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Œuvres d’art sur les campus universitaires : des choix… suicidaires ?

Un Homme immobile d'Anthony Gormley à Oxford, en 2009. Papannon/Wikimedia, CC BY-SA

En 1984, le sculpteur-plasticien anglais Antony Gormley réalisait une statue, un « homme à l’écoute », à la demande de la municipalité londonienne de Camden. Cette dernière souhaitait montrer son engagement pour la paix – l’ouverture d’un de ses parcs coïncidant avec la date anniversaire du largage de la bombe atomique sur Nagasaki, le 9 août 1945.

Une dizaine d’années plus tard, pour célébrer ses 50 ans d’existence, The Landmark Trust (organisme anglais à but non lucratif transformant des bâtiments historiques à l’abandon en résidences locatives de vacances) faisait, lui aussi, appel à Antony Gormley. Le 16 mai 2015, sa statue en fer était dévoilée à Lowsonford : un homme pensif, à deux pas d’une écluse, dans un paysage bucolique, en face d’un cottage très British.

Un homme au bord du canal (Lowsonford, Warwickshire) 2015. wikimedia

Œuvres d’art et suicide au Royaume-Uni

Rien de bucolique, toutefois, dans les 27 statues en fibre de verre réalisées par ce même artiste, et ayant « envahi » certaines toitures de Hong-Kong le 19 novembre 2015. Antony Gormley explique vouloir continuer son « exploration du corps humain en tant qu’espace de mémoire et de transformation » et encourager les passants à lever la tête et à « rêver les yeux ouverts ». Intentions artistiques fort louables, certes, mais ses 27 « hommes immobiles » d’1m88 ont suscité, outre de la curiosité, de la consternation, voire de la peur. Pour certains passants, « ces œuvres indécentes n’ont pas leur place dans une ville où la moitié des 900 suicides annuels sont commis en se jetant dans le vide ».

Des critiques similaires ont récemment éclaté suite à l’installation, le 11 avril, de 3 de ces « hommes immobiles » sur le campus de l’université anglaise d’East Anglia, à Norwich. La cible des détracteurs est la statue placée sur le toit de la bibliothèque : d’en bas, cette figure à taille humaine, près du rebord, ne ressemble-t-elle pas à un candidat au suicide ?

Envahisseurs sur les toits de Hong Kong, 2015. AFP, Isaac Lawrence

Un porte-parole d’East Anglia a expliqué que personnel universitaire et étudiants avaient été informés de l’exposition et de l’emplacement des trois sculptures. Toutefois, des voix s’élèvent : l’université n’aurait-elle pas dû prendre en compte les réprobations contre l’installation similaire de statues à New York en avril 2010 et à Hong-Kong en 2015 ?

Les étudiants (et enseignants) détracteurs ne critiquent pas la statue elle-même, mais son emplacement – et demandent, dans une pétition lancée sur Change.org, son retrait au plus vite. En effet, ces statues devaient être officiellement inaugurées le 22 avril, époque à laquelle tous les étudiants, de retour après les vacances de Pâques, révisent pour leurs examens ou terminent leur thèse – bref, une période très stressante.

D’ailleurs, l’université d’East Anglia, comme de nombreuses autres universités anglaises, est parfaitement consciente de l’accroissement conséquent, depuis quelques années, du nombre d’étudiants souffrant d’angoisse, de stress et de problèmes de santé mentale. Partant, elle connaît également les difficultés que rencontrent ses services en santé mentale et soutien psychologique. En effet, selon un rapport de septembre 2016 de l’Institut de la Politique de l’Enseignement supérieur (organisme britannique indépendant), certaines universités britanniques devraient tripler le budget desdits services pour pouvoir faire face aux besoins d’aide psychologique de leurs étudiants. Défi qui semble difficile à relever : le rapport de 2017 des Samaritans sur l’évolution du nombre de suicides indique une progression de 2 % pour l’Angleterre depuis 2014. Selon le Bureau des statistiques nationales (Office for National Statistics), 130 étudiants d’au moins 18 ans (97 de sexe masculin, 33 de sexe féminin) se sont suicidés en 2014 (Angleterre et Pays-de-Galles).

Statues d’hommes immobiles à New York, 2010.

Œuvres d’art et suicide en France

La France connaît-elle un mal-être étudiant comparable ? Les toits de ses campus universitaires ont-ils déjà accueilli certains de ces « hommes immobiles » ?

En 2014, l’un de ces derniers a effectivement élu domicile, pendant une nuit seulement, sur la corniche de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Antony Gormley « entendait surprendre le spectateur, l’interroger, susciter son empathie, voire l’interpeller ». Cependant, si, pour certains passants, cette « sentinelle de bronze » constituait un « ange urbain » bienveillant, pour d’autres, ces figures solitaires symbolisaient « des âmes perdues à l’essence existentielle ». Toutefois, aucune demande similaire à celle de certains étudiants de l’Université d’East Anglia n’a jamais été formulée.

Peut-être est-ce parce que cet « homme immobile » était l’une des 150 œuvres d’art contemporain proposées lors de la 13e édition de la Nuit Blanche de Paris, du 4 au 5 octobre 2014, et non une œuvre née de la loi du 18 mai 1951 sur le 1 % artistique ?

Cette loi stipulait que, dorénavant, toute nouvelle construction de l’Éducation nationale devrait allouer 1 % de son budget à la création d’une œuvre d’art. Désormais, par exemple, les étudiants de l’École Nationale vétérinaire de Toulouse peuvent quotidiennement contempler un vitrail d’Henri Guérin, tandis que ceux de l’Université de Grenoble peuvent admirer la main d’Olivier Descamps.

Vitrail d’Henri Guérin (École Nationale vétérinaire de Toulouse). wikipedia

À ce jour, aucune université française ne semble avoir été critiquée pour avoir sélectionné une œuvre d’art pouvant évoquer, de par sa position sur le rebord d’un toit, un individu suicidaire. Serait-ce, entre autres, parce que le « spleen étudiant » est moindre dans l’Hexagone qu’au Royaume-Uni ?

Selon une étude publiée en 2015, seul 1 % de la population étudiante relevant des Services Universitaires de Médecine Préventive et de Promotion de la Santé (SUMPPS) a recours à ces derniers. Comment expliquer ce très faible pourcentage ? D’une part, La Mutuelle des Étudiants (LMDE) révèle, dans son rapport annuel, que seuls 8 % des étudiants interrogés connaissent l’existence des Bureaux d’Aide Psychologique Universitaire (BAPU) – de surcroît, il n’en existe que 16 en France et obtenir un rendez-vous peut prendre plusieurs semaines, voire plusieurs mois.

D’autre part, pour de nombreux étudiants, verbaliser leur souffrance et formuler une demande d’aide sont impensables. Or, selon la 4ᵉ enquête santé de LMDE en 2015, 37 % des étudiants se disent en état de « mal-être » (25 % d’étudiants contre 46 % d’étudiantes). D’ailleurs, depuis plusieurs années, le suicide demeure la deuxième cause de mortalité chez les jeunes de 20 à 24 ans en France métropolitaine. Le nombre annuel de tentatives de suicide est estimé à environ 200 000, et ces tentatives sont surtout imputables aux jeunes filles de 15 à 20 ans.

Certes, le suicide est, parfois, au centre d’expositions artistiques en France – citons « Ils se sont tous suicidés » de Ben Vautier – mais s’y rendre relève d’un choix personnel. Le choix d’une université, en cette période anxiogène d’examens, de placer la statue d’un « homme immobile » sur un toit, à la vue constante d’étudiants dont certains sont manifestement loin de « se sentir sur le toit du monde » est-il judicieux ? Pour autant, faut-il nécessairement renoncer à l’art parce que ce dernier est considéré par certains comme (potentiellement) nuisible à la santé ? C’est la question que pose la contre-pétition lancée contre le retrait de ladite statue.

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