. Il n’en a rien été, ni en 2016 (manifestations contre la loi Travail), ni en 2017 (rassemblements à l’occasion de l’élection présidentielle). De nouveau, un effort a été entrepris. Fin 2017, un collectif de 80 médias a mandaté un cabinet d’études spécialisé, Occurrence, pour réaliser des estimations du nombre de manifestants dans les cortèges, indépendamment du travail du ministère de l’Intérieur et des comptages des syndicats. Cinq ans après, <a href="https://www.acrimed.org/Occurrence-le-fiasco-du-comptage-independant-des">cette tentative d’arbitrage a fait long feu</a> : les syndicats et les partis de gauche récusent les estimations d’Occurrence, les jugeant trop proches de celles du ministère de l’Intérieur. Retour à la case départ.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/MAjgoB5tVE4?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Un collectif de 80 médias a mandaté un cabinet d’études spécialisé, Occurrence, pour réaliser des estimations du nombre de manifestants dans les cortèges.</span></figcaption>
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<h2>Pourquoi cette impasse du comptage ?</h2>
<p>S’agit-il d’un désaccord sur la définition de l’objet à mesurer ? On le sait, tout travail statistique sérieux suppose un effort de définition ; et l’objet « manifestation » n’est pas aussi simple qu’il y paraît. Les défilés peuvent avoir plusieurs parcours ; certains manifestants peuvent n’en réaliser qu’une partie ou la manifestation peut s’étirer dans le temps.</p>
<p>Mais tout cela ne peut avoir qu’une influence limitée. Délimitée dans le temps et dans l’espace, caractérisée par une intention commune claire des participants, la manifestation classique est un « objet social » bien plus simple que beaucoup d’autres : bien plus simple, par exemple, que les démonstrations des « gilets jaunes » en 2018-2019. Pour définir une manifestation classique, un petit nombre de caractéristiques suffisent, et peuvent faire l’objet d’un accord rapide.</p>
<p>S’agit-il, alors, d’incertitudes dues aux méthodes de mesure ?</p>
<h2>Un problème de méthode ?</h2>
<p>Les méthodes de la préfecture de police de Paris n’ont rien de moderne : selon le rapport de la commission Schnapper, ce sont des fonctionnaires de police, placés en hauteur dans plusieurs locaux en bordure du parcours des cortèges, qui comptent « à vue », manuellement, les rangées qui défilent, pendant toute la durée de la manifestation. Ce travail est recommencé quelques jours après, en bureau, en visionnant des vidéos de l’évènement. Les différents comptages sont confrontés, et une estimation finale est produite et diffusée à la presse.</p>
<p>On connaît très peu les méthodes des syndicats : « nous n’avons pas pour habitude de communiquer sur nos méthodes de comptage » a déclaré par exemple un porte-parole de la CGT au <a href="https://www.letelegramme.fr/economie/retraites/comment-se-deroule-le-comptage-des-manifestants-et-pourquoi-est-il-si-controverse-31-01-2023-13270046.php">Télégramme de Brest</a> après la manifestation du 31 janvier, et <a href="https://www.dailymotion.com/video/x3dp9jo">ce syndicat a refusé d’être entendu par la commission Schnapper en 2014</a>. <a href="https://www.lavoixdunord.fr/1286120/article/2023-02-01/comptage-des-manifestants-comment-expliquer-les-differentes-estimations">D’autres sources au sein des syndicats</a> affirment que des comptages sont réalisés à partir des moyens de transports – trains et bus – réservés pour amener les groupes de manifestants sur place. Les syndicats font aussi appel à des compteurs qui se placent à des points de passage précis du cortège. Chaque union départementale effectue un comptage et fait ensuite remonter les chiffres au siège national. Mais comment sont prises en compte les données sur les cars ? Comment sont éliminés les double-comptes ? Et surtout, comment un comptage « depuis le sol » peut-il s’appliquer à une foule nombreuse dans une avenue de Paris ?</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/513675/original/file-20230306-17-kex2vx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Manifestation pour la défense des retraites du 31 janvier 2023" src="https://images.theconversation.com/files/513675/original/file-20230306-17-kex2vx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/513675/original/file-20230306-17-kex2vx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/513675/original/file-20230306-17-kex2vx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/513675/original/file-20230306-17-kex2vx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/513675/original/file-20230306-17-kex2vx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/513675/original/file-20230306-17-kex2vx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/513675/original/file-20230306-17-kex2vx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">La méthode de comptage la plus répandue est simple : se placer en bordure du parcours des cortèges et compter « à vue », manuellement, les rangées qui défilent, pendant toute la durée de la manifestation.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/jmenj/52660732717/in/album-72177720305356181/">Jeanne Menjoulet</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc-sa/4.0/">CC BY-NC-SA</a></span>
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<p>Quant au <a href="http://occurrence.fr/comptage-des-manifestants/">cabinet Occurrence</a>, il a recours à des outils plus modernes de traitement des enregistrements vidéo des cortèges, impliquant un logiciel d’intelligence artificielle ; le principe reste de dénombrer les franchissements de lignes virtuelles dessinées sur le parcours du cortège.</p>
<p>Toutes les méthodes ont certainement leurs qualités et leurs défauts. Pour les apprécier, il faudrait les confronter en détail sur des cas précis, avec la collaboration de toutes les parties. Faute de quoi, on ne peut juger que d’après les résultats et noter que les résultats de l’administration et ceux des bureaux d’étude sont en général proches. Déjà relevée par la commission Schnapper, cette proximité a été confirmée lors de la mise en place de la convention entre le consortium de médias et Occurence en 2017. <a href="http://occurrence.fr/comptage-des-manifestants/">Le 16 novembre 2017</a> a eu lieu une manifestation « contre la politique libérale d’Emmanuel Macron ». Le cabinet Occurrence a alors dénombré 8 250 manifestants. Pour valider cette estimation, cette manifestation a été intégralement filmée par BFM TV puis comptée manuellement, manifestant par manifestant, par 4 équipes séparément : Occurrence, Europe 1, TF1 et <em>Le Monde</em>. Ces recomptages ont validé la méthode de comptage puisqu’ils étaient proches de celui d’Occurrence. Ce jour-là, la police avait dénombré 8 000 manifestants, alors que la CGT en annonçait 40 000.</p>
<h2>Une question de bonne foi ?</h2>
<p>Qu’il s’agisse des conventions de définition, ou des méthodes de dénombrement, rien n’indique qu’une divergence technique puisse expliquer des écarts aussi grands que ceux qui nous sont présentés. Alors, de quoi s’agit-il ?</p>
<p>Revenons aux conditions fondamentales de l’observation. Si l’on veut qu’une observation partagée puisse advenir, il faut que deux conditions soient remplies :</p>
<ul>
<li><p>Il faut admettre l’existence d’une « vérité » indépendante de la volonté des acteurs ;</p></li>
<li><p>Il faut chercher à s’en approcher « de bonne foi » en mettant de côté toute considération politique ou militante.</p></li>
</ul>
<p>Si ces deux conditions sont remplies, les techniciens de la statistique peuvent se mettre au travail ; et alors ils parviennent en général rapidement à se mettre d’accord, au moins sur les ordres de grandeur.</p>
<p>Quand on s’intéresse aux manifestations, ces deux conditions ne sont pas remplies. On ne peut évidemment pas garantir que la plus entière bonne foi règne du côté de l’administration et des bureaux d’études ; mais on doit exprimer des doutes sur celle des syndicats et des voix qui les soutiennent dans cette polémique. Ces derniers critiquent souvent les méthodes du camp opposé, en n’hésitant pas à discréditer les observateurs qui n’arrivent pas aux mêmes résultats qu’eux, en <a href="https://linsoumission.fr/2022/10/17/comptage-cabinet-occurrence/">invoquant leurs appartenances politiques</a>) ou idéologiques, réelles ou supposées mais ne communiquent pas les leurs d’une manière suffisamment détaillée pour en permettre la critique.</p>
<p>En statistique, la confiance se construit par la publicité des définitions et des méthodes, et par le travail en commun des techniciens. Tant que cela manquera dans le domaine du comptage des manifestants, les conflits de chiffres persisteront.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/201214/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Jean-François Royer ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Les manifestations contre la réforme des retraites de ce début 2023 donnent lieu aux habituelles polémiques sur le comptage des manifestants.Jean-François Royer, Statisticien, Société Française de Statistique (SFdS)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2002932023-03-05T16:51:25Z2023-03-05T16:51:25ZAu-delà du mouvement social, quel avenir pour les syndicats ?<p>Le recours à l'article 49.3 pour adopter le projet de réformes des retraites pourrait redonner un second souffle aux syndicats après un mouvement social qui semblait ralentir. Dès le 19 février 2023, <a href="https://www.bfmtv.com/replay-emissions/bfm-story-week-end/les-politiques-quand-il-y-a-un-tel-mouvement-social-ils-doivent-soutenir-et-accompagner-ce-mouvement-philippe-martinez-19-02_VN-202302190175.html">Philippe Martinez</a>, le secrétaire général de la CGT, indiquait ainsi vertement que la mobilisation organisée par les syndicats était sociale et qu'elle ne devait rien aux partis politiques. Une adresse faite à l'intention du leader de la France insoumise, Jean-Luc Mélenchon, et à ceux qui tentent de « s’approprier ce mouvement social […] et de se substituer aux organisations syndicales ou essaient de se mettre en avant (par rapport à elles et à) ceux qui défilent dans la rue ».</p>
<p>Après la décision d'Emmanuel Macron et d'Elisabeth Borne de passer outre le vote des députés, les syndicats ont donc l'occasion de reprendre la main. A l’Assemblée nationale, le <a href="https://www.mediapart.fr/journal/politique/260223/retraites-derriere-le-fiasco-de-l-assemblee-des-strategies-politiques-deliberees">spectacle offert par les députés a été jugé pitoyable par nombre d’observateurs</a>. Et la réforme, que l'on pensait portée au niveau institutionnel par un axe Emmanuel Macron/Eric Ciotti, a finalement révélé les dissensions entre la majorité et le parti <a href="https://theconversation.com/eric-ciotti-peut-il-rassembler-les-republicains-200754">Les Républicains</a>.</p>
<p>En realité, la mobilisation sociale contre le projet du gouvernement ne s'est pas transformée, au Parlement, en négociation ou recherche de compromis puisque ceux qui négocient n’ont aucun lien ni avec le syndicalisme, ni avec la protestation populaire. Cette dernière est organisée, résolue mais non violente. Elle est structurée par un ensemble d’organisations syndicales qui font preuve d’unité pour la première fois depuis 2010.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/retraites-vers-un-durcissement-du-mouvement-social-pour-faire-reculer-le-gouvernement-199815">Retraites : vers un durcissement du mouvement social pour faire reculer le gouvernement ?</a>
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<p>Il y a là un signe de vitalité démocratique et politique, dont la fragilité ne doit pas être sous-estimée : que restera-t-il de l'unité syndicale une fois la réforme votée, ou au contraire abandonnée ? </p>
<p>Et surtout, le syndicalisme peut-il constituer durablement un acteur décisif sans ancrage renforcé sur le terrain, sans un enracinement plus marqué là où il côtoie et représente les travailleurs au plus près ? C’est d’abord là où l’on travaille qu’il est légalement et pas seulement légitimement actif, reconnu par le droit, où il a des élus, où sa voix est officiellement reconnue.</p>
<h2>De la rue aux entreprises</h2>
<p>L’articulation ici aussi n’est pas évidente. Même si dans les deux cas la mobilisation est organisée par les mêmes acteurs, les syndicats, il n’y a pas une relation automatique et forte entre celle de la « rue », et celle qui peut s’opérer sur les lieux de travail ; entre l’espace d’une pression directement politique, ce qui ne veut pas dire politicienne ou partisane, et celui d’une action sociale prévue par la loi et divers accords et règlements.</p>
<p>Le <a href="https://www.lesechos.fr/economie-france/social/le-nombre-de-salaries-syndiques-a-nettement-baisse-1903186">taux de syndicalisation en France est faible</a>, et en un demi-siècle, la présence des syndicats sur le terrain, a dans l’ensemble <a href="https://ruedeseine.fr/livre/les-syndicats-peuvent-ils-mourir/">régressé</a>. Ce qui fut un acquis des <a href="https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/25-27-mai-1968-les-accords-de-grenelle">négociations de Grenelle en 1968</a>, la création de la section syndicale d’entreprise, actée dans la loi du 27 décembre 1968, n’a pas débouché finalement sur un renforcement du syndicalisme sur les <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000000317291">lieux de travail</a>.</p>
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<p>Les grèves les plus efficaces se jouent dans quelques secteurs stratégiques, et notamment dans les transports publics. Les chiffres relatifs à la mobilisation contre la réforme des retraites, à la baisse, suggèrent non pas tant une démobilisation que l’idée d’un déplacement : jusqu’ici, le lieu principal de la contestation a pu être un temps non pas celui où l’on travaille, mais « la rue », avant que l’action se déplace, et mette en scène d’autres acteurs – les manifestants ne sont exactement pas la même population que les grévistes, ce ne sont pas nécessairement des syndiqués, ou même des travailleurs, on a pu voir des familles entières défiler, ou des commerçants se préparer à fermer le rideau de fer en guise de participation à l’action.</p>
<p>A partir du 7 mars 2023, les grèves, et donc la capacité de mobilisation syndicale sur les lieux de travail peuvent devenir d’autant plus décisifs qu’à elle seule « la rue » n’empêche pas le pays de fonctionner, l’économie de tourner, ou les écoles d’accueillir les élèves</p>
<h2>Le retour de la « grève par procuration » ?</h2>
<p>En 1995 était apparue à l’occasion de la contestation de la réforme Juppé la notion de <a href="https://www.fayard.fr/documents-temoignages/le-grand-refus-9782213596990">« grève par procuration »</a> : l’opinion se reconnaissait dans les grèves, sans que les grévistes aient été particulièrement nombreux, il suffisait que leur action, en des secteurs-clés, et surtout dans tout ce qui touche à la mobilité, puisse paralyser le pays avec la bienveillance de la population. Mais les temps ont changé.</p>
<p>La mobilité est perçue par certains comme moins importante, notamment du fait du télétravail alors que pour d’autres, elle est vitale ou décisive, prioritaire, en particulier en régions, quand l’emploi, l’école l’hôpital, et autres services publics, ou bien encore les commerces exigent de se déplacer en voiture.</p>
<p>L’entraver peut désolidariser ceux qui doivent se déplacer ou veulent pouvoir le faire, ne serait-ce que pour prendre leurs congés – <a href="https://www.youtube.com/watch?v=HvWYc8r7Nhk">Philippe Martinez</a> l’a bien perçu et a accepté le choix des syndicats de cheminots de retirer un mot d’ordre de grève un samedi de départs en vacances, « il faut garder un peu de force pour la suite » a-t-il expliqué le 7 février 2023 au micro de RTL.</p>
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<figcaption><span class="caption">Philippe Martinez, secrétaire général de CGT invité par RTL le 7 février 2023.</span></figcaption>
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<p>Les régimes particuliers de retraite sont perçus aujourd’hui plus qu’hier comme injustes, ce qu’indiquent divers <a href="https://www.lesechos.fr/politique-societe/emmanuel-macron-president/sondage-exclusif-retraites-les-francais-favorables-a-une-reforme-mais-pas-a-celle-demmanuel-macron-1897646">sondages d’opinion</a>, ils seraient tenus pour des facteurs d’inégalités. Ils ont été construits dans le passé, et si la pénibilité est un enjeu important, et bien compris de l’opinion, elle n’est plus nécessairement celle qui a légitimé ces régimes.</p>
<p>La scène que constituent les lieux de travail n’est donc pas un terrain évident pour la mobilisation syndicale actuelle, et la jonction avec celle qu’offre « la rue » n’est pas évidente.</p>
<p>Certes, <a href="https://www.rtl.fr/actu/politique/invite-rtl-reforme-des-retraites-plus-de-7-000-adhesions-a-la-cfdt-depuis-la-semaine-derniere-annonce-berger-7900230967">Laurent Berger</a>, pour la CFDT, a fait savoir en février 2023 que la contestation avait fait augmenter le nombre de nouvelles adhésions à son syndicat. Ce n’est pas négligeable. Mais un problème de fond demeure : le syndicalisme peut-il être l’opérateur politique de mécontentements généraux – « la rue » – sans se relancer par le bas pour être l’expression de demandes qui naissent dans l’atelier, au bureau, et auxquelles il apporte une capacité de négociation et de traitement local, par entreprises, par branches et éventuellement national et interprofessionnel ?</p>
<h2>Vers un nouveau souffle syndical dans les entreprises ?</h2>
<p>Il y faudrait certainement un souffle nouveau, comme celui qu’apporte la mobilisation actuelle, mais perceptible en interne, dans les entreprises et les administrations ou à l’école, ainsi que des dispositifs qui y soient favorables. Le président <a href="https://ruedeseine.fr/livre/alors-monsieur-macron-heureux/">Emmanuel Macron</a> a toujours fait preuve de grandes réserves, voire de mépris à l’encontre du syndicalisme, même réformiste comme c’est le cas avec la CFDT.</p>
<p>En se donnant à voir comme l’héritier de Le Chapelier, ce député aux États généraux de 1789, président de l’Assemblée constituante qui a voulu la suppression des communautés de métiers et l’a obtenue par la loi de 1791 qui porte son nom, ce qui exercera par la suite un impact historique durable, désastreux pour le syndicalisme jusqu’à nos jours, le chef de l’État n’aidera certainement pas à une revitalisation par le bas de l’action syndicale.</p>
<p>Emmanuel Macron parle, en la visant parmi d’autres, de « corporatisme », une thématique reprise par le ministre du travail <a href="https://www.vie-publique.fr/discours/288085-olivier-dussopt-gabriel-attal-06022023-plfrss">Olivier Dussopt devant l’Assemblée nationale</a> : « nous avons été élus pour débarrasser les Français des corporatismes, fluidifier la société, assécher les rentes […] Il y a un grand conservatisme des partenaires sociaux ».</p>
<p>Quant au patronat des grandes entreprises, il n’a en aucune façon au cours du conflit actuel donné l’image de la moindre ouverture, il a été peu loquace, favorable à une réforme qui ne lui demande aucun effort particulier, alors qu’il pourrait et devrait jouer un rôle décisif dans l’éventuelle réinvention du dialogue social au niveau des entreprises.</p>
<p>Les syndicats peuvent sortir grandis de la mobilisation de janvier-février 2023. Le syndicalisme apparaît comme une force politique, mais extra-parlementaire. Il est la fierté retrouvée du peuple de gauche, mais à l’extérieur des partis politiques, et il n’est pas sérieux d’envisager de transformer <a href="https://rmc.bfmtv.com/actualites/politique/laurent-berger-candidat-a-la-presidentielle-a-gauche-certains-y-croient_AV-202302080335.html">Laurent Berger</a> en futur candidat à la présidence de la République.</p>
<p>Quel que soit l’aboutissement de la mobilisation actuelle, déjà se profile l’étape suivante, qui aurait dû en fait précéder tout projet de réformes sur les retraites : obtenir du pouvoir qu’il prenne la mesure de ce que représente le travail aujourd’hui, et qu’il change réellement de méthode, oubliant la verticalité toute descendante avec laquelle il continue encore de s’exercer, pour accepter et même encourager le fonctionnement des médiations syndicales, en particulier au plus près, dans les entreprises, les administrations, dans l’éducation nationale ou dans la santé.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/200293/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Michel Wieviorka ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Que restera-t-il de l’unité syndicale une fois la réforme votée, ou abandonnée ? Surtout, le syndicalisme peut-il constituer durablement un acteur décisif sans ancrage renforcé dans les entreprises ?Michel Wieviorka, Sociologue, Auteurs historiques The Conversation FranceLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2003912023-03-01T19:56:03Z2023-03-01T19:56:03ZQuatre ans après la Révolution du sourire, où en est la jeunesse algérienne ?<p><a href="https://www.cairn.info/hirak-en-algerie--9782358721929.htm">Le Hirak</a>, terme qui signifie en arabe tout simplement « mouvement », est né en février 2019, quand à travers des manifestations régulières, d’une ampleur inédite dans le pays, les Algériens ont massivement rejeté l’idée d’un cinquième mandat présidentiel d’Abdelaziz Bouteflika, en poste depuis 1999 et pratiquement grabataire. </p>
<p>Ce mouvement résilient, novateur, non violent et innovant, largement porté par les jeunes, <a href="https://theconversation.com/algerie-quand-les-millennials-defont-le-trauma-avec-humour-et-imagination-113377">usant de slogans humoristiques incisifs</a>, ce qui lui a valu d’être surnommé <a href="https://theconversation.com/algerie-la-revolution-du-sourire-pacifique-persiste-et-signe-157615">« Révolution du sourire »</a>, a obtenu gain de cause puisque Bouteflika a <a href="https://www.europe1.fr/international/bouteflika-renonce-a-un-cinquieme-mandat-cest-un-moment-historique-pour-lalgerie-3872081">renoncé à son projet</a> et s’est retiré de la vie politique, avant de décéder en 2021.</p>
<p>Les protestataires n’ont pas souhaité s’arrêter là. Au-delà du seul cas de Bouteflika, ils aspiraient à une profonde démocratisation de l’Algérie et à un changement de génération à la tête du pays, exigence exprimée par le slogan <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Yetnahaw_Ga%C3%A2_!">« Yetnahaw ga3, qu’ils dégagent tous »</a>.</p>
<p>Le mouvement a donc continué même après le départ de « Boutef » et l’élection en décembre 2019 d’un cacique du régime, <a href="https://www.la-croix.com/Monde/Afrique/Algerie-Abdelmadjid-Tebboune-elu-president-huees-2019-12-13-1201066362">Abdelmadjid Tebboune</a>, alors âgé de 74 ans. En dépit de la répression et de l’épidémie de Covid, qui a permis au pouvoir de justifier l’interdiction des grands rassemblements, le Hirak est toujours vivant aujourd’hui, mais sous une forme différente de celle qui était la sienne à l’origine : les <a href="https://fr.hespress.com/302992-algerie-hirak-quatre-bougies-et-peu-de-dents-contre-la-tyrannie.html">rues algériennes sont restées vides</a> en ce quatrième anniversaire.</p>
<h2>L’évolution du Hirak</h2>
<p>Début 2020, les mesures visant à endiguer la pandémie ont contraint les manifestants à <a href="https://www.algerie-eco.com/2020/03/16/coronavirus-les-appels-a-une-treve-du-hirak-se-multiplient/">observer une trêve dans la rue</a>. Le Hirak a alors mué en une sorte de « e-Révolution », l’essentiel de la contestation se déployant désormais en ligne.</p>
<p>Mais le pouvoir n’a pas tardé à réagir, se dotant de différents textes de loi permettant d’interpeller des individus <a href="https://rsf.org/fr/projet-de-loi-anti-fake-news-en-alg%C3%A9rie-comment-museler-un-peu-plus-la-libert%C3%A9-de-la-presse">pour des propos tenus sur les réseaux sociaux</a>. Plus généralement, selon le Comité national pour la libération des détenus (CNLD), des <a href="https://www.hrw.org/fr/news/2022/02/21/algerie-trois-ans-apres-le-debut-du-mouvement-du-hirak-la-repression-se-durcit">centaines de personnes ont été inquiétées depuis le début du Hirak</a> : hommes, femmes, figures connues et inconnues, journalistes, personnel politique, étudiants, chômeurs, salariés, chefs d’entreprise…</p>
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<p>Dès lors, devant ce risque diffus, une autocensure s’est instaurée. Le mur de la peur semble être de nouveau retombé sur les aspirations de la jeunesse algérienne. Celle-ci avait initié un mode de protestation qui a su, un temps, déstabiliser l’exécutif par la combinaison d’une projection vers le futur (codes du digital, culture de consommation globale, mixité, chanson et danse) et du maintien d’une filiation historique avec la guerre d’indépendance algérienne, puisque les manifestants réclamaient que ses idéaux s’appliquent.</p>
<p>La reprise des marches en février 2021, avant leur nouvelle interdiction en juin 2021, s’est faite selon des modalités moins festives. L’été 2021, marqué par une <a href="https://www.lemonde.fr/afrique/article/2021/07/29/en-algerie-le-systeme-de-sante-est-submerge-par-le-variant-delta_6089865_3212.html">nouvelle flambée de Covid</a>, ainsi que par des incendies meurtriers qui ont suscité un <a href="https://theconversation.com/a-lepreuve-du-feu-et-de-la-pandemie-un-regain-de-solidarite-nationale-en-algerie-166119">regain de solidarité nationale</a>, a contribué au retour en force non pas des marches en tant que telles, mais de l’idée du Hirak.</p>
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<p>Un drame dans le drame a marqué une partie de la jeunesse hirakiste : le <a href="https://www.algerie360.com/victimes-des-incendies-florilege-dhommages-artistiques/">lynchage à mort de Djamal Bensmail</a>, artiste venu prêter main-forte aux personnes luttant contre les incendies en Kabylie, dont la personnalité condensait les valeurs défendues par le Hirak.</p>
<h2>Des champs d’expression plus restreints</h2>
<p>La fin de l’année 2022 voit la mise sous scellés de Radio M et du site associé, Maghreb Emergent, l’un des derniers médias en ligne dont l’image était associée au Hirak, et <a href="https://www.lorientlejour.com/article/1323137/ihsane-el-kadi-icone-de-la-presse-libre-en-algerie.html">l’incarcération de leur fondateur et directeur, le journaliste Ihsane El Kadi</a>.</p>
<p>L’ONG internationale Reporters sans Frontières <a href="https://rsf.org/fr/rsf-saisit-l-onu-apr%C3%A8s-l-incarc%C3%A9ration-d-ihsane-el-kadi-en-alg%C3%A9rie">saisit l’ONU</a> et publie une lettre ouverte signée de 16 patrons de rédactions de 14 pays, dont Dmitri Mouratov, prix Nobel de la paix, qui appellent à la libération de leur confrère Ihsane El Kadi. Sans succès. L’affaire El Kadi rappelle <a href="https://information.tv5monde.com/afrique/algerie-appel-la-mobilisation-internationale-pour-le-journaliste-khaled-drareni-371023">l’incarcération pendant un an, en 2020-2021, du journaliste Khaled Drareni</a>, qui a été un animateur phare de Radio M, dont le cas avait suscité une vague de soutien international. *Aujourd’hui, dans le pays, le climat est plus frileux au vu de la multiplication de ces affaires.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1614973055796760576"}"></div></p>
<p><a href="https://www.lemonde.fr/afrique/article/2023/02/01/en-algerie-la-dissolution-de-la-ligue-des-droits-de-l-homme-illustre-l-escalade-repressive-du-regime_6160088_3212.html">La ligue algérienne des droits de l’homme est dissoute</a> depuis peu, et son vice-président a fui en France. Le RAJ <a href="https://www.jeuneafrique.com/1421053/politique/en-algerie-dissolution-du-raj-une-ong-emblematique-du-hirak/">(Rassemblement actions jeunesse)</a>, une ONG emblématique du Hirak, a également été interdit. <a href="https://www.slate.fr/story/225879/presse-francophone-algerie-declin-liberte-soir-dalgerie-el-watan">La presse indépendante francophone est moribonde</a>, ce qui réduit encore les espaces d’expression libre.</p>
<p>Des frictions diplomatiques ont mis aux prises Alger et Paris autour de l’affaire Bouraoui. Cette gynécologue, militante déjà connue depuis 2014 pour le <a href="https://www.lexpress.fr/monde/afrique/barakat-le-mouvement-anti-bouteflika-peut-il-s-etendre-en-algerie_1506636.html">mouvement Barakat</a> contre le quatrième mandat de Bouteflika et animatrice d’un programme sur Radio M, qui faisait l’objet d’une interdiction de sortie du territoire algérien, a rejoint la France sous protection consulaire française au vu de sa double nationalité. </p>
<p>En réaction, <a href="https://www.rfi.fr/fr/afrique/20230208-affaire-amira-bouraoui-l-alg%C3%A9rie-rappelle-son-ambassadeur-en-france">Alger a rappelé son ambassadeur</a>. Ce <em>Bouraouigate</em> a semble-t-il provoqué l’incarcération du journaliste <a href="https://cpj.org/2023/02/algerian-journalist-mustapha-bendjama-arrested/">Mustapha Bendjama</a>, exerçant au <em>Provincial</em> d’Annaba. Notons qu’un lanceur d’alerte, Zaki Hannache, décrit comme un pilier du Hirak, a obtenu un <a href="https://www.lemonde.fr/afrique/article/2023/02/17/je-suis-le-prochain-sur-la-liste-a-tunis-l-exil-intranquille-du-militant-algerien-zaki-hannache_6162243_3212.html">statut de réfugié en Tunisie depuis trois mois</a>. Il avait reçu un prix pour son engagement lors d’une cérémonie organisée par Radio M.</p>
<h2>Radio M, une caisse de résonance à la jeunesse dans la ligne de mire du pouvoir ?</h2>
<p>Plusieurs protagonistes sont reliés à l’espace Radio M, cette radio web qui offrait des programmes classiques de débats et d’informations.</p>
<p>Pour la jeunesse algérienne, deux programmes ont, pendant la crise sanitaire, représenté une sorte de continuité de l’esprit positif du Hirak. Ils étaient tous deux animés par le regretté <a href="https://www.dzairdaily.com/algerie-anis-hamza-chelouche-decede-journaliste-radio-m-plus/">Anis Hamza Chelouche</a>, dit AHC, décédé lors d’un photoreportage en mer en septembre 2021. Chelouche, qui était une sorte d’archétype de cette jeunesse d’avant-garde patriote, avait couvert toutes les marches. Polyglotte, progressiste, il avait vécu dans trois pays européens mais était rentré au pays pensant contribuer à l’ouverture du champ des possibles pour les jeunes.</p>
<p>Le premier programme, <a href="https://www.facebook.com/watch/live/?ref=watch_permalink&v=677656219575478">Maranach Saktine</a> (Nous n’allons pas nous taire), qui fait directement écho au slogan Maranach Habsin (Nous n’allons pas nous arrêter), a consacré de nombreux numéros à des sujets sociétaux tabous ou mis a la marge. Il se caractérisait par un ton très particulier, donnant la parole aux jeunes, y compris à ceux que l’on n’entend jamais, qui s’exprimaient avec leurs mots, dans toute leur diversité – un véritable prolongement du Hirak de la rue.</p>
<p>L’autre émission animée par AHC, <a href="https://m.youtube.com/playlist?list=PLYQuO64wrGlV2bXru70sPIMxsqsQIeB8w">Doing DZ</a>, était consacrée à l’entrepreneuriat. Elle représentait l’autre versant du Hirak, celui d’une société civile en mouvement, qui ne fait pas que marcher mais qui crée ses propres opportunités, souvent en adaptant au marché algérien des services disponibles à l’étranger et en promouvant le <em>made in Algeria</em>, avec une vision start up ou libérale, qui n’attend pas l’État et ses subventions pour agir. Le Hirak a concerné les jeunes de toutes classes sociales qui ont signifié à leurs aînés leur volonté de trouver leur place dans la société, et de s’émanciper vis-à-vis du pouvoir politique mais aussi de toutes les institutions qui semblent sclérosées et bloquées, inhibant l’initiative individuelle.</p>
<h2>Jeunesse algérienne : quelles perspectives ? Le départ ou le silence</h2>
<p>Quelles solutions pour cette jeunesse ? Si durant les premiers mois du Hirak, on ressentait une effervescence des Algériens de l’intérieur et de l’extérieur à l’idée de bâtir le pays, aujourd’hui le départ devient un une option fréquente. De plus en plus d’étudiants y aspirent. En outre, alors que le Hirak espérait que moins de <em>harragas</em> (clandestins) risqueraient de prendre la mer au vu de l’espoir suscité par le mouvement, il semble que leur flux reste constant. Le phénomène concerne parfois femmes et enfants, avec hélas, régulièrement, des <a href="https://observalgerie.com/2022/08/21/societe/parties-harraga-espagne-trois-femmes-algeriennes-decedent-mer/">issues tragiques</a>.</p>
<p>Un mur, <a href="https://www.jeune-independant.net/un-mur-controverse-pour-fermer-les-plages-aux-harraga/">bâti le long de la corniche oranaise</a> et censé dissuader les candidats au départ, avait provoqué l’indignation des habitants. Ce mur était perçu comme une <a href="https://www.middleeasteye.net/fr/opinionfr/algerie-oran-harraga-mur-repression-enfermement-libertes">métaphore de l’enfermement et de la rétention</a> de la jeunesse algérienne dans les murs du pays.</p>
<p>Pendant la crise sanitaire, les frontières maritimes et terrestres algériennes avaient été drastiquement fermées. Le retour à la normale a été long, privant d’échanges familiaux les Algériens vivant des deux côtés de la Méditerranée. Le Hirak a également été un temps particulièrement fluide et collaboratif entre les Algériens de l’intérieur et la diaspora.</p>
<p>Ces dernières semaines, plusieurs mesures gouvernementales montrent un décalage du pouvoir avec le Hirak, dont l’exécutif se réclame, mais en le cantonnant à un Hirak originel (celui qui a duré jusqu’à l’élection présidentielle de 2019) et dont il incarnerait désormais officiellement les aspirations. Le ministère du Commerce a <a href="https://maghrebemergent.net/signes-et-couleurs-contraires-aux-valeurs-morales-de-la-societe-le-gouvernement-mene-la-guerre/">fait retirer les produits comportant l’arc-en-ciel</a> car ils constitueraient une atteinte aux mœurs. Les internautes n’ont pas hésité à railler une mesure jugée absurde en proposant l’interdiction de l’arc-en-ciel dans le ciel. Une limitation des importations de produits de mode a été évoquée pour encourager la production nationale.</p>
<p>Récemment, la ministre de la Culture a exigé des sanctions pour les chansons comportant du contenu <a href="https://www.algerie360.com/ministere-culutre-chansons-vulgaires/">offensant pour les bonnes mœurs algériennes</a>. Bien sûr, comme ailleurs, le rap algérien se développe, et l’art en général sert à exprimer des transgressions et un besoin d’évasion surtout dans un champ d’expression fermé. Le rap mais aussi les chants des supporters dans les stades ont notamment <a href="https://academic.oup.com/book/45355/chapter-abstract/389273637?redirectedFrom=fulltext">joué un rôle important pour le Hirak</a>. Aujourd’hui, dans un contexte économique qui n’offre aux jeunes guère d’opportunités de se réaliser, leurs codes culturels (tech, mode,arts) semblent scrutés et policés par les autorités. On l’aura compris : pour le moment,la jeunesse algérienne n’est pas récompensée pour le pacifisme, le civisme, le patriotisme et l’ouverture de sa Révolution du Sourire… </p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=306&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=306&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=306&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=385&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=385&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=385&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<p><em>Nous proposons cet article dans le cadre du Forum mondial Normandie pour la Paix organisé par la Région Normandie les 28 et 29 septembre 2023 et dont The Conversation France est partenaire. Pour en savoir plus, visiter le site du <a href="https://normandiepourlapaix.fr/">Forum mondial Normandie pour la Paix</a></em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/200391/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Nacima Ourahmoune ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Apparu en 2019 avant de se voir relégué au second plan pendant la pandémie, le mouvement du Hirak cherche à subsister face à une répression gouvernementale qui s’intensifie.Nacima Ourahmoune, Professeur / Chercheur/ Consultant en marketing et sociologie de la consommation, Kedge Business SchoolLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2002072023-02-23T20:33:33Z2023-02-23T20:33:33Z« Manu, tu nous mets 64, on te Mai 68 ! » : ce que les slogans disent de notre histoire sociale<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/510946/original/file-20230218-22-ljn0lz.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=75%2C137%2C4525%2C2924&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Manifestation du 31 janvier 2023. Beaucoup de références à Mai 68 dans les cortèges.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/jmenj/52660733582/in/album-72177720305356181/">Jeanne Menjoulet/Flickr</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/">CC BY-NC-ND</a></span></figcaption></figure><p>Les dernières manifestations et grèves dénonçant le projet de réforme des retraites du gouvernement ont donné lieu à d’importantes mobilisations : si les formes ont été relativement <a href="https://www.lemonde.fr/politique/article/2023/02/19/reforme-des-retraites-a-gauche-et-dans-la-rue-la-tentation-de-la-radicalite_6162433_823448.html">convenues et attendues</a>, encadrées par une <a href="https://theconversation.com/greves-les-syndicats-doivent-ils-durcir-le-mouvement-pour-peser-199815">intersyndicale redynamisée</a>, on a vu aussi apparaître de nombreuses références à Mai 68 dans les cortèges.</p>
<p>Un phénomène qui peut surprendre tant la référence à 68 et plus encore aux « soixante-huitards » a souvent été objet d’ironie voire de lassitude dans les décennies passées. Une illustration de cette sensibilité critique se trouve dans les travaux du <a href="https://www.liberation.fr/debats/2018/02/14/jean-pierre-le-goff-ex-fan-de-68_1629735/">sociologue Jean-Pierre Le Goff</a>. Souvent sollicité par les médias à ce propos, il évoque un <a href="https://www.facebook.com/RTSinfo/videos/jean-pierre-le-goff-il-faut-en-finir-avec-lh%C3%A9ritage-impossible-de-mai-68/978607298969125/">« héritage impossible »</a>.</p>
<p>Son analyse repose sur deux critiques centrales. D’un côté ce qu’on peut appeler « le 68 politique » avec la floraison des <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/06/14/philippe-buton-le-gauchisme-ce-n-est-pas-seulement-l-extreme-gauche-c-est-une-attitude-globale-la-marque-d-une-epoque_6084035_3232.html">groupes gauchistes</a>, qui n’aurait produit que dogmatisme, psalmodies sectaires et propositions politiques aussi radicales qu’inquiétantes. Certes, un mot d’ordre comme « dictature du prolétariat » sonne vétuste ou alarmant. Et la célébration d’une classe ouvrière qui n’aurait guère changé depuis les « Trente glorieuses » – <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/entendez-vous-l-eco/une-histoire-de-la-condition-ouvriere-4833505">telle qu’elle a existé et pesé avant la désindustrialisation de la France</a> semble bien décalée par rapport à la nouvelle génération de travailleurs <a href="https://theconversation.com/plates-formes-lorganisation-syndicale-une-reponse-a-la-desillusion-des-chauffeurs-uber-157515">précaires ou uberisés</a>.</p>
<p>Allant plus loin, Le Goff prend aussi pour cible ce qu’on peut nommer le « gauchisme culturel ». Ce dernier prône et met en pratique une remise en cause des mœurs et rapports hiérarchiques traditionnels, qui a pu participer de ce que Luc Boltanski et Eve Chiapello ont nommé <a href="https://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Tel/Le-nouvel-esprit-du-capitalisme">« la critique artiste »</a>. Il s’agit moins de cibler le capitalisme comme exploiteur que comme aliénant, anesthésiant toute force créative par son obsession de la rationalité et des hiérarchies.</p>
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<figcaption><span class="caption">Luc Boltanski et Eve Chiapello, Mediapart.</span></figcaption>
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<h2>Une vaste anomie sociale ?</h2>
<p>Toujours selon Le Goff, l’esprit de Mai 68 aurait instillé le chaos dans les couples et les familles, disqualifié tout rapport d’autorité, et promu une culture narcissique de l’épanouissement individuel sapant la possibilité même de faire société. Soit, une vaste <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Anomie#cite_note-1">anomie</a> sociale. Le terme désigne une situation dans laquelle les individus sont déboussolés faute de règles claires sur ce qui est propre à un statut, un rôle social, sur ce qu’on peut raisonnablement attendre de l’existence.</p>
<p>Or, si les thèses de Le Goff apparaissent comme une ponctuation de <a href="https://www.persee.fr/doc/socco_1150-1944_1994_num_20_1_1365">trente ans de lectures critiques de Mai 68</a> elles s’inscrivent aussi dans une vision mémorielle dominante de Mai 68. Cette dernière se concentre principalement sur le Mai parisien, la composante étudiante-gauchiste du mouvement et sa dimension idéologique, en occultant la mémoire ouvrière et populaire, celle des huit millions de grévistes.</p>
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<figcaption><span class="caption">Mai 1968, une révolution sociétale ? (INA).</span></figcaption>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/mai-68-quand-la-france-se-joignait-aux-convulsions-du-monde-92896">Mai 68, quand la France se joignait aux convulsions du monde</a>
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<h2>La figure négative du « soixante-huitard »</h2>
<p>On peut ajouter qu’à partir des années 1990 a émergé dans les médias, par le biais des récits de fiction et des discours politiques une <a href="https://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/NRF-Essais/Des-soixante-huitards-ordinaires">figure très négative</a> du « soixante-huitard ».</p>
<p>Ce dernier aurait vite jeté par-dessus bord ses proclamations radicales, fait carrière avec cynisme sans hésiter à piétiner ses concurrents, fort bien réussi dans les univers de la presse, de l’université, de la culture, de la publicité. Daniel Cohn-Bendit, Romain Goupil ou hier André Glucksmann ont été pointé du doigt comme illustrations de telles évolutions. Car le « soixante-huitard » serait aussi un incurable donneur de leçons, s’autorisant de ses reniements pour prêcher aux nouvelles générations la vanité des révolutions et les vertus d’une posture libérale-libertaire.</p>
<p>On retrouvait une part de ces thématiques dans les <a href="https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/3339757001014/les-propos-de-nicolas-sarkozy-sur-mai-68">discours de Nicolas Sarkozy</a> ainsi que dans de nombreux articles de presse.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/511626/original/file-20230222-18-ocxjwd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/511626/original/file-20230222-18-ocxjwd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/511626/original/file-20230222-18-ocxjwd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=848&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/511626/original/file-20230222-18-ocxjwd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=848&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/511626/original/file-20230222-18-ocxjwd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=848&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/511626/original/file-20230222-18-ocxjwd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1065&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/511626/original/file-20230222-18-ocxjwd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1065&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/511626/original/file-20230222-18-ocxjwd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1065&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">dossier de Technikart (n°47, 2000) se moquant de la figure du soixante-huitard.</span>
<span class="attribution"><span class="source">E.Neveu</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
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<p>En témoigne le livre <a href="https://www.babelio.com/livres/Sportes-Maos/39635"><em>Maos</em></a> (2006) de Morgan Sportes dans lequel d’anciens maoïstes devenus sommités du tout Paris culturel crachent leur mépris des classes populaires. Dans un autre registre, l’ancien leader de la « gauche prolétarienne » <a href="https://www.lemonde.fr/economie/article/2023/01/06/serge-july-de-retour-a-liberation_6156896_3234.html">Serge July</a>, devenu rédac-chef de <em>Libération</em> a lui fait office de punching-ball pour bien des critiques.</p>
<h2>Le retour du refoulé</h2>
<p>Le quarantième anniversaire de Mai a vu s’opérer un virage. Il repose largement sur l’investissement des historiens, sociologues et politistes longtemps restés à distance d’un objet trop brûlant.</p>
<p>Le travail sur archives, les <a href="https://theconversation.com/quand-mai-68-secrivait-au-feminin-rencontre-avec-anne-militante-a-19-ans-92895">collectes de récits de vie</a>, l’enquête systématique, ont permis de questionner des pans entiers de la mémoire officielle. Ces chercheurs ont ainsi <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/68_une_histoire_collective_1962_1981-9782348036040">revalorisé l’époque</a> comme celle d’une séquence d’insubordination ouvrière et de conflits du travail.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/ht1RkTMY0h4?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Wonder, Mai 68.</span></figcaption>
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<p>Ils ont montré qu’à mesure qu’on s’éloignait des dirigeants, spécialement de ceux consacrés par les médias, le recrutement des groupes gauchistes était largement populaire et petit-bourgeois, non élitiste. Ils ont plus encore permis de constater – à partir du suivi d’effectifs qui chiffrent désormais par milliers de militants – que ni gauchistes, ni féministes de ces années n’avaient abandonné toute forme d’engagement ou abdiqués du <a href="https://www.actes-sud.fr/node/63026">désir de changer la vie</a>. </p>
<p>La plupart ont au contraire massivement <a href="https://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/NRF-Essais/Des-soixante-huitards-ordinaires">poursuivi des activités militantes</a> dans le syndicalisme, les causes écologiques, la solidarité avec les migrants, l’économie sociale et solidaire, les structures d’éducation populaire, les mouvements comme ATTAC… Ce faisant ces « soixante-huitards » ont côtoyé d’autres générations plus jeunes et sans se borner au rôle d’ancien combattant radoteur, mais en jouant au contraire un rôle de passeurs de savoirs.</p>
<p>De manière contre-intuitive ces travaux ont aussi montré que, si ceux qui avaient acquis des diplômes universitaires ont profité des dynamiques de mobilité sociale ascendante, les militants des années 68 n’avaient pas connu de réussites sociales remarquables. Au contraire, à qualification égales, de par leurs engagements, beaucoup ont exprimé leur répugnance à exercer des fonctions d’autorité quitte à <a href="https://www.revue-etudes.com/article/changer-le-monde-changer-sa-vie-d-olivier-fillieule-19319">entraver</a> les carrières qu’ils avaient pu envisager.</p>
<h2>Un héritage retrouvé</h2>
<p>Que tant de pancartes en manifestations reprennent des slogans phares de 68 peut traduire un sens de la formule. Il est aussi possible d’y voir l’expression d’une réhabilitation. Cette dernière questionne aussi la manière dont une mémoire officielle « prend » ou non, quand elle circule via des supports (essais, magazines d’information, journaux) dont on oublie trop souvent que leur lecture est socialement clivante car faible en milieux populaires.</p>
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<img alt="Les slogans dans les manifestations (ici à Paris le 31 janvier 2023) contre le projet de réforme des retraites s’inspirent consciemment ou non d’un héritage collectif issu de Mai 38" src="https://images.theconversation.com/files/511431/original/file-20230221-22-9ddifm.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/511431/original/file-20230221-22-9ddifm.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/511431/original/file-20230221-22-9ddifm.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/511431/original/file-20230221-22-9ddifm.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/511431/original/file-20230221-22-9ddifm.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/511431/original/file-20230221-22-9ddifm.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/511431/original/file-20230221-22-9ddifm.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Les slogans dans les manifestations (ici à Paris le 31 janvier 2023) contre le projet de réforme des retraites s’inspirent consciemment ou non d’un héritage collectif issu de Mai 38.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/jmenj/52660733067/in/album-72177720305356181/">Jeanne Menjoulet/Flickr</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/">CC BY-NC-ND</a></span>
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<p>Il faut donc penser à d’autres vecteurs de circulation d’une autre mémoire, celle des millions d’anonymes qui ont participé à la mobilisation de 68 : <a href="http://www.pressesdesciencespo.fr/fr/book/?GCOI=27246100611320">propos et souvenirs « privés »</a> ou semi-publics tenus lors de fêtes de famille, de pots de départ en retraite, de réunions syndicales ou associatives.</p>
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<p>Il faut regarder les manuels d’histoire du secondaire rédigés par des auteurs soucieux de faits et non d’audacieuses interprétations, aller du coté des cultures alternatives (romans noirs, rock). Si l’on prend la peine de consulter les <a href="https://www.lefigaro.fr/flash-actu/2008/05/13/01011-20080513FILWWW00232-mai-periode-progres-social-sondage.php">sondages faits tant en 2008 qu’en 2018</a>, on verra que l’image de Mai comme moment d’émancipation sociale et de libération des mœurs est très majoritairement positive, et ce d’abord dans les <a href="https://www.pur-editions.fr/product/2165/l-insubordination-ouvriere-dans-les-annees-68">milieux populaires</a>. </p>
<h2>Résurgences et renouveaux</h2>
<p>Pour rester en partie éclairants, slogans, livres et théories d’il y a un demi-siècle ne donnent pas les clés du présent. Mieux vaut raisonner en termes de résurgences et renouveaux. On peut faire l’hypothèse d’une résurgence de la « vocation d’hétérodoxie » soixante-huitarde, <a href="http://colloque-mai68.ens-lyon.fr/spip.php?article29">théorisée</a> par Boris Gobille, et qui questionnait toutes les formes instituées de la division sociale du travail et du pouvoir.</p>
<p><a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/02/17/le-nouveau-conflit-des-generations_6162187_3232.html">On le voit aujourd’hui</a> sur les rapports hommes femmes, la critique de la suffisance des « experts », la revendication de la reconnaissance de celles et ceux des « première et seconde lignes », le refus d’inégalités sans précédent de richesses.</p>
<p>Le renouveau lui s’exprime à travers le sentiment diffus que des formes de conflictualité plus généralisées, plus intenses seraient le seul moyen de vaincre. Comme le soulignait sur ce site Romain Huet, se font jour <a href="https://theconversation.com/a-t-on-atteint-notre-capacite-collective-a-supporter-la-brutalite-du-monde-199736">doutes ou lassitudes</a> quant aux formes routinisées de la protestation.</p>
<p>Autre parfum des années 68 que le constat persistant d’une « société bloquée » que proposait <a href="https://www.babelio.com/livres/Crozier-La-societe-bloquee/274979">alors feu le sociologue Michel Crozier</a>. Si on peut ne partager ni tout le diagnostic, ni les préconisations de cet auteur, il n’était pas sans lucidité sur l’extraordinaire incapacité des élites sociales françaises à écouter, dialoguer, envisager d’autres savoirs.</p>
<p>Vouloir en finir énergiquement avec ce blocage n’est ni romantisme de la révolution, ni vain radicalisme, mais conscience de plus en plus partagée de ce que le système politique français semble être devenu l’un des plus centralisés, hermétique aux tentatives de contre-pouvoirs institutionnels (référendums, syndicats). Il est donc aussi le plus propre à stimuler les désirs d’insurrection et la possibilité de violences.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/200207/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Erik Neveu ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Les retours à la référence de Mai 68 dans les manifestations invitent à réfléchir à la manière dont la mémoire d’un événement varie.Erik Neveu, Sociologue, Université de Rennes 1 - Université de RennesLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1997362023-02-13T20:39:49Z2023-02-13T20:39:49ZRéforme des retraites : A-t-on atteint notre capacité collective à supporter la brutalité du monde ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/509734/original/file-20230213-26-wzau4v.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C37%2C3581%2C2346&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">La forme actuelle des mobilisations contre la réforme des retraites, entre spectacle émeutier et manifestations de masse, témoigne d'un essoufflement sociétal. Nantes, le 7 février. </span> <span class="attribution"><span class="source">Loic Venance/AFP</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span></figcaption></figure><p>Le mouvement d’opposition à la réforme des retraites entre dans une nouvelle séquence après l'annonce par le gouvernement du recours à l'article 49.3 pour mettre fin aux débats parlementaires. Depuis de longues semaines déjà, usés et découragés par la crise du Covid, la guerre en Ukraine et les menaces de récession, des <a href="https://www.lemonde.fr/politique/live/2023/02/11/manifestations-du-11-fevrier-en-direct-entre-963-000-et-2-5-millions-de-personnes-ont-manifeste-samedi-selon-le-ministere-de-l-interieur-et-la-cgt_6161405_823448.html">millions de manifestants</a> reprennent la rue, expriment leur refus du présent et du monde à venir. L’atmosphère oscille entre colères contenues, légèretés et joies de retrouver ce qui a été perdu depuis longtemps : les <a href="https://www.fayard.fr/sciences-humaines/rassemblement-9782213701158">corps assemblés dans l’espace public</a>. Le plaisir relatif tient à une sensation partagée de puissance, certes fragile, mais momentanément retrouvée.</p>
<p>Seulement, les pratiques contestataires sont peu inventives. Les cortèges syndicaux se tiennent à leur place. Le « cortège de tête », habitué aux <a href="https://www.cairn.info/revue-les-temps-modernes-2016-5-page-190.htm">emportements et aux désirs de débordement</a>, ne joue que la parodie de lui-même.</p>
<p>Or, ces dernières années, les soulèvements sociaux surprenaient par leur originalité et leur inventivité. Le mouvement contre la loi travail, la défense des Zones à défendre (ZAD), Black Lives Matter, les « gilets jaunes », les Soulèvements de la Terre, les Marches pour le climat (pour ne citer que ces dernières) <a href="https://www.cairn.info/revue-participations-2021-3-page-135.htm?contenu=article">ont été inédits</a> à bien des égards : sur le contenu des contestations alliant climat et justice sociale, et sur la forme de leurs expressions.</p>
<p>Ces mouvements sont-ils arrivés au bout de leurs démarches ? Observe-t-on un tournant dans les modes de protestations ? Ou, face à un pouvoir sourd, ces mouvements appellent-ils à autre chose ?</p>
<h2>Retrouver une prise dans le monde</h2>
<p>Depuis les révolutions arabes de 2011, Nuit debout et <a href="https://theconversation.com/occupy-movement-different-aims-but-united-by-the-importance-of-civil-protest-3993">Occupy Wall Street</a>, ces mouvements énergiques s’en sont pris aux injustices invisibilisées. Ils ont également revendiqué de nouvelles orientations du vivre, des formes de vie qui font différences avec le présent et qui auraient un avenir pour la société. Avec la chercheuse <a href="https://journals.openedition.org/lectures/54808">Pauline Hachette</a>, nous nous sommes attachés à tenter de déchiffrer ce que ces mouvements épars indiquent du climat général de notre époque. Il nous apparaît clairement que les revendications collectives classiques (injustice, sexisme, racisme, inégalité matérielle) co-existent avec une quête de vivre autrement.</p>
<p>En somme, un nombre toujours plus grand de personnes conteste vigoureusement l’assèchement de la vie, son caractère terne et froid. Il apparaît aux yeux de beaucoup que la vie est largement empêchée de <a href="https://theconversation.com/penibilite-usure-professionnelle-burn-out-quelles-avancees-dans-le-projet-de-reforme-des-retraites-197972">s’épanouir dans le travail</a>, dans les amitiés et plus largement dans la vie sociale.</p>
<p><a href="https://theconversation.com/en-manif-lemeute-revele-notre-detresse-politique-129410">L’impuissance hurle</a> dans de nombreux corps usés par un monde agressif et verrouillé. La crise du Covid-19 a radicalisé ce qui était déjà largement partagé : une <a href="https://esprit.presse.fr/article/romain-huet/l-interpellation-de-l-epuise-43391">immense énergie collective refoulée</a>.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/quelle-democratie-1-3-la-democratie-francaise-est-elle-en-crise-160407">« Quelle démocratie ? » (1 / 3) : La démocratie française est-elle en crise ?</a>
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<h2>Dénoncer la brutalité du monde</h2>
<p>Dès lors, ces mouvements se sont occupés à dénoncer la brutalité du monde. Ils ont aussi exprimé un désir féroce de retrouver une prise sur la réalité de faire cet état d’impuissance généralisée.</p>
<p>Dans son dernier essai, <a href="https://editions-verdier.fr/livre/une-histoire-du-vertige/"><em>Une histoire du vertige</em></a>, Camille de Toledo l’écrit fort justement. Le présent vacille, l’époque est vertigineuse. Une humeur commune désavoue le monde au point qu’il semble devenu naïf d’attendre la possibilité d’un monde « à-venir » plus habitable.</p>
<p>Ces désaveux visent aussi les narrations occidentales et industrielles qui jusqu’alors « encodaient le monde » comme l’écrit l’écrivain et essayiste. Tout est à peu près en cours de destruction : des vies humaines, des espèces, des habitats, des attaches et des habitudes de pensée. Ce sont aussi les prises sur le monde qui sont défaites. Le vertige naît précisément des difficultés à se saisir intellectuellement et pratiquement du monde. Il s’épanouit également dans l’incapacité à dresser quelques projections sur les formes que prendront les vies après les ruines.</p>
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<h2>Trois forces sociales</h2>
<p>Un conflit de grande ampleur est en cours. Trois forces sociales s’affrontent. La première gouverne. Pour l’essentiel, elle emploie son énergie à maintenir le présent inchangé et à accélérer encore davantage les projets de société d’hier concédant, ici ou là, quelques aménagements rudimentaires. Elle emploie également toutes ses forces à canaliser ce qui la déborde et à favoriser une attitude de déni devant les catastrophes présentes et à venir. On le voit encore avec le <a href="https://reporterre.net/La-France-ne-respecte-pas-ses-engagements-de-l-Accord-de-Paris-sur-le-climat">non-respect de l’Accord de Paris pour le climat</a>, les silences que suscitent les rapports scientifiques sur la situation écologique ou lorsque Emmanuel Macron explique <a href="https://www.lemonde.fr/politique/article/2023/01/03/emmanuel-macron-et-le-climat-un-discours-qui-rate-sa-cible_6156389_823448.html">« qu’on ne pouvait pas prévoir la crise climatique »</a>.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/509736/original/file-20230213-20-gxaqwq.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/509736/original/file-20230213-20-gxaqwq.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/509736/original/file-20230213-20-gxaqwq.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/509736/original/file-20230213-20-gxaqwq.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/509736/original/file-20230213-20-gxaqwq.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/509736/original/file-20230213-20-gxaqwq.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/509736/original/file-20230213-20-gxaqwq.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Manifestation pour la défense des retraites du 31 janvier 2023.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/jmenj/52661676810/in/album-72177720305356181/">Jeanne Menjoule/Flickr</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/">CC BY-NC-ND</a></span>
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<p>La seconde force est réactive. Le populisme, les tentations fascisantes, les complotismes ou les retraits survivalistes ont en commun de pousser la sphère politique dans la régression et œuvrent à une <a href="http://www.premierparallele.fr/livre/les-emotions-contre-la-democratie">morte lente de la démocratie</a>. Son énergie prend la forme d’un ressentiment sinon d’une haine dirigée vers un ennemi fantasmé. En témoigne, en France, mais aussi en <a href="https://theconversation.com/suede-et-italie-la-droite-radicale-au-gouvernement-197466">Suède comme en Italie</a>, la résurgence d’idéologies fascisantes au gouvernement.</p>
<p>Enfin, une troisième force sociale tente de suspendre la déroute, de se retrouver quelques prises, quelques ouvertures et quelques espoirs pour commencer autrement le monde. Ces mouvements ne se contentent plus de compiler les refus du monde. Ils s’emploient à sortir de l’état général de déploration pour créer des mondes imparfaits telles les <a href="https://journals.openedition.org/norois/5898">zones à défendre</a>, pour expérimenter d’autres façons de vivre, de travailler, de faire voisiner les vies, de <a href="https://reporterre.net/Carte-des-luttes-des-contestations-locales-toujours-plus-vives">vitaliser localement la vie démocratique</a>. Ces dehors, encore largement marginaux, entendent faire monde autrement.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/les-zad-et-leurs-mondes-89992">Les « ZAD » et leurs mondes</a>
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<h2>Un activisme nerveux, une impatience démocratique</h2>
<p>Ces tentatives politiques se traduisent parfois par un activisme nerveux. À ce titre, Extinction Rébellion, mais surtout les Soulèvements de la Terre se montrent offensifs et mettent de nouveau à l’ordre du jour les pratiques de sabotage, de <a href="https://www.editions-hermann.fr/livre/le-devoir-de-resister-candice-delmas">désobéissance civile</a>, les blocages et les occupations d’infrastructures à l’origine de la destruction des vies comme nous l’avons vu récemment avec les raffineries de pétrole.</p>
<p>Depuis 2016, cette impatience démocratique s’est également traduite avec force dans les rues. Les manifestations surprennent les préfectures. Elles étonnent par leur nervosité et leur intolérance vis-à-vis des parcours balisés par le maintien de l’ordre et les syndicats. L’État a dû mobiliser d’importantes forces de police et de techniques pour gouverner ce qui lui échappe : un sujet qui en veut au monde et qui est <a href="https://diacritik.com/2022/02/04/pauline-hachette-et-romain-huet-le-geste-destructif-est-une-facon-de-sinscrire-dans-le-monde-certes-contestable-mais-une-maniere-den-sentir-ses-fragilites/">au bord de la rupture</a>.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/509732/original/file-20230213-27-gmc1tu.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/509732/original/file-20230213-27-gmc1tu.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=284&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/509732/original/file-20230213-27-gmc1tu.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=284&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/509732/original/file-20230213-27-gmc1tu.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=284&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/509732/original/file-20230213-27-gmc1tu.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=357&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/509732/original/file-20230213-27-gmc1tu.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=357&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/509732/original/file-20230213-27-gmc1tu.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=357&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Lestentatives politiques se traduisent parfois par un activisme nerveux. Plein le dos. Paris 20ᵉ. 15 octobre 2022.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/186368025@N06/52490781081/">Paola Breizh/Flickr</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/">CC BY-NC-ND</a></span>
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<p>En revanche, le mouvement social sur les retraites peine à traduire en acte ces envies. Sur le plan des débats, les défenseurs de la réforme s’en tiennent essentiellement à une argumentation comptable. Les opposants à la réforme s’aventurent certes sur l’aspect économique mais essayent aussi de déplacer les débats en insistant sur le fait que cette réforme engage une certaine vision du vivre, en particulier à la place que le travail occupe dans les existences. Ces aspirations peinent à s’exprimer clairement. Elles se cherchent.</p>
<h2>Soumettre les foules</h2>
<p>Pour le moment, dans les rues, les manifestations sont massives mais absolument peu inventives. Les organisations syndicales <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2023/02/07/dans-les-manifestations-a-paris-le-retour-en-premiere-ligne-des-services-d-ordre-syndicaux_6160860_3224.html">retrouvent leur place</a>, contiennent leurs membres, veillent à être au plus près ce que l’on attend d’elles.</p>
<p>Elles assistent avec résignation aux mouvements turbulents du « cortège de tête », de celles et ceux qui entendaient refuser les rituels manifestants, qui espéraient éprouver des joies collectives jusque dans les débordements chaotiques. Le cortège de tête s’est mis au pas. Il s’efforce de reproduire rituellement ce qui a fait sa notoriété que celle-ci soit défendue ou vigoureusement contestée.</p>
<p>Depuis longtemps, l’État s’est adapté. Il sait lire ces forces prévisibles et a perfectionné son maintien de l’ordre. À défaut d’avoir saisi et répondu aux problèmes politiques soulevés par tous ces mouvements, il a apporté une réponse technique et efficace : discipliner les foules peu inventives et les soumettre aux cadres institués. Certains objecteront que les manifestations, <a href="https://www.youtube.com/watch?v=akGlkuT2OyA">à Rennes par exemple</a>, ont largement débordé. Cela a été le cas mais exactement selon les mêmes modalités que lors des mouvements antérieurs.</p>
<h2>Le spectacle de l’émeute</h2>
<p>C’est alors que les émeutiers ont davantage recours au spectacle, à la recherche de <a href="https://www.youtube.com/watch?v=x1FWS59WtDM">l’éclat et de la fulgurance</a>.</p>
<p>Autrement dit, pour faire face à <a href="https://www.liberation.fr/theatre/2020/01/23/le-charme-de-l-emeute-batailles-arrangees_1774882/">l’épuisement que peut susciter le charme de l’émeute</a>, l’intensification de la forme spectacle s’impose. Elle ne traduit plus les colères, elle les simule. L’émeute n’a alors d’autre importance que sa propre célébration. Elle perd ainsi de son pouvoir de nuisance.</p>
<p>Les révoltés peinent à inventer des formes d’expression qui traduisent leur saturation générale et leurs attentes de « possibles » c’est-à-dire de l’élan vital qui permettrait collectivement de se trouver des significations et des horizons souhaitables.</p>
<p>Ce manque d’inventivité de la contestation et la présence massive des manifestants dans la rue sont le témoignage direct des impasses du présent. Il flotte un peu partout un sentiment de vacillement du monde, une atmosphère d’effondrement, d’épuisement, d’un monde sérieusement et irréversiblement abîmé.</p>
<p>Et on sent déjà comment, dans un tel contexte, il est difficile d’imaginer un avenir radieux et de se mettre à la hauteur du réel. Mais le retour plutôt unitaire des corps dans les rues et les menaces d’intensifier la lutte (blocage) sont les signaux clairs que la capacité collective à supporter la brutalité du monde est atteinte.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/199736/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Romain Huët ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Les mobilisations contre le projet de réforme des retraites soulignent aussi un tournant voire un essoufflement des modes de contestation actuels.Romain Huët, Maitre de conférences en sciences de la communication, Chercheur au PREFICS (Plurilinguismes, Représentations, Expressions Francophones, Information, Communication, Sociolinguistique), Université Rennes 2Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.