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Parois de la tombe égyptienne de Baqet III, Moyen Empire. Chambre funéraire de la tombe n°15. CC BY

Paléogifs : quand la préhistoire s’anime

Nous publions ici un extrait de « Retour vers le paléo », sous-titré : Et si nos ancêtres avaient tout inventé ? Il a été rédigé et illustré par la TeamPaléo, qui réunit les auteur·e·s. suivant·e·s : Clothilde Chamussy (diplômée d’archéologie et créatrice de la chaîne YouTube Passé sauvage) ; Jennifer Kerner (Chaîne YouTube Boneless Archéologie) ; Pierre Kerner (blog Strange Stuff and Funky Things), Marion Sabourdy (chargée des nouveaux médias à la Casemate de Grenoble) et Aurélie Bordenave, illustratrice scientifique. Le livre sort ce jour aux éditions Flammarion.


Nous connaissons tous le gif animé, cette succession d’images en boucle, utilisée de nos jours pour résumer notre humeur sur les réseaux sociaux. Mais savez-vous que les racines de ces animations sont bien plus profondes qu’on peut le penser et précèdent l’ère numérique ? […]

Ces animations en boucle n’auraient-elles pas existé avant l’ère des pixels ? Précédant les images mobiles du cinéma ? Devançant, qui sait, les signes écrits ?

Pour Carl Goodman, producteur exécutif du Musée de l’image animée, les ancêtres du gif se cacheraient parmi les myriades de jouets optiques inventés à la fin du XIXe siècle. L’inventeur belge Joseph Antoine Ferdinand Plateau a conçu le premier d’entre eux en 1832 : le Phénakistiscope (du grec phenaxakos, « trompeur », et skopein, « examiner »). Il s’agit d’un dispositif générant l’illusion du mouvement à partir d’images fixes. Sur un disque de carton percé de 10 à 12 fentes se trouve une série de dessins représentant un mouvement décomposé. Fixé sur une tige, le disque est mis en rotation devant un miroir. L’utilisateur regarde alors à travers les fentes les images se refléter sur ce miroir. Il y voit une animation se dérouler, la présence des fentes, suivant le principe de la stroboscopie, empêchant que ces images ne forment qu’une tache floue colorée.

Si l’illusion est remarquable et émerveille le public, les phénomènes physiologiques sur lesquels elle repose demeurent encore mystérieux. Joseph Plateau a passé de nombreuses années à étudier le phénomène appelé persistance rétinienne, qu’il pensait être la cause de cette illusion. Son idée, séduisante, formulait l’hypothèse que des images rémanentes formées sur la rétine perduraient suffisamment longtemps pour produire une transition entre les images fixes.

Malheureusement, ses expériences ont surtout eu raison de sa santé : il se serait notamment brûlé la rétine après avoir fixé le soleil pendant 25 secondes… À terme, il a fini complètement aveugle (il est aussi dit qu’il était belge, mais nous nous garderons d’être les auteurs de ce genre de corrélations). Comble de malheur, les chercheurs en optique et les neurophysiologistes actuels ont montré que la persistance rétinienne ne peut être la seule cause de l’illusion de mouvement. Ils ont observé et continuent d’explorer de nombreux autres phénomènes produisant ce type d’illusion, aux noms barbares de « phénomène phi » et autres « mouvements bêta ».

Le Phénakistiscope (1832) ou la vie de l’autre côté du miroir. Aurélie Bordenave/TeamPaléo, Author provided

Mais le génie inventif se passe souvent de certitudes et, dans le sillage de Joseph Plateau, ses contemporains ont rivalisé d’imagination pour concevoir de merveilleuses machines du même genre, et leur donner des noms de leur cru. Sur le marché des jouets optiques se bousculent ainsi le Zootrope de William George Horner, le Praxinoscope d’Émile Reynaud, sans oublier le Phantasmascope de Rudolphe Ackermann. Certains de ces dispositifs d’animations en boucle s’adressaient même à plusieurs spectateurs : voilà donc de bons candidats pour ce que l’on pourrait appeler des proto-gifs !

Le gobelet au bouquetin bondissant

Le principe de ces inventions est finalement assez simple et on pourrait s’étonner qu’il ait fallu attendre le XIXe siècle pour que de tels objets voient le jour. Un petit voyage temporel et géographique vous convaincra peut-être que ce n’est en effet pas le cas… On doit à une expédition archéologique dans la province iranienne du Sistan-et-Baloutchistan l’exhumation de nombreux artefacts sur le site de Shahr-e Sokhteh, littéralement « Cité brûlée ». Une dénomination des plus fidèles tant cette agglomération de l’Âge du bronze a subi d’incendies, avant d’être abandonnée il y a 3 800 ans.

Parmi ces trouvailles datant d’une période entre 4 700 et 4 300 avant Internet, l’archéologue iranien Mansour Sadjjadi s’est particulièrement intéressé à un gobelet en terre cuite aux proportions relativement ordinaires (10 cm de haut pour 8 cm de diamètre) et orné de motifs végétaux et animaliers. Ses décorations forment en réalité cinq panneaux représentant chacun un bouquetin entre deux arbres. Fait intrigant, ce bouquetin adopte à chaque fois une posture légèrement différente. Dans l’un des panneaux, il semble même figé en plein saut pour atteindre les plus hautes branches de l’arbre. De là à imaginer qu’il serait possible de voir une séquence animée montrant le bouquetin bondissant pour grignoter des feuilles en faisant rouler la coupe entre les mains… Serait-on en présence du tout premier gif animé, vieux de près de 5 200 ans ?

Bambi et le gobelet de la Cité brûlée. Musée national de Téhéran, Author provided

Quoique séduisante, cette interprétation reste controversée. Certains commentateurs ont signalé que l’illusion ne pouvait pas se produire en l’absence de stroboscopie (par l’usage de fentes ou d’alternance rapide de l’éclairage). Les images du gobelet mis en rotation, même à grande vitesse, paraîtront floues. Le spécialiste en langage visuel, Neil Cohn, propose plutôt de considérer le gobelet comme une sorte de bande dessinée ancestrale. La BD, traditionnellement définie comme un art visuel séquentiel juxtaposé, permet bien de représenter un mouvement, mais en le suggérant mentalement plutôt qu’en le figurant à l’aide d’une illusion d’optique.

De fait, les exemples relevant de ce registre ne manquent pas à travers les âges et les régions du monde. Pour s’en tenir à la vaisselle, une coupe mochica (population précolombienne du début du Ier millénaire) est ornée de sept « cases » où figure un oiseau échassier à la position légèrement différente à chaque fois. De leur côté et à leur habitude, les Égyptiens ont vu grand, et sur les parois de la tombe égyptienne de Baqet III dans la nécropole du clan Beni Hasa, soit quarante-trois siècles avant l’avènement du règne des premiers modems, près de 200 positions différentes de lutte sont peintes, décomposant très clairement le mouvement que les lutteurs effectuent pour vaincre leur opposant.

Les prises de têtes de Lascaux et Chauvet

Gifs animés, illusions d’optique, bandes dessinées : autant de médiums différents qui cherchent tous à reproduire, à leur manière, le mouvement. Le chercheur en préhistoire Marc Azéma s’est pris de passion pour cette thématique, la genèse de la représentation du mouvement, jusqu’à affirmer en avoir découvert les prémices dans des peintures rupestres et des objets préhistoriques…

Que penser par exemple de cette frise de la Nef de Lascaux, où un panneau représente cinq têtes de cerfs dont deux semblent s’arquer vers l’arrière ? Certains y voient une harde de cerfs mâles traversant un ruisseau dont seules les têtes dépasseraient. Il existe toutefois une hypothèse alternative formulée par Germaine Prudhommeau : il pourrait s’agir de cinq images successives d’un même individu, qui hocherait la tête. Une proposition séduisante, à laquelle on est cependant tenté d’opposer la variation de proportion des sujets, ainsi que l’aspect différent des bois qui ornent les têtes de ces animaux.

Conscient des difficultés que présente ce cas, Marc Azéma a néanmoins compilé tout un ensemble de potentiels exemples de décompositions du mouvement d’un animal par juxtaposition d’images. Le plus ancien d’entre eux est tout simplement le fameux panneau des chevaux de la grotte Chauvet, daté d’il y a plus de 32 000 ans. De nouveau, quatre têtes animales sont dessinées très proches les unes des autres, certaines masquant une partie de celles immédiatement juxtaposées. Toutes représentent une attitude différente, passant de l’agressivité à la quiétude. Pour Marc Azéma, il n’est pas vraisemblable que quatre chevaux se tiennent si proches les uns des autres avec des comportements si opposés. Il conclut donc qu’il s’agirait de la première représentation du mouvement par ce procédé de juxtaposition.

Mais c’est un petit objet, plus précisément la côte d’un bœuf trouvée dans la grotte de la Vache en Ariège, qui constitue pour le chercheur la preuve la plus tangible d’une telle représentation. Elle porte une frise datée d’environ 13 000 ans où l’on reconnaît trois figures de lionnes : l’arrière-train de l’une à l’extrême gauche, une lionne complète au milieu de la composition et enfin la tête et le tronc d’une dernière représentée à l’extrême droite. La côte gravée étant brisée en deux morceaux, il est probable que l’objet ait été plus long et figurait l’intégralité de ces trois lionnes.

« Frise des lions », détail d’un·e lion·ne sur le morceau central. BastienM/Wikipedia, CC BY-SA

Ce qu’il y a de remarquable avec ces trois figures animales, c’est que chaque posture semble proposer un instantané des différentes phases de la course de l’animal : lorsque ses quatre pattes touchent le sol, puis le survolent pendant l’élan, et enfin quand les pattes antérieures retombent sur la surface lors de la réception. Les trois figures, l’une derrière l’autre, représenteraient donc un seul individu à divers moments du mouvement.

La chasse au sanglier, d’Altamira à Goscinny

Une autre technique de représentation du mouvement sans illusion d’optique employée en BD inspire des hypothèses d’interprétation pour plusieurs exemples de peintures pariétales : la superposition des images. Sortez vos albums de Tintin, Spirou ou tout autre figurant un Gaulois vindicatif, et vous remarquerez que les auteurs de bandes dessinées symbolisent les acrobaties de leur héros en superposant plusieurs positions de ses membres sur un même dessin.

Ainsi, quand on voit Astérix chasser le sanglier et représenté avec une douzaine de pieds, on saisit bien qu’il n’est pas brusquement affecté d’une mutation le dotant de membres surnuméraires. On comprend instinctivement que sont simultanément figurées les phases successives de sa course sur le même dessin, afin de nous communiquer l’allure rapide à laquelle se déplace l’amateur de potion magique. Et quand son acolyte Obélix distribue avec bonheur des baffes aux Romains, la multiplication du simple contour de ses paluches suffit à nous indiquer le mouvement en symbolisant le flou dynamique qui accompagne la perception de gestes rapides.

Fort de ces références, le pugnace Marc Azéma a écumé les représentations pariétales françaises à la recherche de tels exemples de décompositions du mouvement par superposition d’images successives. Finalement, parmi les 4 634 représentations d’animaux qu’il a étudiées ( !), une cinquantaine d’occurrences lui sont apparues convaincantes. C’est le cas de la peinture d’un bison à deux queues, peinte sur une paroi de la grotte des Trois Frères en Ariège. Par ces deux appendices disposés de manière diamétralement opposée, l’image suggère que l’animal bat furieusement l’air de son extrémité caudale.

À Chauvet, on trouve un autre bison, à huit pattes cette fois, qui peut s’interpréter comme un animal au galop. Une représentation similaire et un sanglier à huit pattes ont également été peints à plus de 1 000 km de là, 20 000 ans plus tard, à Altamira en Espagne. Animaux broutant, trottant, galopant, hennissant voire expirant, les exemples abonderaient : les artistes préhistoriques auraient ainsi représenté par des dessins uniques une myriade d’actions dynamiques, dignes des plus grands auteurs de bande dessinée, voire des meilleurs gifs animaliers du web.

Les bisons d’Altamira. Dessin de M. Sanz de Sautuola en 1880

Mais gare à notre empreinte culturelle moderne et aux interprétations hâtives : toute représentation multipliée d’un même élément ne relève pas systématiquement d’une tentative de suggérer le mouvement. Quand Léonard de Vinci représentait son Homme de Vitruve doté de quatre bras et quatre jambes, pensons-nous immédiatement qu’il avait l’intention de dessiner un amateur d’aérobic ?

Il faut aussi garder à l’esprit, comme le rappelle Juan-Maria Apellaniz, un autre chercheur, que les membres ou parties du corps démultipliés peuvent être des repentirs d’un artiste qui aurait simplement hésité, se serait repris ou aurait voulu cacher des maladresses à l’aide de plusieurs traits, hélas indélébiles. Enfin, si Marc Azéma est persuadé que les artistes préhistoriques ont inventé plusieurs procédés visuels traduisant le mouvement, il n’est pas impossible que nos habitudes culturelles contemporaines, de lecteurs de BD, nous conduisent à sur-interpréter les gestes et intentions de ces artistes.

Fabuleux thaumatrope préhistorique

Représentations de mouvements ou pas, un point est certain : ces images ne sont pas à proprement parler des animations, à la manière des gifs animés ou autres Phénakistiscopes. Mais les explorateurs de l’archéologif n’ont pas dit leur dernier mot ! Une rondelle en os datant d’il y a 14 000 ans, découverte en 1868 par un certain Hardy dans un abri situé à Laugerie-Basse en Dordogne, permet en effet de relancer la chasse au paléogif.


Retour Vers Le Paleo. Flammarion, Author provided

La suite de cette quête du paléogif est à découvrir dans « Retour vers le Paléo », aux éditions Flammarion.

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