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Pakistan-Inde : l’ourdou en partage ?

Un panneau en langue ourdou situé à la frontière entre l’Inde et le Pakistan au Cachemire proclame : « Oubliez les différends du passé, nous écrirons ensemble de nouvelles histoires dans une nouvelle ère. » Aamir Qureshi/AFP

En octobre 2021, l’usage de quelques mots en ourdou dans une publicité diffusée par une marque de vêtements à l’occasion de la Fête des Lumières (Diwali), un festival hindou très populaire en Inde, a suscité un tollé chez certains hindous nationalistes. Langue nationale du Pakistan, l’ourdou fait régulièrement l’objet d’attaques en Inde.

L’ourdou est intimement lié à l’histoire de la construction des nations indienne et pakistanaise du XIXᵉ siècle jusqu’à nos jours. Pour comprendre la donne actuelle, il faut revenir sur cette histoire et, plus particulièrement, sur les politiques linguistiques conduites par deux personnalités ayant joué un rôle majeur en la matière : Mohammad Ali Jinnah (gouverneur général du Pakistan, 1947-1948) et Jawaharlal Nehru (premier ministre de l’Inde, 1947-1964).

Jawaharlal Nehru (à gauche), premier premier ministre de l’Inde de 1947 à 1964, et Muhammad Ali Jinnah (à droite), premier gouverneur général du Pakistan de 1947 à 1948. Staff/AFP

Contexte historique et linguistique

L’ourdou est une langue riche d’une tradition littéraire longue de près de mille ans. Elle est parlée aujourd’hui par 230 millions de locuteurs dans le monde, au Pakistan, en Inde et dans toutes leurs diasporas.

Vers la seconde moitié du XIXe siècle, une vague d’attaques à l’encontre de l’ourdou a été menée par les nationalistes hindous, dans l’État de l’Uttar Pradesh, autrefois appelé « Les provinces du Nord-Ouest » à l’époque de l’Empire britannique, sous le prétexte de purifier le hindi de l’influence islamique. Confrontés à ces exactions, les partisans de l’ourdou ont milité pour défendre la langue tant dans son écriture (perso-arabe) que dans son lexique (encore majoritairement emprunté aux langues perso-arabes).

L’affrontement entre les partisans du hindi et de l’ourdou voit la position de l’ourdou, comme langue des musulmans, consolidée dès le début du XXe siècle. Même si des écrivains non musulmans se sont illustrés en ourdou, la langue est associée à la religion musulmane. L’ourdou occupe alors, dans le sous-continent indien, la seconde place comme langue de l’islam après l’arabe coranique.

L’ourdou devient langue nationale au Pakistan

Suite à la partition de l’Inde britannique en 1947, l’ourdou s’est forgé un statut de langue nationale au Pakistan, pays créé sur une base religieuse, en l’occurrence musulmane. De fait, Mohammad Ali Jinnah, musulman occidentalisé, éduqué en Angleterre, va déclarer l’ourdou langue nationale de la République islamique du Pakistan en insistant sur son identité islamique.

À partir de 1938, Jinnah s’était fait un point d’honneur de s’adresser au public en ourdou, malgré certaines lacunes, l’ourdou n’étant ni sa langue maternelle, ni une langue apprise au cours de ses études.

Mohammad Ali Jinnah, en 1944. National Archives Islamabad, Author provided

Pour Jinnah et ses successeurs, rien n’était négociable au détriment de l’ourdou. L’ourdou a été imposé à l’Est du Pakistan, où les locuteurs étaient majoritairement des bengaliphones dont le droit linguistique était ainsi bafoué.

À cet égard, on peut citer Jinnah s’exprimant en faveur de l’ourdou lors d’une conférence de 1948 à Dacca (au Pakistan oriental, aujourd’hui capitale du Bangladesh) :

« Permettez-moi de vous dire très clairement que la langue d’État du Pakistan sera l’ourdou et aucune autre langue. […] Sans une langue d’État, aucune nation ne peut rester solidement liée et fonctionner. Regardez l’histoire d’autres pays. Par conséquent, en ce qui concerne la langue officielle, la langue du Pakistan est l’ourdou. »

Lorsque la divergence linguistique s’est manifestée de façon disproportionnée, la guerre a éclaté en 1971 entre des partisans des deux langues : l’ourdou et le bengali. Le Bangladesh est né. L’imposition de l’ourdou avait misérablement échoué.

Visite de Mohammad Ali Jinnah’s à Dhaka, en avril 1948. Press Information Department, Broadcasting & National Heritage, Islamabad, Author provided

« Un pays sur mesure » pour Jinnah ?

À l’instar du Cachemire, où voisinent plusieurs tribus et communautés ethniques linguistiques, l’ourdou devait jouer un rôle fédérateur au Pakistan où le pendjabi, le sairaki, le pashto et le baloutchi étaient également de grandes langues majoritaires et minoritaires. Dans les meetings politiques organisés dès le début du XXe siècle (1906, 1908 et 1910) par la All India Muslim League, la défense et la promotion de l’ourdou étaient placées au premier plan, cette langue étant appelée à devenir la langue commune de tous les musulmans du sous-continent indien.

Le nationalisme pakistanais, exalté au plan littéraire par le grand poète et philosophe Mohamed Iqbal, a joué un rôle capital pour la reconnaissance de l’ourdou comme langue nationale.

Bannière célébrant le 14 août, jour de l’indépendance. À droite du portrait de Mohammad Ali Jinnah, celui du poète musulman Allama Mohamed Iqbal, mort avant l’indépendance du Pakistan, qui composait ses œuvres en anglais, persan ou ourdou. Islambad, 13 août 2020. Aamir Qureshi/AFP

Une autre raison probable du choix de l’ourdou comme langue nationale au Pakistan est l’arrivée en 1947 de milliers de hauts fonctionnaires musulmans de l’Inde britannique, originaires en particulier des États de l’Uttar Pradesh et du Bihar, dont la première langue était l’ourdou. Ce sont ces fonctionnaires qui ont entrepris la tâche herculéenne de construire un pays « sur mesure » comme l’avaient rêvé Jinnah et ses partisans, à la fois islamique, moderne et éduqué.

En Inde, la protection accordée à l’ourdou par Nehru

Dans l’Inde post-1947, l’histoire de l’ourdou prend un autre tournant. Considéré comme étant la langue des musulmans, il risquait de perdre ses racines territoriales dès lors que les musulmans avaient obtenu un nouveau pays où l’ourdou devenait de plus souverain.

Toutefois, tous les musulmans ne sont pas partis au Pakistan. En 1947, aucune personne de langue maternelle ourdou ne vivait au Pakistan. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, les locuteurs d’ourdou en Inde n’étaient pas uniquement des musulmans : il y avait également des sikhs, des hindous et bien d’autres non-musulmans scolarisés en ourdou à l’instar de leurs grands-pères (l’éducation des femmes était peu répandue). Soudainement, après l’indépendance de l’Inde, les locuteurs de l’ourdou se sont retrouvés tiraillés entre la langue correspondant à leur religion et l’ourdou, dont le statut comme langue des musulmans s’affirmait de plus en plus.

Le futur premier ministre de l’Inde, Jawaharlal Nehru, faisait partie de ces locuteurs d’ourdou non musulmans.

Jawaharlal Nehru échange avec Mohandas Gandhi lors d’une rencontre du Congrès national de l’Inde à Bombay, le 6 juillet 1946. Upi/AFP

Si l’héritage de l’ourdou se perpétue en Inde, on peut, semble-t-il, remercier pour cela Jawaharlal Nehru. Lorsque l’ourdou est déclaré langue nationale du Pakistan, pays rival, l’avenir de l’ourdou en Inde s’annonce particulièrement morose. Une anecdote fameuse, citée par Talat Ahmed à propos des langues susceptibles d’être inscrites dans la Constitution indienne de 1950, permet de mieux comprendre cette situation.

L’un des membres du comité de rédaction de la résolution linguistique, M. Satyanarayan, a proposé une liste de douze langues, ne comprenant pas l’ourdou. Nehru y a ajouté l’ourdou comme treizième langue. Étonné, Satyanarayan a demandé à Nehru s’il n’avait pas honte de revendiquer l’ourdou comme sa langue alors qu’il était un brahmane. Nehru n’a pas répondu.

Après l’indépendance, c’est Nehru qui a mené la campagne pour rendre à l’ourdou son passé glorieux dans une atmosphère chauvine privilégiant le hindi au détriment de l’ourdou. Une interminable crise se poursuit sur le statut et le rôle de l’ourdou dans le nord de l’Inde. La langue est estropiée dans certains états indiens au travers des attaques sur sa graphie, sur l’effacement de son passé et de l’héritage.

L’ourdou, synonyme de divisions dans les deux pays ?

Jawaharlal Nehru et Mohammad Ali Jinnah à la Indian Office Library, Londres, Decembre 1946. National Archives Islamabad, Author provided

Au Pakistan, il apparaît que l’ourdou divise désormais le peuple plus qu’il ne le fédère. On y voit émerger des mouvements réclamant qu’une plus grande place soit accordée aux langues régionales telles que le pendjabi, le saraiki et le baloutche. En Inde, il devient la cible des nationalistes hindous en raison de sa connotation religieuse. L’anglais prospère dans les deux pays rivaux, au détriment de l’ourdou et d’autres langues, soutenu par une politique gouvernementale élitiste.

Soixante-quinze ans après la partition, alors que les deux hommes ont disparu depuis des décennies, leur positionnement en faveur de l’ourdou et leur zèle (religieux pour l’un, laïque pour l’autre) ont cependant contribué positivement au maintien de la langue. L’ourdou, langue initialement sans territoire fixe, risquait de s’atrophier au fil du temps.

Si le rôle de l’ourdou a été significatif dans le nationalisme pakistanais qui a porté Jinnah au pinacle, l’amour de Nehru pour l’ourdou a entaché son image en raison du nationalisme indien. Il n’en reste pas moins que ses efforts ont renforcé le multiculturalisme indien – un multiculturalisme aujourd’hui de plus en plus remis en cause, comme le montre l’affaire, loin d’être anecdotique, de la publicité comportant quelques mots en ourdou que nous avons évoquée en introduction.

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