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Parlons-nous trop du « bien-être animal » ?

L'expression « bien-être animal » est issue de la locution anglaise animal welfare popularisée dans les années 1960. Fred Tanneau / AFP

La manière dont nous pensons et les mots que nous employons sont interdépendants, et les professionnels de l’agroalimentaire l’ont bien compris : pour occulter les violences envers les animaux, ils multiplient les euphémismes et détournements sémantiques.

Au XIXe siècle, les tueries et les écorcheries sont ainsi devenues des abattoirs, et dans les élevages aujourd’hui, les soins peuvent aussi bien désigner le limage des dents que la coupe du bec, de la queue ou la castration à vif. Dans le cadre général du déni des souffrances infligées par les humains aux autres animaux, un concept a progressivement envahi tous les discours : le « bien-être animal ».

Alors que l’élevage porcin est l’un de ceux qui engendrent probablement le plus de souffrances pour les animaux concernés, le site web d’Inaporc, l’interprofession nationale porcine, proclame par exemple fièrement : « Le bien-être des animaux : au cœur des préoccupations de la filière ». Le site argumente :

« Parce que les éleveurs sont des personnes passionnées par leurs animaux et qu’un animal stressé ne donnera pas une viande de qualité, chaque acteur de la filière prend grand soin du bien-être des animaux. »

Le mouvement welfariste

Le concept de « bien-être animal » est devenu visible pour le grand public à partir des années 1960, d’abord au Royaume-Uni. En anglais, il est désigné par l’expression animal welfare, welfare signifiant dans son acception générale un « état physique et mental », qu’il soit bon ou mauvais : on peut sans contradiction parler de poor welfare.

De surcroît, welfare renvoie plus spécifiquement depuis le début du XXe siècle à des aides sociales en faveur des humains les plus vulnérables. L’animal welfare est au cœur du mouvement dit welfariste, qui s’efforce d’améliorer les conditions de vie des animaux non humains, en particulier dans les élevages, sans toutefois contester le principe de leur exploitation.

Ce mouvement peut être considéré comme souhaitant étendre aux animaux en général la garantie que leurs besoins minimaux soient assurés, principe aujourd’hui communément admis pour les humains.

De l’animal welfare au bien-être animal

Le welfare se distingue ainsi du well-being, « bien-être » au sens premier de « sentiment général d’agrément, d’épanouissement que procure la pleine satisfaction des besoins du corps et/ou de l’esprit », susceptible de s’appliquer autant aux humains qu’aux non-humains. En anglais donc, les significations distinctes de welfare et de well-being s’appliquent de la même manière aux humains et aux autres animaux.

L’animal welfare anglais a été traduit par « bien-être animal » en français, ce qui a brisé cette belle symétrie. Le welfare social pour les humains correspond en effet en français à « protection » (de l’enfance, etc.) ou à « aide sociale », tandis que le « bien-être animal », censé exprimer la généralisation du welfare social aux non-humains, renvoie intuitivement les francophones au well-being, à l’extension aux autres animaux du bien-être humain. Autrement dit à des notions fondamentalement positives (on ne parle pas de « mauvais bien-être ») et hédoniques (spas, massages…), sans rapport avec des mesures welfaristes aussi brutales que le défonçage du crâne (« étourdissement ») exigé avant égorgement.

Un terme fallacieux

Les textes officiels définissent le « bien-être animal » comme un état garanti par la satisfaction de cinq besoins, qualifiés de « libertés » (absence de faim, de peur, etc.).

Même ainsi restreinte, l’appellation « bien-être animal » reste toutefois fallacieuse, son emploi systématique semblant impliquer que le respect des « cinq libertés » est garanti à la majorité des individus.

Or pour les animaux d’élevage, le « bien-être animal », même dans sa définition officielle, n’est assuré que dans une minorité de cas. Il est ainsi évident que la « liberté d’expression d’un comportement normal de son espèce » (cinquième liberté) n’est pas respectée pour les animaux vivant dans des élevages intensifs (estimés à 80 % des animaux égorgés en France).

Aujourd’hui encore, la caudectomie et la castration à vif des cochons sont légales ou tolérées par l’État (sans parler des conditions d’abattage), alors que l’« absence de douleur » est reconnue comme la 4e liberté définissant le bien-être animal…

Le « mal-être animal », plus adapté pour désigner ces enjeux

L’expression « bien-être animal » présente donc deux implications trompeuses pour le grand public : d’une part, ses enjeux semblent couvrir des points accessoires, de « confort », et non des problèmes de souffrance aiguë (lorsque « bien-être » est interprété dans son sens hédoniste usuel). D’autre part, elle laisse entendre que les conditions de vie de la majorité des animaux d’élevage, pour lesquels on parle sans cesse de « bien-être », respecteraient au moins leurs besoins primaires.

Ces méprises seraient évitées par l’emploi de l’expression « mal-être animal » (au sens de « souffrance physique et mentale ») pour se référer d’une façon générale aux problématiques de la protection animale. Lorsqu’on a accepté de parler de « bien-être », comme le font les filières agricoles depuis des décennies, il paraît difficile de refuser « mal-être » pour décrire ce réel défaut de « bien-être » existant chez la majorité des animaux d’élevage.

Pour les mouvements animalistes, l’intérêt de l’expression « mal-être animal » est aussi d’impliquer un ressenti conscient, mieux que ne le font les termes douleur et souffrance (une créance ou une règle aussi peuvent « souffrir »… un retard ou une exception).

L’utilisation de « mal-être animal » et le fait de limiter l’usage du « bien-être animal » à son sens intuitif de « sentiment d’agrément et d’épanouissement » permettraient aussi de distinguer clairement, en les nommant de façon adéquate, les mesures « négatives » de « réduction du mal-être animal » qui limitent la détresse psychologique et physique, des mesures « positives » visant à augmenter le « bien-être animal ».

Après avoir été longtemps négligée, la recherche scientifique centrée sur la promotion des émotions positives est aujourd’hui en plein essor, désignée sous l’appellation de positive welfare. Le véritable « bien-être animal » suppose en effet non seulement l’absence de mal-être, mais aussi l’occurrence d’expériences de vie agréables.

Cesser de dissimuler la violence

Restreindre, sans l’abandonner, l’usage de « bien-être animal » éviterait sa récupération à des fins de minimisation de la violence. Persister à utiliser cette expression pour parler indistinctement d’arrêt des mutilations et d’enrichissement du milieu de vie nous paraît en effet saper la cause que l’on est censé défendre.

Nous ne proposons pas de changer du jour au lendemain la manière de parler de tous les acteurs de ce domaine. Mais les associations animalistes pourraient jouer dans ce cas un rôle de prescripteur lexical. Négliger cet enjeu en cautionnant des termes heurtant le sens commun et nuisant aux animaux n’est pas anodin.


Frédéric Mesguich, docteur en chimie spécialisé dans les matériaux pour l’énergie, auteur du Blog Questions Décomposent et fondateur de la Blogothèque Animaliste, a contribué à la rédaction de cet article.

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