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Gros plan de chou romanesco. Domeckopol / Pixabay, CC BY-SA

Le voile se lève sur la forme fractale du chou-fleur et du romanesco

Au cours du processus de domestication, l’homme a sélectionné les plantes les mieux adaptées à ses besoins, avec, par exemple, des fruits plus gros ou des graines restant attachées à l’épi. On savait que ces plantes étaient génétiquement légèrement différentes des plantes sauvages mais c’est seulement depuis quelques années que l’on commence à identifier l’origine génétique de ces différences et à comprendre comment ces différences se traduisent par des changements de forme, de taille ou de couleur.

Les choux (Brassica oleracea) constituent un exemple spectaculaire de domestication. À partir de plantes sauvages produisant quelques feuilles puis une tige fleurie ressemblant à celle du colza, la domestication a permis d’obtenir des légumes aux allures très contrastées comme le chou vert, le chou Kale, le chou rave, les choux de Bruxelles et des choux où la tige fleurie, appelée inflorescence, se change en brocoli, chou-fleur ou même en chou romanesco à la forme fractale fascinante.

Ce dernier est constitué de spirales faites de petites pyramides coniques appelées florettes rappelant chacune la forme globale conique du chou entier. Et chacune de ces florettes est elle-même constituée de spirales faites de florettes coniques encore plus petites, et ainsi de suite. C’est cette propriété, où un même motif géométrique apparait partout et à toutes les échelles dans une forme (on parle d’autosimilarité), qui confère au chou romanesco son caractère « fractal » remarquable.

Comment des changements génétiques accumulés au cours des siècles ont-ils pu à ce point modifier la croissance des tiges et des fleurs, et générer des formes fractales si complexes et parfaites ?

Une lutte génétique entre tiges et fleurs

Comment des changements génétiques accumulés au cours des siècles ont-ils pu à ce point modifier la croissance des tiges et des fleurs, et générer des formes fractales si complexes et parfaites ?

Notre consortium international s’est attaqué à cette énigme en utilisant Arabidopsis thaliana, une mauvaise herbe très étudiée en laboratoire et cousine du chou. Nos résultats viennent de faire la une du magazine Science. Chez Arabidopsis, il a été remarqué dans les années 90 que deux mutations, c’est-à-dire des perturbations génétiques, suffisent à changer les fleurs en petits choux ! Cela suggérait que le nombre de mutations essentielles pour transformer la structure d’une plante ancestrale en chou-fleur comestible, était peut-être finalement relativement réduit.

Arabidopsis thaliana et sa version du chou-fleur à droite. M. LeMasson, Fourni par l'auteur

Comment deux mutations peuvent induire un changement aussi spectaculaire de forme ? Pour le comprendre, il faut se pencher sur la façon dont poussent les plantes.

La partie aérienne d’une plante résulte de la croissance d’un bourgeon contenu dans la graine, qui produit une tige et de nouveaux bourgeons répartis le long de cette tige, qui à leur tour produit d’autres tiges et de nouveaux bourgeons, etc. Ces bourgeons peuvent croître immédiatement ou rester dormants. Quand ils croissent, ils peuvent former des tiges feuillues, ou des fleurs. Cela va dépendre du résultat de la lutte qui s’opère dans chaque nouveau bourgeon créé entre des gènes « de tige » et des gènes « de fleur » qui s’affrontent pour donner son identité au bourgeon. Cette lutte fait intervenir un réseau d’alliances et d’interactions difficile à interpréter. Pour mieux comprendre cet écheveau complexe et son impact sur la croissance de la plante, nous avons développé une approche combinant expérimentation biologique, modélisation mathématique et simulation du développement de la plante en 3D. De proche en proche, cette analyse a permis d’isoler le mécanisme génétique à l’origine de la forme du chou-fleur et de comprendre son impact sur la croissance de la plante.

En bref, il s’agit d’une guerre de territoire. Chez la plante normale, au moment de développer des bourgeons de fleur, un premier gène « l’architecte floral » devient actif dans les bourgeons. Pour former la fleur, il doit cependant appeler d’autres gènes floraux en renfort qui empêchent l’invasion du bourgeon par les gènes de tige. Le bourgeon acquiert alors définitivement l’identité « fleur ».

Des tiges produites à l’infini pour former des fractales

Chez le chou-fleur d’Arabidopsis, l’architecte floral appelle les renforts floraux, mais ceux-ci ne viennent pas, et pour cause : ce sont précisément ces gènes qui ont été inactivés par les deux mutations ! Du coup, le bourgeon, après avoir commencé à rentrer dans l’état floral, est envahi par l’activité des gènes de tiges qui lui confèrent alors leur identité. Mais ces bourgeons ne sont pas des tiges parfaitement normales pour autant ! Notre équipe a montré que leur brève incursion dans un état de fleur les a affectés au passage de façon irréversible et leur permet, à la différence des tiges normales, de commencer à croître immédiatement (sans entrer en dormance comme chez la plante normale), sans feuille, et ainsi de se multiplier rapidement et quasiment à l’infini.

Les bourgeons de tige ainsi modifiés produisent de nouveaux bourgeons de fleurs, qui n’arrivent pas à produire de fleur, mais redeviennent des bourgeons de tige, qui essaient de produire de nouveaux bourgeons de fleur sans plus y arriver, et ainsi de suite. Le chou naît donc d’une véritable réaction en chaîne, déclenchée par le passage momentané dans l’état « fleur » des bourgeons, qui résulte en un amoncellement de tiges sur des tiges sur des tiges… et qui forment la structure fractale toutes en spirales du chou-fleur.

En haut : les deux familles de spirales principales du chou-fleur : 1 famille en tons ocres (8 spirales) et l’autre en tons rosés (5 spirales). Chaque spirale est composée de florettes. En regardant bien on peut voir que chaque florette est elle-même constituée de spirales, etc. En bas : Une florette de chou-fleur (section transversale) à gauche, et des sections transversales d’une florette et d’un chou romanesco montrant l’organisation en pyramide des florettes à plusieurs échelles. C. Godin, Fourni par l'auteur

Le chou-fleur comestible et le chou romanesco sont formés par un mécanisme assez semblable à ceux d’Arabidopsis même s’ils sont plus gros et compacts. Mais pourquoi le Romanesco possède-t-il une apparence aussi fractale ? En réalité, le chou-fleur est déjà fractal. Il possède des fleurettes semblables à toutes les échelles et organisées en spirales. Mais cela ne se voit pas bien car la structure globale est aplatie en surface et les différentes fleurettes sont peu individualisées.

Chez le Romanesco, la forme pyramidale de chaque fleurette fait ressortir, en relief, l’aspect fractal si remarquable. Les chercheurs ont montré par des simulations numériques et des expérimentations sur le chou-fleur d’Arabidopsis que cette propriété naissait vraisemblablement du fait qu’au cœur des bourgeons du chou romanesco, les nouveaux bourgeons sont produits à un rythme croissant et au fur et à mesure de la croissance de chaque bourgeon, alors que ce rythme reste constant chez le chou-fleur. Cette caractéristique suffit à accélérer la croissance de la tige de chaque florette et à leur conférer un aspect pyramidal. La structure fractale du romanesco est en quelque sorte une vue « en relief » de la structure fractale du chou-fleur.

Zoom sur le sommet d’un chou romanesco montrant la taille du « bourgeon » produisant les organes au sommet qui augmente avec la taille des choux. C. Godin, Fourni par l'auteur

Notre étude apporte une compréhension intime de la façon dont l’activité des gènes se combine à la croissance pour donner leur aspect aux plantes à fleurs. Elle révèle cette capacité des bourgeons de tige de se multiplier à l’extrême, une capacité le plus souvent cachée dans la nature par différents mécanismes : les bourgeons produisent des fleurs ou des tiges qui s’allongent avant d’en produire de nouvelles et du coup donnent des structures moins compactes que les choux ; sur une tige, il existe une hiérarchie de priorités de croissance dans laquelle les bourgeons latéraux restent souvent dormants tant que le bourgeon principal croît ; enfin le mécanisme de floraison lui-même met un terme à l’activité d’un bourgeon en le transformant en fleur. Tous ces mécanismes, qui empêchent naturellement la prolifération des tiges en temps normal chez la plupart des plantes, sont simultanément inactivés chez le chou-fleur, qui peut alors produire ces structures massivement répétitives et compactes de tiges.

Ces résultats sur la plante modèle Arabidopsis ouvrent des perspectives nouvelles en recherche et en agronomie. En recherche par exemple, ils vont nous servir de guide dans notre quête du ou des gènes modifiés au cours de la domestication qui sont finalement responsables de la forme si particulière des choux-fleurs et du Romanesco. En agronomie, ils nous donnent un cadre d’analyse précieux dans lequel envisager de nouveaux progrès dans la domestication. Une fois identifié l’ensemble des mutations responsables de la forme du chou-fleur, il sera possible de domestiquer des choux verts sauvages qui présentent des avantages en agriculture (comme une meilleure résistance aux maladies ou aux hausses de température) et de leur faire produire des choux-fleurs ou des choux romanesco. Cette approche appelée domestication de novo vise à refaire de façon accélérée (en utilisant par exemple, les techniques d’édition des génomes) le chemin de la domestication qui a pris plusieurs millénaires à nos ancêtres.

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